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Economie Générale Finance Management

Pour un capitalisme partenarial

Le chantier de la redéfinition de l’entreprise s’ouvre et avec lui, celui de la gouvernance. Les actionnaires restent au cœur de la gouvernance. La juste rémunération des risques impose de reconnaître leur rôle essentiel. Toute la question est de savoir comment mieux intégrer à leur côté l’intérêt des autres partenaires au sein de l’entreprise.

Longtemps, la question ne s’est pas posée. Wendel, Renault, Michelin… Actionnaires et dirigeants étaient les mêmes personnes, souvent des familles. Le capitalisme familial des origines ne connaissait pas de problème de gouvernance par construction. Mais, pour accompagner leur croissance, les entreprises ont ouvert leur capital, et, grâce à la bourse, ont offert à leurs actionnaires la possibilité de vendre leurs titres pour disposer de liquidités. L’actionnariat s’est dispersé. Son pouvoir sur les dirigeants s’est dilué.

Après-guerre, le capitalisme managérial s’est imposé majoritairement. Les dirigeants se sont émancipés des actionnaires et ont imposé leur contrôle sur l’entreprise fondé sur leur savoir-faire « technique ». C’est ainsi que s’est constituée la technocratie. Les intérêts des deux parties n’étaient plus alignés. Les dirigeants recherchaient la croissance et la pérennité de l’entreprise, insérant les salariés dans des organisations pyramidales. Mais cette configuration n’aboutissait pas toujours à la meilleure efficacité, ni à la meilleure rentabilité, créant des conglomérats souvent lourds et peu manœuvrant, qui délaissaient trop souvent l’intérêt des actionnaires.

Dans les années 80, en congruence avec la globalisation financière, les actionnaires ont rappelé aux dirigeants leur existence et la priorité de maximisation de la richesse. Cette évolution s’est traduite par la création de comités (audit, rémunération et nomination, stratégie…) et le développement de mécanismes d’incitation (primes, stock-options…), afin d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Toute une série d’indicateurs s’est imposée (return on equity, taux de distribution…), au même titre qu’est née la doctrine de la création de la valeur. Et si les résultats n’étaient pas au rendez-vous, les actionnaires permettaient des « raids » qui organisaient des prises de pouvoir offensives afin d’optimiser la valeur, parfois en découpant les groupes antérieurement constitués. Parallèlement, ces différents outils de rémunération fondés sur l’évolution de la valeur de l’entreprise ont favorisé l’innovation, en permettant aux « start-up » de recruter des talents qui participaient au risque de l’entreprise, alors que les salaires seuls n’auraient pas permis de les attirer.

Mais le capitalisme actionnarial a trouvé rapidement ses limites. Parce que les rendements financiers attendus semblaient garantis, la spéculation l’a souvent emporté sur les paris raisonnables. Pour respecter des normes minimales de rentabilité à court terme (15 %, quels que soient les secteurs d’activité et les taux d’intérêt sans risque, dans les années 90 et 2000), beaucoup d’entreprises se sont mises à racheter leurs actions pour soutenir leurs titres et/ou à augmenter leur ratio de levier. Le revenu des dirigeants a connu une évolution difficilement justifiable. En 1965, le revenu moyen d’un PDG de grand groupe américain représentait 44 fois celui d’un ouvrier. En 2000, 300 fois les plus bas salaires. Plus grave encore, face à ces attentes de rendements déconnectés de la réalité, on a vu apparaître des comportements non éthiques de créativité comptable : Enron, Worldcom, Parmalat et d’autres encore très récemment. A certains égards, les subprimes et leurs conséquences relèvent du même phénomène.

Les crises de 2000-2003 et de 2007-2009 en ont résulté, directement ou indirectement, avec leurs lots de très lourds coûts économiques et sociaux.

S’ouvre ainsi la nécessité d’aborder un nouvel âge de la gouvernance, celui d’un véritable capitalisme partenarial, à même de remettre, aux côtés des actionnaires, notamment les clients, les salariés et l’environnement de l’entreprise, selon un modèle mieux adapté aux révolutions commerciales, comportementales, éthiques, managériales et technologiques en cours.

L’actionnaire doit toujours occuper une place centrale en tant que mandant des dirigeants. Parce qu’il assume en théorie le risque sans disposer d’aucune certitude sur son rendement futur. La pratique a fait en sorte que les actionnaires soient, pour partie, protégés contre les évolutions négatives de la conjoncture, en reportant partiellement le risque sur les autres parties prenantes de l’entreprise. Sur les salariés, dont la variabilité de la rémunération ou de l’emploi a augmenté. Sur les sous-traitants, dont les marges de négociation vis-à-vis de leurs donneurs d’ordre se sont fortement affaiblies. Les clients sont parfois également des variables d’ajustement, à travers la moindre sécurité des produits ou l’obsolescence accélérée qui leur est imposée. L’environnement climatique est aussi l’un des impacts des choix des entreprises.

Ces partenaires doivent donc pouvoir être mieux pris en compte dans le cadre d’une gouvernance équilibrée, puisqu’ils prennent également une part du risque de l’entreprise. Mais aussi, parce que, sur le long terme, une entreprise est la rencontre de l’ensemble de ces parties prenantes. Et que les modes de régulation qui permettent d’atteindre les meilleurs compromis entre eux sont garants du développement durable et rentable de l’entreprise.
A ce titre, les banques, coopératives ou mutualistes, sans rien sacrifier de leur efficacité, de par le fait que leurs clients en sont les propriétaires et élus aux conseils d’administration, de par leur modèle décentralisé qui renforce la proximité relationnelle non seulement avec les clients qu’elles servent, mais aussi avec les territoires sur lesquels elles opèrent en symbiose, enfin de par l’attention et la place qu’elles donnent aux salariés, représentent une des formes intéressantes possibles de la redéfinition de l’entreprise à gouvernance élargie. A elles de tirer avantage des nouvelles technologies qui permettent de renforcer encore la validité de leur modèle et leur pleine modernité.
A chaque type d’entreprise, cotée, privée ou coopérative, grande ou petite, de réinventer la définition de l’entreprise et de sa gouvernance, de façon à la rendre partenariale. L’avenir de nos économies ouvertes et de nos sociétés démocratiques passe aussi par là.

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Banque Management

La complémentarité entre réseaux physiques et digitaux : Echanges entre Alexandre Bompard et Olivier Klein

Présentatrice

C’est le moment de découvrir le grand témoin que vous avez choisi de mettre en lumière, Olivier, pour cette convention. Il s’agit d’Alexandre Bompard, directeur général du groupe Fnac-Darty.
Ma première question sera pour Olivier. Je pense que tout le monde a envie de savoir la raison pour laquelle vous teniez tant à inviter Alexandre Bompard, aujourd’hui.

Olivier Klein

Une première raison est que l’on se connaît depuis un petit moment. C’est un grand plaisir pour moi de connaître Alexandre. La deuxième est que la Fnac est un client. Mais la vraie raison est qu’avec Alexandre, nous avons déjà eu l’occasion de parler stratégie. Au-delà des différences de métiers, nous partageons pour beaucoup la même analyse de nos métiers, bien qu’ils soient différents sous bien des aspects, et je trouvais intéressant qu’il nous en parle.

Présentatrice

Merci Olivier. Alexandre Bompard, est-ce que vous pourriez évoquer avec nous les évolutions des consommateurs et des technologies qui ont impacté le modèle de la Fnac ?

Alexandre Bompard

Merci, cher Olivier, de cette invitation. Au fond, vous le savez, et vous le vivez, nous sommes les uns et les autres, quel que soit le secteur d’activité, en prise avec une extraordinaire transformation des modes de production, des modes de communication, des modes de consommation, avec un point de départ qui est la révolution digitale. C’est d’abord une révolution technologique, mais qui dépasse aujourd’hui évidemment de bien loin cette technologie. Pour une entreprise comme la nôtre, la révolution digitale est une série de chocs très profonds.

Le premier choc, c’est d’abord notre mode même de commercialisation qui est impacté par la révolution digitale. Au fond, avant, nous étions un leader assez serein sur nos marchés. Tout à coup est apparu l’e-commerce, et avec l’e-commerce, des acteurs d’un type nouveau, dont des acteurs puissants venus d’Internet, comme Amazon. L’e-commerce a donc été un nouveau mode de commercialisation de nos produits.

Mais c’est aussi nos produits eux-mêmes qui ont été affectés. C’est le deuxième choc. Vous le savez, nous sommes à l’origine un distributeur de biens culturels. Or, la culture a été dématérialisée. La consommation de la musique, de la vidéo, des jeux vidéo se fait désormais sur Internet.

Et puis, le troisième choc, c’est l’inversion du rapport de force, ou l’expertise désormais partagée, entre d’un côté le vendeur et de l’autre le client que nous sommes. Vous le savez, il y a encore vingt-trente ans, on entrait dans une Fnac, on se précipitait sur un conseiller, un vendeur, et on lui demandait son expertise.

Aujourd’hui, vous entrez dans le magasin, vous êtes vous-même expert. Vous avez fait vos recherches au préalable. Au fond, vous avez une expertise qui est de nature partagée. Cela signifie que la raison principale pour laquelle vous veniez en magasin, c’est-à-dire le conseil, est remise en cause également par cette révolution digitale.

C’est la série de ces trois chocs, dont chacun est suffisant à emporter par le fond une entreprise, que nous avons eu à affronter au début de la décennie 2010 et qui nous a conduits à transformer en profondeur le modèle, l’identité et l’organisation de notre entreprise.

Présentatrice

Justement, face à cette mutation de marché, quelles stratégies avez-vous mises en place ?

Alexandre Bompard

Le plus important, a été de trouver la matrice, la pierre angulaire de la vision et après d’opérer son déploiement stratégique.
Quand je suis arrivé à la Fnac, on me disait beaucoup que la révolution digitale était très puissante, que l’e-commerce allait tout emporter, et que c’en sera fini du magasin. Il fallait donc que la Fnac ferme des magasins massivement et se projette uniquement sur l’e-commerce. Pour moi, cela me paraissait une drôle d’idée pour pas mal de raisons.

D’abord, parce que quand on regardait le leader principal du marché Amazon, qui est une formidable puissance logistique et informatique, avec une capacité d’investissement mondial, on constatait qu’il perdait beaucoup d’argent sur nos métiers. Alors je me disais qu’aller sur un métier, l’e-commerce, où même le meilleur du marché, ne gagne pas d’argent, c’est quand même assez particulier.

La deuxième, c’était une raison de pragmatisme pur. Au début des années 2010, on faisait 96 % de notre chiffre d’affaires dans les magasins qui employaient 95 % de nos collaborateurs.

La troisième raison, c’est que j’avais une conviction. Au fond, les clients n’ont absolument pas envie de choisir entre les deux mondes. Ils ont la possibilité d’accéder à la fois à l’avantage du magasin, le conseil, la proximité, l’expérience client, et puis aux avantages du e-commerce, la disponibilité 24 heures/24, la possibilité de commander partout, tout le temps, quand ils le souhaitent.

Ils n’ont absolument pas envie de choisir entre ces deux mondes-là.
Autrement dit, la pierre angulaire de ce que nous avons fait, ça n’a pas été de se développer sur l’e-commerce, mais de se développer sur les deux canaux de vente, c’est-à-dire de devenir un acteur – je n’aime pas beaucoup le terme, il est un peu jargonnant, mais il dit bien ce qu’il veut dire – omnicanal.

L’objectif était de devenir un acteur qui combine, dans un même écosystème, la distribution physique et digitale. Proposer à ses clients une expérience physique de qualité dans ses magasins tout en se développant dans le e-commerce. Nous sommes d’ailleurs passés de la cinquième à la deuxième place.

En combinant cette distribution physique et digitale, nous allons offrir au client la possibilité de commander de chez soi et de retirer en magasin, mais aussi la possibilité quand il est en magasin d’avoir accès à l’intégralité des offres des entrepôts.

Vous savez, ce qui peut arriver de pire dans un magasin, c’est de ne pas trouver le produit souhaité. En fait, nous avons toujours le produit, parce que nous avons des millions de références dans les entrepôts. Il a donc fallu connecter ces magasins et la distribution digitale.

Cette idée de combinaison a été la pierre angulaire.
Nous avons puissamment investi dans des systèmes logistiques communs, dans des systèmes informatiques communs, dans des organisations commerciales communes, dans des organisations marketing communes.

On en était très loin. Je vais vous raconter une anecdote, qui vaut plus que pas mal de discours. Quand je suis arrivé à la Fnac, j’étais au siège social où il y a six étages, arrivé au sixième étage, alors que j’avais déjà serré 800 ou 900 mains, la personne qui m’accompagne me dit : « là, ce sont les bons ». J’étais un peu embêté, parce que j’avais quand même serré 900 mains, donc je me dis que ce n’était pas super positif pour les 900 premiers. Je lui demande pourquoi ce sont les bons et elle me répond : « c’est Fnac.com ».

Là, je me suis dit qu’on avait un énorme sujet. À la Fnac.com, ils étaient évidemment très bons. Le problème n’était pas qu’ils soient très bons. Le problème, c’était la perception de l’entreprise. Il y avait là une espèce de start-up incroyablement nécessaire, par laquelle la transformation devait se faire, qui fonctionnait un peu en vase clos. De l’autre côté, il y avait une entreprise qui représentait quand même 18 000 de nos 20 000 collaborateurs et qui faisait 95 ou 96 % de notre chiffre d’affaires. Or, elle était perçue comme le métier vieillissant, déclinant et sans avenir. Évidemment, à l’heure où je vous parle, vous prenez la mesure de la transformation culturelle que ça signifie, pour que la connexion, pour que l’idée d’un écosystème entre le physique et le digital se passe.

J’ai une autre anecdote qui dit la même chose. Quand je faisais le tour des magasins, dans les premières semaines, je discutais avec les vendeurs et je leur demandais qui étaient nos principaux concurrents. Je m’attendais à ce qu’ils me répondent Boulanger, les Espaces Leclerc, Cultura, Amazon, que sais-je encore… Or, ils me disaient toujours : Fnac.com. Alors, je revenais au siège, et je disais à mes collaborateurs de l’époque : « c’est quand même bizarre, ils me disent toujours que c’est : Fnac.com »…

Présentatrice

Comme s’il y avait une fracture.

Alexandre Bompard

Exactement. Alors, les collaborateurs de l’époque me disaient : « franchement, ces vendeurs, ils n’ont absolument rien compris. Ça ne peut pas être Fnac.com. » En fait, ils avaient absolument raison. Voilà une enseigne digitale qui portait la même marque qu’eux, avec un écart de prix de 20 à 25 %, avec un système d’incitation à la vente inexistant, c’est-à-dire que quand ils amenaient à la vente sur Fnac.com, ils n’étaient pas intéressés. Il y avait une vraie concurrence entre les deux. Vous comprenez que pour changer ce schéma-là, il faut à la fois une révolution culturelle, il faut investir sur l’informatique et la logistique, créer une organisation commune et puis changer la formation et les modes de rémunération.

En parallèle, pour aller vite, on a beaucoup travaillé à l’identification de relais de croissance. Nous avions en effet nos marchés forts structurellement en baisse, comme le marché du disque ou de la vidéo. Nous avons donc introduit cinq nouvelles familles de produits pour enrichir l’offre de la Fnac. Elles représentent aujourd’hui 20 % de nos 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires à la Fnac. Et puis, nous avons développé des nouveaux formats de magasins. En trois ans, on a ouvert plus de soixante magasins, et on en ouvrira une trentaine, l’année prochaine, pour Fnac seulement. Mais on a ouvert des magasins avec un nouveau mode d’exploitation, en franchise, des magasins avec des formats adaptés, par exemple aux zones de gares et aéroports, les Fnac Travel, adaptés à la technologie, les Fnac Connect, des magasins reliés à tous nos outils digitaux.

Présentatrice

Merci beaucoup Alexandre. Olivier, qu’est-ce que vous dégagez de tout ce que vient de nous faire partager Alexandre ? Est-ce que vous voyez des ponts ou des similitudes avec la stratégie que vous menez à la BRED ?

Olivier Klein

Évidemment. Pour faire quelques points de comparaison, nous aussi, mais structurellement, vendons des choses qui sont totalement dématérialisées. On vend de l’argent, du crédit, de l’assurance… Tout ça est parfaitement dématérialisé, et donc peut parfaitement bien se passer d’un magasin a priori. Pourtant, les agences, à mon idée, ont un rôle crucial. Tu l’as dit tout à l’heure, y compris aux États-Unis, au fond, les distributeurs en ligne ne sont pas rentables encore aujourd’hui. En revanche, les distributeurs qui ne font que du magasin commencent à perdre de l’argent. La réalité qui est apparue à la Fnac, c’est celle à laquelle on croit ici, c’est la capacité à mixer les deux, à ne pas les opposer l’un à l’autre, mais au contraire à faire en sorte qu’ils se complètent et qu’ils engendrent plus de satisfaction client, plus de PNB pour nous, plus de capacité à faire un vrai travail de valeur ajoutée. Donc, on automatise tout ce qu’on peut, et en même temps on enrichit. Par le digital, on laisse l’humain agir pour ce qu’il peut apporter de meilleur en valeur ajoutée vis-à-vis du client.

Ce mix dans la façon de faire, cet omnicanal, représente une similitude entre nos deux façons de voir qui, je crois, est réelle et assez productive. En outre, nous faisons également en sorte que le système de rémunération des commerciaux prenne bien tout en compte, ce qui est vendu dans l’agence comme par internet, pourvu que ce soit un client du conseiller. Ce qui est remarquable à la Fnac – tu ne l’as pas cité –, mais c’est le redressement, parce que ça partait de loin.

Présentatrice

Une question tout de même, comment est-ce que les collaborateurs de la Fnac ont vécu tous ces changements ?

Alexandre Bompard

D’abord, à travers ce que j’ai dit, vous mesurez le niveau d’anxiété que pouvait susciter cette révolution digitale. Au fond, c’est l’ensemble des socles sur lesquels étaient établis à la fois l’entreprise, mais aussi les collaborateurs qui se sont effrités. Je n’ai évidemment pas de méthode magique, ce serait bien arrogant… D’ailleurs, si j’en avais une, je ne la communiquerai pas…

Présentatrice

Elle serait en vente à la Fnac, forcément.

Alexandre Bompard

Absolument. Je la vendrais très cher. Mais je n’en ai pas. Il y a quelques principes quand même, me semble-t-il.
Le premier élément qui est essentiel, pour vous, collaborateurs, quand les modèles sont très menacés, c’est la transparence. Donc, vous n’avez pas d’autres choix – et c’est un moment extraordinairement difficile –, que de nommer les choses. Au bout de quelques semaines, j’ai communiqué, sous toute forme, aux collaborateurs, la vision que j’avais de la situation. C’était une vision extraordinairement anxiogène. C’était un peu plus complexe que ça, d’autant qu’il y avait plein de choses qui avaient été faites avant par des managers de grande qualité, mais en gros, ça disait : « si nous continuons comme ça, la révolution est tellement puissante, qu’il n’y a pas d’avenir possible, l’issue est certaine ». Je l’ai fait à la fois avec pas mal de solennité et avec beaucoup de franchise dans les mots. C’était un moment extraordinairement difficile.
Ce message doit être immédiatement associé – parce qu’il ne faut pas tarder quand vous avez donné ce premier message – à un deuxième message qui est le diagnostic, la vision.

C’est le travail de pédagogie qui commence. Voilà ce que je crois possible, voilà la vision qui est la mienne. Si nous la suivons, si on y met toute notre énergie, si on y met tous les talents de l’entreprise, il y a un chemin. C’est un chemin qui n’est pas très large, mais il y a un chemin de transformation. Et pour rebondir sur ce que disait Olivier, immédiatement après, on va communiquer en permanence sur où nous en sommes, à la fois sur la transformation, mais aussi sur les résultats. Nous avons eu la chance que les résultats s’inversent assez rapidement, pour que les équipes puissent se dire qu’il y avait les premiers effets de la transformation, à la fois sur les métiers et dans les chiffres. Ça, évidemment, c’est extraordinairement important. Mais tout ça ne suffit toujours pas.
Il faut immédiatement après changer les organisations. Je donnais l’exemple de Fnac.com. Je suis allé voir les équipes de Fnac.com, et ceux qui les dirigeaient à l’époque, pour leur dire : « vous n’êtes plus le président de Fnac.com ». Le président de Fnac.com, ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce que vous allez apporter à l’entreprise. Le digital est au service de tout le monde. Il y a une direction commerciale physique et digitale. Il y a une direction marketing physique et digitale. Il y a une direction d’exploitation physique et digitale. Donc, on va transformer radicalement les organisations.

Il y a deux derniers éléments qu’on a tendance à oublier. Le premier, c’est qu’il faut investir sur la formation des équipes. On le sait tous, le plus sûr moyen de faire remonter un résultat opérationnel de fin d’année, c’est de dire : je coupe la ligne, ça ne se voit pas pendant un ou deux ans, les partenaires sociaux ne sont pas très contents, mais c’est tout. En réalité, évidemment, c’est ce que vous pouvez faire de pire dans un modèle en transformation. Au contraire, il faut former. Nous avons donc investi puissamment dans la formation pour que la partie de nos vendeurs qui se sentait menacée et déclassée par cette transformation digitale puisse se dire : au fond, mon expertise est différente de celle d’hier, mais le digital me donne la possibilité d’être un expert d’une autre façon.
Le dernier point, c’est qu’il faut travailler aussi sur les modes de rémunération. Il y a encore quatre ans, vous alliez à la Fnac, vous ne trouviez pas le produit, si le vendeur vous disait – ce qu’il ne faisait évidemment jamais – que le produit était disponible dans les entrepôts, qu’il pouvait vous faire livrer en magasin ou à votre bureau, il n’avait pas d’intérêt à la vente.

Il a donc fallu changer les modes de rémunération – ça a l’air très simple, mais ça ne l’est finalement pas tant que ça – pour qu’il soit intéressé de la même manière à ce qui est vendu dans les magasins ou sur Fnac.com et sur les outils de mobilité. L’étape d’après, d’ailleurs, étant qu’il est intéressé y compris s’il n’a pas participé à la vente. Vous savez, c’est l’idée de zone géographique. Vous commandez cet après-midi ici, le chiffre d’affaires est imputé sur notre magasin de La Défense directement, qu’il ait été impliqué pas. C’est le stade un peu ultime qui montre que les deux sont complètement imbriqués.

On a un corps social, un corps syndical. Je parie toujours sur l’intelligence collective, c’est-à-dire l’intelligence collective des partenaires sociaux et sur l’intelligence collective du corps social. Il faut communiquer, communiquer, et encore communiquer. Il faut accepter le conflit, parce que j’ai eu des conflits, et j’en ai encore, avec les partenaires sociaux, sur un certain nombre de sujets. Mais ils le savent, je leur ai dit dès le départ, on ne reculera pas devant la transformation. On n’a pas le choix. Je ne le fais pas par esprit guerrier, je ne le fais pas par volonté de les affronter, mais ces mutations-là, on n’a pas d’autre choix que d’y faire face et de transformer l’entreprise. Ça passe par des moments un petit peu difficiles, mais quand le corps social adhère massivement – même si on sait qu’il y a une majorité silencieuse qui reste silencieuse –, c’est un peu plus facile que quand vous n’avez pas fait cet exercice de formation et de communication.

Présentatrice

Là encore, Olivier, ça doit vous parler.

Olivier Klein

Il y a beaucoup de parallélisme. D’une part, nous aussi, depuis quatre ans, on mène des transformations. On a tout fait en étant très transparents, très clairs et très participatifs, pour que chacun puisse apporter sa pierre et comprendre ces stratégies. Je pense que ça aussi, ça aide à faire le changement. Même si tout changement, toute transformation, brusque forcément un tout petit peu ici ou là, au total, tout le monde s’y retrouve, quand on comprend pourquoi et qu’on participe au comment. Ça, c’est très semblable.
Le deuxième point, c’est qu’on a beaucoup investi dans la formation, pour exactement les mêmes raisons. On a investi énormément aussi sur le digital, naturellement, pour les mêmes raisons. On essaye de faire vivre cela ensemble, en trouvant à chaque fois les bonnes complémentarités. On se ressemble beaucoup sur tout cela.

Dans notre métier, c’est la qualité du conseil qui va faire la différence. Les gens vont dans un magasin, pas seulement pour voir le produit, mais pour aussi ce qu’on peut leur apporter en plus de ce qu’ils ont vu sur Internet, d’où l’importance de la formation, d’où l’importance aussi d’ailleurs du digital apporté à chacun pour améliorer sa capacité à donner un bon conseil. On essaie de faire aussi ce que j’appelle pompeusement, mais pour sourire, « l’humain augmenté du digital ». C’est aussi une façon d’améliorer les choses et l’expérience client.

Donc, beaucoup de parallélisme, y compris dans la manière de transformer qui est évidemment aussi un art de la gestion.

Présentatrice

Alexandre Bompard, une dernière question. Évidemment, votre actualité, c’est le rachat de Darty. Est-ce que ça va avoir des impacts sur votre stratégie ?

Alexandre Bompard

J’avais une dernière conviction, c’est que la pression engendrée par l’e-commerce, par l’ensemble de cette transformation, par la dématérialisation des contenus et la pression concurrentielle d’Amazon a une conséquence logique, c’est celle de la consolidation du marché. Or, la consolidation, ça peut être négatif ou positif. On l’a vu dans plusieurs pays, il y a eu consolidation par disparition d’un certain nombre d’acteurs du même calibre que la Fnac. Chez nous, c’est Virgin. À plus grande échelle, en Angleterre, il y a eu Comet, qui appartenait aux mêmes actionnaires que Darty. Aux États-Unis, des circuits entiers de distributeurs disparaissent. Ça, c’est la version négative. Il y avait une version plus positive qui a aussi été expérimentée dans un certain nombre de pays. C’est une consolidation plus active, plus offensive, ce qu’ont fait notamment nos camarades de Dixon, en Angleterre.

J’avais vraiment la conviction que le marché allait se consolider. On a vu Carrefour/Rue du commerce, Casino/Cdiscount, et d’autres mouvements du même type. Je savais qu’il y aurait un mouvement de consolidation des acteurs restant autonomes. Après, la question, c’est : est-ce que vous allez être une cible ou vous allez vous-même cibler quelqu’un ? La deuxième question, c’est : si vous avez l’opportunité de cibler quelqu’un, quelle est la bonne cible ?
À la première question, les résultats que nous avions obtenus, la capacité à retrouver des résultats opérationnels solides, une rentabilité financière, une génération de trésorerie favorable, nous ont permis de nous mettre en position d’être à l’affût d’opérations. Nous étions donc dans la première catégorie. Après, quelle était la bonne cible ? Là, pour moi, l’acteur naturel, le partenaire naturel, c’était Darty, pour deux grandes séries de raisons. La première série de raisons, c’est que quand vous devez faire des opérations aussi complexes qu’une fusion, il faut le faire en ayant la conviction, me semble-t-il, que cela changera vraiment la donne, vous donnera une taille critique qui ensuite vous permettra de déployer une stratégie. Darty était cet acteur naturel, parce que Darty plus Fnac, c’est un acteur de 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, présent dans une douzaine de pays avec 40-50 000 collaborateurs, qui a donc la taille de résister dans ces pays à Amazon.

La deuxième raison, elle est plus offensive. Vous le savez, on est dans un pays où on voit toujours le verre très nettement à moitié vide. Moi, par tempérament, je suis construit un peu différemment. Je trouvais – et je trouve encore plus, maintenant que je dirige l’entreprise – qu’il y avait beaucoup de complémentarités entre les enseignes, j’allais même dire de similitudes. Je suis toujours intéressé par l’histoire des entreprises. Au fond, ces deux entreprises étaient nées de la volonté d’entrepreneurs – chez nous, c’était deux amis, chez Darty, c’étaient des frères – d’inventer une façon de faire du commerce différemment, de créer une nouvelle façon de faire du commerce. Ce sont donc deux aventures d’entrepreneurs, avec évidemment plein de différences, mais aussi plein de similarités récentes dans la stratégie omnicanal, dans cette volonté de combiner le physique et le digital. En même temps, il y avait vraiment une complémentarité nécessaire sur les produits, le maillage territorial, les équipes.

Forts de tout ça, on s’est dit que nous allions mener l’opération de rapprochement avec Darty. Elle s’est bien conclue, l’été dernier, à notre profit. Depuis nous sommes dans cette phase d’intégration qui est un moment, que certains d’entre vous ont sans doute vécu professionnellement, absolument passionnant. Il ne remet pas en cause la matrice stratégique, parce que la bonne nouvelle, c’est que nous avions les uns et les autres cette idée que la combinaison du physique et du digital était la bonne voie. Darty l’avait annoncé à partir de 2013. Mais, ça remet en cause évidemment nos organisations.

On a eu un principe directeur à cette fusion, qui est un groupe et deux enseignes, autrement dit nous conservons les deux enseignes. Pour nos clients, il restera toujours des magasins Fnac et des magasins Darty, ainsi qu’un site Internet Fnac et un site Internet Darty. En même temps, l’ensemble de nos organisations, de nos directions, de l’entreprise se mettent au service de ces deux enseignes-là. Ça veut dire que nous allons travailler à des systèmes communs. Nous sommes dans ce moment-là où, avec un Comex désormais commun, avec des groupes de travail qui réunissent des collaborateurs des deux équipes, nous mettons en place l’organisation, nous délivrons les synergies qui sont le fruit de la réunion, de la combinaison, du mariage de la Fnac et de Darty.

Présentatrice

Merci beaucoup, Alexandre, pour toutes ces explications. Je pense qu’on peut applaudir bien fort Alexandre Bompard.

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Management

Révolution digitale, mutation managériale

Tribune d’Olivier Klein dans Les Echos. 28 juillet 2016.

Au-delà de la relation client, la révolution numérique bouleverse positivement l’entreprise dans son organisation et son système managérial. Et ne provoquera pas sa disparition, tout au contraire.
L’organisation classique de l’entreprise, avec son circuit d’information descendant, son processus de décision centralisé et ses relations très hiérarchisées, a longtemps fait la preuve de son efficacité. Le besoin d’innovation et d’agilité, combiné à l’influence du digital sur les comportements, remet en question ce schéma. Lequel s’avère désormais trop contraignant pour s’adapter rapidement aux évolutions des clients, du marché et des salariés eux-mêmes.

De nouveaux modèles d’organisation, davantage fondés sur la collaboration, sont en train d’émerger, induits et facilités par le développement du numérique. Place au mode plus « horizontalisé » qui privilégie le travail en mode projet, les relations latérales directes entre collaborateurs, sans passer systématiquement par le haut de la pyramide. Le manager n’assoit plus son pouvoir sur la détention de l’information, celle-ci circule librement. Sa mission consiste dorénavant à convaincre et à fédérer une communauté d’acteurs, plus demandeurs d’autonomie, autour de sujets pertinents pour l’entreprise. Sa fonction n’est plus d’être derrière les collaborateurs pour les superviser, mais devant, pour orchestrer et dynamiser les équipes. Ces évolutions sont favorables tant aux salariés pour leur intérêt et leur plaisir au travail, qu’aux entreprises pour s’assurer une meilleure réactivité et adaptabilité dans un monde plus changeant et incertain.

Mais certains vont plus loin. Ils imaginent que l’entreprise passera intégralement grâce au digital à une forme de coopération communautaire. Ce qui revient à construire un modèle relationnel ouvert à une foule de contributeurs, en interne comme en externe. A l’évidence, on travaille de plus en plus en mobilité, de chez soi, dans des espaces de « co-working » en tant qu’indépendant ou à l’extérieur, par exemple lors d’événements tels qu’un hackathon. Certains modèles, plus purs encore, apparaissent déjà, où sont coordonnés à distance par des indépendants. Une forme d’ubérisation de l’organisation du travail. Le modèle dominant, en concluent les mêmes, ne sera plus demain le salariat. L’entreprise telle qu’on la connaît céderait la place à une nébuleuse, associant temporairement des individus libres de liens de subordination, au gré des projets à conduire.

Cette vision-là ne me semble pas refléter la réalité. L’avenir, à mon sens, ne devrait pas rendre minoritaire la forme d’organisation que représente l’entreprise pour au moins trois raisons.

La première est que le développement de l’entreprise virtuelle se heurte au besoin d’une socialisation que permet notamment le travail. Chacun de nous ressent la nécessité d’appartenir à une communauté humaine, à une équipe dans laquelle on occupe une place spécifique pour réaliser un projet collectif. Les formes de travail purement collaboratives répondent mal ou pas du tout à ce besoin de socialisation.

La deuxième raison est que « l’ubérisation » ne peut prospérer que lorsque le sujet s’y prête. Nombre d’activités nécessitent une structure plus forte, des infrastructures matérielles et techniques, un encadrement, une division et une articulation des tâches qui sont incompatibles avec les seules associations provisoires.

Dernière raison : le besoin accru d’autonomie des individus lié au développement du digital nécessite néanmoins une formation tout au long de la vie professionnelle. L’entreprise peut l’assurer. Il est douteux que les formes virtuelles d’organisation le permettent. Pour toutes ces raisons, l’entreprise ne perdra donc vraisemblablement pas sa place prééminente.

Si tel est bien le cas, l’avenir de l’entreprise va se jouer sur sa capacité à modifier l’équilibre entre ses deux principes d’organisation.

Premier principe : les nécessaires ordre et articulation entre ses différentes parties pour assurer sa continuité, par le respect des normes et des règles et le fonctionnement sans faille de ses routines de gestion.

Le second : l’autonomie de ses parties, leur responsabilisation et leur capacité entrepreneuriale nécessaires pour survivre à de fortes perturbations. Elles assurent l’adaptabilité nécessaire de l’organisation. La bonne combinaison de ces deux éléments permet à l’entreprise de n’être ni autodissipative comme de la fumée, ni cassable comme du cristal à l’occasion de chocs importants, ainsi que le dit Henri Atlan des organismes vivants. La bonne gestion de ces deux principes doit, dans le monde digital, faire bouger le curseur vers plus d’autonomie, de fonctionnement en réseau – plutôt qu’en mode vertical -, et de responsabilisation.

Si elle mène bien sa mutation organisationnelle et managériale, l’entreprise, ainsi questionnée et mise en mouvement par le digital, a certainement encore de beaux jours devant elle. Plus motivante pour ses salariés, plus résiliente face aux chocs.

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« Investir dans le capital humain : une nécessité »

Pour retrouver une croissance durable, miser sur la connaissance des hommes et des femmes apparaît aujourd’hui bien plus que nécessaire. Trois évolutions économiques majeures m’amènent à cette conviction.

L’économie de l’innovation met la connaissance au cœur de la compétitivité

La première, comme le dit Philippe Aghion dans son excellente théorie de la croissance, c’est que nous ne sommes plus dans une économie de rattrapage, comme c’était le cas au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Une économie dans laquelle nous avions besoin de rattraper le niveau de demande, le niveau de vie, et plus généralement, de rattraper le niveau des pays qui n’avaient pas été confrontés à la guerre de la même manière que nous, accumulant ainsi moins de retard.

Nous sommes entrés depuis les années 80 dans une économie de l’innovation. La croissance est bien sûr toujours dépendante de la dynamique de la demande mais elle l’est aujourd’hui au moins autant de la dynamique de l’offre. Or, cette dynamique de l’offre vient précisément de la capacité d’innovation et de la recherche et développement. Ce sont effectivement des facteurs déterminants de la croissance aujourd’hui. Le progrès technique, la capacité de création et le développement de nouvelles technologies ou encore la création de nouveaux marchés sont cruciaux.

En cela, cette nouvelle croissance n’est atteignable qu’à travers un investissement conséquent dans le capital humain.

La recherche de la valeur élève les besoins de qualification

Le deuxième point que je vais citer s’enchaîne au premier et le complète : il s’agit de la mondialisation. Les pays émergents progressent et rattrapent rapidement les pays développés. Ceux-là n’ont pas d’autres choix que d’innover, s’ils souhaitent continuer sur un sentier de croissance élevée.

Mais, en schématisant, face à la mondialisation, les économies des pays développés peuvent se différencier en deux modèles.

D’une part, une économie de valeur ajoutée de type moyenne, productrice d’une gamme moyenne, qui exige un travail sur la baisse du coût du travail et des prestations sociales pour rester compétitif face aux pays émergents.

D’autre part, une voie qui peut justifier le maintien de salaires et des niveaux sociaux plus élevés, grâce à une recherche de valeur ajoutée à travers un positionnement haut de gamme. On ne parle pas ici de luxe, mais d’une production située en haut de la courbe de la technologie, qui dégage davantage de valeur ajoutée et n’est atteignable qu’à travers des réformes facilitant les innovations et la recherche et développement, ainsi qu’un investissement significatif sur le capital humain.

Nous avons ainsi deux exemples caractéristiques dans la zone Euro. D’un côté l’Allemagne, qui a connu globalement un taux de croissance satisfaisant pour un taux de chômage faible, un excédent de balance courante très élevé et un déficit budgétaire nul. De l’autre, l’Espagne, qui a été obligée d’abaisser son coût du travail pour « s’en sortir » parce que sa gamme était moyenne. Pour autant, ses efforts importants ont été fructueux économiquement, mais ont eu les effets socio-politiques que l’on connaît.

La France, quant à elle, se situe au milieu. Elle a une valeur ajoutée en réalité globalement plutôt moyenne et n’a pas fait suffisamment de réformes pour remonter en gamme, c’est à dire pour faciliter la transition vers une économie d’innovation et à forte valeur ajoutée. Elle n’a pas non plus symétriquement fait beaucoup d’efforts sur son coût du travail, qui se situe environ au niveau de celui de l’Allemagne. Elle a donc un taux de chômage deux fois supérieur à celui de l’Allemagne, une croissance en moyenne plus faible, des déficits publics et de la balance courante élevés.

Cette recherche d’une production à forte valeur ajoutée implique un nécessaire positionnement sur la frontière technologique, qui exige d’investir dans la formation, l’éducation et plus généralement sur le capital humain.

Dans cette optique, il est important d’insister sur le fait que la France n’est en cela pas sur un bon chemin depuis quinze ans. Si l’on prend les comparaisons PISA de l’OCDE, qui mesurent le niveau des élèves à quinze ans, en termes d’écrit, de maths, de sciences et de résolution de problème, la France, qui n’était déjà que 13ème en 2000 avec 511 points au sein de l’OCDE, était 25ème en 2012 avec 495 points. Elle a baissé en points et régressé en rang. Sans compter que plus de 20 % des élèves arrivant en 6ème ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux.

La deuxième enquête de l’OCDE, la PIAAC, ne place le taux de compétence en savoirs applicables aux besoins de l’entreprise des salariés français qu’au 22ème rang de l’OCDE.

Une organisation et un management au service d’une meilleure résilience de l’entreprise et d’une plus forte autonomie des collaborateurs

La troisième grande raison, économique et entrepreneuriale, est celle de l’introduction du digital. La révolution digitale à laquelle nous faisons face change non seulement le comportement du client, mais aussi évidemment le comportement des salariés.

On ne dirige plus, on n’organise plus une entreprise de la même manière aujourd’hui qu’hier. Une entreprise performante doit désormais satisfaire un besoin croissant d’autonomie qui s’exprime autant chez le client au quotidien que chez le salarié. Ces évolutions entraînent le basculement d’un monde très vertical vers un monde plus horizontal. Les salariés ont besoin de comprendre, de participer, de se sentir davantage impliqués, avec une hiérarchie moins forte. Il faut donc multiplier les cadres de travail collaboratif et donner plus de sens au travail de chacun.

C’est la raison pour laquelle le management doit changer lui-aussi. Le manager ne peut plus fonder sa légitimité sur le contrôle de l’information qu’il détient, mais sur sa capacité à entraîner ses équipes, en se positionnant devant elles et non derrière, pour se contenter de les surveiller. Il doit donner le sens, expliquer et faire participer, de manière à ce que les équipes se sentent totalement mobilisées et aient envie de s’engager.

L’objectif est ici évidemment d’avoir une entreprise attractive qui fidélise ses salariés et fait adhérer à son projet. Mais c’est au moins autant de promouvoir un modèle compétitif, parce qu’il offre davantage d’autonomie aux salariés, comme à l’ensemble de ses parties. Cette autonomie accrue est en effet essentielle pour ne pas se rigidifier face aux mutations auxquelles doivent faire face les entreprises aujourd’hui, mais au contraire pour s’assurer d’une capacité à changer plus vite, à se transformer plus aisément pour ne pas risquer de périr. Les structures plus en réseau, laissant davantage d’autonomie aux parties les composant, plus proches ainsi des clients comme des salariés, sont moins rigides, moins fragiles. A l’inverse, une hiérarchie verticale, très centralisatrice, sera moins apte à faire face aux changements rapides et continus. C’est ainsi en mettant plus d’autonomie dans le système – tout en conservant une cohésion de l’ensemble bien sûr – que l’entreprise devient capable d’absorber les chocs extérieurs, qu’elle devient plus vivante, plus agile et au total plus résiliente.

Investir dans le capital humain constitue une nécessité là aussi, pour asseoir la capacité d’autonomie des personnes. A l’évidence, l’autonomie nécessite un investissement continu dans la formation. Elle ne se décrète pas.

Faire le pari de l’intelligence pour « sortir par le haut »

En définitive, faire face aux changements incessants de la conjoncture implique de faire le pari de l’intelligence. Pour être innovant, créateur et non suiveur, dans les entreprises comme dans les pays ; pour être compétitif ; pour trouver les solutions de « sortie par le haut » dans les crises que l’on connaît ; pour rechercher la valeur ajoutée ; pour être efficace ; pour mobiliser les équipes ; pour être capable de faire face aux changements incessants, il faut faire ce pari d’investir dans le capital humain.

Très modestement, nous essayons sans cesse de « sortir par le haut » à la BRED. Les banques traversent une phase très difficile pour faire face aux évolutions de leurs revenus, notamment en raison de l’évolution des taux d’intérêts et de la surréglementation. Nous cherchons à donner plus de valeur ajoutée aux clients. Pour favoriser cette voie, il nous faut investir sur les hommes et les femmes. C’est ce que nous faisons en réalisant d’importants investissements sur la digitalisation, sur l’amélioration des outils et des services pour nos clients et nos collaborateurs, mais aussi en investissant beaucoup auprès des équipes pour leur apporter tous les éléments de compréhension, de partage, et de co-construction à chaque niveau, de la stratégie à mener et l’organisation à mettre en place. Nous avons d’ailleurs créé pour les managers, en partenariat avec HEC, une école de management interne à la BRED qui fonctionne remarquablement bien. Nous y poussons les équipes d’encadrement à réfléchir notamment à ce qu’est le métier de manager d’aujourd’hui et de demain.

Retrouvez le texte complet de l’intervention d’Olivier Klein

En savoir plus sur les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence

Retrouvez en intégralité la conférence « Le capital humain est-il l’avenir des pays ? »

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Echanges avec Philippe Aghion sur le thème du « mouvement » – Convention Groupe BRED, décembre 2015

Intervention de Philippe Aghion

Je suis un théoricien de la croissance. J’ai développé le paradigme schumpetérien, c’est-à-dire une théorie de la croissance basée sur l’innovation. Pour moi, c’est ce que j’ai défini comme « l’innovation à la frontière » qui est le moteur à long terme de la croissance. Cela repose sur quelques idées importantes.

La croissance de long terme c’est l’innovation. La croissance ne tombe pas du ciel. Elle résulte d’investissements réalisés par des entrepreneurs en recherche de développement. C’est tout ce que vous faites pour améliorer votre productivité, trouver des nouveaux marchés, etc. Ces investissements sont motivés par la perspective d’obtenir une rente de l’innovation.

La politique économique est importante car elle influe sur les rentes de l’innovation. Si vous êtes dans un pays avec de l’hyperinflation, toute vos rentes de l’innovation seront absorbées. De la même façon, dans les pays qui ne respectent pas le droit de propriété, comme le Zimbabwe, il ne peut y avoir de rente de l’innovation. Les institutions politiques influent sur la croissance car leurs décisions influent sur « l’investment climate », c’est-à-dire sur tous les éléments qui vous encouragent à prendre des risques, à innover. Il y a donc un enjeu très important autour des « politiques de croissance ».

Enfin il faut aborder le thème de la destruction créatrice. Les nouvelles innovations rendent obsolètes les réalisations précédentes. Le nouveau remplace l’ancien. La croissance est un processus souvent conflictuel au cours duquel le nouveau et l’ancien se font concurrence. Cela introduit le sujet de l’économie politique de la croissance. Car si on veut obtenir un système qui favorise l’innovation, il est nécessaire de garantir le droit de propriété, les rentes de monopoles temporaires.

Mais les innovateurs d’hier mettent souvent des barrières à l’entrée pour les nouveaux. Et cela, ce n’est pas bon ! Il faut donc parvenir à garantir des rentes de l’innovation tout en limitant la possibilité de barrer la route aux nouveaux innovateurs.

C’est tout le processus de la destruction créatrice. Certaines institutions favorisent la destruction créatrice, d’autres pas.

La destruction créatrice, c’est également l’idée que grâce à l’innovation, il y a en permanence des destructions et des créations d’entreprises et d’emplois. Il faut adopter un système qui accommode ce mouvement. On parle beaucoup en France de la nécessaire sécurisation des parcours et de l’importance de la formation professionnelle. Dans un monde où l’on change souvent d’emploi, il est important de donner aux gens la possibilité de rebondir. Tout cela c’est l’économie politique de la croissance.

J’ajouterais une quatrième idée. Les politiques qui produisent de la croissance dans les pays en développement ou émergents ne sont pas les mêmes que celles des pays industrialisés.

Par exemple, en France, pendant les trente glorieuses, on a beaucoup innové mais il y avait beaucoup de rattrapage à réaliser. Et quand vous faites du rattrapage, le problème de la concurrence ne se pose pas. Il y en avait assez peu, d’ailleurs. La rigidité du marché du travail ne posait pas problème puisque tout le monde passait la totalité de sa carrière dans la même entreprise. Les faiblesses du système éducatif, notamment dans l’enseignement supérieur, ne posaient pas encore trop de problèmes.

De la même façon, ce n’était pas très grave d’avoir un système financier « frileux », qui ne mettait pas l’accent sur les investissements risqués.

Mais dans une économie de l’innovation, la concurrence est un stimulant. Elle devient très importante car elle est la clé de l’innovation à la frontière. On innove pour gagner des parts de marchés sur les autres. C’est l’environnement compétitif qui stimule la croissance. De même, il faut de la flexibilité sur le marché du travail.

Nous avions des institutions qui étaient bonnes pour la croissance des trente glorieuses. Mais maintenant nous devons devenir une vraie économie de l’innovation. Parce que le rattrapage est désormais le fait des pays émergents « imitateurs », qui le mènent à coûts plus faibles que les nôtres. Nous n’avons pas d’autre choix que d’être une économie d’innovation à la frontière. C’est l’objectif des différentes commissions, telle que celle d’Attali, de trouver des nouvelles voies car nous ne pouvons-nous contenter de reproduire ce qui a été fait dans le passé.

Le problème réside dans notre incapacité à changer nos structures. D’autres pays d’Europe comme la Suède, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne se sont réformés de façon efficace.

En France, on l’a encore vu lors des dernières élections, il y a les tenants d’un retour au modèle d’organisation de l’Etat des trente glorieuses, ceux qui veulent fermer les frontières et les réformistes.

Mais comment concilier croissance et environnement, croissance et réduction des inégalités, croissance et création d’emplois ?

Pour répondre à cette question centrale j’ai développé le concept de « croissance schumpétérienne ».

Cette théorie permet deux choses. D’abord de comprendre certaines énigmes de la croissance. Par exemple, pourquoi des pays comme les pays asiatiques rattrapent-ils les pays développés alors que d’autres comme l’Amérique latine ou l’Afrique n’y arrivent pas ?

L’Argentine par exemple a connu une période de croissance rapide jusqu’aux années 30. Et depuis plus rien. On appelle cela la « middle income trap », la trappe du revenu moyen (médian). On peut se demander pourquoi le Japon a connu un croissante très forte jusqu’au milieu des années 80, puis plus rien et pour quelles raisons l’Europe est en panne de croissance.

En fait ces pays ont d’abord crû par accumulation du capital et par imitation technologique mais n’ont pas su adapter leurs institutions pour devenir des économies de l’innovation. C’est aujourd’hui le problème des Chinois. Peuvent-ils devenir une économie de l’innovation sans changer leurs institutions politiques qui brident la concurrence et la liberté académique ?

La stagnation séculaire constitue une autre énigme. A chaque grosse crise financière, il y a les tenants de la croissance, conçue comme une parenthèse qui a commencé au 19ème siècle et qui se termine maintenant. Une parenthèse courte finalement au regard de l’histoire de l’humanité. Robert Gordon pense que les grandes innovations ont été réalisées (la machine à vapeur, l’électricité, les ordinateurs) et que le ralentissement de l’innovation est la principale cause de l’affaiblissement de la croissance potentielle. Les inventions les plus faciles à mettre en œuvre auraient déjà été mises à jour. Comme si, sur un arbre fruitier, on avait cueilli tous les fruits les plus mûrs et les plus faciles à attraper.

Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Je pense que la révolution des TIC (technologies de l’information) a changé la technologie de production des idées. Elle s’est incroyablement améliorée grâce aux outils de communication à distance (Skype, Dropbox, etc.).

Ensuite, il y a des demandes énormes pour de grandes innovations comme par exemple produire de l’énergie renouvelable à bas coût ou dans le domaine de la santé guérir des cancers en faisant des greffes d’organes… On ne connait pas encore les technologies qui seront mises en œuvre mais il est évident que d’immenses progrès seront faits.

En réalité Gordon s’interroge sur le fait que les innovations actuelles ne se voient pas dans la croissance des Etats-Unis. Encore qu’avec plus de 2 points de croissance, les Etats-Unis surperforment largement l’Europe. On se contenterait de tels chiffres !

Je pense qu’il y a un problème de mesure. Quand on est dans un processus de destruction créatrice, de remplacement d’ancien par du nouveau, les outils statistiques ne permettent pas de bien mesurer les apports de l’innovation à la croissance.

Je travaille sur ces questions.

Quand on s’interroge sur les différentiels de croissance entre les Etats-Unis et l’Europe, on se rend vite compte que la France n’a pas mené les réformes structurelles nécessaires. J’entends bien les partisans de la relance de l’économie. Mais l’euro, le pétrole et les taux d’intérêts sont bas. Et pour autant, la croissance est atone. Cela ne suffit donc pas. Il est nécessaire de réformer le marché du travail pour le rendre plus flexible et plus dynamique. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas des politiques contracycliques, c’est-à-dire baisser les taux d’intérêt en période de récession, faire du quantitative easing, à savoir du rachat de dette d’Etat par la BCE, pour redonner un peu de souplesse budgétaire aux Etats. Je crois aux stabilisateurs automatiques pour les entreprises afin qu’elles puissent maintenir leur budget R&D tout au long du cycle économique. Je travaille à montrer qu’il y a complémentarité entre les politiques macroéconomiques contracycliques d’un côté et des réformes structurelles de l’autre. C’est ce que Mario Draghi, le patron de la BCE, disait il y a quelques années à Bretton-Woods, « moi je fais du quantitative easing, vous, les pays, vous devez faire votre partie du travail en faisant les bonnes réformes.»

Le premier problème de l’Europe est la différence de point de vue entre la France et l’Allemagne sur les réformes structurelles à entreprendre. Mais il faut aussi des politiques macroéconomiques plus proactives. Car il y a complémentarité entre l’un et l’autre. Aux Etats-Unis, les deux se complètent très bien. Ils mènent une politique macroéconomique plus proactive et encouragent un marché du travail, des biens et des services, plus efficace. De même les pays d’Europe du Nord sont plus résilients car ils ont su mettre en œuvre les deux.

Politique structurelle et relance doivent donc aller de pair.

S’agissant de la politique industrielle nous manions pendant les trente glorieuses une politique très Colbertiste. L’Etat choisissait les secteurs dans lesquels il voulait ses champions mondiaux. Une politique qui, par principe, fausse la concurrence. A bon droit, Bruxelles refuse cette politique Colbertiste. Mais l’Europe est allée un peu trop loin en refusant les aides des Etats à des secteurs définis. Car il y a des secteurs porteurs que l’on peut vouloir financer, à condition, bien sûr de préserver la concurrence.

Vous l’aurez compris, je plaide pour une nouvelle politique industrielle favorable à la concurrence. Au lieu d’aider quelques grands champions ma conviction est qu’il faut soutenir les nouveaux entrants, les petites entreprises. C’est d’ailleurs pour cela que la BRED, en tant que banque des petites entreprises, a un rôle essentiel à jouer pour être l’un des vecteurs d’une politique industrielle « pro concurrente ».

L’arbitrage ne se fait donc pas entre l’Etat Providence des trente glorieuses et l’Etat réduit à son rôle régalien. L’Etat doit investir dans l’éducation, dans la santé, dans tous ce qui implique des externalités. Si l’Etat investit sur moi, c’est pour moi, pour les gens qui travaillent avec moi, pour mes enfants, etc.

C’est pareil pour la santé et l’innovation. Elle a des externalités.

Il faut trouver une nouvelle manière d’organiser l’Etat.

Permettez-moi de dire un mot sur les inégalités.

Comment expliquer l’augmentation des inégalités ? Les révolutions technologiques nécessitent dans un premier temps des gens qualifiés pour les mettre en œuvre. Ce qui augmente les écarts salariaux entre les diplômés et les autres. Mais faut aussi prendre en compte le phénomène de la capacité d’adaptation. L’innovation donne un premium à ceux qui s’adaptent le plus vite et le mieux. L’innovation semble donc un facteur d’inégalités dans un premier temps.

Prenons le top 1% des gens les plus riches. Les revenus de cette catégorie ont fortement augmenté. Dans ce top 1 %, se trouvent des vrais innovateurs comme Steve Jobs, le fondateur d’Apple, et d’autres comme Carlos Slim, un milliardaire mexicain qui a fait fortune en développant l’ancien opérateur public de télécoms, et s’est contenté d’exploiter d’anciens monopoles.

Si l’on s’écarte de cet indicateur pour en prendre de plus larges, on constate que l’innovation bouleverse les hiérarchies. Et surtout elle génère de la mobilité sociale à cause de la destruction créatrice. Les endroits où il y a le plus d’innovation sont également ceux où il y a le plus de mobilité sociale (Californie, Massachussetts, etc.)

La fiscalité doit donc être adaptée pour permettre de faciliter l’émergence d’innovateurs tout en réduisant les inégalités.

La Suède, par exemple, s’est dotée en 1990 d’une fiscalité offrant une prime au risque et à l’innovation, avec une taxation progressive sur le revenu du travail avec un taux maximum à 57 %, une taxation forfaitaire sur les revenus du capital à 30 %, un impôt sur les bénéfices des sociétés à 20 %. Surtout, ils ne l’ont plus modifié depuis 1990 ! Au final les revenus fiscaux ont augmenté et permettent de financer la santé et l’éducation. Et la croissance a été multipliée par quatre. Le pays est l’un des moins inégalitaires au monde. L’homme le plus riche est désormais celui qui a inventé Skype. Alors qu’il n’existait pas il y a quinze ans, il a détrôné les grandes fortunes familiales comme les Wallenberg.

Voilà un exemple d’un pays qui a réconcilié redistribution et maîtrise des inégalités.

Je voudrais revenir sur le sujet de la finance.

Pour développer l’innovation, il faut bien sûr du « venture capital » et du « private equity », du capital risque pour investir dans des sociétés non cotées.

Pour les financer, vous devez bénéficier d’une part de « l’Upside », le potentiel de hausse de la valeur d’un actif, et de son contrôle.

Mais j’ai fait des études (sur la base de chiffres américains) pour montrer le rôle clé des investisseurs institutionnels dans le financement de l’innovation. Les managers ont souvent peur de prendre des risques de peur d’être licenciés en cas de mauvaises performances. L’investisseur institutionnel apporte une certaine sécurité au manager, ce faisant il lui permet de prendre davantage de risques. On revient toujours à l’idée que l’innovation et le risque sont indissociables. A condition de créer des filets de sécurité.

D’où l’importance de sécuriser les parcours professionnels pour offrir une garantie de revenus à ceux qui perdent leur emploi. Cela va de pair avec une formation professionnelle qui accompagne l’ensemble de la vie professionnelle. Il faut que la mobilité et l’innovation deviennent source de motivation et non d’angoisse.

Les réformes nécessaires doivent nous permettre de passer d’un monde corporatiste dans lequel les gens ne changent pas d’entreprise à une société plus ouverte et souple qui favorise la culture du risque.

Nous traiterons le risque environnemental par l’innovation, les inégalités aussi grâce à la mobilité sociale et d’éducation. Nous serons alors dans des conditions permettant une « croissance inclusive », une croissance qui ne laisse personne sur le bord de la route, notamment les générations futures, en ne les assommant pas avec nos dettes.

Des pays montrent le chemin. Nous avons notre génie pour nous, alors je suis résolument optimiste.

Echange entre Philippe Aghion et Olivier Klein

Olivier Klein :

Il me semble que le débat politiques de l’offre versus politiques de la demande est éculé. Ceux qui affirment qu’il ne faut que des politiques de l’offre ou que des politiques de la demande ne se posent pas les bonnes questions. Car si nous ne disposons pas d’un système économique compétitif -ce qui ne veut pas dire moins cher, mais un système au sein duquel le coût est compatible avec la valeur ajoutée offerte-, on se retrouve avec du chômage et une baisse de croissance, donc une demande plus faible. Mais un système économique compétitif a besoin symétriquement d’une demande suffisante. Sans quoi les investissements peuvent baisser et peu à peu l’économie être moins compétitive.

Deuxième point. Notre déficit de la balance courante ne s’améliore pas. Pour autant, avec un pétrole et une monnaie peu chers, si on augmentait seulement la demande on s’enfoncerait encore un peu plus.

La première des choses à faire est donc de travailler sur la demande et sur l’offre simultanément via l’investissement, par exemple en infrastructures liées à l’informatique et les télécoms et à l’éducation, donc à l’amélioration de la compétitivité, et parallèlement de réaliser les réformes de structure indispensables.

Philippe Aghion :

Evidemment on a besoin des deux leviers car les entreprises produisent pour répondre à la demande, c’est ce que l’on appelle le « market size effect ». Mais il faut être compétitif. C’est tout l’enjeu du débat sur la dévaluation fiscale. En Allemagne, les réformes Schröder ont fait baisser les coûts de production. Les allemands ont longtemps connu un coût du travail équivalent au nôtre mais en produisant du plus haut-de-gamme. Si nous avions conservé le franc, nous aurions dévalué notre monnaie. Du fait de l’euro, on procède autrement. On fait une dévaluation fiscale qui consiste en une réduction des charges. Certains affirment que la dévaluation fiscale n’est pas une bonne solution car elle réduirait la demande, donc la croissance. Je pense que c’est faux. Cette opération permet en fait de donner une bouffée d’air aux entreprises qui peuvent ainsi investir davantage, en R&D notamment. On transforme la compétitivité coût en compétitivité hors coût. Bien sûr la dévaluation a des effets temporaires car la demande est internationale. Mais la compétitivité est la clé. Il faut donc soutenir la demande en devenant compétitifs.

Olivier Klein :

Je voudrais parler de l’égalité des chances. Les rentes produisent de l’inégalité. Au vu des classements internationaux, la France est mal placée et recule sur les critères de mobilité sociale. Comment pourrait-on améliorer l’égalité des chances dans notre pays ? 

Philippe Aghion :

Nous sommes le pays de l’OCDE dans lequel la réussite scolaire dépend le plus de l’origine sociale. C’est un problème important.

Il faut changer les choses dès la maternelle. Prenons exemple sur les Finlandais qui dépensent autant que nous avec de biens meilleurs résultats. Ils mettent l’accent sur la qualité des professeurs (bac+5 et 18 mois de formation sur le terrain) qui évoluent par ailleurs régulièrement. Ils ont aussi un système de tutorat très efficace dès le plus jeune âge.

Nous pourrions tout à fait nous en inspirer et rebâtir les fondamentaux de l’éducation plutôt que de s’intéresser aux rythmes scolaires ou à l’enseignement de la RSE.

Il nous faut par ailleurs des universités autonomes, bien financées et bien gouvernées, avec des « boards », comme dans les entreprises. La séparation Grandes écoles/universités n’est pas bonne. De même la logique des « grands corps » n’a pas de sens. Il faut multiplier les passerelles entre l’université et les écoles, entre formation professionnelle et études générales. Nous avons érigé un système sans seconde chance. Son rang de sortie détermine toute sa carrière.

Il faut diversifier le recrutement des élites, faciliter les passerelles, la mobilité et les promotions dans l’entreprise. La libéralisation du marché des biens et des services est un facteur de mobilité sociale. 

Olivier Klein 

Je conclurai en disant que l’égalité des chances est nécessaire autant par éthique que par efficacité.

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La banque sans distance, le nouveau monde

Fait sociologique, les nouvelles technologies ont changé nos vies. Quels en sont les impacts sur celle de l’entreprise ?

Olivier KLEIN : C’est indéniable, les nouvelles technologies engendrent un nouveau rapport au monde. De fait, elles induisent une série de révolutions en chaîne, dans notre vie quotidienne, et dans l’entreprise en particulier. La première est une révolution commerciale, qui bouleverse les rapports de force entre les producteurs, les distributeurs et les consommateurs. Elle vient de la prise de pouvoir du client due précisément aux nouvelles technologies : plus avertis, plus informés, les consommateurs bénéficient d’une plus grande liberté de choix.

Le distributeur peut en sortir plus fort que jamais s’il s’avère capable de bien connaître et fidéliser ses clients. Appuyé sur une excellente maîtrise des données dont il dispose sur le comportement de chaque client, comme sur la relation qu’il entretient à long terme avec lui, il lui faut chercher la combinaison, en prix comme en qualité, de produits et de services qui correspond le mieux aux besoins du client individualisé et monter les solutions avec lui.

Ce qu’il faut bien percevoir dans ces nouveaux rapports de force, c’est que l’absence de valeur ajoutée apportée au client, c’est-à-dire l’absence de qualité du conseil comme l’absence de proposition des meilleures combinaisons de produits et de services adaptés à chacun, conduisent tout droit à la numérisation totale de la relation client-fournisseur. Et à la disparition du rôle économique du distributeur, avec l’apparition d’une relation directe producteur-client, ou avec l’apparition de pure-players Internet de la distribution, forme low-cost de la relation client.

Il y a les comportements du producteur, du distributeur, du client, qui évoluent. Qu’en est-il de ceux du collaborateur ?

O.K. : Justement. Autre conséquence pour l’entreprise, ce sont les changements de comportement des salariés. La révolution technologique positionne les collaborateurs au centre de l’entreprise, avec des impacts sur l’organisation. Aujourd’hui, par exemple, les cadres ne sont plus crédibles – et sont incapables d’entraîner leurs collaborateurs – s’ils ne fondent pas leur autorité sur la valeur ajoutée qu’ils apportent à leurs équipes, et non sur la détention d’informations qui circulent désormais librement et gratuitement dans toute l’entreprise.

’autant que les collaborateurs expriment un besoin accru d’autonomie, soutenu et renforcé par cette même révolution technologique. Développer l’esprit d’entreprendre est devenu un véritable enjeu pour les grandes entreprises. Aujourd’hui, les individus – et tout particulièrement les salariés des sociétés – aspirent à comprendre le sens de leur contribution à l’entreprise : ils souhaitent en partager la stratégie et le choix du mode d’organisation, pour y adhérer plus naturellement.

Cela n’implique-t-il pas de revoir les organisations traditionnelles ?

Bien évidemment, les organisations très hiérarchisées, verticales, nées des années 50/60, si elles n’ont pas su se moderniser, sont devenues moins efficaces et plus difficiles à gérer : elles mobilisent moins, car la proximité managériale est plus cruciale que jamais ; plus rigides, moins flexibles, elles ne sont plus en phase avec un monde et un environnement de plus en plus complexe et mouvant. A contrario, les entreprises organisées en réseau – réseau entre les différentes parties de l’entreprise ou entre différentes entreprises – sont plus adaptables plus agiles, absorbent mieux les chocs et gèrent mieux la complexité.

Et puis, il y a le facteur sociétal. Il doit être traité très sérieusement, car la société devient une véritable partie prenante de l’entreprise, Internet et réseaux sociaux obligent. La RSE, l’engagement sociétal, la réputation des entreprises sont devenues des facteurs importants de leur réussite.

En bref, il n’y a pas d’autre issue, pour se faire entendre dans ce nouveau monde, que de suivre ou plutôt même d’anticiper les usages des gens. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : il n’y a pas d’un côté le digital, et de l’autre, la vie comme avant. Les nouvelles technologies ont changé nos façons d’agir et notre rapport au monde.

Une plus grande proximité managériale, une meilleure compréhension des attentes des clients, une ouverture au monde entrepreneurial, une forte capacité d’absorption des chocs, des mutations et de la complexité, tels sont les ingrédients de l’entreprise, aujourd’hui. Et la banque dans tout cela ?

O.K. : C’est aussi une entreprise… moteur de l’économie, qui plus est. L’entreprise-banque, et plus spécifiquement la banque commerciale, n’échappe pas à ces bouleversements, bien au contraire, étant au cœur de l’activité économique.

Qu’il s’agisse de la banque en ligne, du mobile banking, du paiement et, plus généralement, de la relation entre la banque et ses clients particuliers, l’accélération de la révolution numérique pousse à se demander s’il y a encore de la place pour des agences bancaires au coin de la rue. Pour moi, la réponse est positive.

Mais il faut bien se rendre à l’évidence : les nouveaux outils numériques ont altéré deux paramètres, le facteur-temps et le facteur-distance. La relation entre le client et sa banque est devenue immédiate, et l’achat de produits ou de services bancaires se fait maintenant à distance. Le client pousse de moins en moins la porte de son agence bancaire, sauf pour traiter de ses projets de vie significatifs. Et c’est bien là, le cœur du réacteur.

La banque doit donc se réinventer. Sans perdre de temps. Mais il convient de bien faire la distinction entre les pratiques dépassées et les pratiques qui restent indispensables parce qu’elles sont l’essence même du métier. Deux invariants sont les piliers de la banque commerciale. D’une part, la demande bancaire ne diminue pas en volume : elle s’exprime différemment, avec de nouvelles exigences. Les gens n’ont ainsi pas moins besoin de banques.

D’autre part, la relation intuitu personae reste un élément fondamental du métier de banquier de proximité. Car la banque n’est pas un métier de production de produits ; la banque est un métier de relations humaines, fondé sur la capacité à proposer le bon conseil et le bon service, au bon moment, quel que soit le canal proposé. Parce que la banque traite des projets de vie et d’entreprise – du temps long -, et que ce traitement implique une relation personnalisée et durable avec un conseiller bancaire pertinent. Ce sont nos clients qui le disent.

Alors, que faire ? Faut-il mettre en place des banques en ligne, sans contact humain, au détriment des agences ?

O.K. : La seule issue passe par notre agilité à réinventer la banque de proximité. J’insiste, la relation personnelle entre un conseiller et son client est non négociable. Surtout dans un groupe bancaire composé de banques régionales de proximité.

otre force réside dans notre capacité à promouvoir ce que j’appelle « la banque sans distance », par différence avec la notion de « banque à distance » qui fait l’hypothèse qu’une banque complète peut se passer totalement d’un réseau d’agences.

Que recouvre ce concept ? Tout naturellement ce qu’exigent les clients avec la révolution technologique, sans couper court avec une relation personnalisée forte : plus de praticité. Conserver un relationnel fort avec son conseiller bancaire, mais par le canal de son choix, téléphone, email ou en rendez-vous physique, en fonction du sujet que l’on veut traiter, du moment de la journée… Mais cela recouvre aussi une meilleure réponse au besoin d’un conseil encore plus avisé, plus pertinent, plus approprié. Fini les produits que les banques cherchaient à vendre par le biais de successions de campagnes indifférenciées.

Pourvu qu’elle soit plus agile, plus interconnectée et plus proactive, la banque de réseau a tout en main pour préserver sa relation fondamentale avec ses clients en croisant sa force – la proximité – avec les nouveaux outils – Internet, tablette, smartphone. En combinant le meilleur de la banque traditionnelle et le meilleur de la banque en ligne.

Concrètement, dans chaque agence, chaque conseiller devient ainsi le porteur du multicanal. Ce qui revient, comme je le disais, à offrir au client la possibilité de traiter, à son choix, les sujets d’importance avec son conseiller attitré en face à face, par téléphone ou par e-mail, sans se déplacer. Et, surtout, avec toujours le même conseiller. Le reste, c’est-à-dire la banque au quotidien, se traitant évidemment sur son téléphone mobile. On peut en outre parfaitement développer, parallèlement aux agences, des banques en lignes avec des conseillers attitrés pour les clients très mobiles ou très peu disponibles.

Quels risques encourez-vous en développant une telle stratégie d’entreprise ?

O.K. : Le plus grand risque serait de ne pas admettre qu’il est indispensable de changer. Mais il faut le faire en respectant les fondamentaux essentiels et pérennes. J’évoquerai aussi les investissements nécessaires. Un tel modèle de « banque sans distance » engendre automatiquement des coûts salariaux plus élevés que ceux d’une banque à distance de type low cost. Cela conduit la banque à concentrer ses ressources – à commencer par ses collaborateurs – sur l’apport d’une valeur ajoutée, pour justifier la rémunération du service proposé. Et, partant, à miser sur le capital humain, seul véritable facteur de différenciation dans la banque. La compétence, la réactivité et la proactivité sont clé. Tout comme l’utilisation intelligente et non intrusive d’un CRM pertinent – ou bigdata – pour anticiper au mieux les besoins de chaque client. Mais aussi, et surtout, en profilant les réseaux pour les rendre plus agiles, en répartissant mieux les expertises et en articulant de façon optimisée le physique et le numérique. L’agence n’est pas morte, loin de là. Mais elle doit fusionner dorénavant deux concepts : la e-agence et l’agence physique, c’est-à-dire le meilleur de la modernité et le meilleur de la tradition. Et elle doit être plus mobile, plus alerte.

Et tout cela, pour sortir par le haut. C’est aussi ce que peuvent permettre les nouvelles technologies. Elles ne sont pas qu’une menace. Car dans un environnement où le revenu bancaire a tendance à baisser indéniablement macro-économiquement, le défi majeur d’un tel modèle est stratégique. Si nous n’étions pas à la hauteur des attentes du client, ce dernier irait naturellement vers des pures banques en ligne moins chères. Sans état d’âme.
Cela relève donc de la transformation interne, c’est-à-dire de l’augmentation de la valeur ajoutée de chaque conseiller et de notre capacité à rendre nos réseaux plus agiles. Les nouvelles technologies nous y aident en retour.

Mais ne nous cachons pas la face, cette nouvelle orientation implique en outre plusieurs autres chantiers de longue haleine. En vrac : réétudier les outils pour mieux aider les commerciaux, revisiter les process en utilisant le numérique pour revoir les parcours clients, du « front » jusqu’aux « back offices ». Il s’agit par exemple de faciliter la vie des clients et des collaborateurs de la banque tout en maîtrisant les coûts, de faire participer les clients, qui y trouveront avantage, à l’élaboration même des contrats, de développer la signature électronique, etc. Une véritable réforme organisationnelle est en marche.

Quelle motivation mettez-vous en avant auprès de vos collaborateurs pour les faire adhérer à ce projet ?

O.K. : Les collaborateurs comprennent que, plus que toute autre, la banque doit être à l’écoute des nouveaux comportements et nouveaux usages de nos clients et de notre société, d’autant à nouveau que ce sont le mode relationnel et la qualité de la prestation qui sont les vrais atouts différenciants dans la banque. C’est donc vital.

Et ces réformes, en outre, permettent à chaque conseiller de développer un rôle d’entrepreneur de son propre portefeuille. Cette révolution technologique apporte en effet des degrés de liberté qui responsabilisent les commerciaux. Le métier de banquier est toujours plus passionnant. Et le métier de directeur d’agence reprend beaucoup de sens. N’est-ce pas la plus forte motivation pour chacun ? Vous savez, plus les institutions sont grandes, plus nous avons besoin de proximité, relationnelle avec les clients, managériale avec les collaborateurs. 

Cet article est la retranscription d’une conférence prononcée en décembre 2015 et qui a fait l’objet d’une publication dans des termes quasiment identiques dans la Revue d’Economie Financière de janvier 2016.