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La fatigue des démocraties

La rivalité systémique Chine-Etats-Unis, l’apparition d’un « Sud global » lui-même bien disparate, la guerre en Ukraine… Les manifestations les plus criantes de la fragmentation géopolitique et économique du monde sont la multiplication depuis 2010 des conflits militaires internationaux par presque quatre, celle du nombre des pays soumis à des sanctions financières par un peu moins de trois ou encore celle des mesures protectionnistes dans le monde par six.

Cette fragmentation géopolitique s’accompagne ainsi d’une fragmentation économique, bien qu’à un rythme plus lent. Les deux menaçant la paix et la sécurité – le bruit du monde nous le rappelle tristement chaque jour – et les bienfaits d’une liberté organisée du commerce et des mouvements de capitaux. Rappelons-nous que le taux de la population mondiale pauvre (en dessous du niveau minimal de subsistance) est passé de 40 % en 1980 à environ 10 % ces dernières années.

Le jeu des puissances est revenu au centre de la scène mondiale. La Chine veut retrouver une place prédominante, après une longue période d’effacement géopolitique. Les Etats Unis ne veulent pas perdre leur position de première puissance mondiale. La Russie, après la fin pacifique de l’Union soviétique, est mue par son complexe historique d’encerclement et d’insuffisante prise en considération de sa « juste » place dans le concert des grandes puissances. Le rejet du « deux poids, deux mesures » mobilise les populations des pays émergents comme leurs dirigeants.

La défiance est donc considérablement montée entre les pays émergents et l’Occident, l’Occident qui servait jusqu’alors de modèle et qui donnait le « la » de la régulation mondiale. D’où l’actuelle déficience des modes mêmes de cette régulation mondiale : l’ONU, l’OMC, etc., mais aussi les mécanismes de coordination usuels bilatéraux plus ou moins formalisés. La fragmentation du monde semble bien en marche.

Mais nous assistons aussi parallèlement à une autre fragmentation. Au sein même des démocraties occidentales, avec une montée des populismes et des extrêmes. Les démocraties semblent fatiguées. Comme l’écrivait Cioran : « Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute. »

Le développement du wokisme en est tout à la fois une manifestation et une cause. La recherche de l’extension illimitée des droits de chacun, dans tous les domaines, sans jamais les associer aux devoirs symétriques qui pourraient les permettre, induit l’éventualité d’une ruine morale, une perte de tout sens civique. Et la possibilité d’une ruine financière, avec un financement à bout de souffle d’un système de protection sociale, pourtant essentiel. Ici encore, la montée de la défiance en résulte, renforçant la fragmentation. Défiance vis-à-vis de l’Etat, des institutions, des autres même.

Et, ici ou là, la montée de la défiance vis-à-vis de la démocratie elle-même. Le wokisme finit par nourrir la montée du populisme, qui se targue de vouloir rétablir les valeurs fondamentales, tout en proposant une logique illibérale, tant économiquement que politiquement. Ce jeu des contraires pousse à une fragmentation encore plus forte, voire potentiellement violente, de la société.

Cette fatigue apparente de la démocratie ne peut que donner peu d’envie aux autres civilisations. La fragmentation des sociétés occidentales nourrit ainsi pour partie la fragmentation du monde et la montée d’une défiance généralisée. Parallèlement, la montée des régimes autocratiques dans les pays émergents induit à son tour une méfiance justifiée de la part des pays occidentaux.

Saura-t-on recréer le degré de confiance en soi comme en les autres et les modes de coordination nécessaires pour ne pas développer encore davantage la logique du chacun pour soi des individus et des pays ? Saura-t-on éviter la violence primitive toujours justifiée par la violence anticipée de l’autre ? Pourra-t-on revivifier la démocratie et assurer son équilibre pour protéger ce bien précieux ? Pour éviter la dynamique mortifère de la défiance et les conséquences multiformes délétères de la fragmentation.

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Dette et déficit publics : comment éviter le précipice

5,5 % du PIB en 2023 : le taux de déficit public français s’affiche à un niveau inattendu et comme l’un des plus élevés de l’Union européenne. Pourquoi est-ce un sérieux problème ? Quelles sont les possibilités de sortir d’une impasse dans laquelle le France s’enfonce depuis longtemps ?

Un déficit peut être souhaitable lorsque la politique budgétaire joue son rôle contracyclique lors de récessions, par exemple. Toutefois, si la croissance française et européenne s’est avérée faible en 2023, la récession crainte du fait de la remontée historique des taux d’intérêt ne s’est pas produite. Après les années de déficits publics très élevés (6,6 % en 2021 et 4,8 % en 2022), il était espéré que celui de l’année passée s’établirait à un niveau bien moindre et que sa décrue soit programmée et crédible pour les années suivantes. La France enchaîne sans discontinuer les déficits publics depuis 1974, or, empiriquement, il n’y a pas de corrélation positive à long terme entre les déficits publics et le taux de croissance.

Si le taux d’endettement public était faible, ou même moyen, quelques années de déficits publics à des niveaux élevés ne seraient pas dangereuses. Mais notre endettement public (système de protection sociale inclus) dépasse les 110 %. Notre déficit primaire (avant paiement des intérêts de la dette) s’approche de 4 % du produit intérieur brut (PIB). Notre croissance potentielle est faible et le taux d’intérêt réel long terme est devenu légèrement positif. Nous sommes sortis durablement de la période de taux bas. L’argent gratuit ayant disparu, le coût de l’endettement public est passé de 34 milliards d’euros en 2020 à plus de 50 milliards en 2023 et atteindra plus de 70 milliards en 2027. Il n’y a plus d’argent magique. Cette combinaison très défavorable pourrait ainsi nous amener à connaître un effet boule de neige de la dette publique, qui consiste à emprunter davantage encore pour payer les intérêts de la dette elle-même, dans une croissance sans fin et très déstabilisante de la dette publique. Le taux de la dette publique française s’élevait à 20 % du PIB en 1980, à 60 % en 2000 (idem en Allemagne) et 110,6 % en 2023 (contre environ 65 % en Allemagne). Enfin, si le taux d’endettement public a monté de 25 points de PIB environ pour l’ensemble de la zone euro depuis 2000, il a monté de 50 points pour la France, soit du double.

Il existe des possibilités de sortir de l’impasse, à l’abri certes de l’euro qui nous a protégés dès 2000, mais qui pourrait tôt ou tard ne plus suffire.

Pas de marge de manœuvre

L’annulation de la dette détenue par la banque centrale est non seulement hautement périlleuse, mais en outre inutile car les intérêts perdus par l’autorité monétaire le seraient à l’identique par l’État qui reçoit en recettes les résultats de l’institut d’émission.

La montée des impôts serait une solution si la France ne connaissait déjà un taux de prélèvement obligatoire (43,5 % du PIB en 2023) parmi les plus élevés dans le monde. Mais aujourd’hui, cela conduirait à ralentir la croissance et à détériorer tôt ou tard encore déficit et dette. Et dégrader encore davantage le taux d’emploi. Soit, retomber dans le cercle vicieux français. Cette recette ne peut fonctionner que lorsqu’il existe une marge de manœuvre. Ce n’est plus le cas pour la France.

Le taux d’imposition des revenus pour plus de la moitié des ménages est nul en France et les taux sont plus faibles que dans le reste de la zone euro pour les premières tranches du barème. Mais le taux marginal sur les revenus des ménages s’élève en France à 55,2 % contre 47,5 % en Allemagne ; il est également plus élevé en France qu’en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas ou en Belgique. Il ne semble donc guère faisable de provoquer encore davantage de distorsions en augmentant les barèmes des ménages les plus aisés. Le taux de taxation du capital, quant à lui, reste encore supérieur à la moyenne européenne. En outre, le niveau d’inégalité des revenus en France est l’un des plus bas européens.

Les entreprises, quant à elles, malgré les efforts des dernières années connaissent encore des prélèvements bien au-dessus de leurs concurrents européens : les impôts sur la production, par exemple, sont encore en 2022 supérieurs de 2,4 points de PIB par rapport à la moyenne de la zone euro et de 3,7 points par rapport à l’Allemagne.

En 2022, le taux de prélèvement obligatoire était de 6,1 points de PIB supérieur au taux moyen de la zone euro. Il est le plus élevé de l’Union européenne. L’arme budgétaire peut être d’une grande utilité, mais seulement si l’on est capable de la recharger régulièrement.

Baisser significativement le niveau des dépenses publiques par rapport au PIB est ainsi souhaitable lorsque l’on atteint ces sommets. Dans le cas de la France, il faudrait procéder notamment à une réingénierie de l’organisation territoriale comme de la gestion des services publics. Ce qui ne peut que prendre du temps et provoquer des mécontentements. Pourtant, la nécessité en est grande et la méthode du rabot très limitée en efficacité.

Cependant, il n’est pas raisonnable, avec une croissance bien faible, de procéder à une baisse rapide et indifférenciée des dépenses publiques car elle peut engendrer à court terme une récession qui aurait des effets négatifs sur les déficits eux- mêmes. Stabiliser leur niveau en volume et les réallouer est en revanche particulièrement souhaitable. Et en améliorer fortement leur efficacité. En associant les salariés des services publics (y compris ceux de la sécurité sociale au sens large) pour leur en montrer les bénéfices qu’ils pourraient eux-mêmes en tirer. En travaillant administration par administration et transversalement par thème, sereinement mais sans tergiverser ni procrastiner. Avec l’appui des outils numériques, entre autres, c’est possible sans dégâts humains. Le dire et le faire de façon crédible s’impose. La crédibilité est, en effet, clé pour la stabilisation financière.

Au moins trois leviers

Cela peut-il suffire ? Non. Deux leviers supplémentaires sont nécessaires, à jouer conjointement avec le précédent, et à annoncer publiquement, en affichant une détermination sans faille et une programmation claire. Il y va de la crédibilité indispensable des pouvoirs publics pour convaincre l’ensemble des parties prenantes.

Poursuivre les réformes structurelles qui permettent d’augmenter la croissance, soit accroître la quantité de personnes disponibles au travail et augmenter les gains de productivité. Le surplus de croissance engendrée permettrait de soulager le taux de déficit et l’endettement public par la hausse du dénominateur.

Mais face au retard français et européens en termes d’innovations technologiques et d’industries du futur, ces seules actions ne suffiraient à nouveau probablement pas.

Le développement de programmes du type de l’IRA américain, adossé à une politique industrielle bien pensée serait incontournable, mais illusoire avec l’endettement actuel. Il est également probablement illusoire de penser que l’Union européenne accepterait de lancer un second emprunt commun semblable à celui lancé pendant la pandémie.

Seule la concomitance de ces trois axes d’actions peut éviter une catastrophe prévisible. Il faut allier les investissements de croissance et de compétitivité dont le financement serait gagé sur une baisse récurrente des dépenses de fonctionnement par rapport au PIB, la plus grande efficacité des services publics (dans la santé, comme dans l’éducation par exemple, les dépenses publiques françaises sur PIB sont parmi les plus hautes en Europe, avec pourtant une forte dégradation ressentie comme mesurée) et l’amélioration de la croissance potentielle grâce aux réformes structurelles.

La dette publique, lorsqu’elle n’est plus soutenable, entraîne les pires conséquences économiques et sociales. Le désordre monétaire et financier dû à un endettement trop longtemps excessif et non soutenable peut induire brutalement des ruptures dans la confiance des citoyens, comme des marchés financiers (qui financent plus de 50 % de l’endettement public français). Et à défaut d’une rupture brutale, un endettement non maîtrisé peut conduire à un déclin inexorable, dont les conséquences économiques et sociales sont, in fine, tout aussi mauvaises, sinon brutales. Seul l’engagement d’une conduite claire et programmée des trois plans d’actions ici décrits, bref seule la présentation d’une trajectoire lisible et crédible, car solidement étayée, semble pouvoir éviter un tel risque.

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Fragmentation du monde, vers une dédollarisation ?

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Annulation de la dette publique : fausse solution et vrai danger

La dette publique a crû de façon inquiétante tant dans les pays avancés que dans les pays émergents. Sa montée a été facilitée par la politique d’assouplissement quantitatif (avec des taux d’intérêt inférieurs aux taux de croissance et l’achat d’obligations publiques) des banques centrales, qui détiennent en zone euro environ 30 % de son encours actuel et ont financé plus de 60 % de son accroissement depuis 2008. Or, aujourd’hui, les taux d’intérêt ont fortement crû, eu égard au retour de l’inflation mais aussi à une certaine normalisation de la politique monétaire. En France, les intérêts de la dette publique s’élèveront à plus de 50 milliards d’euros en 2023, à plus de 70 milliards en 2027.

La sortie « par le haut » d’un tel niveau d’endettement public est nécessairement très étroite, sachant qu’en France le niveau d’imposition sur PIB est déjà sur le podium des pays de l’OCDE. Il s’agit donc d’améliorer structurellement le taux de croissance par des réformes permettant d’accroître tant les gains de productivité que la population disponible au travail. Et de réallouer les dépenses publiques – pas exclusivement celles de l’Etat – le plus efficacement possible, tout en engendrant, sans politique d’austérité, un excédent primaire (avant paiement des intérêts de la dette) du budget.

Certains, notamment en France, poussent l’idée bien plus attrayante, car apparemment facile et sans effort, d’une annulation totale ou partielle de la dette publique détenue par les banques centrales. Censée alléger considérablement la contrainte de solvabilité des acteurs publics, cette annulation est en réalité interdite par les traités en zone euro, et surtout inefficace et dangereuse pour la stabilité financière.

Une mesure vaine

Attachons-nous à son inutilité réelle, pas toujours bien comprise. Les comptes des banques centrales, le plus souvent filiales des Etats, doivent être analysés une fois consolidés avec ceux des Etats.

D’ailleurs, leurs résultats sont versés sous forme de dividendes et sont ainsi directement contributifs au budget. Si les banques centrales acceptaient d’annuler les obligations émises par l’Etat qui est leur actionnaire, cet Etat devrait recapitaliser la banque concernée, en émettant pour cela le même montant de dette publique. S’il ne le faisait pas, il abaisserait apparemment le ratio dette publique sur PIB et aurait à consolider avec ses propres déficits ou excédents la perte ou le manque à gagner récurrent ainsi imposé à la banque centrale. Et si les banques centrales acceptaient de n’être rémunérées qu’à un taux d’intérêt égal à zéro sur les dettes publiques qu’elles détiennent, le budget des Etats connaîtrait un manque à gagner exactement du même montant. Bref, du point de vue budgétaire, c’est un jeu à somme nulle. Procéder à de telles annulations, pour séduisant que cela paraisse, serait ainsi en réalité parfaitement vain.

Attention à la déstabilisation

Vain, mais pas sans danger ! L’annonce d’une telle décision serait très déstabilisante et la capacité ultérieure de l’Etat à financer sa dette pourrait être gravement compromise, ou chèrement payée en termes de prime de risque. D’autant qu’une telle opération reviendrait à mettre la politique monétaire totalement sous domination des pouvoirs publics. Et à la rendre inopérante dans sa maîtrise des agrégats monétaires comme dans sa lutte contre l’inflation. Avec des conséquences évidentes sur le désancrage des anticipations et sur le risque destructeur d’hyperinflation.

Enfin, et pour conclure par un raisonnement par l’absurde, si une telle possibilité existait, sans risque et sans douleur, pourquoi n’a-t-on pas laissé depuis longtemps les Etats développer des déficits ad libitum, sans limites de dépenses ? Malheureusement, il n’y a pas d’argent magique.

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Les enjeux de la politique monétaire mis en perspective

Les politiques monétaires, en pratique comme en théorie, s’adaptent par nécessité aux changements de modes de régulation de l’économie et, par construction, aux mutations successives des régimes d’inflation.

L’apparition d’une forte inflation au cours des années 1970 a engendré à la fin de la décennie et dans la première moitié des années 1980 un changement de conduite de la politique monétaire et de la théorie la concernant. La littérature a alors consacré l’idée que l’arme monétaire devait être dédiée à la lutte contre l’inflation, formant un consensus sur le fait qu’il ne pouvait y avoir d’arbitrage efficace entre la lutte contre le chômage et celle contre l’inflation. À moyen-long terme, accepter plus d’inflation pour raffermir la croissance ne provoquait qu’une augmentation de l’inflation structurelle, sans augmentation du rythme de croissance. Dès 1979, Volcker a ainsi contraint fortement l’évolution de la base monétaire (la quantité de monnaie de banque centrale), ce qui a élevé les taux d’intérêt à des sommets et a, ce faisant, provoqué une forte récession.

L’atterrissage conjoncturel de l’inflation ainsi provoqué a débouché peu à peu sur un régime structurel de basse inflation. La politique monétaire ici n’en était pas la seule raison, ni même la raison majeure. Les années 1980 ont en effet été, d’une part, le moment de la libéralisation financière (déréglementation et globalisation) et, d’autre part, dans la sphère réelle, le tout début de la mondialisation, qui s’est fortement accentuée lors des deux décennies suivantes.

Les effets des évolutions technologiques

La globalisation financière a fait peser une pression accrue sur les taux d’intérêt longs des pays connaissant une inflation comparativement élevée. Et la mondialisation a engendré l’apparition d’une main d’œuvre concurrentielle moins chère que celle des pays développés, impliquant une nécessaire modération salariale dans les pays avancés. Mais aussi symétriquement une sortie massive de la pauvreté dans les pays émergents.

Les années 1990 et 2000 ont été également celles d’une nouvelle révolution technologique. La révolution digitale et robotique, si elle n’a pas permis d’afficher dans les statistiques un accroissement bien visible des gains de productivité, a toutefois ralenti la croissance des salaires, notamment de la main-d’œuvre la moins qualifiée, via les possibilités de substitution du travail par l’automatisation qu’elle facilite pour certaines catégories de tâches.

Ainsi, à nouveau, comme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, s’est installé durablement un régime de basse inflation, permis tout à la fois par le retour de la mondialisation du marché des capitaux et des marchandises comme des investissements et par le développement d’une nouvelle révolution technologique. De ce fait, les années 1990 et 2000 ont permis à la politique monétaire de ne pas être exclusivement mise au service de la lutte contre l’inflation et d’être utilisée pour davantage favoriser une croissance régulière de bon niveau.

De la masse monétaire aux taux d’intérêt

D’où une nouvelle évolution de la théorie économique, en appui de cette nouvelle pratique. Elle a d’une part justifié l’abandon de la masse monétaire comme instrument de la régulation monétaire, pour mettre en avant le rôle essentiel des règles de taux d’intérêt, soit de la fixation des taux d’intérêt directeurs (courts) par les banques centrales. En pratique comme en théorie, exit LM des modèles théoriques et économétriques (Cf Jean-Paul Pollin, Une macro-économie sans LM, Revue d’économie politique, mars 2003). Et d’autre part, la nouvelle théorie de la politique monétaire a avancé qu’il existait des règles optimales de taux d’intérêt qui permettaient simultanément de maintenir l’inflation au niveau de l’objectif souhaité (2 % s’est imposé peu à peu comme la référence) et d’assurer une croissance régulière et équilibrée. Ce qui donnait aux banques centrales la capacité nouvelle d’instituer une période de grande modération, pendant laquelle les cycles réels étaient fortement atténués et l’inflation bien, voire totalement, maîtrisée.

La réapparition des cycles financiers

Cependant, parallèlement à cette apparente grande modération, un autre phénomène a pris peu à peu de l’ampleur et n’a pas été pris en considération par la plupart des théoriciens comme des praticiens de la politique monétaire. Il s’agit de la réapparition des cycles financiers, interagissant avec les cycles réels mais comportant une part importante d’autonomie de par leur propre dynamique. Ces cycles financiers avaient pourtant été concomitants, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à la globalisation financière et à la mondialisation. Mais leur capacité à engendrer une forte instabilité financière, avec des conséquences économiques profondes n’a pour l’essentiel pas été perçue jusqu’à la nouvelle grande crise financière de 2007-2009. Dans la théorie forgée dans les années 1990 et prévalant jusqu’à la grande crise, la stabilité financière était en effet considérée comme donnée par surcroît dès lors que l’on assurait simultanément régularité de la croissance et stabilité de l’inflation.

Or, sans grande attention et par conséquent sans grande surveillance, se sont développés à nouveau des cycles financiers, plus longs que les cycles réels, composés de plusieurs phases.

Avec une croissance réelle qui dure suffisamment longtemps, s’enclenche peu à peu une phase de montée du taux d’endettement (du secteur privé et/ou public suivant les périodes) et de développement de bulles des actifs patrimoniaux (actions et immobilier principalement), conduisant à une phase d’euphorie où l’on finit par penser collectivement que la croissance se perpétuera à jamais et que les prix des actifs patrimoniaux monteront sans cesse, en émettant à chaque fois de bonnes raisons pour cela. Le cycle financier, dans sa phase paroxystique, se termine par un retournement violent, dû à un changement brutal d’opinion, à une rupture des conventions antérieures qui légitimaient jusqu’alors le niveau des taux d’endettement, des leviers, des multiples de valorisation, etc., pourtant historiquement très élevés.

Veiller à une stabilité pluridimensionnelle

Ces retournements de phases sont pour partie dus au fait qu’il devient de plus en plus difficile de justifier rationnellement ces phénomènes, mais aussi parce que les anticipations euphoriques finissent toujours tôt ou tard par être déçues. Notons enfin la part du hasard dans ces changements soudains d’opinion, dans ces mouvements de foule. De facto, certains événements, pourtant significatifs, ne provoquent aucune rupture, alors que d’autres, parfois apparemment plus insignifiants, finissent par le faire. Ainsi commence la phase finale, catastrophique, du cycle, avec éclatement des bulles, montée soudaine de l’insolvabilité de nombre d’agents économiques et récession, dans un contexte où les acteurs cherchent alors à abaisser fortement leur levier et où les prêteurs peuvent rationnellement, par peur du futur, rationner leurs crédits. Le tout s’entraînant mutuellement dans un cercle vicieux et contenant un risque élevé de dépression et de déflation.

Ainsi, dans un mode de régulation de l’économie tel que celui-là, la stabilité des prix à un niveau bas et la régularité de la croissance n’entraînent-elles pas automatiquement la stabilité financière. Au contraire, le régime de faible inflation que ce mode de régulation engendre conduit à des taux d’intérêt structurellement bas, qui favorisent à leur tour montée de l’endettement et bulles. La régulation monétaire doit donc en réalité, pendant ces périodes, veiller à une stabilité pluridimensionnelle. Elle doit s’efforcer de favoriser la stabilité monétaire (inflation à son objectif), la régularité et le niveau adéquat de croissance (la croissance effective à son potentiel), mais aussi la stabilité financière (lutte contre une montée déraisonnable des taux d’endettement publics et/ou privés et contre les dynamiques spéculatives déstabilisantes).

La déréglementation et la globalisation financières, ainsi que l’histoire longue le montre, facilitent donc l’instabilité financière, elle-même liée à la procyclicité intrinsèque de la finance. Même si, par ailleurs, elles produisent aussi des effets favorables dont l’énoncé n’est pas ici l’objet. Dans un tel contexte, il ne s’agit donc pas de vouloir re-fragmenter les marchés financiers, mais, par des réglementations appropriées et des politiques ad hoc, de savoir limiter en amont autant que faire se peut cette procyclicité et d’en limiter les effets potentiellement catastrophiques quand ils se produisent.

Incertitude fondamentale

Cette procyclicité et cette instabilité intrinsèques de la finance sont ainsi dues à cette incertitude endogène, qualifiée d’incertitude fondamentale ou radicale, différente des situations de risque permettant un calcul probabiliste. Elles sont également dues à l’existence simultanée d’une asymétrie d’information entre les agents économiques co-contractant − ici par exemple entre le prêteur et l’emprunteur − et qui ne permet pas aux prix (ou aux taux d’intérêt) de jouer à tout coup leur rôle d’équilibrage de l’offre et de la demande. Mais aussi à la présence de biais cognitifs qui révèlent l’insuffisant réalisme de la rationalité pure définie et supposée par les modèles canoniques. Ces concepts qui permettent de développer une théorie plus proche de la réalité, plus fidèle au monde tel qu’il est, ne remettent toutefois pas en cause la rationalité individuelle. D’une part, ils donnent des clés pour prendre en compte une rationalité elle-même plus réaliste, c’est à dire une rationalité limitée (la puissance cognitive des individus n’est pas infinie) et une rationalité située ou contextuelle (elle dépend des éléments de connaissance à notre disposition). D’autre part, ils permettent d’analyser pourquoi la somme des rationalités individuelles ne donne pas lieu systématiquement à une rationalité collective. Autrement dit, pourquoi la somme des rationalités de chacun, dans certaines circonstances, fait sortir d’un « corridor » dans lequel le jeu spontané des acteurs conduit à un retour à l’équilibre, mais au contraire construit des déséquilibres cumulatifs qui induisent une vulnérabilité généralisée du système (Cf notamment Leijonhufvud, Nature of an Economy, CEPR, feb.2011).

Munies des théories prévalentes à l’époque, les autorités monétaires n’ont ainsi pas été en mesure, avant que la très grande crise financière et économique de 2007-2009 n’éclate violemment, de prendre en compte ces cycles financiers qui voient endettement et bulles se développer. Cependant, dès 1987 (actions), puis durant les années 1990,1991 et suivantes (immobilier), en 1997 et 1998 (crises de sudden stops dans les pays émergents), en 2000 (actions) et bien entendu en 2007-2009 (endettement et immobilier), des crises systémiques sont réapparues, constituées de l’éclatement de bulles spéculatives successives et des crises de crédit et de surendettement de plus en plus prononcées.

En revanche, le retour des crises financières systémiques a provoqué, au niveau international, une réaction salutaire des banques centrales et des régulateurs. Elles ont su tout d’abord éviter des déroulements catastrophiques de ces crises et éviter le retour de périodes longues de dépression succédant historiquement à de telles situations (Reinhart et Rogoff, Cette fois c’est différent, huit siècles de folies financières, Pearson, 2013), comme lors de la crise de 1929. Et ce, grâce à des actions curatives, avec le rôle réaffirmé de la banque centrale en tant que prêteur en dernier ressort, et préventives, en limitant les risques pris par les banques par l’imposition notamment de capitaux propres en proportion croissante des risques pris, pour absorber des pertes éventuelles importantes. Puis, après la grande crise financière de 2007-2009, en mettant en place additionnellement, entre autres, des réglementations dites macro-prudentielles, afin de limiter la procyclicité du crédit et des marchés financiers par le jeu notamment du durcissement ou de l’assouplissement contra-cyclique des règles prudentielles, et en imposant aux banques des ratios de liquidité.

Des taux longs insuffisamment bas

De façon curative, afin d’éviter les effets dévastateurs des crises systémiques une fois qu’elles sont déclenchées, dont la dépression longue et la déflation, les banques centrales ont, à juste titre, abaissé leurs taux directeurs vers zéro, voire pour certaines en-dessous de zéro (dont la BCE). Mais elles ont dû faire face à la contrainte du taux plancher à zéro (« zero lower bound »), ou même à la contrainte du taux plancher un peu en-dessous de zéro ( « effective lower bound »). Ces taux se sont en effet révélés insuffisamment bas pour éviter le risque de déflation et pour faire baisser autant que nécessaire les taux longs. De ce fait, elles ont innové en lançant notamment une politique appelée non conventionnelle, celle du Quantitative Easing (QE) ou assouplissement quantitatif, qui consiste, par achat de titres directement sur les marchés, à prendre le quasi-contrôle des taux longs et des primes de risque, notamment obligataires. Notons cependant que la banque centrale du Japon avait mis en place une telle politique bien antérieurement pour faire face, après l’éclatement violent en 1990 et les années suivantes (« la décennie perdue ») de leurs bulles majeures sur le marché des actions comme sur celui de l’immobilier, à une stagnation économique et une déflation durables.

Les banques centrales ont augmenté singulièrement leur bilan ce faisant, provoquant un accroissement considérable de la quantité de monnaie de banque centrale. D’où le nom d’assouplissement quantitatif. Ces politiques ont ainsi empêché tout emballement spéculatif auto-destructeur. Et, après le moment paroxystique de la crise, elles ont facilité le désendettement des nombreux acteurs le nécessitant, en positionnant les taux d’intérêt longs de marché en dessous du taux nominal de croissance.

Mais, lorsque la croissance économique est redevenue satisfaisante et que la production de crédits a retrouvé un rythme pré-crise, les banques centrales n’ont pas mis fin à leur politique de QE (ou ont tenté de le faire puis ont rapidement abandonné, comme la Fed). On peut en analyser les raisons. Quoi qu’il en soit, cela a provoqué une asymétrie problématique dans la conduite de la politique monétaire, puisque, lors d’un choc grave, elles ont à juste titre mis en place des politiques non conventionnelles alors qu’elles ne les ont pas retirées, même prudemment, lors du retour à une croissance normale. En maintenant ainsi trop longtemps des taux trop bas par rapport au taux de croissance, les politiques monétaires ont peu à peu facilité, dans de nombreux pays, avancés comme émergents, une très forte valorisation du marché des actions et une bulle encore plus visible du marché de l’immobilier, ainsi qu’une forte montée de l’endettement rapporté au PIB.

Une inflation structurelle inférieure à 2 %

Quelles étaient les raisons explicites ou tacites qui ont incité les banques centrales à cette asymétrie ? La raison couramment mise en avant est la persistance d’une inflation trop basse par rapport à l’inflation cible de 2 %. Et l’existence d’un taux d’intérêt naturel extrêmement bas, qui peut être un indicateur pour l’analyse du caractère accommodant ou restrictif de la politique monétaire. Ce taux, non observable, mais résultant d’un modèle, est défini comme celui qui assure que le taux de croissance effectif est égal au taux de croissance potentiel, avec une inflation stable et égale au niveau de l’objectif. Or, sans rentrer plus avant dans le débat (Cf Comment éviter le piège de la dette après la pandémie ? Olivier Klein, Revue d’économie financière, mai 2021), notons que le modèle sous-jacent est critiquable sous différents aspects et que le régime d’inflation induit par la mondialisation et la révolution digitale engendrait une inflation structurelle inférieure à l’objectif de 2 %. Les banques centrales ont lutté en vain, les faits le démontrent, contre une inflation considérée sans doute à tort comme trop basse, en maintenant des taux d’intérêt trop bas trop longtemps. Ajoutons qu’une politique durable de taux très bas finit par abaisser en retour le taux d’intérêt lui-même sur le long terme (Cf What anchors the natural rate of interest, Claudio Borio, BIS working papers, March 2019).

Les raisons tacites en outre ont été probablement, aux États-Unis, de chercher à pousser durablement la croissance au-dessus de son potentiel pour accroître le taux d’emploi et, en zone euro, de protéger l’intégrité de la zone monétaire, qui aurait pu souffrir d’une remontée des taux d’intérêt, alors que l’insuffisante convergence des structures et des conjonctures économiques des différents pays la composant était patente. Ajoutons que la crainte d’une remontée des taux d’intérêt provoquant un fort choc sur les valorisations des actifs patrimoniaux et une insolvabilisation de nombreux acteurs, y compris publics − alors même que l’inflation ne nécessitait en aucun cas une hausse des taux − a dû jouer un rôle dans le maintien de ces politiques non conventionnelles.

Le tournant de 2022

Cependant, et quoi qu’il en soit, l’inflation a fait son retour à la sortie des confinements, générée par une offre contrainte et une demande boostée, attisée en outre par les effets de la guerre en Ukraine sur les prix de l’énergie et des produits agricoles. Cela nous amène au tournant des politiques monétaires de 2022 et au chemin de crête qu’elles doivent suivre actuellement. Le réveil brutal de l’inflation a nécessairement amené les banques centrales à une remontée forte de leurs taux directeurs. D’une part parce que l’inflation est très défavorable aux entreprises comme aux ménages qui ne peuvent aisément reproduire la hausse des prix dans leurs propres prix ou salaires. D’autre part, parce qu’une inflation forte et non stabilisée fait perdre les repères nécessaires à une fixation ordonnée, confiante, donc incontestée des prix et des salaires, indispensable à une économie efficace, et peut amener un régime inflationniste d’indexation généralisée induisant une évolution de l’inflation incontrôlée. De plus, il était nécessaire de sortir enfin d’une période où les taux d’intérêt étaient trop bas pendant trop longtemps, avec les conséquences décrites ci-dessus. Toutes ces raisons expliquent, après un moment d’hésitation quant à la nature transitoire ou non de l’inflation, la forte et rapide remontée des taux des banques centrales. Et parallèlement le début de resserrement quantitatif (Quantitative Tightening) auquel elles ont procédé.

Mais il nous faut souligner également la situation singulière auxquelles les banques centrales sont confrontées aujourd’hui et qui exigent d’elles de procéder dorénavant très prudemment et d’avancer à petit pas, en conduisant la politique monétaire en regard de l’étude minutieuse des données entre chaque décision, afin de repérer l’effet de leur propre politique sur l’inflation, la croissance réelle, comme sur la stabilité financière.

L’inflation sous-jacente n’est pas vaincue et nécessite des taux plus élevés ou à tout le moins maintenus longtemps aux niveaux actuels. Mais, simultanément, une remontée trop rapide ou trop forte peut faire se matérialiser les vulnérabilités financières accumulées engendrées par des taux trop bas trop longtemps, au passif des bilans (trop d’endettement) ou à l’actif (des actifs très ou trop valorisés) de nombreux acteurs privés comme publics. Les taux d’intérêt au niveau actuel, ou plus élevés encore, ont et auront tendance à mettre à rude épreuve la solidité financière de nombre d’acteurs et le maintien de la valorisation très élevée des actifs patrimoniaux. D’ailleurs, l’immobilier, dans de nombreux pays, a commencé à donner des signes de faiblesse non négligeables, voire des signes annonciateurs d’un retournement prononcé de cycle. Les banques centrales sont donc entrées dans une conduite de la politique monétaire qui scrutera incessamment l’état de la stabilité financière globale et les indicateurs avancés de la conjoncture. Elles seront de ce fait empreintes de prudence. Sans perdre pour autant leur indispensable crédibilité dans leur lutte contre l’inflation. Les banques centrales se doivent en effet de n’être sous domination ni des politiques budgétaires ni des marchés financiers.

La politique monétaire ne peut pas tout

Soulignons enfin que l’on a très probablement trop attendu de la seule politique monétaire. Elle ne peut pas tout. Il est crucial que la politique budgétaire soit orientée de façon compatible avec la phase dans laquelle se trouve l’économie. Il n’est pas besoin jusqu’alors de soutenir globalement la demande depuis la sortie des confinements, même s’il était souhaitable de protéger les populations les plus faibles face à l’augmentation très forte des prix alimentaires et de l’énergie. Il est non moins crucial que les réformes structurelles indispensables soient réalisées. L’inflation résultant en effet en l’occurrence d’un choc d’offre et de demande de biens et services, mais aussi de travail, il est particulièrement important de développer la production et d’augmenter durablement le nombre de personnes disponibles sur le marché de l’emploi. Par les politiques structurelles, il est donc indispensable d’élever le niveau de la croissance potentielle pour éviter au mieux les effets délétères de taux d’endettement trop forts, alors même que les taux d’intérêt se normalisent.


Une valorisation objective des actifs financiers est elle toujours possible ?

La propension à l’instabilité financière est due à la fragilité des conventions (opinions communes), qui ne sont pas fondées sur les bases objectives d’une prévision probabiliste des prix futurs des actifs financiers. Les différents états du monde futur étant en effet de façon récurrente difficilement probabilisables, la possibilité à tout instant d’une valorisation rationnelle et objective (non auto-référentielle) des actifs patrimoniaux conduisant toujours à des prix fondamentaux ou d’équilibre est de fait une hypothèse qui peut régulièrement se révéler héroïque.

De même pour l’appréciation de la solvabilité des agents économiques, qui est par essence endogène au système, c’est à dire là encore auto-référentielle. La solvabilité vient du fait que tous pensent que l’entreprise ou l’État considéré pourra ultérieurement refinancer sa dette à des conditions normales. Ce qui dépend à l’évidence de l’évolution ultérieure des données économiques comme des ratios financiers spécifiques de l’emprunteur. Mais aussi, par construction, de ce que l’opinion moyenne pense aujourd’hui que sera à ces sujets l’opinion moyenne de demain. L’anticipation moyenne sur ce qui sera acceptable pour tous dans le futur est cruciale pour la détermination de la solvabilité d’un agent économique. C’est bien là le propre d’un phénomène auto-référentiel et endogène au système.

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Les tournants des politiques monétaires

Depuis trois décennies, les politiques monétaires se sont adaptées à ce qui a été un changement profond des modes de régulation de l’économie. Après la lutte réussie contre une inflation à deux chiffres dans la première moitié des années quatre-vingt, par une politique monétaire qui a élevé les taux d’intérêt à des sommets mais qui a dû ce faisant provoquer une forte récession, l’économie a progressivement changé de façon de se réguler. La politique monétaire également.

L’atterrissage conjoncturel de l’inflation – essentiellement causé par le ralentissement brutal de l’économie dû à la très forte augmentation des taux d’intérêt – a débouché peu à peu sur un régime structurel de basse inflation. La politique monétaire ici n’en était pas la seule raison, ni même la raison majeure. Les années quatre-vingt ont en effet été, d’une part, le moment de la libéralisation financière – déréglementation et globalisation financières (libéralisation transfrontière des mouvements de capitaux), dans la sphère financière. Et, d’autre part, dans la sphère réelle, le moment du début de la mondialisation, qui s’est accentuée fortement dans les deux décennies suivantes.

La globalisation financière fait peser une pression accrue sur les taux d’intérêt des pays connaissant davantage d’inflation.

Et la mondialisation implique sans conteste l’apparition concurrentielle de main d’œuvre moins chère, impliquant une nécessaire modération salariale dans les pays avancés (et une sortie massive de la pauvreté dans les pays émergents).
Enfin, ce moment a été également celui de l’apparition d’une nouvelle révolution technologique, la révolution digitale qui, si elle n’a pas montré dans les statistiques un accroissement flagrant des gains de productivité, a été un frein à la croissance des salaires de par les possibilités de substitution qu’elle entraîne dans certaines catégories de tâches du travail humain par de l’automatisation.

Ce double mouvement – une mondialisation du marché des capitaux et des marchandises comme des investissements couplée à une révolution technologique – a déjà été connu à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, avec une même conséquence sur l’apparition d’un régime de basse inflation.

Du fait de ce nouveau régime, depuis les années quatre-vingt-dix la politique monétaire n’a pas eu autant à se préoccuper de lutter contre les éventuels excès d’inflation et a ainsi légitimement utilisé ses moyens disponibles pour davantage favoriser une croissance régulière de bon niveau.

Au point d’ailleurs que les modèles économiques ont pris en compte ces changements en profondeur et ont donné un soubassement théorique à la « nouvelle » politique monétaire, allant jusqu’à promouvoir l’hypothèse d’une capacité nouvelle de cette dernière à permettre une période de grande modération, dans laquelle les cycles réels étaient fortement atténués et l’inflation bien, voire totalement, maîtrisée.

Cependant, un phénomène autre n’a pas été pris suffisamment – voire pas du tout – en considération, celui de la réapparition des cycles financiers. Il a été pensé que la stabilité financière était donnée par surcroît dès lors que l’on assurait régularité de la croissance et faiblesse et stabilité de l’inflation. Pourtant, sans grande surveillance, parallèlement à cette période de grande modération, se sont développées des phases – plus longues que les cycles réels – de montée de l’endettement (du secteur privé et/ou public suivant les moments) et de développement de bulles d’actifs patrimoniaux (actions et immobilier principalement, mais on peut aisément y inclure l’art).

La déréglementation et la globalisation financières, comme l’histoire longue le montre, facilitent ce genre de phénomènes liés à la procyclicité intrinsèque de la finance.

Les autorités monétaires n’ont pas alors pris en compte ces cycles financiers qui voient endettement et bulles se développer pendant la phase euphorique du cycle, puis qui engendrent inéluctablement des crises graves de solvabilité, de liquidité et d’explosions catastrophiques des bulles. Ainsi, dès 1987 (actions), puis en 1990-1991 et suivantes (immobilier), en 1997-1998 (crises de sudden stops dans les pays émergents), en 2000 …(actions) et bien entendu en 2007-2009 ( endettement et immobilier), des crises systémiques sont-elles réapparues, avec l’éclatement de bulles spéculatives successives, de même que des crises de crédit et de surendettement de plus en plus prononcées.

Ce retour des crises financières a provoqué internationalement une réaction à bon escient des banques centrales et des régulateurs pour tout d’abord éviter des déroulements catastrophiques de ces crises – et éviter le retour de périodes longues de dépression telles que celle succédant à la crise de 1929 – par des actions curatives (rôle réaffirmé de la banque centrale en prêteur en dernier ressort) et tenter également préventivement de limiter les risques pris par les banques et de leur imposer notamment des capitaux propres suffisants pour absorber des pertes éventuelles importantes.

Puis, après la grande crise financière de 2007-2009, pour mettre en place des réglementations dites macro-prudentielles, afin de limiter la procyclicité du crédit et des marchés financiers.

Cependant, peu à peu s’est installée une asymétrie de la politique monétaire elle-même.

Afin d’éviter les effets de crises systémiques, dont la dépression et la déflation qui pouvaient en résulter, elles ont, à juste titre, abaissé leurs taux directeurs (qui sont des taux d’intérêt à court terme) vers zéro, voire pour certaines en-dessous de zéro (dont la BCE).

Et face à la limite de leur action que représentait la proximité de leurs taux de 0%, elles ont innové en lançant notamment une politique appelée non conventionnelle, celle du «Quantitative Easing» ou de l’assouplissement quantitatif, qui consiste à directement prendre le quasi contrôle des taux longs et des primes de risques notamment obligataires par achat de titres directement sur les marchés, en augmentant singulièrement leur bilan ce faisant. Ces politiques ont empêché tout emballement spéculatif auto-destructeur, mais aussi, en positionnant les taux d’intérêt longs de marché en dessous du niveau du taux de croissance, elles ont facilité le désendettement des nombreux acteurs le nécessitant.

L’asymétrie problématique de la conduite de la politique monétaire est venue du fait que, pour toute une série de raisons, les banques centrales n’ont pas renversé (ou ont tenté de le faire puis ont rapidement abandonné) leur « Quantitative Easing » alors même que la croissance était revenue sur un sentier normal et que l’offre de crédit retrouvait un rythme satisfaisant. Ainsi, les politiques monétaires ont-elles peu à peu facilité, dans le monde avancé comme émergent, une très forte valorisation du marché des actions et une bulle encore plus visible du marché de l’immobilier, ainsi qu’une forte montée de l’endettement public et privé rapporté au PIB et ce, dans de nombreux pays. Même si les taux étaient restés très bas encore plus longtemps, les vulnérabilités financières ainsi développées n’auraient pas pu éternellement éviter de se transformer en une instabilité financière prononcée.

Mais, en outre, l’inflation a fait son retour à la sortie des confinements, attisée par les effets de la guerre en Ukraine sur les prix de l’énergie et des produits agricoles… Cela nous amène au tournant des politiques monétaires de 2022 et au chemin de crête qu’elles doivent suivre actuellement.

Le réveil brutal de l’inflation a nécessairement amené les banques centrales à une remontée forte de leurs taux directeurs.

D’une part parce l’inflation est très défavorable à celles des entreprises comme à ceux des ménages qui ne peuvent aisément reproduire la hausse des prix dans leurs propres prix ou salaires. D’autre part, parce qu’une inflation forte et non stabilisée fait perdre les repères nécessaires à une fixation ordonnée, confiante, donc incontestée des prix et des salaires indispensables à une économie efficace. De plus, il était nécessaire de sortir enfin d’une période où les taux d’intérêt étaient trop bas pendant trop longtemps, avec les conséquences ci-dessus décrites.

Tout cela explique entre autres, après un moment d’hésitation quant à la nature transitoire ou non de l’inflation, la forte et rapide remontée des taux des banques centrales. Et parallèlement le début de resserrement quantitatif (Quantitative Tightening). Mais cela souligne également la situation singulière auxquelles les banques centrales sont confrontées aujourd’hui et qui exigent d’elles de procéder dorénavant très prudemment et d’avancer à petit pas.

L’inflation sous-jacente n’est pas vaincue et nécessite de ce fait des taux plus élevés ou à tout le moins maintenus longtemps aux niveaux actuels.

Mais simultanément, une remontée trop rapide ou trop forte des taux peut faire se matérialiser les vulnérabilités financières accumulées engendrées par des taux trop bas pendant trop longtemps. Au passif des bilans (trop d’endettement) comme à l’actif (des actifs très ou trop valorisés) de nombreux acteurs privés comme publics.

Les taux d’intérêt au niveau actuel, ou plus élevés encore, ont et auront tendance à mettre à rude épreuve la solidité financière de nombre d’acteurs.

Les banques centrales sont donc entrées dans une conduite de la politique monétaire qui scrutera incessamment l’état de la stabilité financière globale et sera emprunte de prudence. Sans perdre pour autant leur indispensable crédibilité dans leur lutte contre l’inflation.

Notons enfin que l’on a très probablement trop attendu de la seule politique monétaire. Elle ne peut pas tout faire. Il est crucial que la politique budgétaire soit orientée de façon compatible avec la phase dans laquelle se trouve l’économie et que les réformes structurelles indispensables soient réalisées.