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« Se transformer pour gagner »

« La transformation gagnante ».

C’est un plaisir d’être parmi vous au sein de la cité des sciences et de l’industrie, maison que je connais bien, qui symbolise la connaissance, la science et la société.

Je suis paléoanthropologue (paléo, ça veut dire ancien, anthropos c’est l’homme, et logos la connaissance). Je suis venu vous parler de l’évolution, de celle en train de se faire. Je suis avant tout un spécialiste des fossiles, mais je vous rassure, je ne suis pas là pour ça. Il y a deux aspects dans les théories de l’évolution. D’une part, le grand passé (Lucy, Néandertal, les dinosaures…), des terrains scientifiques complexes et passionnants. D’autre part, les théories de l’évolution qui concernent le changement. Car les théories de l’évolution sont faussement simples, elles s’intéressent à la mécanique du changement, notamment dans la nature et les sociétés humaines, voire dans les entreprises.

Premier cliché à balayer : vous, entreprise, avez des échéances à court terme et moi, scientifique, je travaille sur des millions d’années.

Non ! L’évolution est quelque chose d’assez particulier, ce n’est pas un long fleuve tranquille. Cela peut être extrêmement brutal. Vous avez tous vu Jurassic Park ! Vous êtes un super tyrannosaure. Personne ne vous embête. Vous êtes le plus fort et… vous êtes percuté par une météorite. Dans le genre rapide, c’est pas mal. D’ailleurs Noël arrive, première bonne nouvelle, les dinosaures n’ont pas disparu, ils se sont adaptés ; ils sont montée au ciel et s’appellent maintenant les oiseaux. Le chapon que vous mangerez à Noël, il est fait comme un tyrannosaure. Sauf que pour le gavage, l’élevage et la cuisine, ce n’est pas la même technique. Une lignée de dinosaures s’en est sortie. Aujourd’hui, il y a toujours deux fois plus d’espèces d’oiseaux que de mammifères, même si c’est nous qui les mangeons.

Pourquoi y a-t-il évolution, c’est-à-dire changement ? D’abord, il y a les catastrophes dites « naturelles ». J’ai déjà cité les météorites. Il y a aussi les intempéries liées au changement climatique comme dans le film « Le jour d’après ». Je cite des films car j’ai remarqué que les gens regardent plus les films que ne lisent mes livres. La théorie du soleil qui rythme les glaciations, le volcanisme et, aujourd’hui, le réchauffement climatique. Et là nous y sommes pour quelque chose, donc il faut en tenir compte.

Heureusement, il n’y a pas que des catastrophes naturelles, sinon il n’y aurait pas d’évolution car tout ceci serait totalement aléatoire. Il y a, dans l’évolution, de longues périodes de stabilité, de relative stabilité, et d’autres périodes de changement progressif. Ceci est entrecoupé par des « ponctuations », que l’on appelle chez nous « les crises ». Les crises font donc partie de l’évolution. Il nous faut accepter que ce qui se passe aujourd’hui ne soit pas « un état de fièvre » passager que l’on pourrait soigner avec quelques médicaments. Nous sommes dans un moment de changement du monde extrêmement rapide et à grande échelle. Cela fait partie de la théorie de l’évolution.

Quels sont ces changements ?

D’abord, l’absence de catastrophe naturelle ne suffit pas à assurer notre tranquillité. Dans notre langage scientifique, on parle de « reine rouge », en référence à « Alice au pays des merveilles » de Lewis Caroll. Alice s’étonne que dans le pays imaginaire qu’elle découvre, le décor avance en même temps qu’elle. La reine de cœur lui dit que dans ce pays, il faudrait qu’elle coure le plus vite possible pour rester à sa place. Le parallèle avec le monde de l’entreprise est évident ; une entreprise doit co-évoluer avec ses concurrents et avec la société. Mais j’y reviendrai plus tard.

Pour les entreprises, il y a évidemment des catastrophes naturelles et évidemment leurs relations de compétition avec les concurrents. Mais on a souvent tendance à penser que les causes de nos malheurs, ce sont les autres : l’euro fort, la mondialisation, la concurrence des Chinois ou des Brésiliens, etc. Bien sûr, cela ne facilite pas les choses, mais il faut comprendre que les causes du changement sont liées à nos propres actions.

Nos succès présents sont les moteurs des succès futurs. Lorsque l’on regarde l’évolution des cycles économiques (Kondratieff ou Schumpeter), on constate que les pays connaissent des périodes de croissance forte qui se caractérisent par le plein emploi, la confiance dans la jeunesse, des taux d’intérêt forts et une inflation encore plus forte, ce qui favorise l’emprunt et l’investissement.

Quand arrive la fin d’un cycle de Kondratieff, arrivent le chômage, la dette à rembourser, le renfermement sur les acquis, l’absence de confiance en l’avenir… Bref, un monde qui change et qui devient inquiétant.

Pourquoi ça change ? Schumpeter a bien expliqué les causes du changement. Chaque fois, vous avez des innovations de rupture, des technologies et des usages nouveaux qui perturbent l’ensemble du système. Ce sont les NTIC, les nouvelles technologies de l’information qui ont amené le changement. Aujourd’hui, on assiste à l’émergence des biotechnologies, nanotechnologies, biologie de synthèse et sciences cognitives de l’information. Mais ce sont également de nouvelles gouvernances, de nouveaux systèmes économiques, l’apparition de nouveaux acteurs économiques. Pendant ces périodes, on va également connaître des changements sociétaux, comme le mariage pour tous.

Ce sont à chaque fois de nouvelles formes de banque. Cela me fait rire quand on parle de mondialisation et du rôle des banques, car cela a toujours existé. Il y a 30 000 ans déjà, des objets d’art fabriqués au Pays Basque étaient revendus en Sibérie. Avec la lettre de change, on a vu l’émergence des premiers capitalistes, à Gênes et Venise. Les banques sont aussi à l’origine des premières révolutions industrielles, car le capitalisme a besoin de fonds importants. Aujourd’hui, c’est ce que vous proposez. Et demain, c’est le Bitcoin, le crowdfunding… A chaque grande période de changement, les anciennes formes de financement font place petit à petit aux nouvelles. Ce que nous vivons est donc tout à fait normal. Nous avons connu cela 7 ou 8 fois dans l’histoire de l’Humanité et nous sommes en plein dedans.

Regardez les 4 générations qui vivent en même temps sur cette terre. Chacune est corrélée à une révolution technologique :

  • Les baby boomers, c’est le hardware, les ordinateurs.
  • La génération X, c’est la génération du logiciel.
  • La génération Y, celle des réseaux sociaux.

Quant à la génération Z, elle est « digital native ». Message aux vieux dans cette salle, vos enfants ont peut-être déjà créé une boîte, et vous n’êtes même pas au courant. On n’a jamais connu ça.

Et vous n’avez pas tout vu. 50 % des métiers que nous connaissons vont être modifiés dans les prochaines années. Car les machines cognitives et intelligentes arrivent. Les professions réglementées, par exemple, ce ne sont pas les politiques qui les réformeront, mais les robots.

Aujourd’hui, les nouvelles économies se mettent en place, qu’elles soient circulaires, vertes, servicielles, etc. Les résistances s’organisent mais elles sont vaines, le changement est en marche et rien ne peut l’arrêter.

Alors comment faire face à un monde qui change ?

Il y a ceux qui disent : « on a toujours fait comme ça, on ne bouge pas ». C’est la méthode dinosaure. Ceux-là, clairement, ils sont morts. Regardez l’entreprise Kodak.

Nous entrons dans une période unique dans l’histoire de l’Humanité, on n’a jamais connu un tel progrès, aussi rapide et aussi global. Aussi bien au niveau de la santé, de l’espérance de vie, de l’éducation, du patrimoine…

Souvent, nous mourons de nos points forts, surtout si nous n’avons pas préparé le changement et maintenu assez de potentialité. Nous disparaissons, du fait même de notre succès. Ce dernier nous oblige à reconstruire un monde nouveau derrière.

Il y a ceux qui disent : améliorons ce que l’on sait faire. Là, je suis d’accord. A condition de commencer à bien explorer et déployer le champ du possible. Darwin avait compris que la matière première de l’adaptation, c’est la variation. Chaque différence est une potentialité pour l’adaptation. Votre slogan, « tous créateurs de valeur(s) », c’est vraiment cela. Darwin a été le premier à dire que les diversités sont autant de trésors dans un environnement incertain pour s’adapter au monde de demain. A condition, évidemment, qu’elles soient inscrit dans une organisation. L’organisation, c’est l’aptitude à mettre ensemble des personnes qui ont différents âges et différents profils. Plus personne ne peut maîtriser les complexités du monde, il va falloir travailler en équipe.

On peut se poser la question de savoir quand l’entreprenariat va devenir la forme dominante de la création de richesses. Aujourd’hui nous basculons vers cela, au sein de l’entreprise et entre les entreprises. Dans mon livre, j’ai nommé cela la coévolution. Plus vous êtes dans un réseau de relations honnêtes et utiles, plus vous créez un tissu de relations complexes et plus votre écosystème sera stable, solide, résilient. Toutes nos études montrent que dans un écosystème, plus on donne, plus on reçoit, même si la réciprocité n’est pas systématique.

Face à un monde incertain, il y a une recette universelle valable pour les êtres vivants, mais aussi pour les entreprises : les trois ingrédients sont la diversité, l’organisation et la coévolution.

Pour conclure, je reviendrai aux raisons qui ont fait que les homo-sapiens ont survécu à toutes les espèces présentes à l’époque. Ce ne sont pas leurs armes ni leurs outils qui les ont sauvés mais leur système de valeurs, de société. Ils avaient confiance dans un projet commun, une vision partagée. On ne sait pas où on va, mais on y va ensemble.

Dialogue entre Pascal Pick et Olivier Klein

Convention BRED, décembre 2014

Olivier Klein : Votre vision longue de l’histoire est cruciale, elle nous aide à réfléchir à la façon dont elle s’applique à nous-mêmes.

Première réflexion. Je pense aussi que la crise est le moment clé des mutations. Les crises économiques sont des moments de transformation du système. Elles provoquent une sorte de désordre créateur qui fait naître les nouvelles façons de se réguler. Lors des crises, il y a ceux qui disparaissent et ceux qui se réinventent et survivent. Gramsci disait « La crise est ce qui sépare le vieux du neuf. »

Dans la transformation, il y a un élément non subi, un choix. Quand l’environnement change, comme vous l’avez dit, il faut bouger pour ne pas se fossiliser. Mais, comme vous l’avez également souligné, nous sommes aussi acteur de notre propre environnement. Bouger n’est pas suffisant. Evoluer, c’est anticiper, faire des choix. C’est agir sur notre environnement, sur l’évolution, pour être co-acteur de l’environnement de demain.

A notre niveau, nous avons la capacité de réinventer notre modèle bancaire. C’est à la fois un challenge passionnant et extraordinaire, car nous sommes modestement en train de participer à l’invention, à l’écriture de l’histoire de la banque. C’est une autre façon de dire que nous ne sommes pas là en train de subir. Nous sommes co-auteur de notre destin, en interaction permanente avec notre environnement, et nous contribuons à en forger l’évolution.

Des études scientifiques dans le domaine de la biologie, menées à la fin des années 70, passionnantes, parlent « d’ordre par le bruit » et « d’ordre par le chaos ». Tout organisme vivant, biologique, est organisé pour supporter un peu de désordre. Mais lors de plus grands désordres, les organismes qui survivent ne sont pas ceux qui se figent en s’imposant les mêmes règles strictes, immuables. Ceux qui survivent sont ceux qui sont capables de prendre en compte ce désordre pour en faire un nouvel ordre, plus complexe et plus stable. Ce nouvel ordre intègre ces désordres, avec un nouveau mode de régulation.

Le biologiste Henri Atlan, dans son ouvrage « Entre le cristal et la fumée » (Seuil 1979), montre que les organismes biologiques, et c’est aussi valable pour les sociétés, ont besoin d’éléments de répétition, de règles communes, d’ordre interne, pour assurer leur cohérence et le niveau d’interdépendance nécessaire des éléments qui les constituent. Cela assure leur stabilité et leur permet de ne pas se désagréger sous l’effet de n’importe quel petit choc. C’est ainsi que ces organismes ne sont pas comme de la fumée, c’est-à-dire ne sont pas auto dissipatifs. Si, en revanche, les organismes sont complètement figés, ne sachant que répéter ad libitum leurs règles et leurs routines, lorsque les chocs ou les « bruits », sont plus importants, lorsque les changements de leur environnement sont significatifs, l’organisme devient comme du cristal. Très fragile il peut se rompre aisément.

L’entreprise, comme tout organisme, doit être entre le cristal et la fumée, c’est-à-dire choisir le bon compromis entre la règle, la routine et la répétition et, de l’autre côté, la réinvention, l’autonomie de ses parties, l’agilité à se transformer. C’est dans cet équilibre, toujours instable, que se trouve la capacité des organismes vivants à survivre et à surmonter les crises et les mutations de l’environnement.

Il ne faut pas bouger pour bouger, tout jeter, mais changer pour s’adapter, et anticiper pour devancer les problèmes, les utiliser, en tirer profit plutôt que les subir. Il faut donc finalement qu’une entreprise s’organise pour ne pas disparaître comme la fumée, par manque de règles et de routines comme par manque de cohérence. Mais il faut s’organiser aussi pour ne pas casser comme le cristal, par manque d’agilité, de souplesse, par insuffisance d’autonomie des parties et de capacité d’adaptation individuelle et collective.

Pascal Pick : Dans mon intervention, j’ai choisi le terme « cultiver le changement » car ce qui m’intéresse, en tant qu’anthropologue, c’est de savoir comment les sociétés changent au travers des époques. Il y a un siècle, à la Belle époque, la France dictait au monde ce qu’était la modernité. Le pays avait confiance dans les sciences, dans les jeunes et dans le progrès ; les trois ingrédients indispensables au changement.

Surtout, comme le dit très bien Olivier Klein, il faut sortir d’une culture de l’adaptation pour aller vers une culture de l’adaptabilité. L’adaptation, c’est l’idée qu’il faut être le plus fort possible face à un environnement déterminé. C’est ce que l’on appelle « s’adapter au marché ». Pour cela, il faut évidemment une bonne vision du marché.

L’adaptabilité, c’est le fait de changer l’environnement dans lequel on évolue. C’est la différence entre gagner des parts de marché en considérant que le marché est stable et changer le marché. « We change the world », disait Steve Jobs, le patron d’Apple. Il a créé tous les outils que nous avons actuellement dans nos poches. Et cela a impacté tous nos métiers.

L’adaptation, c’est accompagner le changement. L’adaptabilité, c’est conduire le changement.

Dans notre jargon, nous parlons des espaces de Baldwin. Comme on ne connaît pas le monde vers lequel on va, il faut adopter une culture de l’essai-erreur. Il faut faire de la co-évolution. Il faut bouger en premier pour façonner le monde des possibles.

Olivier Klein : Comme l’a très bien dit Pascal Pick, on peut mourir de ses points forts, si l’on est persuadé qu’ils le sont définitivement. Aveuglément assis sur ses certitudes, tous ses avantages comparatifs peuvent disparaitre. Il faut être capable d’envisager ses points forts de demain, savoir bouger, en sachant s’appuyer sur les invariants qui fondent l’essence de ce que l’on est.

Pascal Pick : J’entends souvent parler de l’évolution comme de la théorie de la survie des plus aptes. C’est une bêtise ! Si vous êtes le plus apte dans un environnement donné, et que cet environnement change, vous disparaissez avec. Il faut comprendre les mécanismes qui ont fait que nous sommes les plus forts afin de les remettre en action pour se développer. Malthus a souvent parlé de limitation des ressources. Plus vous gagnez de parts de marché, plus vos ressources sont saturées. Vous modifiez donc en permanence votre marché.

Olivier Klein : En théorie économique schumpétérienne, le point d’équilibre n’a pas d’importance. Car ce point d’équilibre est fugace, insaisissable. L’économie est un mouvement qui nous contraint à raisonner en termes de dynamique. Tout évolue, se transforme, à des vitesses variées. Mais les moments de changement accéléré sont autant d’occasions de se réinventer, d’innover, d’imaginer le monde, les nouveaux besoins ou les nouvelles façons de travailler. Ces moments sont importants, car ils remettent en cause les rentes, favorisent la mobilité sociale et l’égalité des chances, en donnant une prime à l’innovation, un avantage à ceux qui ne sont pas les produits de la seule reproduction des acquis antérieurs, culturels, sociologiques et économiques.

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« L’entreprise du XXIe siècle »

L’entreprise aux XXIème siècle, retranscription de l’intervention d’Olivier Klein aux Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence de juillet 2014  (disponible également en vidéo).

Le capitalisme a connu dans ses mutations à travers les âges différentes formes de gouvernance et d’organisation des entreprises. Celles-ci se sont chevauchées et se chevauchent encore, mais, à chaque étape, des formes se sont révélées dominantes. Au XIXème siècle et au début du XXème,les pays occidentaux ont connu une forte domination du capitalisme dit « familial », dans lequel les familles qui possédaient le capital exerçaient le pouvoir. A cette forme de capitalisme a succédé, du milieu du XXème siècle jusqu’aux années 1980, un capitalisme « managérial », caractérisé par la prise de pouvoir de la technostructure dans les entreprises. Les familles actionnaires s’étaient fractionnées, leurs actions ayant été revendues pour tout ou partie par les générations suivantes ou le capital ayant été accru pour faire face au développement des affaires par appel à des actionnaires « anonymes.

Ces actionnaires acceptaient alors, en échange de la liquidité de leur capital et de la possibilité de valoriser à long terme leurs actions, de céder peu ou prou leur pouvoir de décision à des managers professionnels sans intérêt capitalistique. Les années 80 ont marqué le retour au sein des entreprises d’un pouvoir actionnarial, pas spécifiquement familial, qui a fait converger à nouveau l’intérêt des dirigeants vers les intérêts des actionnaires. Ainsi, pour contrecarrer la tendance de la période précédente qui avait par trop négligé l’intérêt des actionnaires, différentes méthodes ont été mises en place pour que l’objectif réel des dirigeants soit bien, non l’accroissement de leur propre pouvoir et/ou sécurité, mais le rendement pour l’actionnaire. Depuis les années 2000 et ses crises à répétition, la question peut se poser de savoir si le XXIème siècle verra naître un capitalisme « partenarial », qui permettrait de prendre en compte à la fois l’intérêt des actionnaires, des clients, des salariés et de la société toute entière.

Ces formes successives de capitalisme, qui se sont succédé à chaque fois pour des raisons objectives, sont liées à des modes d’organisation spécifiques des entreprises. Elles sont une bonne clé pour appréhender l’entreprise du XXIème siècle.

La question est double :

  • Quelles sont les forces favorisant le passage du capitalisme actionnarial au capitalisme partenarial ?
  • Dans la mesure où chaque forme de capitalisme induit une organisation spécifique, quels nouveaux modes d’organisation des entreprises vont correspondre au capitalisme partenarial ?

Le capitalisme actionnarial, à travers ses excès, notamment dans les années 90 et 2000, a contribué à provoquer une rupture accompagnée de crises économiques et financières majeures, puisque l’exigence de ROE (Return On Equity, soit le rendement des capitaux propres) démesuré était devenue insoutenable. On a vu apparaître une coupable créativité comptable, un surendettement des ménages comme des entreprises, des constructions puis des déconstructions accélérées de groupes d’entreprises ou d’entreprises elles-mêmes, des LBO, des LBO de LBO, etc. Mais aussi une progression de la part des dividendes dans les profits, pour sécuriser les rendements des actionnaires. En transférant souvent le risque sur les salariés.

L’échec partiel du capitalisme actionnarial est évidemment la première force susceptible de conduire vers le capitalisme partenarial. Mais la réaction de l’opinion pour une plus grande moralisation de l’économie reste un argument insuffisant pour fonder le passage à un capitalisme partenarial qui prendrait mieux en compte les intérêts des clients, des salariés et de la société, aux côtés de ceux de l’actionnaire. A chaque fois qu’une crise majeure se produit, elle s’accompagne d’un retour de la morale. Mais la phase de crise est suivie d’une sorte d’aveuglement au désastre, d’un oubli progressif des raisons qui l’ont provoquée. La situation peut alors reprendre son cours. Le seul fait qu’il y ait eu crise du capitalisme actionnarial ne paraît donc pas suffisant, même s’il s’agit d’un facteur évident, pour expliquer et comprendre l’apparition d’un capitalisme partenarial.

Plusieurs forces profondes et durables me semblent soutenir cette transition. La première, qui engendre les autres, est la révolution technologique.

Elle induit tout d’abord une révolution commerciale qui bouleverse les rapports entre les producteurs, les distributeurs et les clients. Ces derniers voient leur pouvoir très renforcé puisqu’ils sont aujourd’hui plus libres d’agir, plus avertis, disposent de plus d’informations, peuvent comparer les prix et bénéficient ainsi d’une plus grande liberté de choix. Le client devient alors évidemment le centre d’intérêt des entreprises. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entreprises développent depuis quelques temps déjà des discours orientés clients, comme si c’était une préoccupation nouvelle.

Les rapports de pouvoir s’en trouvent donc inversés au bénéfice du client. Mais, dans nombre de secteurs économiques, ce phénomène est également perceptible dans les rapports entre les producteurs et les distributeurs dont la position se trouve renforcée. La prise de pouvoir du client met fin à la hiérarchie traditionnelle, née au XXème siècle, reposant sur la capacité du producteur à imposer ses produits aux distributeurs qu’il a choisis et sur celle du distributeur à imposer ces mêmes produits aux consommateurs.

Dorénavant le client a le pouvoir. Ainsi, si le distributeur dispose d’une bonne connaissance de ses clients, s’il sait utiliser son « big data », s’il développe un CRM (Customer Relationship Management) pertinent, s’il parvient donc à anticiper les besoins de chacun d’entre eux et à les satisfaire, s’il considère enfin le client comme un « consom’acteur » capable de rechercher avec lui la bonne combinaison de produits et de services, alors il trouve les solutions adéquates pour chaque client et le fidélise.

Le service prend d’ailleurs le pas sur le produit lui-même. Nous ne sommes plus dans une économie conduite par la mise en avant du produit, mais dans un monde où l’usage, le service, devient plus important que la détention du produit lui-même. Les applications sont plus importantes que le téléphone lui-même. La bicyclette peut se louer pour le trajet à effectuer, et de plus en plus, l’automobile elle-même suit ce même chemin. Le « cloud » rend progressivement désuet la possession de gros ordinateurs…

La qualité de la relation avec son commercial, son conseiller, et la possibilité de trouver les bonnes solutions adaptées à chacun, c’est-à-dire le bon service, prennent donc le pas sur le produit en tant que tel. Ce faisant, le distributeur peut ainsi prendre le pouvoir sur le producteur, en le mettant naturellement en concurrence avec d’autres producteurs pour chercher la meilleure combinaison, en prix comme en qualité, de produits et de services qui correspondent le mieux aux besoins du client individualisé.

Un bouleversement des rapports de forces historiques est donc en train de voir le jour dans nombre de secteurs entre producteurs, distributeurs et consommateurs. A l’évidence, cela contraint le distributeur à une excellente gestion des clients. Si le distributeur, en revanche, n’est pas en capacité de les comprendre et de les fidéliser, il s’en trouve très fragilisé, d’autant qu’il est aujourd’hui également possible pour le producteur  de vendre en direct. La non qualité du conseil et l’incapacité de proposer les meilleures combinaisons de produits et de services adaptées à chacun conduisent tout droit à la numérisation totale de la relation client-fournisseur et à la disparition du rôle économique du distributeur. Avec l’apparition d’une relation directe producteur-client, lorsque cela s’avère possible, ou avec l’apparition de « pure players » internet de la distribution, forme de low cost de la relation client.

La révolution technologique induit également des changements de comportement des salariés, changements qui les positionnent au centre de l’entreprise avec des impacts sur l’organisation. Les hiérarchies verticales sont effectivement beaucoup moins acceptées, et acceptables, et bien moins pertinentes. Aujourd’hui, les cadres ne peuvent plus être crédibles et entraîner leurs salariés s’ils ne fondent pas leur autorité sur la valeur qu’ils apportent à leurs équipes, et non sur la détention d’informations qui sont maintenant libres et gratuites et circulent dans toute l’entreprise. Ainsi, il n’est plus envisageable d’être cadre et manager, en se prévalant exclusivement de son positionnement hiérarchique.

Parallèlement, les salariés expriment un besoin accru d’autonomie, soutenu et renforcé par la même révolution technologique, posant ainsi la question de l’entreprenariat au sein même de l’entreprise. Développer l’esprit d’initiative est devenu un véritable enjeu pour les grandes entreprises, alors même que, par essence, elles le réduisent à sa portion congrue, de par leur mode d’organisation même. Aujourd’hui, les individus salariés aspirent à comprendre le sens de leur contribution à l’entreprise, ils souhaitent en partager la stratégie et le mode d’organisation choisi pour adhérer à son projet. Cette aspiration doit absolument être prise en compte dans la dimension managériale.

Aussi, les organisations très hiérarchisées, verticales, nées de la phase du capitalisme managérial et de la technostructure dominante, sont-elles devenues beaucoup moins efficaces et nettement plus difficiles à gérer :

  • d’une part, elles mobilisent moins bien leurs salariés, puisque la proximité managériale est plus cruciale que jamais ;
  • d’autre part, elles s’avèrent plus rigides, moins flexibles, et ne sont plus en phase avec un monde et un environnement de plus en plus complexes. La complexité croissante et les chocs extérieurs plus nombreux et plus intenses exigent en effet plus de souplesse dans les organisations, comme plus d’autonomie de chacun et des équipes, afin de réagir promptement et de gérer habilement les dysfonctionnements et de s’adapter efficacement à la nouvelle donne.

Aujourd’hui, la taille et la centralisation engendrent de l’entropie. Au contraire, les entreprises organisées en réseau, réseau entre les différentes parties de l’entreprise ou entre différentes entreprises, sont plus adaptables, plus efficaces. Le couple centralisation/décentralisation penche plutôt dorénavant du côté de la décentralisation.

En outre, la relation commerciale devenant centrale, l’organisation doit être tournée totalement vers le client, de la production à la vente, des front offices aux back offices. Valoriser davantage encore ses commerciaux, pour leur donner plus de capacité encore à maîtriser leur relation client, plus d’autonomie pour être réactifs et pro-actifs face à chaque client, devient donc un impératif. Pour que chaque commercial se trouve en fait en situation d’entreprendre, de gérer et de valoriser le fonds de commerce qui lui est confié, avec les outils et la responsabilité pour le faire. Donc, avec plus de plaisir à travailler et de capacité à maîtriser son travail.

Une plus grande proximité managériale, une meilleure compréhension des attentes clients, une ouverture au mode entrepreneurial, une importante capacité d’absorption des chocs, des mutations et de la complexité, tels sont les ingrédients de l’entreprise de demain.

Faut-il insister de plus sur la révolution technologique qui implique pour les dirigeants de prendre plus que jamais en compte la réputation de leur entreprise, et les aspirations de la société dans son ensemble, puisqu’il est devenu impossible de fonctionner sans avoir en permanence sur internet des commentaires sur ce que fait l’entreprise ou ce qu’elle est ? Sur son rapport à l’environnement, sur la qualité de ses produits ou de ses services… ? Le facteur sociétal doit donc être traité sérieusement et la société devient ainsi une véritable partie prenante de l’entreprise.

En fait, toute entreprise est un organisme biologique, et comme tout organisme biologique, elle vit un compromis permanent, un équilibre instable, entre l’ordre, la verticalité, les routines homogènes de gestion et, à l’opposé, l’autonomie des parties, la capacité d’initiative, le besoin d’entreprendre,  etc .  La combinaison se fait aujourd’hui clairement au bénéfice de la seconde caractéristique, au détriment de la première, même si les deux sont utiles.

Pour conclure, le passage au capitalisme partenarial, qui modifie les modes d’organisation des entreprises, remet à une place de choix, aux côtés des actionnaires, les clients, les salariés et la société. Fort heureusement, cela n’est pas seulement dû à un échec du mode de gouvernance et d’organisation précédent et à une remontée temporaire de la morale, mais à des révolutions commerciales, comportementales et managériales, fondées elles-mêmes sur les évolutions technologiques. Ce sont des forces très puissantes, durables et objectives, qui amèneront, espérons-le, à cette forme nouvelle du capitalisme.

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Fonder l’entreprise du XXIe siècle. Intervention d’Olivier Klein aux rencontres économiques d’Aix, juillet 2014

Allons-nous passer du « capitalisme actionnarial » au « capitalisme partenarial » qui permettrait de prendre en compte à la fois l’intérêt des actionnaires, des clients, des salariés et de la société toute entière et, dans l’affirmative, avec quels modes d’organisation ?

Regarder l’intégralité du Parcours 4 « Inventer le nouvel environnement de l’investissement »

Lire le texte complet de l’intervention d’Olivier Klein aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence

En savoir plus sur les Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence 2014 

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L’évolution du principe et de la pratique de la gouvernance d’entreprise à travers les différents âges du capitalisme

Pour fixer le sujet, je vous propose une définition. Le plus souvent, le concept de gouvernance d’entreprise recouvre l’organisation des relations entre les actionnaires et les dirigeants de l’entreprise. Son contenu a évolué avec les différentes phases du capitalisme et s’est élargi récemment aux relations des dirigeants avec l’ensemble des partenaires de l’entreprise. A ce titre, la gouvernance d’entreprise est une question de société. Elle évolue avec les modes de régulation de l’économie. L’histoire de la gouvernance d’entreprise intéresse ainsi le citoyen comme l’économiste ou le sociologue.

Je ne traiterai que des pays développés et de l’économie de marché. La dénomination elle-même de « gouvernance » est récente puisqu’elle n’est apparue que dans les années 80 et a connu un fort développement de son usage au début des années 90, dans de nombreux rapports, thèses, articles ainsi que dans des textes réglementaires. Le droit des sociétés et les textes des organismes de contrôle réglementaire se sont ainsi adaptés aux nouvelles exigences de la gouvernance.

Ce sujet a donc de multiples répercussions sur la vie des entreprises et de la société et nous conduit à nous poser les questions suivantes :

  • Pourquoi ce concept est-il apparu récemment?
  • Quelles sont les évolutions du principe et de la pratique de la gouvernance au cours des différents âges du capitalisme?
  • Pourquoi ont eu lieu ces évolutions?

Pour tenter d’y répondre, nous traiterons le sujet au travers des différentes phases du capitalisme, sachant que les diverses formes historiques de la gouvernance s’imbriquent entre elles. Les formes passées perdurent, alors même que, progressivement, d’autres formes prennent place majoritairement.

 I. Le capitalisme familial

Au XIXe siècle et au début du XXe, les rapports entre actionnaires et dirigeants étaient très simples, car c’étaient les mêmes personnes. En effet, les entreprises étaient créées par des familles telles que Wendel, Renault, Michelin -certaines d’entre elles ont laissé leur nom en tant que marque-, et leurs dirigeants en étaient les propriétaires. Il n’existait alors par construction pas de problème de gouvernance, car ces familles, qui créaient, travaillaient et possédaient leur entreprise, avaient une légitimité à ce que le résultat leur revienne.

 II. Le capitalisme managérial

Le capitalisme managérial est apparu entre les deux guerres aux Etats-Unis et reposait sur l’émergence d’un nouveau modèle de régulation et de gouvernance des entreprises. Ce changement était dû, d’une part, à une évolution des générations ; les générations créatrices d’entreprises avaient transmis celles-ci à leurs descendants de plus en plus nombreux qui n’en étaient pas tous devenus dirigeants. Il s’expliquait, d’autre part, par la croissance des entreprises ; les meilleures ont eu besoin d’ouvrir leur capital pour assurer leur forte croissance. Cela a contribué au développement des sociétés anonymes qui permettaient d’avoir des capitaux en provenance d’actionnaires qui n’étaient pas les dirigeants de l’entreprise. L’ouverture du capital de l’entreprise a débouché sur une volonté des actionnaires de pouvoir sortir du capital afin de disposer de liquidités en cas de besoin. D’où le développement considérable de la bourse. Aujourd’hui aux Etats-Unis, 80 % des entreprises n’ont pas d’actionnaire détenant plus de 10 % des actions. Leur actionnariat est donc très éclaté.

Cela a engendré deux conséquences :

  • la dispersion de l’actionnariat

Cette dispersion a conduit à ce qu’aucun actionnaire n’ait un poids fort sur les dirigeants. Plus le capital est dispersé, plus les actionnaires sont nombreux, plus il est difficile pour chacun d’exercer un contrôle réel et efficace sur les dirigeants.

  • la liquidité des actions

Davantage de liquidité a permis aux actionnaires de trouver une liberté -celle de vendre aisément leurs actions-, mais aussi a provoqué une instabilité de l’actionnariat. Les actionnaires ont donc de facto échangé la liberté de la liquidité contre la perte du contrôle des dirigeants de l’entreprise.

Les dirigeants d’entreprise se sont progressivement émancipés du contrôle de leurs mandants et ont logiquement imposé un contrôle managérial interne par opposition au contrôle externe des actionnaires. Cela a ouvert la possibilité de divergences entre les intérêts des deux parties. Les actionnaires avaient le droit, qui leur était propre, de nommer les membres du conseil d’administration ou du conseil de surveillance, mais ils perdaient le contrôle effectif et ne se donnaient pas les moyens d’exiger auprès des dirigeants des objectifs susceptibles de les satisfaire davantage. Au point que, dans de nombreuses sociétés, les dirigeants cooptaient ou cooptent encore purement et simplement les membres de leur conseil d’administration ou de surveillance. Le phénomène s’est répandu partout dans le monde occidental, après la seconde guerre mondiale, avec l’avènement des grandes entreprises qui constituaient de véritables conglomérats. La figure emblématique du dirigeant n’a ainsi cessé de monter pendant les Trente Glorieuses. La légitimité des dirigeants venait de leurs compétences. Ils recherchaient la croissance et la pérennité de l’entreprise et fondaient leur pouvoir sur une alliance avec les salariés. Dans ce schéma, l’actionnaire n’avait pas beaucoup de place et l’efficacité réelle de ces grandes entreprises n’était pas tournée vers la valorisation des entreprises pour les actionnaires.

III.  Le capitalisme actionnarial

A la fin des années 70 et au tout début des années 80, on constate un déclin relatif de la puissance des Etats-Unis vis-à-vis des autres pays développés. L’opinion commune explique alors cette évolution négative par l’existence d’énormes conglomérats d’entreprises difficilement compétitifs. Ceux-ci s’étaient fortement diversifiés pour assurer leur longévité, et leur rentabilité ne constituait pas l’objectif prioritaire. Outre ces analyses de plus en plus prégnantes, on assiste alors à deux phénomènes qui vont bouleverser le jeu et conduire à passer majoritairement du capitalisme managérial au capitalisme actionnarial.

Le premier de ces phénomènes réside dans le rappel du jeu du marché boursier. Dans les années 80, pour diverses raisons, la bourse a pris de plus en plus d’importance. Et le jeu du marché boursier a consisté à ce que les actionnaires retrouvent un poids à travers la possibilité de vendre leurs actions lorsque la rentabilité n’était pas suffisante. Ce qui affaiblissait l’entreprise cotée en bourse, qui pouvait alors faire l’objet d’OPA et constituait alors une sérieuse menace pour les dirigeants. Des acteurs sont ainsi apparus (les « raiders ») pour acheter de grands groupes peu rentables. En les revendant par parties, ils réalisaient des plus-values considérables. La force de rappel du marché boursier pour les dirigeants s’est donc avérée décisive.

Le second phénomène a consisté en un renforcement institutionnel du rôle des actionnaires. Un rappel à l’ordre des dirigeants par leurs mandants a eu lieu et a conduit précisément à la notion de gouvernance. Cela a permis de rappeler aux dirigeants, par de nouvelles règles du jeu, leur objectif de maximisation de la richesse des actionnaires. Trois effets s’en sont suivis :

  • le renforcement du contrôle juridico-institutionnel des dirigeants par les actionnaires, d’où la création de comités d’audit, de comités des rémunérations, comme de comités stratégiques;
  • la mise au point de mécanismes d’incitation dans la rémunération des dirigeants, de façon à les associer à l’intérêt des actionnaires; d’où la montée en force des primes variables -souvent plus fortes que les rémunérations fixes-, des stock-options, etc.
  • l’application de sanctions (renvoi des dirigeants), en cas de valorisation insuffisante des actions, bien plus fréquentes qu’auparavant.

Cet âge du capitalisme marque le retour au pouvoir des actionnaires, et l’affirmation du corporate government. Des normes de rentabilité apparaissent, (ROE (return of Equity) minimum de 15 %). Apparaît ainsi la théorie de la création de la valeur selon laquelle une entreprise crée de la valeur quand sa rentabilité est supérieure à la moyenne des entreprises du même secteur. Cette théorie comporte bien entendu un paradoxe (puisque toutes les entreprises ne peuvent pas être supérieures à la moyenne) qui s’est ensuite avéré dommageable (cf. infra). Mais elle vise à pousser les entreprises à faire mieux que les autres, donc à plus de compétitivité et de rentabilité, et, à ce titre, elle présente donc des avantages.

Le modèle du capitalisme actionnarial a eu des effets positifs. Il a créé un cercle vertueux. Dans la Silicon Valley, par exemple, dans les années 80 et 90, une multitude d’innovations technologiques sont apparues et des kyrielles de toutes petites sociétés se sont créées. Il était nécessaire de contourner les difficultés à attirer les talents, ne pouvant les payer à hauteur de ce à quoi ils pouvaient prétendre dans les grands groupes. Les créateurs de ces petites entreprises ont ainsi proposé à ces talents des rémunérations en stock-options pouvant offrir de fortes plus-values, en contrepartie des risques qu’ils prenaient. Ce mode de fonctionnement a eu un effet économique très positif, en permettant à de petites sociétés de se développer rapidement et fortement, grâce à la capacité d’attraction de professionnels et de chercheurs de très grande qualité, venus tenter l’aventure.

Le second effet favorable repose sur le phénomène suivant. Aux Etats-Unis notamment, le capital-risque et le capital innovation se sont intéressés à ces entreprises en création, qui manquaient de capitaux. Les succès, avec réalisation d’importantes plus-values lors des sorties en bourse, surcompensant les échecs inévitables.

Au total, ce nouveau mode de régulation économique a fonctionné très efficacement et a apporté les capitaux et l’intelligence pour développer de nombreuses entreprises innovantes. Ces innovations se sont diffusées dans le reste de l’économie, qui est devenue globalement plus productive, grâce à l’utilisation des nouvelles technologies -notamment de l’information- ainsi répandues. Soulignons que, de 1994 à la première moitié des années 2000, les Etats-Unis ont eu un rythme annuel de gain de productivité environ deux fois supérieur à celui de la Zone Euro. Ces gains de productivité ont engendré une plus forte croissance, sans inflation, et permis une plus forte augmentation des salaires, comme une valorisation des actions plus élevée, donc un pouvoir d’achat en hausse.

La question à présent est de savoir pourquoi et comment ce système a connu des dysfonctionnements. Au-delà, il convient de se demander si l’on restera dans l’âge du capitalisme actionnarial ou si le modèle de gouvernance évoluera vers une nouvelle phase.

IV. Vers un capitalisme partenarial ?

Après des succès indéniables, le capitalisme actionnarial a connu quelques échecs qui ont conduit à se poser la question de l’avènement du capitalisme partenarial. Ce dernier entraîne une gouvernance élargie, qui permettrait de prendre en compte les actionnaires, mais aussi les salariés, les clients, la société et l’environnement, c’est-à-dire l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.

1. Les échecs du capitalisme actionnarial

La première dérive s’est manifestée par l’emballement du modèle de la gouvernance actionnariale à partir de 1997. Ce modèle d’innovation et de forte productivité a, en effet, fait croire qu’il n’y aurait plus de crises et de cycles économiques. La spéculation s’est mise à l’emporter sur les paris raisonnables. La bulle spéculative s’est développée à partir de 1997-98 sur la bourse, notamment sur les valeurs technologiques, en sous-estimant les risques encourus par ces entreprises. A l’évidence, elle est devenue dangereuse, à tel point que beaucoup pensaient que plus une entreprise perdait d’argent dans ses premières années d’existence, plus sa valeur devait monter, car ces pertes laissaient envisager un fort développement ! La pression psychologique de l’opinion commune était extrêmement forte dans la bulle spéculative. Il était considéré comme « raisonnable » de penser que les courbes ascendantes devaient poursuivre durablement leur tendance. Jusqu’au moment où l’on s’est aperçu que nombre de ces entreprises ne répondraient pas aux espérances qu’elles avaient suscitées, voire même qu’elles ne seraient jamais rentables, provoquant ainsi l’éclatement de la bulle spéculative.

La deuxième dérive repose sur certains comportements problématiques des dirigeants eux-mêmes, induits par les contraintes du marché mal maîtrisées.  Pour respecter des normes de rentabilité très élevées à très court terme (au moins 15 % quel que soit le secteur d’activité et la conjoncture), beaucoup d’entreprises se sont mises à racheter leurs actions pour afficher une montée de leur cotation en bourse, mais parfois au prix d’un surendettement et d’un affaiblissement de l’entreprise. On a, en outre, assisté à une course à la taille pas toujours objectivement justifiable. Lorsque la croissance interne est faible, ce peut être légitime et indispensable. Néanmoins, si la course à la taille est excessive, n’apporte pas de synergies démontrables et provoque un endettement non proportionné à l’évolution des capitaux propres, l’entreprise risque d’être fragilisée. Sur une dizaine d’années, les études montrent qu’une fusion sur deux ne crée pas de valeur.

La troisième dérive réside dans l’évolution du revenu des dirigeants. Aux Etats-Unis, le revenu moyen des PDG était, en 1965, 44 fois supérieur à celui d’un ouvrier. Dans les années 2000, leurs rémunérations, y compris les plus-values liées aux stock-options, représentent plus de 400 fois les revenus des salariés les plus modestes. Parallèlement, toujours aux Etats-Unis, la rémunération globale des PDG (y.c. stocks options) a été multipliée par 8 en prix constants, en une vingtaine d’années. Certes, il est légitime qu’un dirigeant qui réussit ait un très bon revenu, mais un tel écart pose des questions et des difficultés.

La quatrième dérive est pathologique. Il s’agit des tricheries de certains dirigeants qui, ne sachant plus comment respecter la norme de rentabilité, ont faussé les comptes de leur entreprise. De 2001 à 2003, des scandales ont occupé les premières pages de la presse tant anglo-saxonne qu’européenne et ont déstabilisé gravement la confiance des marchés financiers. Je citerai, à titre d’exemple, Enron ou Worldcom aux Etats-Unis et Parmalat en Italie.

Ces importantes dérives ont été engendrées par les excès du capitalisme actionnarial. Comme tout modèle ayant apporté sa contribution positive, ses dysfonctionnement incitent à trouver les voies de son dépassement.

2. La question de la légitimité de l’actionnaire comme étant le seul mandant des dirigeants d’une entreprise

Actuellement, dans la littérature économique et financière, la question est posée de comprendre s’il est légitime que l’actionnaire ait la place centrale en tant que mandant des dirigeants. La théorie usuelle, comme la pratique, l’expliquent par le fait que l’actionnaire assume le risque sans avoir aucune certitude sur son rendement futur. Les prêteurs, quant à eux, ont un rendement fixé contractuellement, contrairement à l’actionnaire qui apporte également un financement, mais qui prend bien davantage de risques.  Il est donc tout à fait compréhensible que l’actionnaire puisse exercer un contrôle sur la gestion.

En revanche, il convient d’ouvrir la réflexion sur une gouvernance élargie, parce que, sur le fond, le risque comparé des différents partenaires de l’entreprise n’est pas tout à fait aujourd’hui celui supposé par la théorie. Un actionnaire peut, par exemple, limiter ses risques en diversifiant ses placements, alors qu’un salarié peut difficilement le faire en travaillant pour plusieurs employeurs. En outre, et plus fondamentalement, la pratique du capitalisme actionnarial, qui a défini la norme de rentabilité des capitaux propres minimale de 15 % à tout moment, a fait ainsi en sorte pendant une vingtaine d’année que les actionnaires soient, pour partie, protégés contre les évolutions négatives de la conjoncture. Tout étant fait pour tenter de garantir une rentabilité minimale aux actionnaires, le risque a, par conséquent, été reporté sur les autres parties prenantes, notamment sur les salariés, dont la variabilité de la rémunération ou de l’emploi ont augmenté, ou sur les sous-traitants, dont les marges de négociation vis-à-vis de leurs donneurs d’ordre se sont fortement affaiblies.

A titre de démonstration, analysons les résultats et des dividendes des entreprises aux Etats-Unis. De 1980 à 1990, les profits des entreprises ont légèrement augmenté. Cependant, la part des dividendes dans ces profits a été multipliée par deux, passant de 24,7 %  en 1980 à 50,1 % en 1990. De 1990 à 1997, la forte augmentation des profits a été accompagnée d’un maintien du pourcentage des dividendes dans les bénéfices. De 1998 à 2003, les profits ont chuté et les dividendes, quant à eux, ont progressé en valeur absolue. En conséquence,  la part des dividendes a, en outre,  augmenté fortement en pourcentage. Ainsi, sur la période, la part des dividendes dans les profits a atteint en moyenne 83 %. Cela constitue une sorte de protection de l’actionnaire puisque, quelle que soit l’évolution des profits, le niveau des dividendes a continué à progresser, jusqu’à absorber la quasi-totalité des résultats. Donc, pendant cette période, les dividendes n’évoluaient plus parallèlement aux bénéfices. Acheter des actions permettait ainsi d’avoir un potentiel important de valorisation et, en outre, de percevoir un dividende quasiment égal au taux d’intérêt des obligations. En résumé, les actionnaires prennent bien des risques quant au capital investi et à son rendement -l’histoire récente du marché boursier le montre à l’envi-, mais ce risque a été globalement amoindri par l’évolution, au fil des vingt dernières années, de la pratique de la distribution des dividendes en faveur des actionnaires.

C’est pourquoi, il peut être légitime de s’interroger sur le rôle unique des actionnaires en tant que mandants des dirigeants d’entreprise. On peut ainsi se demander comment élargir le cercle des mandants aux clients, aux salariés, à la société, et à se préoccuper de la meilleure façon de prendre en compte les problèmes d’environnement. Les salariés, quant à eux, sont plutôt bien protégés en France, notamment dans les grandes entreprises. Les clients sont mieux pris en compte qu’auparavant dans le monde occidental. Aux Etats-Unis, la judiciarisation des rapports entre les entreprises et leurs clients a permis à ceux-ci d’imposer la prise en compte de leurs besoins et les a introduits au cœur des préoccupations des dirigeants. Ces derniers pensent dorénavant davantage à l’intérêt de leurs clients et l’intègrent mieux aux côtés de  celui des actionnaires. En France, la pression en faveur des clients vient davantage des pouvoirs publics, par le biais de la loi et des règlements. Dans le domaine de la banque notamment, les choses ont beaucoup évolué depuis quelques années. Depuis quelques années, l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) notamment supervise étroitement les établissements financiers pour vérifier leur connaissance de la clientèle et l’adéquation des produits aux clients et les associations de consommateurs ne sont pas en reste. Son rôle en ce sens est sur le point de se renforcer encore.

Le même type de problématique s’est posé quant à la prise en compte des problèmes d’environnement. La difficulté réside en ce que, contrairement aux actionnaires, aux salariés et aux clients, il n’y a pas de forces de rappel personnifiées pour faire respecter ces critères. La sensibilisation à l’environnement peut cependant passer par l’image que certaines entreprises sont soucieuses de donner d’elles-mêmes, ou par les autorités nationales ou territoriales, voire par la pression éventuelle des consommateurs.

Ces diverses considérations, qui tendent à intégrer dans le mandat des dirigeants les différentes parties prenantes de l’entreprise, n’empêchent en aucun cas que les actionnaires soient au cœur de la gouvernance, avec une juste rémunération des risques pris, reconnaissant ainsi leur rôle essentiel.

Apparaissent donc des réflexions dans la théorie économique et financière pour savoir de quelle manière intégrer l’intérêt des différents partenaires dans les conseils d’administration ou les conseils de surveillance des entreprises, aux côtés des actionnaires.