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Communiqué de Presse – Consultations Citoyennes sur l’Europe : « Quelles améliorations souhaitables et réalistes pour la Zone Euro ? »

Retrouvez ici le communiqué de presse : Consultations Citoyennes sur l’Europe : « Quelles améliorations souhaitables et réalistes pour la Zone Euro? » – Avec Patrick Artus, Agnès Bénassy Quéré et Xavier Timbeau le 18 septembre 2018.

CP – LECE FRANCE – Consultations Citoyennes sur l’Europe

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Faut-il redéfinir l’entreprise ?

La question de la définition et du rôle de l’entreprise, débattue depuis quelques années, prend aujourd’hui toute son actualité lorsque l’on sait que le Président de la République a demandé un rapport sur ce sujet. Doit-on prendre en considération seulement les actionnaires – les shareholders – ou doit-on aussi intégrer tous ceux qui jouent un rôle dans l’entreprise ou sont impactés par son activité, ses parties prenantes, autrement dit ses stakeholders ?
Toute la question est en fait de savoir pourquoi redéfinir l’entreprise.

Pourquoi faudrait-il changer ce qui est clair et défini dans le Code civil, lequel précise qu’une société doit avant tout servir l’intérêt de ses actionnaires : « Toute société doit avoir un objet licite et est constituée dans l’intérêt commun des associés. » Autrement dit, le seul intérêt de l’entreprise, son unique objectif est de servir ses associés, donc ses actionnaires.

Je rappelle que le Code civil date de 1804, ce qui n’est pas tout à fait inintéressant pour la suite du débat.

Aujourd’hui, le détenteur provisoire du capital, l’actionnaire d’une société cotée, a-t-il encore à voir avec la figure de l’associé visée par le Code civil de 1804 ? C’est bien tout le débat au fond et ce sur lequel il faut tenter de réfléchir.

Le Président de la République a demandé un rapport commun à Nicole NOTAT, ancienne Responsable de la CFDT, et à Jean –Dominique SENARD, Président de MICHELIN, deux personnes qui ont acquis une expérience très différentes de la vie de l’entreprise. Très récemment publié, il est vraiment centré sur ce sujet : Quelle redéfinition de l’entreprise ?

Les auteurs du rapport proposent de changer la définition du Code civil pour la formule suivante : « La société doit-être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » Et ils ajoutent que si l’on change la définition de l’entreprise de cette façon, il faut proposer aux entreprises qui le souhaitent de définir de surcroît une « raison d’être ».

Je vais essayer de développer ce sujet en apportant ma vision, avec une approche historique des origines du débat, son évolution et les forces qui ont contribué à ce changement.

Selon Larry FINK, Président du premier gestionnaire de fonds mondial, BlackRock, dont le métier est de faire des choix d’investissements rentables dans les entreprises, il est nécessaire de redéfinir l’entreprise pour y inclure une incitation à agir pour le bien commun. On est très loin de la première définition du Code civil ! A l’opposé, certains peuvent craindre que tout changement entraîne une juridicisation de l’entreprise.

Ce débat, en réalité, doit être mis en perspective pour mieux l’appréhender avec un recul historique afin d’établir son propre jugement.

En premier lieu, le terme de gouvernance est apparu dans les années 80 et s’est fortement développé à partir des années 90. Ce concept de gouvernance d’entreprise recouvrait et recouvre toujours aujourd’hui, pour l’essentiel, la façon dont s’organisent les relations entre les actionnaires et les dirigeants de l’entreprise. C’est ce que l’on veut dire en général lorsque l’on parle de gouvernance d’entreprise.

En fait, dans la pratique, la gouvernance d’entreprise – si l’on utilise ce vocable nouveau pour parler de choses anciennes – a évolué avec les différents âges du capitalisme, et avec ses différents modes de régulation. A tel point qu’aujourd’hui on peut se demander s’il ne faudrait pas, dans le terme « gouvernance », embrasser l’organisation de l’ensemble des relations entre les dirigeants de l’entreprise et toutes ses parties prenantes, et non plus seulement avec ses actionnaires.

Dans l’histoire du capitalisme, si les différents modes de régulation se sont succédés, ils n’ont jamais annulé les phases précédentes. Des formes nouvelles remplacent pour l’essentiel les formes anciennes, mais ces dernières peuvent subsister sur un mode minoritaire.


Première forme ancienne, encore très vivante malgré tout, pratiquement l’unique au XIXème siècle et au début du XXème, le capitalisme familial est la forme initiale de développement des entreprises. Ces entreprises naissent sur la base d’un capitalisme familial dans lequel les rapports entre les actionnaires et les dirigeants sont très simples. A partir du moment où vous exploitez une idée en créant votre entreprise et en la développant, vous en êtes à la fois le dirigeant et l’actionnaire. C’est ainsi que les familles WENDEL, MICHELIN, RENAULT, par exemple, ont démarré à ces périodes. Elles ont souvent même donné leur nom à leur entreprise. Ces familles étaient propriétaires de leur entreprise et les dirigeaient, tout simplement. Evidemment il n’y avait pas de forte discussion sur l’attribution du résultat, ni sur la légitimité du dirigeant. On ne rencontrait donc pas de problème de gouvernance.


Ensuite, plutôt dans la période de l’entre deux guerres, est apparu aux États-Unis comme en Europe une forme que l’on peut appeler le capitalisme managérial.

Qu’est-ce que le capitalisme managérial ? C’est la résultante d’évolutions historiques très importantes.

A commencer par la transmission de l’entreprise aux générations suivantes. Les enfants, parfois nombreux, puis le cas échéant les petits enfants. Naturellement, rapidement, de nombreux héritiers n’ont plus occupé les fonctions de dirigeant de l’entreprise. Il fallait donc trouver un moyen de désintéresser ces héritiers, partiellement, voire totalement. En second lieu, ces entreprises ont grandi. Pour pouvoir croître de plus en plus, elles ont dû ouvrir leur capital, qui n’était donc plus seulement détenu par les familles. Ce qui s’est traduit par le développement des sociétés anonymes. Les sociétés anonymes différaient des sociétés constituées par des associés. Cela représentait déjà une très forte évolution. Cela permettait de recevoir des capitaux de la part d’actionnaires non dirigeants. Et dans ce cas, l’actionnaire a une position très éloignée de celle de l’associé. Naturellement, à partir du moment où les actionnaires n’étaient plus dirigeants de l’entreprise et où il ne s’agissait plus d’une transmission familiale, il fallait organiser la liquidité des capitaux investis, autrement dit l’assurance pour l’actionnaire non dirigeant de pouvoir sortir du capital s’il le souhaitait. Ce qui revenait à distendre encore davantage le lien entre un dirigeant permanent et un actionnaire passagèrement partie prenante de l’entreprise. Cela a conduit au développement de la bourse, élément de plus en plus important de régulation. Aux États-Unis, aujourd’hui, dans 80% des entreprises, les actionnaires ne détiennent pas plus de 10% des actions.

On mesure ainsi à quel point la distanciation entre les dirigeants et les actionnaires s’est développée.

Très souvent, par le fait même de l’évolution historique et en raison de la dispersion de l’actionnariat, aucun actionnaire n’avait de poids vis-à-vis des dirigeants. Il était difficile pour les actionnaires d’exercer un contrôle réel et efficace sur les dirigeants. La liberté pour un actionnaire de vendre ses actions s’est échangée de facto, d’une certaine manière, contre la perte du contrôle des dirigeants.
De fait, un actionnaire qui cherche la liquidité n’a sans doute ni l’envie ni le temps de contrôler le dirigeant. Ainsi, dans cette période de l’entre deux guerres puis après-guerre, les dirigeants des entreprises se sont progressivement émancipés de leurs actionnaires et ont mis en place une sorte de contrôle managérial interne. Les actionnaires ont le droit formel de nommer les membres du Conseil d’administration, du Conseil de surveillance, et ces Conseils ont le droit formel de nommer les dirigeants. Mais souvent cependant, et encore aujourd’hui on le sait bien, ce sont les dirigeants qui cooptent eux-mêmes les membres du Conseil de surveillance ou du Conseil d’administration, et l’on a beau faire appel à des administrateurs indépendants, beaucoup d’administrateurs indépendants sont des proches des dirigeants des grands groupes. On a beau mettre en place des règles, il n’en reste pas moins que c’est encore souvent de la cooptation.

Les entreprises se sont donc développées progressivement en conglomérat et la figure du dirigeant s’est imposée comme essentielle, à juste titre, pendant les trente glorieuses.

Sur quoi se fonde la légitimité de ces dirigeants ? Elle est fondée sur leurs compétences, leur technicité, et c’est là qu’apparait la technocratie. Le pouvoir vient de la capacité technique et de la compétence managériale. Ces dirigeants, en quelque sorte émancipés de leurs actionnaires, ont recherché la croissance, la pérennité de leur entreprise, ce qui est tout à fait louable, et souvent aussi un pouvoir croissant à travers la taille de leur groupe.
Dans ce schéma, la place des actionnaires est plutôt réduite et l’efficacité de l’entreprise, en tout cas du point de vue des actionnaires, n’a pas été la priorité des dirigeants. La priorité n’était pas forcément la recherche permanente de la meilleure valeur ou de la plus grande efficacité. L’objectif n’était donc pas celui de la valorisation pour l’actionnaire.

De fait, en réalité, le rendement n’était pas avantageux pour les actionnaires pendant cette période. Il a même été souvent peu attractif pendant les trente glorieuses.

Ensuite, par voie de conséquence, parce que tout système produit ses excès, on est passé au capitalisme que l’on peut appeler actionnarial.
On n’est pas revenu au capitalisme familial, mais on est sorti, principalement dans les années 80-90, du capitalisme managérial pour entrer dans le capitalisme actionnarial.


De fait, que s’est-il passé ? On assiste fin 70 et notamment dans les années 80 à trois phénomènes.

Le premier phénomène que l’on peut constater à cette époque est le déclin relatif de la puissance économique des États-Unis. Vers la fin des années 70 et au début des années 80, les États-Unis s’interrogent sur leur déclin économique. L’opinion commune qui commence à circuler à ce moment-là est que les conglomérats américains, créés et développés dans les trente glorieuses, ne sont ni très efficaces, ni très compétitifs et que leur diversification à tout prix n’apporte pas beaucoup de rentabilité et contribue au déclin économique relatif des États-Unis.

Le deuxième constat, à cette époque, est la globalisation des marchés financiers, la dérèglementation, le décloisonnement des marchés financiers et des banques. Cela a provoqué naturellement un retour des actionnaires et des créanciers. En effet, la globalisation financière a conduit à leur redonner du pouvoir. Dans les années précédentes, les années 70, on a connu des taux d’intérêt réels négatifs. L’inflation était souvent supérieure aux taux d’intérêt nominaux. Les débiteurs étaient très avantagés et les sociétés privilégiaient l’endettement.

A partir de la fin des années 70 et du début des années 80, les politiques monétaires luttent contre l’inflation et l’on passe à des taux d’intérêt positifs beaucoup plus élevés amenant des taux d’intérêts réels, donc diminués de l’inflation, positifs. Le pouvoir passe alors des débiteurs aux créanciers, mais aussi aux actionnaires, qui avec la globalisation peuvent choisir le meilleur placement pour leurs actions dans le monde entier. Ils deviennent ainsi beaucoup plus exigeants sur le rendement attendu et font donc monter la pression sur les dirigeants.

La bourse va prendre de plus en plus d’importance à partir des années 80. Et les actionnaires reprennent le pouvoir. Comment ? Comme ils ont beaucoup plus de choix de placements, ils exercent leur liberté de vendre à chaque fois que le rendement leur semble insuffisant. Et s’ils vendent massivement les actions d’une entreprise, elle s’affaiblit et devient opéable, avec le risque pour les dirigeants d’être remplacés. Les dirigeants se sentent alors menacés. Et dans la deuxième moitié des années 80, les traders effectuent des achats de groupes, puis les dépècent en les revendant par partie, avec des plus-values potentiellement considérables.

Et cela a engendré un troisième phénomène : le renforcement institutionnel du rôle des actionnaires. Ce pouvoir, en raison de leur capacité à vendre les actions de l’entreprise ou à les acheter lors des OPA « sauvages », etc., donc à déstabiliser les dirigeants, a suscité d’une façon spontanée, d’une certaine manière, le renforcement de leur rôle institutionnel.

Cela s’est traduit comment? Par un rappel à l’ordre des dirigeants par leurs mandants, donc par l’apparition de la « gouvernance ». C’est-à-dire par la prise en main par les actionnaires de leur rôle de mandants et l’exigence adressée aux dirigeants de prioriser dans leurs objectifs la maximisation de la richesse des actionnaires. Dans les entreprises, on a vu de ce fait se créer des comités d’audit, des comités de rémunération ou de sélection, des comités stratégiques et des comités des risques.

Aujourd’hui, dans les banques par exemple, et c’est très bien comme cela, les régulateurs vérifient que la gouvernance est bonne et que les membres du Conseil d’administration ou de surveillance reçoivent les bonnes informations, que les Comités d’audit ou de risques vont bien au fond des sujets, etc.

De la même manière, on a instauré dans la rémunération des dirigeants des mécanismes d’incitation pour aligner leurs intérêts sur celui des actionnaires. La proportion de primes à beaucoup augmenté et les stock-options sont devenues une norme très courante dans les années 90. Ce qui avait du sens en regard des excès du capitalisme managérial.

Et puis naturellement les sanctions se sont développées. Si la valorisation était insuffisante, le dirigeant était renvoyé, ce qui ne se faisait pas vraiment beaucoup dans les décennies précédentes. C’est devenu parfois une manie. Dès que le résultat était jugé insuffisant, on pouvait renvoyer les dirigeants. Les normes de rentabilité sont apparues dans les années 90 puis, dans les années 2000. Les normes de ROE – rentabilité des capitaux propres se sont établies à un minimum de 15%, quel que soit le secteur, la conjoncture ou tout autre contexte. On a aussi vu surgir la théorie de la création de valeur, à mon avis totalement paradoxale, mais très appliquée. Tout cela pour quoi? Pour développer l’efficacité, la compétitivité et la rentabilité et donner une rémunération plus significative aux actionnaires ; ce dont ils avaient singulièrement manqué, il faut en convenir, les 30 années précédentes.

Quels sont les effets positifs du capitalisme actionnarial ? Plusieurs cercles vertueux s’enclenchent.

Le premier, à titre d’exemple et pour le symbole, c’est la Silicon Valley. Pourquoi ? Parce que cela a été extrêmement favorable à l’innovation dans les années 80-90 et même encore aujourd’hui. Les innovations technologiques notamment ont été déclenchées par une explosion de petites sociétés très innovantes, des start-up de toutes sortes.

Pourquoi ont-elles pu éclore aussi vite, aussi bien et se développer si fortement ? Parce qu’elles ont pu attirer les talents grâce aux stock-options. Cela devenait possible ainsi de rémunérer le risque que prenaient ces talents, alors qu’ils auraient eu un salaire bien plus rémunérateur s’ils étaient entrés dans de grandes entreprises. Ils prenaient beaucoup plus de risques, recevaient une moindre rémunération, mais pouvaient devenir riches en cas de succès ; ce qui est très difficile quand on est salarié. Donc cela a permis, et c’est le premier cercle vertueux, de créer un environnement financier favorable à l’innovation technologique.

Le deuxième cercle vertueux repose sur le fait que cela a favorisé le développement du capital-risque, ce qu’on appelle le « Private Equity », puisque la bourse était une sortie évidente pour ces start-up.

Le capital-risque s’est développé très vite et a fourni beaucoup de capitaux aux start-up parce qu’il était attiré par le potentiel exceptionnel de plus-value en cas de réussite.

Ces sociétés innovantes ont ainsi trouvé les capitaux nécessaires pour se développer et réussir suffisamment souvent pour que cela soit significatif statistiquement.

Il faut avoir en tête que, pour ces deux raisons déjà, les gains de productivités aux États-Unis de 1994 à 2005 ont été deux fois supérieurs à ceux connus en Europe. Donc il y a bien un phénomène réel d’innovation, qui produit des gains de productivité et qui est lié à tout ce que nous venons d’évoquer.

A cela viennent s’ajouter la proximité des universités américaines avec l’industrie et le développement, d’une recherche appliquée dans leurs centres de recherches, articulée de façon efficace aux besoins des entreprises.

Le troisième cercle vertueux, et cela a très bien marché dans les années 90, est l’actionnariat des salariés, très répandu aux États-Unis notamment. Ainsi, quand la valeur monte très fortement en lien également avec la baisse régulière des taux d’intérêt pendant cette période, le revenu des salariés monte au-delà de leur salaire. Cela se traduit par plus de pouvoir d’achat, plus de croissance et plus de développement pour les entreprises, donc plus de valeur.
Et le cercle vertueux est ainsi bouclé.


Cependant, ce capitalisme actionnarial est devenu dangereux. Malgré tous ces succès, en réalité, il a assez vite conduit à des excès et des dérives phénoménales qui expliquent les raisons pour lesquelles on envisage de sortir du capitalisme actionnarial et peut-être de créer un capitalisme que j’appellerai partenarial.

Ces excès, on les a connus dès 1997. Ils sont venus de la croyance qu’il n’y avait plus de cycle économique, puisque les cercles vertueux s’étaient enclenchés, et qu’à partir du moment où la valeur des entreprises montait sans cesse, les revenus augmentaient, même si ce n’était pas à travers les salaires, ce qui, à son tour, engendrait une plus grande demande, donc une plus grande croissance, etc.

On a ainsi cru dans les années 90 qu’il n’y avait plus de cycle économique et que les crises étaient terminées. Or à chaque fois que l’on a pensé cela, on a été sévèrement touché par la suite. De fait, à partir de 1997, et peut-être un peu avant, la spéculation a pris la place des paris raisonnables. À partir du moment où vous pensez qu’il n’y a plus de cycle, que demain sera toujours supérieur à aujourd’hui et qu’ainsi la croissance est sans fin, il devient évidemment intéressant de parier sans cesse en s’endettant davantage, en achetant davantage d’actions, davantage d’immobilier, etc. Et, pour les entreprises, en investissant toujours davantage.

En réalité cela a développé des bulles spéculatives, notamment en bourse, et notamment sur des valeurs technologiques, avec au final le magistral krach boursier de 2000. En France, par exemple, le CAC40 en juin 2000 était à 7000 et en mars 2003 à 2300. La chute a été vertigineuse et ce krach ne pouvait pas être sans répercussions sur l’économie réelle évidemment. Il a donc conduit à des récessions. Premier point et premier excès ainsi, les bulles, boursières notamment, apparaissent très clairement, à ce moment-là.

À partir des années 2003, on recommence à croire qu’il est facile d’effacer les bulles et les krachs, et que l’on repart pour une série de longues années enthousiasmantes. Des années au cours desquelles, en réalité, l’euphorie gagne à nouveau les esprits, avec une propension à voir tout en rose qui l’emporte sur la sagesse. Ainsi, de 2000 jusqu’à 2007, on assiste à une montée de l’endettement des agents privés qui dépasse l’entendement. En voici quelques exemples. Aux États-Unis en 2000, le taux d’endettement des ménages était de 100% des revenus, il est passé à 140% en 2007. En Angleterre il était de 100% en 2000 et il est passé à 170% en 2007. Même phénomène en Espagne. En revanche, en Allemagne, il était à 70% en 2000 et était resté à 70% en 2007. Les Allemands sont d’une stabilité absolument remarquable, tandis que le reste du monde a vu son endettement s’envoler. La France est passée de 60% à 80%, ce qui était moins flagrant, mais significatif tout de même !

Tous les agents privés, non seulement les consommateurs mais aussi les entreprises, ont connu une montée du niveau d’endettement préoccupante qui a conduit à une bulle du crédit et à une bulle de l’immobilier, puisque beaucoup de gens s’étaient endettés pour acheter de l’immobilier de rendement ou par pure spéculation. Et cela s’est terminé par une crise financière et économique majeure, la deuxième de notre histoire depuis 1930, de 2007 à 2009.

Ajoutons au chapitre des excès et des échecs, que pour respecter (quel que soit le niveau de la température, des marées et des vents !) la norme de 15% minimum de rentabilité des capitaux propres, beaucoup d’entreprises ( pas seulement aux États-Unis mais notamment aux États-Unis) ont dû racheter leurs propres actions et s’endetter pour cela, ce qui les a évidemment fragilisées et a conduit à l’accumulation un peu partout de positions financières fragiles et dangereuses. Enfin, une course à la taille s’est déclenchée à nouveau pour des prétendues synergies, alors que les études les plus sérieuses a posteriori montraient qu’une fusion sur deux ne créait pas de valeur. Mais voilà comment l’euphorie peut prendre. Lorsqu’on est dans une phase euphorique, tout paraît possible.
Sur cette période, le revenu des dirigeants a évolué très significativement. Aux États-Unis en 1965 – les chiffres sont quand même intéressants- le revenu moyen d’un dirigeant d’entreprise représentait 44 fois celui des ouvriers. Dans les années 2000, le revenu moyen d’un dirigeant, y compris les plus-values sur stock-options, équivalait à 400 fois les plus bas salaires. Ce qui évidemment a conduit à un certain sentiment d’inégalité, beaucoup plus vif néanmoins aux États-Unis qu’en France, car ces chiffres sont plus vrais pour les États-Unis ou l’Angleterre que pour la France. Mais cela conduit à certains effets que l’on connaît bien aujourd’hui, dans ces pays notamment.

Un des derniers effets de tout cela a été les tricheries et la créativité comptable. On en a vu des exemples récents en 2001-2003, ENRON, WORLDCOM ou PARMALAT, pour ne citer que les plus célèbres, mais il y en a d’autres, y compris parfois en France, qui ont conduit en 2003 à un gel total du marché obligataire. Plus personne ne voulait prêter sur les marchés obligataires, et heureusement que les banques étaient là pour financer les grandes entreprises, car il était impossible d’émettre des obligations. Il y avait, en conséquence de ces tricheries, une illiquidité totale du marché des obligations en 2003, il faut s’en souvenir.

Cela a conduit souvent à une forme de « court-termisme » de la part des dirigeants parce que le trimestre de présentation des résultats influe beaucoup sur leur comportement. On sait bien que trop de « court-termisme » dans la conduite des affaires peut être dangereux pour l’avenir, dangereux pour les sociétés et dangereux pour la société en général. C’est d’ailleurs dénoncé par beaucoup d’économistes américains également.

La question se pose alors, si ce capitalisme actionnarial a conduit à tant d’excès, de savoir quelles réformes opérer pour le mieux-être commun et si, au fond, il est vraiment légitime que le seul mandant du dirigeant soit  l’actionnaire. Faut-il aujourd’hui un capitalisme partenarial ?


 La réponse à cette question dans la littérature économique et financière est qu’il est normal que ce soit le seul actionnaire, parce que c’est lui qui prend le risque. Il n’a pas en effet l’assurance d’un rendement fixe, en contrepartie de l’apport de ses capitaux. Il n’a contractuellement aucune certitude de retrouver son argent ou un rendement quelconque défini d’avance. Pour le préteur, ou la banque, c’est un peu différent. Il prend un risque de crédit bien évidemment, mais si l’entreprise ne fait pas faillite, a priori il passe avant l’actionnaire et surtout, sauf défaut de l’emprunteur, il obtient un rendement préfixé même si la situation économique de la société emprunteuse évolue en bien ou en mal.

Il est donc légitime que l’actionnaire ait un contrôle sur la gestion. C’est la moindre des choses. Cependant, il faut voir, et peut-être s’accorder sur cela, que, de plus en plus, les autres parties prenantes de l’entreprise prennent aussi des risques. La théorie selon laquelle les seuls actionnaires prennent des risques n’est pas suffisante en soi, notamment à partir des années 80-90. Pourquoi ?

Parce que les dirigeants qui ont dû davantage satisfaire les actionnaires ont régulièrement augmenté le taux des dividendes, y compris quand les résultats baissaient et précisément pour compenser des résultats qui baissaient. Aux États-Unis, voici quelques chiffres très explicites.

Entre 80 et 90, le profit des entreprises a légèrement monté, mais la part des dividendes dans le profit a été multipliée par deux. Ce qui fait que le taux de distribution de dividendes sur le résultat net est passé entre 1980 et 1990 de 24.7% à 50.1%. De 1990 à 1997, le profit a beaucoup augmenté et le taux de dividende a été maintenu. De 1998 à 2003, le profit a baissé et les dividendes ont monté en valeur absolue. De ce fait, en 2003, aux États-Unis, 83% du résultat était distribué en dividende. On voit là une forme de protection de l’actionnaire, qui essaie naturellement de lisser au mieux ses risques. Mais si le risque de l’actionnaire baisse, c’est parce que parallèlement d’autres risques ont été accrus. Notamment celui des salariés, qui connaissent de plus en plus de risques sur leur part variable ou sur leur emploi. Soulignons aussi que le partage de la valeur ajoutée depuis le début des années 2000 s’est déformé dans la plupart des  pays  de l OCDE , et notamment aux États Unis , au détriment des salaires et en faveur des profits ( sauf en France et en Italie ) . Cela n’est pas malsain et s’avère parfois plus efficace. Mais  il faut dès lors considérer qu’ils sont aussi une partie prenante de l’entreprise, à mieux prendre en compte. Citons aussi le risque des fournisseurs de plus en plus contraints, le risque des clients parfois mis à contribution par un changement de qualité du produit, une moindre sécurité, voire une obsolescence accélérée – la presse en a parlé encore très récemment.

Il est donc légitime, me semble-t-il, de prendre au sérieux le risque auquel sont exposées les autres parties prenantes. Comment peut-on faire ? Pour les salariés, l’idée, déjà acquise en France et dans beaucoup d’autres pays, est qu’ils soient représentés au Conseil d’administration, qu’ils soient membres du Conseil, puisqu’ils sont parties prenantes de l’entrepris.  Pas majoritairement, mais comme une force d’équilibre, de façon à ce que leur voix soit entendue.
Pour les fournisseurs, cela peut-être les lois.

Pour l’environnement, il y a les lois, mais aussi l’image des entreprises.

Pour les clients, c’est la force des réseaux sociaux, c’est l’image publique. Aujourd’hui, lorsque l’on menace une entreprise de parler dans les réseaux sociaux de ses manquements vis-à-vis des clients, cela la fait bouger. Un facteur de régulation est aussi le judiciaire, comme par exemple, aux États-Unis, grâce aux class actions. Ce n’est pourtant pas une sinécure, et j’espère qu’il n’y aura pas trop de class actions en France, mais il n’en reste pas moins que cela fait bouger les entreprises.

Et il y a aussi – pardonnez-moi ce prisme particulier- la forme coopérative ou mutualiste, en sachant bien que ce n’est qu’une forme possible et non l’unique. Une forme possible parmi beaucoup d’autres. Permettez-moi donc, un court instant, un plaidoyer pro domo pour les banques coopératives ou mutualistes : sans sacrifier en rien à leur efficacité, elles répondent déjà dans leur métier de banque de détail à plusieurs de ces caractéristiques. En réalité, leurs propriétaires sont leurs clients-sociétaires. Ces derniers élisent les administrateurs, eux-mêmes sociétaires. Autrement dit, on a au Conseil, pour la quasi-totalité des administrateurs (à part les représentants des salariés), des sociétaires clients. Cela pèse sur la stratégie et sur la conduite de l’entreprise inévitablement. Je ne pense pas que cela soit facile à faire partout, mais dans une banque de détail, par exemple, c’est réaliste et utile.

La banque coopérative, c’est aussi un modèle décentralisé qui renforce la proximité relationnelle non seulement avec ses clients, mais aussi avec les territoires sur lesquels la banque opère. Nous sommes davantage en symbiose parce que nous collectons l’épargne et prêtons au même endroit, et évidemment nous sommes très attentifs à l’économie régionale.

Citons aussi la place donnée aux salariés, puisque il y a déjà un moment, par exemple aux Caisses d’Epargne, que des représentants des salariés sont membres du Conseil de surveillance.

On a là une gouvernance élargie, qui d’une certaine manière est d’une grande modernité.

Pour conclure, un débat à ce sujet est fondamental et l’entreprise mérite une redéfinition bien pensée pour élargir son rôle, pour prendre davantage en compte légitimement toutes les parties prenantes. Sans pour autant prendre le risque d’un « juridisme » paralysant, car si l’on définissait mal l’entreprise cela pourrait provoquer des procès sans fin ; ce qui serait insupportable.

Je trouve intéressante la formule« gérée dans son intérêt propre » dans le rapport de SENARD et de NOTAT. Cela veut dire que l’on a perçu le sens de l’entreprise, le sens du long terme. Et y ajouter « en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » me paraît, en première analyse, raisonnable.

De même que l’idée de proposer aux entreprises qui le souhaitent de définir une raison d’être plus particulière. Cette définition doit en effet être appropriée à chaque forme d’entreprise, car la raison d’être d’une banque régionale ne peut pas être la même que celle d’une entreprise sidérurgique ou d’une entreprise informatique, etc. Chaque entreprise, cotée ou pas, privée ou coopérative, grande ou petite, si elle le souhaite, si son Conseil le souhaite, peut définir sa raison d’être et réinventer le défi de la gouvernance.

Il me semble, très modestement, que c’est à ce prix-là, entre autres, que nous pourrons à l’avenir continuer d’ avoir des sociétés ouvertes et entraver la montée du populisme.

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Pour un capitalisme partenarial

Le chantier de la redéfinition de l’entreprise s’ouvre et avec lui, celui de la gouvernance. Les actionnaires restent au cœur de la gouvernance. La juste rémunération des risques impose de reconnaître leur rôle essentiel. Toute la question est de savoir comment mieux intégrer à leur côté l’intérêt des autres partenaires au sein de l’entreprise.

Longtemps, la question ne s’est pas posée. Wendel, Renault, Michelin… Actionnaires et dirigeants étaient les mêmes personnes, souvent des familles. Le capitalisme familial des origines ne connaissait pas de problème de gouvernance par construction. Mais, pour accompagner leur croissance, les entreprises ont ouvert leur capital, et, grâce à la bourse, ont offert à leurs actionnaires la possibilité de vendre leurs titres pour disposer de liquidités. L’actionnariat s’est dispersé. Son pouvoir sur les dirigeants s’est dilué.

Après-guerre, le capitalisme managérial s’est imposé majoritairement. Les dirigeants se sont émancipés des actionnaires et ont imposé leur contrôle sur l’entreprise fondé sur leur savoir-faire « technique ». C’est ainsi que s’est constituée la technocratie. Les intérêts des deux parties n’étaient plus alignés. Les dirigeants recherchaient la croissance et la pérennité de l’entreprise, insérant les salariés dans des organisations pyramidales. Mais cette configuration n’aboutissait pas toujours à la meilleure efficacité, ni à la meilleure rentabilité, créant des conglomérats souvent lourds et peu manœuvrant, qui délaissaient trop souvent l’intérêt des actionnaires.

Dans les années 80, en congruence avec la globalisation financière, les actionnaires ont rappelé aux dirigeants leur existence et la priorité de maximisation de la richesse. Cette évolution s’est traduite par la création de comités (audit, rémunération et nomination, stratégie…) et le développement de mécanismes d’incitation (primes, stock-options…), afin d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Toute une série d’indicateurs s’est imposée (return on equity, taux de distribution…), au même titre qu’est née la doctrine de la création de la valeur. Et si les résultats n’étaient pas au rendez-vous, les actionnaires permettaient des « raids » qui organisaient des prises de pouvoir offensives afin d’optimiser la valeur, parfois en découpant les groupes antérieurement constitués. Parallèlement, ces différents outils de rémunération fondés sur l’évolution de la valeur de l’entreprise ont favorisé l’innovation, en permettant aux « start-up » de recruter des talents qui participaient au risque de l’entreprise, alors que les salaires seuls n’auraient pas permis de les attirer.

Mais le capitalisme actionnarial a trouvé rapidement ses limites. Parce que les rendements financiers attendus semblaient garantis, la spéculation l’a souvent emporté sur les paris raisonnables. Pour respecter des normes minimales de rentabilité à court terme (15 %, quels que soient les secteurs d’activité et les taux d’intérêt sans risque, dans les années 90 et 2000), beaucoup d’entreprises se sont mises à racheter leurs actions pour soutenir leurs titres et/ou à augmenter leur ratio de levier. Le revenu des dirigeants a connu une évolution difficilement justifiable. En 1965, le revenu moyen d’un PDG de grand groupe américain représentait 44 fois celui d’un ouvrier. En 2000, 300 fois les plus bas salaires. Plus grave encore, face à ces attentes de rendements déconnectés de la réalité, on a vu apparaître des comportements non éthiques de créativité comptable : Enron, Worldcom, Parmalat et d’autres encore très récemment. A certains égards, les subprimes et leurs conséquences relèvent du même phénomène.

Les crises de 2000-2003 et de 2007-2009 en ont résulté, directement ou indirectement, avec leurs lots de très lourds coûts économiques et sociaux.

S’ouvre ainsi la nécessité d’aborder un nouvel âge de la gouvernance, celui d’un véritable capitalisme partenarial, à même de remettre, aux côtés des actionnaires, notamment les clients, les salariés et l’environnement de l’entreprise, selon un modèle mieux adapté aux révolutions commerciales, comportementales, éthiques, managériales et technologiques en cours.

L’actionnaire doit toujours occuper une place centrale en tant que mandant des dirigeants. Parce qu’il assume en théorie le risque sans disposer d’aucune certitude sur son rendement futur. La pratique a fait en sorte que les actionnaires soient, pour partie, protégés contre les évolutions négatives de la conjoncture, en reportant partiellement le risque sur les autres parties prenantes de l’entreprise. Sur les salariés, dont la variabilité de la rémunération ou de l’emploi a augmenté. Sur les sous-traitants, dont les marges de négociation vis-à-vis de leurs donneurs d’ordre se sont fortement affaiblies. Les clients sont parfois également des variables d’ajustement, à travers la moindre sécurité des produits ou l’obsolescence accélérée qui leur est imposée. L’environnement climatique est aussi l’un des impacts des choix des entreprises.

Ces partenaires doivent donc pouvoir être mieux pris en compte dans le cadre d’une gouvernance équilibrée, puisqu’ils prennent également une part du risque de l’entreprise. Mais aussi, parce que, sur le long terme, une entreprise est la rencontre de l’ensemble de ces parties prenantes. Et que les modes de régulation qui permettent d’atteindre les meilleurs compromis entre eux sont garants du développement durable et rentable de l’entreprise.
A ce titre, les banques, coopératives ou mutualistes, sans rien sacrifier de leur efficacité, de par le fait que leurs clients en sont les propriétaires et élus aux conseils d’administration, de par leur modèle décentralisé qui renforce la proximité relationnelle non seulement avec les clients qu’elles servent, mais aussi avec les territoires sur lesquels elles opèrent en symbiose, enfin de par l’attention et la place qu’elles donnent aux salariés, représentent une des formes intéressantes possibles de la redéfinition de l’entreprise à gouvernance élargie. A elles de tirer avantage des nouvelles technologies qui permettent de renforcer encore la validité de leur modèle et leur pleine modernité.
A chaque type d’entreprise, cotée, privée ou coopérative, grande ou petite, de réinventer la définition de l’entreprise et de sa gouvernance, de façon à la rendre partenariale. L’avenir de nos économies ouvertes et de nos sociétés démocratiques passe aussi par là.

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Conjoncture Finance Politique Economique Zone Euro

La sortie de la politique monétaire non conventionnelle de la BCE est nécessaire mais difficile

La BCE (Banque Centrale Européenne) annoncera probablement le 26 octobre la façon dont elle compte recalibrer sa politique monétaire aujourd’hui très accommodante. Cette politique, qui consiste principalement en un achat massif d’obligations souveraines et privées par la BCE et en la mise en place de taux négatifs, s’est avérée utile pour lutter contre le risque déflationniste et de désintégration de la zone euro. Un bilan positif, donc.

Désormais, son retrait progressif apparaît  nécessaire. En effet, la crainte déflationniste est maintenant dernière nous. La croissance de la zone euro s’affirme, avec une baisse notable du taux chômage. Bien que nous connaissions une faiblesse persistante de l’inflation, le maintien de cette politique comporte des risques importants.

Par une politique de taux très bas, voire négatifs, en-dessous du taux de croissance nominal, la BCE, en soutenant les emprunteurs, affecte  la rémunération des épargnants et des prêteurs. L’Allemagne, pays à démographie déclinante, donc plus sensible à cette situation, le rappelle régulièrement à la banque centrale. En outre, les investisseurs institutionnels (assureurs, gestionnaires de retraite…), tenus ou non de délivrer un rendement minimum contractuel, peuvent ainsi avoir tendance à rallonger les durées de leurs placements et à accepter des risques de contrepartie plus élevés en échange d’une rémunération meilleure. Cette politique, si elle devait durer au-delà du nécessaire, pourrait engendrer une instabilité financière dans le futur.

En complément, une telle politique peut favoriser les comportements spéculatifs, facteurs de bulles, consistant à emprunter à taux bas pour acheter des actifs risqués (actions, immobilier) afin de gagner le différentiel de rendement. Or, si de telles bulles n’étaient pas encore apparues clairement jusqu’à récemment, certains actifs semblent voir leur prix s’envoler un peu rapidement depuis plusieurs mois, tant sur les marchés d’actions américains par exemple que sur le marché immobilier dans quelques grandes villes américaines et européennes (y compris en Allemagne).

Enfin, en cherchant à positionner les taux d’intérêt de long terme à un niveau très bas, elle écrase le différentiel entre les taux des crédits et les taux de collecte des ressources bancaires, alors même que le taux de rémunération des dépôts  bancaire des épargnants ne peut  concrètement être inférieur à zéro. Or cette marge d’intérêt constitue une base essentielle des revenus des banques de détail   .  Et cet effet défavorable, dans le cas français par exemple ,  n’est plus compensé depuis 2016 par l’accroissement des volumes de crédit et  l’abaissement du coût du risque de crédit, engendrés par ces mêmes taux très bas. Même si les résultats tirés de leurs autres activités (banque d’investissement, international, assurances…) leur ont permis de dégager au total de très bons résultats. En conséquence, la baisse des revenus bancaires tirés de leur activité de banque de détail sur leur marché domestique risque de freiner tôt ou tard leur capacité à suivre la croissance du crédit qui accompagne le regain de croissance, alors même que le ratio de solvabilité exigé par les règles prudentielles est en hausse.

Pour l’ensemble de ces raisons notamment, l’amorce d’une normalisation de la politique monétaire de la BCE devient donc nécessaire. Elle permettrait d’ailleurs à l’institution de se reconstituer d’indispensables marges de manœuvre pour prévenir un futur renversement de cycle, d’autant plus que la politique budgétaire de nombreux Etats européens apparaît aujourd’hui peu mobilisable, compte-tenu de leur niveau d’endettement public.

Pour effectuer ce virage, la Réserve Fédérale américaine a procédé à partir de 2014 à une réduction progressive (appelée tapering), puis à un arrêt de son programme d’achats de titres, enfin à une hausse progressive de ses taux directeurs (taux de court terme). L’annonce de la BCE présentant son tapering aura probablement lieu le 26 octobre. Par un choix de sortie certainement très progressif de son programme d’achat d’obligations, en stabilisant tout d’abord ses stocks, elle pourrait ainsi provoquer une remontée très prudente des taux longs au cours des prochaines années. Elle pourrait par ailleurs faire remonter parallèlement les taux négatifs vers zéro, situation qui ne peut être que très exceptionnelle. Le relèvement de ses taux directeurs d’interviendrait qu’après cette première étape.

La remontée des taux sera pilotée de façon très  prudente, car elle comporte elle-même des risques significatifs. Elle pourrait provoquer des chocs importants sur les marchés, si elle était brutale et mal anticipée. De même, compte-tenu du niveau d’endettement élevé des Etats comme des entreprises et des ménages, elle ne peut qu’être très progressive. Enfin, l’euro a déjà fortement remonté par rapport au dollar. Or la hausse de notre devise ayant clairement un effet qui peut contrecarrer le surcroît d’inflation envisageable à la  suite de la meilleure croissance de la zone, la BCE ne peut prendre le risque d’une accélération de la réévaluation de l’euro, alors qu’elle cherche à faire remonter le taux d’inflation vers 2%.

La politique menée par la BCE a de fait cherché à acheter du temps à la zone euro, pour permettre aux Etats de réaliser les réformes structurelles et les adaptations nécessaires du cadre institutionnel et organisationnel de la zone monétaire elle-même   . Cette politique ne pouvant être éternelle, il devient encore plus impératif pour les Etats concernés de conduire ces réformes pour accroître leur compétitivité (qualité/prix) et soutenir leur potentiel de croissance. Et ainsi, sans politique d’austérité, faire baisser les déficits publics, y compris sociaux, et les déficits structurels de balance courante. L’objectif doit être de créer les fondements d’une zone euro renforcée, car mieux coordonnée, plus solidaire et dont tous les membres auront accru leur potentiel de croissance.

Co-écrit avec Thibault Dubreuil, Majeure Finance d’HEC

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Conjoncture Finance Politique Economique

Cercle Les Échos : Face à l’ubérisation annoncée, quelles clés du succès pour les banques ?

La banque connaît-elle une ubérisation ? Et dans ce cas comment y faire face ? De quels atouts dispose-t-on ? Quelques analyses et raisonnements peuvent être posés de manière assez sûre, sans jouer au futurologue.

Le mot « ubérisation », pris de façon assez large peut désigner la menace d’un modèle établi par une série d’innovations et de nouveaux acteurs. On se concentrera sur la banque de détail car elle est a priori plus touchée par ce phénomène que la banque d’entreprise. Les innovations digitales, qui peuvent trouver un champ d’application dans le domaine bancaire, sont de divers ordres : robotisation, digitalisation des process, des contrats et des signatures, le big data, l’intelligence artificielle, les paiements et bien d’autres. À l’évidence, ces innovations provoquent beaucoup de ruptures et créent de nombreuses possibilités de révolutions à analyser et à intégrer dans nos stratégies. Deux types de rupture en particulier sont intéressants à étudier.

La première approche consiste à se poser la question de savoir si la digitalisation pourrait aller jusqu’à la disparition des agences, ou du moins jusqu’à une forte réduction du modèle de banque à réseau. C’est une question qu’il faut se poser, puisqu’il y a beaucoup moins de clients qui viennent dans les agences. Nous pouvons donc légitimement nous demander si cela va se poursuivre, si cette réduction touche tous les métiers des agences et si l’on se dirige vers un modèle quasi-unique de banque en ligne ou néo-banque.
La deuxième approche consiste à étudier dans quelle mesure cette révolution technologique permet à nombre de startups, telles que les fintechs, de croître et de concurrencer des banques commerciales sur telle ou telle partie de leur chaîne de valeur. Y-a-t-il à ce moment-là une possibilité de perte de segments rentables ? La rentabilité peut-elle baisser sans pour autant mettre en cause le modèle de banque de réseau ?

Ces deux questions sont importantes et différentes, même si les réponses que l’on peut apporter peuvent parfois se rejoindre.
La première approche est fondamentale : peut-on imaginer un monde de banques sans agence ? Certains analystes l’affirment et parlent pour la banque du « Kodak de demain », ou un peu moins radicalement de « la prochaine sidérurgie ». Il ne faut pas refuser cette question, mais au contraire aller au fond des choses. Ce sujet mérite des éléments de réponse fondés sur de solides analyses. Il faut d’abord bien distinguer la question du digital de celle des taux d’intérêt. Nous avons la conjonction des deux phénomènes, mais ils n’ont pourtant rien à voir l’un avec l’autre. Il y a d’un côté une courbe de taux d’intérêt très plate qui abîme la rentabilité des banques de détail. On peut raisonnablement espérer que ceux-ci remonteront, avec notamment à nouveau un écart suffisant entre taux courts et taux longs, et une banque centrale qui sortira progressivement du quantitative easing. Gageons qu’il y aura des annonces faites dans ce sens de la part de la BCE fin octobre.
De l’autre côté,  nous avons le digital et son impact sur la rentabilité. Il faut faire attention, me semble-t-il, à ne pas répondre par le digital à des questions de taux d’intérêt en pensant que les taux bas changent structurellement le modèle. Les taux d’intérêt tels qu’ils sont aujourd’hui ne changent pas le modèle en soi, mais abîment transitoirement la rentabilité, ce qui n’est pas tout à fait pareil.


Le raisonnement à tenir consiste, me semble-t-il, à revenir aux fondements : Qu’est-ce que l’essence même d’une banque de détail ? Qu’est-ce que l’essence de la relation bancaire ? Il faut ici bien distinguer les invariants des points contextuels qui varient en fonction de la technologie en vigueur et de leur utilisation par les clients. Dans la banque de détail – dont le modèle peut d’ailleurs être différent suivant les pays en fonction des us et coutumes qui sont propres à chacun –, il y a deux grands domaines : la banque au quotidien, transactionnelle, et la banque relationnelle, celle des « projets de vie » et celle du conseil. Ce sont bien deux demandes de banques assez distinctes, même si naturellement elles se croisent souvent.

La banque au quotidien, à l’évidence, est celle des transactions courantes : aller chercher un chéquier, effectuer un paiement, retirer de l’argent liquide ou en déposer, etc. Cette banque-là n’a pratiquement plus besoin de réseau, même s’il y a encore des demandes, mais de moins en moins nombreuses, pour aller au guichet. Le développement de l’internet, des smartphones et des automates fait que cette banque transactionnelle n’a pratiquement plus besoin de réseau pour réaliser ces opérations courantes. La baisse de fréquentation y est globalement très forte. C’est très important, car la demande de « guichetiers » existe de ce fait de moins en moins et il faut bien l’intégrer.

Il y a d’autre part la banque relationnelle, celle des projets de vie et du conseil -mais aussi la banque qui accompagne les moments difficiles que chacun peut rencontrer tôt ou tard -,  qui caractérise au fond la relation la plus profonde des particuliers avec leur banque, bien au-delà de la gestion des moyens de paiement. C’est celle du temps long avec les clients. Ceci est crucial, car ce temps long est lié au fait que l’on s’occupe de leurs projets de vie, dans leur préparation comme dans leur déroulement. Ces projets peuvent être très importants : financer ses études, sa première installation professionnelle, acheter un logement, préparer sa retraite ou sa succession, etc. Il peut aussi s’agir de petits projets de vie qui s’enchaînent, comme préparer un voyage ou acheter une voiture. Tout cela fait partie d’un univers dans lequel les banques sont parfaitement légitimes car elles répondent aux besoins des clients en leur proposant les produits nécessaires, à savoir le crédit, l’épargne, et naturellement l’assurance (de biens ou de personnes) qui permet de les protéger. Ces projets demandent du temps à être préparés et réalisés. Une longue et forte relation de confiance se crée donc entre le client et le banquier, puisque l’on traite de la sécurité de ses biens, de la personne, de sa famille et, au fond, de son bien-être. L’univers de besoin auquel répond la banque relationnelle est donc celui du temps long, de même que le crédit, l’épargne et l’assurance sont des produits du temps long.

Il est normal et courant dans une société d’avoir régulièrement des polarisations de la pensée: à la fin des années 90 et courant des années 2000, on s’interrogeait beaucoup sur le fait de savoir si la grande distribution allait remplacer la banque. À cette époque, nombreux étaient ceux qui écrivaient savamment que la grande distribution allait enlever des pans entiers à la banque. Or, cela n’a pas été le cas. En 2004, dans Les Échos déjà, j’avais commis un long article sur ce sujet. La réflexion partait du point suivant : dans la grande distribution on traite le temps court, car ce qui s’y achète se consomme quasiment immédiatement. Si cela ne nous convient pas, il est facile de changer de marque et même d’enseigne. Dans la banque cela est compliqué de changer rapidement, en fonction de l’expérience de consommation, car si l’on fait un crédit, une épargne, ou si l’on souscrit à une assurance, c’est en général pour une longue durée. C’est pourquoi les conseillers bancaires doivent rester un temps suffisamment long en poste. C’est d’ailleurs une demande forte des clients. Alors que dans la grande distribution, pour l’essentiel, il n’y a plus de « commerciaux » dans les magasins. Je n’ai donc jamais vraiment cru à ce que la grande distribution puisse prendre des parts de marché importantes sur la banque, précisément parce que l’analyse fondamentale de l’essence même de ce qui était la relation bancaire me laissait penser que l’épargne ne s’achèterait pas sous blister. Le seul point de rencontre entre la grande distribution et la banque se faisait sur le crédit consommation et la carte de paiement et de fidélité, tous deux en prolongation exacte de  l’acte d’achat. Il s’agit donc du seul champ dans lequel on a effectivement eu une concurrence entre la grande distribution et les banques, jusqu’à présent.

Par ailleurs, suivant les pays, il existe différents  mix entre modèles relationnels et banques au quotidien. Une étude réalisée pour le compte de la FBF en 2010 a cherché à savoir quels étaient les pays dans lesquels les banques avaient un fort modèle relationnel. La France ressortait dans les pays les plus forts, ce qui ne voulait pas dire que les banques françaises n’étaient pas transactionnelles, mais simplement qu’elles avaient mis un poids relativement plus important sur le côté relationnel que beaucoup d’autres pays. Les pays qui ont des modèles beaucoup plus transactionnels que relationnels ont donc tout intérêt à fermer beaucoup d’agences, car celles-ci n’ont pas beaucoup d’autres offres à proposer. Dans les banques relationnelles, quelque chose d’autre se passe.

Donc les personnes viennent de moins en moins pour la banque au quotidien, c’est une certitude. Mais auront-elles pour autant de moins en moins d’appétence pour la banque relationnelle ? Depuis déjà une dizaine d’années, les modes de relation avec les réseaux bancaires ont évolué : physique, téléphone, e-mail, visio, tchats, etc. Ils ne suppriment cependant pas le besoin du conseiller bancaire. Si l’on a toujours autant besoin, voire davantage, de conseillers bancaires, il faut donc bien savoir où les placer et où les loger. Les clients désirent à intervalle régulier voir leur conseiller en tête-à-tête, pour certains sujets plus structurants ou par simple réassurance. Avoir des agences plus proches n’est donc pas complètement incongru. D’autant plus qu’elles sont aussi, en tant que lieu matérialisant la banque, une réassurance pour nombre de particuliers et même de  professionnels.  Alors puisque nous disposons déjà des agences en proximité, pourquoi se priver de cet atout ? D’autant plus que celles-ci nous offrent des kilomètres de vitrines publicitaires que bien des banques en ligne nous envient.
Ainsi, les modes de relation évoluent et se complètent, mais ils ne se suppriment pas. In fine, ils sont même essentiellement fondés sur la relation avec le conseiller de clientèle. L’essence ne change pas, car il n’y a pas de baisse de la demande de banque pour les projets de vie, et même au contraire. Avec Internet, les clients sont de plus en plus exigeants sur la qualité du conseil, car ils savent très bien naviguer pour s’informer, comparer et changer s’il le faut. Ils demandent à leur conseiller d’être encore meilleur, plus réactif et plus proactif qu’auparavant.

En réalité, la moindre fréquentation des « guichets » est une chance pour la banque, et ce n’est pas un paradoxe. Premièrement, le digital supprime les tâches répétitives au « guichet » qui ne sont pas rémunérées, ce qui économise des coûts. Nous pouvons aussi offrir beaucoup plus de temps commercial aux clients qui demandent davantage, et ce en faisant des personnes qui étaient au « guichet » des conseillers de clientèle. La plupart du temps ce sont des jeunes débutants qui n’attendent que cela, ils sont donc formés aisément. Grâce au digital, le temps commercial est développé et évite aussi les tâches répétitives aux commerciaux aguerris.

Le deuxième argument, conséquence du premier, est que l’on accroît le temps productif commercial de nos propres conseillers, ce qui augmente notre productivité. Notre PNB est ainsi accru par notre capacité à mieux servir et conseiller nos clients, et ainsi répondre à leurs besoins.

Troisièmement, le parcours client est clairement facilité par le digital, car certaines opérations sont plus faciles à traiter à distance ou par les automates. La satisfaction du client est donc augmentée, car la banque est rendue plus pratique.

Enfin, le digital est aussi une chance, car il permet d’améliorer le modèle relationnel lui-même. Le big data et l’intelligence artificielle, que l’on essaie d’intégrer progressivement, peuvent nous permettre de bien mieux comprendre nos clients et leurs besoins, de mieux préparer nos rendez-vous, donc de mieux les servir. Nous sommes ainsi bien plus efficaces. Il s’agit ici de productivité commerciale intelligente, et cela satisfait beaucoup les clients qui ne sont appelés que pour des choses qui concernent leurs véritables besoins.

Augmenter la praticité de nos banques et la qualité du conseil sont donc deux clés fondamentales de succès. Pour la banque, deux axes le permettent : la formation, dont nous avons très significativement augmenté le budget à la BRED, et le digital lui-même !

Il nous faut ainsi assurer la même praticité que les banques en ligne. Evidemment, si l’on assure la même praticité, mais que l’on ne pratique pas des tarifs aussi bas, il faut nous différencier par autre chose : un conseil de qualité. Sans vouloir les critiquer car elles sont parfaitement légitimes, il n’y a pas de conseillers dans les banques purement digitales.

Les clients en France demandent en fait les deux : une banque au quotidien très pratique et un conseiller attitré qui puisse leur apporter de la valeur ajoutée. Ils ne chercheront donc à dissocier banque transactionnelle et banque de conseil, ou même à se satisfaire d’une seule banque au quotidien low cost, que si leur banque usuelle n’excelle pas dans les deux registres.

Les banques de réseau ont donc un avantage comparatif certain, à condition aujourd’hui, d’une part, de continuer d’investir pour être aussi bonnes que les banques en ligne dans la praticité de la banque au quotidien. Rien d’impossible. Et d’autre part, Il leur faut parallèlement s’assurer qu’elles peuvent produire des conseils de qualité, dont la valeur ajoutée justifie une rémunération. L’investissement important sur le digital et sur la formation sont donc bien deux clés de succès.

Mais l’organisation agile de chaque agence comme du réseau et l’optimisation de l’utilisation des moyens pour les affecter au plus producteur de PNB est aussi cruciale. Dans certains cas, les banques peuvent supprimer des agences, car le besoin de guichets transactionnels disparaît. En conséquence, nous ne sommes effectivement plus obligés d’avoir une agence tous les 200 mètres dans les grandes villes, même si nous avons toujours besoin d’agences pour assurer le conseil. Donc, suivant la configuration des banques d’aujourd’hui, le nombre d’agences à réduire peut-être assez différent.

Ajoutons que la banque en ligne n’a pour le moment pas de rentabilité, car elle a précisément beaucoup de mal à équiper les clients. En outre, pour acquérir des clients, elle a un coût considérable à assumer qui correspond au besoin de faire beaucoup plus de publicité que les autres banques. Comme elle n’a pas de vitrines, il faut qu’elle attire le client avant qu’il ne rentre spontanément dans nos agences. La banque en ligne doit, dans le même registre, proposer beaucoup de cadeaux et d’offres gratuites. Par exemple, 80 euros sont en général accordés à l’ouverture de comptes, mais beaucoup d’étudiants vont successivement dans plusieurs banques afin de les obtenir à tour de rôle. La fidélisation n’est donc pas aisée. Et la banque en ligne se concentre pour l’essentiel, par construction donc, sur la banque transactionnelle. Il est ainsi assez difficile de rentabiliser ces modèles et de capitaliser sur les clients, sauf à commencer à élargir l’offre et à nommer des conseillers, ce qui commence à apparaître ici et là. Si cela se développait, ce serait très intéressant, car il pourrait alors y avoir des banques traditionnelles qui se digitaliseraient et des banques en ligne qui commenceraient à ouvrir leur jeu en nommant des conseillers. Les deux registres de banque commenceraient alors à se rapprocher de manière intéressante.

Mais alors la question se pose : le conseil lui-même peut-il être digitalisable ? Peut-on se passer d’humains dans le conseil ? On pourrait évidemment se dire : avec un big data bien fait et avec une bonne intelligence artificielle, une automatisation des « pushs », (SMS ou e-mails) aux clients rendrait le conseiller humain inutile. Le client recevrait des propositions intelligentes, parfois même plus intelligentes que celles du conseiller qui n’a pas été suffisamment formé ou aidé. Pourquoi demain aurait-on donc besoin de conseillers bancaires puisque tout serait digitalisé ?

Nous sommes convaincus du contraire, même s’il est impossible de se projeter avec certitude dans dix ou vingt ans.

On sait que la machine est capable de battre l’homme dans beaucoup de domaines. On sait aussi que l’homme et la machine ensemble battent la machine seule. Il faut toutefois rester très modeste, car qui sait aujourd’hui ce que sera capable de faire l’intelligence artificielle demain. Les personnes expertes en intelligence artificielle restent elles-mêmes très prudentes. Il y a cependant quelques éléments clés de réflexion à prendre en compte.

Le premier élément est que la confiance est une clé de la relation bancaire, pour une raison simple : les gens nous confient leur argent et la co-construction de leurs projets de vie. On entre dans l’intimité et dans la sécurité des personnes et de leur famille. Avoir une relation interpersonnelle permet aujourd’hui de dégager infiniment plus de confiance qu’avec un robot, même ‘’intelligent’’. Les plus jeunes qui ont une habitude extraordinaire du digital demandent par exemple à nos banques d’avoir des conseillers de clientèle attitrés, et ce même s’ils viennent bien moins dans nos agences. A la BRED, en outre, nous avons fait l’expérience d’envoyer à des groupes de clients connaissant des situations identiques des propositions commerciales par SMS ou e-mails. Comme toujours lorsque l’on fait un mailing, on a eu un retour de 2 à 3 % de réponses positives. Nous avons ensuite réitéré les envois par e-mails ou SMS à d’autres personnes aux caractéristiques identiques, puis fait appeler les conseillers de clientèle sur le même sujet. Nos succès ont alors été multipliés par dix. Il y a donc un espoir pour la relation humaine à travers cette très modeste expérience.

Le deuxième enjeu tient au fait que la base de la confiance réside aussi dans la réputation de l’institution, qui est une valeur ajoutée et un atout pour les banques.

Par ailleurs, les sciences cognitives montrent aujourd’hui que dans la capacité de décision, il y a besoin d’intelligence rationnelle, mais aussi d’intelligence émotive. Des études présentent certains cas de personnes ayant été blessées et ayant perdu l’usage d’une partie du cerveau qui servait à l’intelligence émotive. Elles sont alors totalement incapables de prendre des décisions, alors même que leurs capacités de raisonnement et d’analyse restent intactes. Les avancées de la science cognitive démontrent donc que pour prendre une bonne décision il faut avoir l’intuition de la solution doublée de la bonne analyse. Donc, la relation humaine peut-être un puissant facteur d’aide à la décision. Dans le même ordre d’idée, des études économétriques viennent de mettre à jour que l’apprentissage d’un cours était plus performant en « présentiel » avec un professeur qu’avec un MOOC. Ce qui ne remet en aucun cas en cause l’intérêt extraordinaire des MOOC dans la diffusion du savoir et la capacité de toucher bien davantage d’étudiants. Mais le professeur en salle de cours n’est pas pour autant sans avenir.
Enfin, nous recevons tous les jours davantage de sollicitations diverses et variées de la part de personnes ou d’organisations que l’on ne connaît pas, et ce sous forme de « pushs », d’e-mails ou de SMS. D’ici quelques années nous serons tous saturés de ces sollicitations, si ce n’est déjà le cas. La différence se fera alors sur les humains capables d’appeler en supplément des « pushs » ; en apportant une valeur ajoutée additionnelle. Cette différentiation sera sûrement décisive.

Pour toutes ces raisons, les banques à réseau ne seront donc probablement pas menacées d’extinction par ce qui s’apparente à une possible ‘’ubérisation’’.


Une seconde approche consiste à se demander s’il y a des possibilités de perte de segments de marché rentables, due à des intervenants extérieurs tels que les fintechs.

Prenons les fintechs qui fleurissent. On a de plus en plus de développement des services proposés sur les certifications et authentifications, la biométrie, la gestion budgétaire, les coffres forts électroniques, les agrégateurs, les paiements, la blockchain, etc. La question est donc : y a-t-il un risque de se faire désintermédier, quand on est une banque, sur des portions de la chaîne bancaire qui seraient rentables ?

L’exemple qui pourrait légitimement inquiéter est celui des agrégateurs externes qui ont aujourd’hui des possibilités d’accéder aux données, de proposer des virements, donc d’initier des paiements. Ils peuvent aussi greffer là-dessus des services de gestion de budget et des propositions de produits bancaires au meilleur prix. Qu’est-ce qui les empêcherait demain, en effet, d’analyser les données de nos clients et de proposer les services bancaires qui leur correspondent ? De tels acteurs pourraient par exemple proposer des crédits à la consommation en s’appuyant sur des courtiers et en proposant le moins disant, -mais pas obligatoirement le plus approprié – qui peut ne pas être la banque traditionnelle du client. Cette hypothèse de désintermédiation partielle des banques est parfaitement envisageable. Je pense – peut-être à tort – que les craintes peuvent être exagérées.

En premier lieu, de nombreuses fintechs n’auront pas accès aux données des clients, celles qui par exemple proposeront des logiciels de gestion de budget. Celles-ci ne seront que difficilement en mesure de prendre des parts de marché sur certains segments aujourd’hui opérés par les banques. Deux solutions s’offrent donc à elles : soit elles coopèrent avec des banques spécifiques, par achat des premières par les dernières ou partenariat plus ou moins exclusif, soit elles font des plates-formes collaboratives avec plusieurs banques de façon à proposer des services qui peuvent être partagés. Ainsi, elles s’invitent et s’intègrent dans la chaîne de valeur des banques, mais sans pour autant perturber leur modèle. Elles contribuent même à l’enrichir, puisque les banques deviennent encore plus fortes dans le modèle global avec leurs clients en élargissant leurs services. Par exemple, dans le groupe BPCE nous sommes allés chercher des fintechs pour proposer aux clients professionnels des solutions de CRM reliés aux paiements. Donc, soit les banques ont la capacité d’investissement informatique et peuvent enrichir leurs services elles-mêmes, soit elles cherchent à sous-traiter. En fait, la réalité est bien entendu, un mix des deux. Ce qui change en revanche, c’est que la banque avait l’habitude de tout faire par elle-même, alors que demain elle sera probablement aussi un métier d’assemblage, pas seulement un métier complet et totalement intégré. Assembler n’est en rien mauvais, si cela nous permet d’élargir notre base de relation globale et nos revenus.

Le second cas, qui peut évidemment poser problème, est celui où les fintechs auront accès à  une partie des données. Le web scratching -qui sera peut être interdit prochainement ou tout du moins très encadré – et plus généralement la DSP2 et les API posent la question de l’ouverture des données des banques et des comptes des clients. Aujourd’hui, toutes les banques ont construit leur agrégateur pour essayer de faire en sorte que leur clientèle n’ait pas besoin de sortir de leur univers pour accéder à leurs comptes dans leurs autres banques, et cela marche bien. Demain, réglementairement  l’accès aux données sera assorti de fortes autorisations, ce qui rendra certainement, et de façon légitime, beaucoup plus difficile  le traitement des données par les interlocuteurs externes à la banque du client (qu’il s’agisse ou non de banques).

La discussion porte aujourd’hui également sur le fait de savoir à quelles données il sera possible d’accéder. Nous pouvons dire que l’on assiste à une prise de conscience croissante des clients, des citoyens, sur le danger de laisser utiliser leurs données sans contrôle. La tendance va probablement s’accélérer, on le constate notamment chez les jeunes. Cette prise de conscience va vraisemblablement mettre un frein à l’intrusion.

En outre, une nouvelle réglementation sur la protection des données se mettra en place l’année prochaine (le règlement général sur la protection des données, GDPR, sera applicable en mai 2018) qui rappellera que les données appartiennent aux clients et que toute utilisation devra faire l’objet de son approbation. Celle-ci s’appliquera non seulement aux banques, mais aussi à tous les utilisateurs de données. Il s’agit probablement d’une bonne nouvelle, car même s’il est naturellement compliqué pour les banques d’avoir à tout justifier, cette réglementation va permettre de freiner l’arrivée de tiers voulant utiliser les données de façon cavalière, ce qui constituera à nouveau un frein à l’intrusion. La banque doit rester ce tiers de confiance qui traite les données intimes des gens, et il ne faut évidemment pas les laisser les dévoiler sans que les clients ne soient au courant et n’expriment leur consentement.


Ici encore donc, la capacité des banques à faire vivre et à améliorer leur modèle de relation globale avec leurs clients particuliers sera décisive pour résister à l’ubérisation. Tout en intégrant et en proposant  de nouveaux services qui s’inscrivent  bien dans l’univers de besoin des clients traités par les banques.Ainsi, si les banques investissent beaucoup dans la formation et dans le digital, et conduisent les changements indispensables de leurs organisations, il n’y a pas de raison de penser que le modèle de banque de détail en réseau soit mort. En revanche, comme dans tous les modèles qui durent, il ne faut plus qu’il soit chimiquement pur. Il doit au contraire être désormais intimement mixé avec le digital. On voit aujourd’hui dans tous les domaines de la distribution que les modèles purs digitaux ont du mal à vivre et que les modèles purs de distribution physique sont en train de mourir. L’avenir se fera dans ce mix-là, et les bonnes voies de réponse se trouvent dans la compréhension de ce qu’est l’essence même de la relation bancaire. Il me semble que c’est possible.

Le risque d’ubérisation aura alors aussi provoqué, ici comme dans d’autres domaines, une forte stimulation concurrentielle, essentielle dans un secteur très réglementé et peu propice aux changements rapides. Mais il faut être lucide : il ne se réduit pas à cet effet stimulant qui aura au total entraîné une amélioration du modèle bancaire au bénéfice de ses clients. Une baisse de rentabilité, toute chose égale par ailleurs, due à de nouveaux entrants exerçant une pression sur les prix, est probable. Mais d’autres domaines peuvent sans doute être développés parallèlement, connexes à l’activité récurrente des banques commerciales, qui viendront accroître leurs revenus.

Le risque d’ubérisation, pour reprendre le titre de la conférence, doit être évalué en profondeur à l’aune des atouts mobilisables par les banques commerciales. Une sortie par le haut paraît alors possible. Mais sous réserve de la juste appréciation des nécessaires mutations à réaliser et de l’adoption d’une stratégie délibérément offensive par ces mêmes banques commerciales.

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Table ronde de macro-finance contemporaine à l’université Paris Ouest

  • Paradis fiscaux: où en sommes nous ? Avancées, écueils et enjeux
  • Taux d’intérêt négatifs : quand l’impensable devient la norme, causes, conséquences et perspectives

14h-16h : Taux d’intérêt négatifs : quand l’impensable devient la norme, causes, conséquences et perspectives

Michel Aglietta (Professeur émérite et conseiller scientifique au CEPII),Mr Visnovsky (secrétaire général adjoint de l’ACPR),
Olivier Klein (Directeur général de la BRED et professeur en économie et finance à HEC),
Marie Pierre Peillon (Directrice de la Recherche, Groupama Assets management).

La table ronde sera animée par Romaric Godin (rédacteur en chef de La Tribune).

Programme complet

A suivre, le résumé de mon intervention.