Catégories
Conjoncture Finance Politique Economique

Cercle Les Échos : Face à l’ubérisation annoncée, quelles clés du succès pour les banques ?

La banque connaît-elle une ubérisation ? Et dans ce cas comment y faire face ? De quels atouts dispose-t-on ? Quelques analyses et raisonnements peuvent être posés de manière assez sûre, sans jouer au futurologue.

Le mot « ubérisation », pris de façon assez large peut désigner la menace d’un modèle établi par une série d’innovations et de nouveaux acteurs. On se concentrera sur la banque de détail car elle est a priori plus touchée par ce phénomène que la banque d’entreprise. Les innovations digitales, qui peuvent trouver un champ d’application dans le domaine bancaire, sont de divers ordres : robotisation, digitalisation des process, des contrats et des signatures, le big data, l’intelligence artificielle, les paiements et bien d’autres. À l’évidence, ces innovations provoquent beaucoup de ruptures et créent de nombreuses possibilités de révolutions à analyser et à intégrer dans nos stratégies. Deux types de rupture en particulier sont intéressants à étudier.

La première approche consiste à se poser la question de savoir si la digitalisation pourrait aller jusqu’à la disparition des agences, ou du moins jusqu’à une forte réduction du modèle de banque à réseau. C’est une question qu’il faut se poser, puisqu’il y a beaucoup moins de clients qui viennent dans les agences. Nous pouvons donc légitimement nous demander si cela va se poursuivre, si cette réduction touche tous les métiers des agences et si l’on se dirige vers un modèle quasi-unique de banque en ligne ou néo-banque.
La deuxième approche consiste à étudier dans quelle mesure cette révolution technologique permet à nombre de startups, telles que les fintechs, de croître et de concurrencer des banques commerciales sur telle ou telle partie de leur chaîne de valeur. Y-a-t-il à ce moment-là une possibilité de perte de segments rentables ? La rentabilité peut-elle baisser sans pour autant mettre en cause le modèle de banque de réseau ?

Ces deux questions sont importantes et différentes, même si les réponses que l’on peut apporter peuvent parfois se rejoindre.
La première approche est fondamentale : peut-on imaginer un monde de banques sans agence ? Certains analystes l’affirment et parlent pour la banque du « Kodak de demain », ou un peu moins radicalement de « la prochaine sidérurgie ». Il ne faut pas refuser cette question, mais au contraire aller au fond des choses. Ce sujet mérite des éléments de réponse fondés sur de solides analyses. Il faut d’abord bien distinguer la question du digital de celle des taux d’intérêt. Nous avons la conjonction des deux phénomènes, mais ils n’ont pourtant rien à voir l’un avec l’autre. Il y a d’un côté une courbe de taux d’intérêt très plate qui abîme la rentabilité des banques de détail. On peut raisonnablement espérer que ceux-ci remonteront, avec notamment à nouveau un écart suffisant entre taux courts et taux longs, et une banque centrale qui sortira progressivement du quantitative easing. Gageons qu’il y aura des annonces faites dans ce sens de la part de la BCE fin octobre.
De l’autre côté,  nous avons le digital et son impact sur la rentabilité. Il faut faire attention, me semble-t-il, à ne pas répondre par le digital à des questions de taux d’intérêt en pensant que les taux bas changent structurellement le modèle. Les taux d’intérêt tels qu’ils sont aujourd’hui ne changent pas le modèle en soi, mais abîment transitoirement la rentabilité, ce qui n’est pas tout à fait pareil.


Le raisonnement à tenir consiste, me semble-t-il, à revenir aux fondements : Qu’est-ce que l’essence même d’une banque de détail ? Qu’est-ce que l’essence de la relation bancaire ? Il faut ici bien distinguer les invariants des points contextuels qui varient en fonction de la technologie en vigueur et de leur utilisation par les clients. Dans la banque de détail – dont le modèle peut d’ailleurs être différent suivant les pays en fonction des us et coutumes qui sont propres à chacun –, il y a deux grands domaines : la banque au quotidien, transactionnelle, et la banque relationnelle, celle des « projets de vie » et celle du conseil. Ce sont bien deux demandes de banques assez distinctes, même si naturellement elles se croisent souvent.

La banque au quotidien, à l’évidence, est celle des transactions courantes : aller chercher un chéquier, effectuer un paiement, retirer de l’argent liquide ou en déposer, etc. Cette banque-là n’a pratiquement plus besoin de réseau, même s’il y a encore des demandes, mais de moins en moins nombreuses, pour aller au guichet. Le développement de l’internet, des smartphones et des automates fait que cette banque transactionnelle n’a pratiquement plus besoin de réseau pour réaliser ces opérations courantes. La baisse de fréquentation y est globalement très forte. C’est très important, car la demande de « guichetiers » existe de ce fait de moins en moins et il faut bien l’intégrer.

Il y a d’autre part la banque relationnelle, celle des projets de vie et du conseil -mais aussi la banque qui accompagne les moments difficiles que chacun peut rencontrer tôt ou tard -,  qui caractérise au fond la relation la plus profonde des particuliers avec leur banque, bien au-delà de la gestion des moyens de paiement. C’est celle du temps long avec les clients. Ceci est crucial, car ce temps long est lié au fait que l’on s’occupe de leurs projets de vie, dans leur préparation comme dans leur déroulement. Ces projets peuvent être très importants : financer ses études, sa première installation professionnelle, acheter un logement, préparer sa retraite ou sa succession, etc. Il peut aussi s’agir de petits projets de vie qui s’enchaînent, comme préparer un voyage ou acheter une voiture. Tout cela fait partie d’un univers dans lequel les banques sont parfaitement légitimes car elles répondent aux besoins des clients en leur proposant les produits nécessaires, à savoir le crédit, l’épargne, et naturellement l’assurance (de biens ou de personnes) qui permet de les protéger. Ces projets demandent du temps à être préparés et réalisés. Une longue et forte relation de confiance se crée donc entre le client et le banquier, puisque l’on traite de la sécurité de ses biens, de la personne, de sa famille et, au fond, de son bien-être. L’univers de besoin auquel répond la banque relationnelle est donc celui du temps long, de même que le crédit, l’épargne et l’assurance sont des produits du temps long.

Il est normal et courant dans une société d’avoir régulièrement des polarisations de la pensée: à la fin des années 90 et courant des années 2000, on s’interrogeait beaucoup sur le fait de savoir si la grande distribution allait remplacer la banque. À cette époque, nombreux étaient ceux qui écrivaient savamment que la grande distribution allait enlever des pans entiers à la banque. Or, cela n’a pas été le cas. En 2004, dans Les Échos déjà, j’avais commis un long article sur ce sujet. La réflexion partait du point suivant : dans la grande distribution on traite le temps court, car ce qui s’y achète se consomme quasiment immédiatement. Si cela ne nous convient pas, il est facile de changer de marque et même d’enseigne. Dans la banque cela est compliqué de changer rapidement, en fonction de l’expérience de consommation, car si l’on fait un crédit, une épargne, ou si l’on souscrit à une assurance, c’est en général pour une longue durée. C’est pourquoi les conseillers bancaires doivent rester un temps suffisamment long en poste. C’est d’ailleurs une demande forte des clients. Alors que dans la grande distribution, pour l’essentiel, il n’y a plus de « commerciaux » dans les magasins. Je n’ai donc jamais vraiment cru à ce que la grande distribution puisse prendre des parts de marché importantes sur la banque, précisément parce que l’analyse fondamentale de l’essence même de ce qui était la relation bancaire me laissait penser que l’épargne ne s’achèterait pas sous blister. Le seul point de rencontre entre la grande distribution et la banque se faisait sur le crédit consommation et la carte de paiement et de fidélité, tous deux en prolongation exacte de  l’acte d’achat. Il s’agit donc du seul champ dans lequel on a effectivement eu une concurrence entre la grande distribution et les banques, jusqu’à présent.

Par ailleurs, suivant les pays, il existe différents  mix entre modèles relationnels et banques au quotidien. Une étude réalisée pour le compte de la FBF en 2010 a cherché à savoir quels étaient les pays dans lesquels les banques avaient un fort modèle relationnel. La France ressortait dans les pays les plus forts, ce qui ne voulait pas dire que les banques françaises n’étaient pas transactionnelles, mais simplement qu’elles avaient mis un poids relativement plus important sur le côté relationnel que beaucoup d’autres pays. Les pays qui ont des modèles beaucoup plus transactionnels que relationnels ont donc tout intérêt à fermer beaucoup d’agences, car celles-ci n’ont pas beaucoup d’autres offres à proposer. Dans les banques relationnelles, quelque chose d’autre se passe.

Donc les personnes viennent de moins en moins pour la banque au quotidien, c’est une certitude. Mais auront-elles pour autant de moins en moins d’appétence pour la banque relationnelle ? Depuis déjà une dizaine d’années, les modes de relation avec les réseaux bancaires ont évolué : physique, téléphone, e-mail, visio, tchats, etc. Ils ne suppriment cependant pas le besoin du conseiller bancaire. Si l’on a toujours autant besoin, voire davantage, de conseillers bancaires, il faut donc bien savoir où les placer et où les loger. Les clients désirent à intervalle régulier voir leur conseiller en tête-à-tête, pour certains sujets plus structurants ou par simple réassurance. Avoir des agences plus proches n’est donc pas complètement incongru. D’autant plus qu’elles sont aussi, en tant que lieu matérialisant la banque, une réassurance pour nombre de particuliers et même de  professionnels.  Alors puisque nous disposons déjà des agences en proximité, pourquoi se priver de cet atout ? D’autant plus que celles-ci nous offrent des kilomètres de vitrines publicitaires que bien des banques en ligne nous envient.
Ainsi, les modes de relation évoluent et se complètent, mais ils ne se suppriment pas. In fine, ils sont même essentiellement fondés sur la relation avec le conseiller de clientèle. L’essence ne change pas, car il n’y a pas de baisse de la demande de banque pour les projets de vie, et même au contraire. Avec Internet, les clients sont de plus en plus exigeants sur la qualité du conseil, car ils savent très bien naviguer pour s’informer, comparer et changer s’il le faut. Ils demandent à leur conseiller d’être encore meilleur, plus réactif et plus proactif qu’auparavant.

En réalité, la moindre fréquentation des « guichets » est une chance pour la banque, et ce n’est pas un paradoxe. Premièrement, le digital supprime les tâches répétitives au « guichet » qui ne sont pas rémunérées, ce qui économise des coûts. Nous pouvons aussi offrir beaucoup plus de temps commercial aux clients qui demandent davantage, et ce en faisant des personnes qui étaient au « guichet » des conseillers de clientèle. La plupart du temps ce sont des jeunes débutants qui n’attendent que cela, ils sont donc formés aisément. Grâce au digital, le temps commercial est développé et évite aussi les tâches répétitives aux commerciaux aguerris.

Le deuxième argument, conséquence du premier, est que l’on accroît le temps productif commercial de nos propres conseillers, ce qui augmente notre productivité. Notre PNB est ainsi accru par notre capacité à mieux servir et conseiller nos clients, et ainsi répondre à leurs besoins.

Troisièmement, le parcours client est clairement facilité par le digital, car certaines opérations sont plus faciles à traiter à distance ou par les automates. La satisfaction du client est donc augmentée, car la banque est rendue plus pratique.

Enfin, le digital est aussi une chance, car il permet d’améliorer le modèle relationnel lui-même. Le big data et l’intelligence artificielle, que l’on essaie d’intégrer progressivement, peuvent nous permettre de bien mieux comprendre nos clients et leurs besoins, de mieux préparer nos rendez-vous, donc de mieux les servir. Nous sommes ainsi bien plus efficaces. Il s’agit ici de productivité commerciale intelligente, et cela satisfait beaucoup les clients qui ne sont appelés que pour des choses qui concernent leurs véritables besoins.

Augmenter la praticité de nos banques et la qualité du conseil sont donc deux clés fondamentales de succès. Pour la banque, deux axes le permettent : la formation, dont nous avons très significativement augmenté le budget à la BRED, et le digital lui-même !

Il nous faut ainsi assurer la même praticité que les banques en ligne. Evidemment, si l’on assure la même praticité, mais que l’on ne pratique pas des tarifs aussi bas, il faut nous différencier par autre chose : un conseil de qualité. Sans vouloir les critiquer car elles sont parfaitement légitimes, il n’y a pas de conseillers dans les banques purement digitales.

Les clients en France demandent en fait les deux : une banque au quotidien très pratique et un conseiller attitré qui puisse leur apporter de la valeur ajoutée. Ils ne chercheront donc à dissocier banque transactionnelle et banque de conseil, ou même à se satisfaire d’une seule banque au quotidien low cost, que si leur banque usuelle n’excelle pas dans les deux registres.

Les banques de réseau ont donc un avantage comparatif certain, à condition aujourd’hui, d’une part, de continuer d’investir pour être aussi bonnes que les banques en ligne dans la praticité de la banque au quotidien. Rien d’impossible. Et d’autre part, Il leur faut parallèlement s’assurer qu’elles peuvent produire des conseils de qualité, dont la valeur ajoutée justifie une rémunération. L’investissement important sur le digital et sur la formation sont donc bien deux clés de succès.

Mais l’organisation agile de chaque agence comme du réseau et l’optimisation de l’utilisation des moyens pour les affecter au plus producteur de PNB est aussi cruciale. Dans certains cas, les banques peuvent supprimer des agences, car le besoin de guichets transactionnels disparaît. En conséquence, nous ne sommes effectivement plus obligés d’avoir une agence tous les 200 mètres dans les grandes villes, même si nous avons toujours besoin d’agences pour assurer le conseil. Donc, suivant la configuration des banques d’aujourd’hui, le nombre d’agences à réduire peut-être assez différent.

Ajoutons que la banque en ligne n’a pour le moment pas de rentabilité, car elle a précisément beaucoup de mal à équiper les clients. En outre, pour acquérir des clients, elle a un coût considérable à assumer qui correspond au besoin de faire beaucoup plus de publicité que les autres banques. Comme elle n’a pas de vitrines, il faut qu’elle attire le client avant qu’il ne rentre spontanément dans nos agences. La banque en ligne doit, dans le même registre, proposer beaucoup de cadeaux et d’offres gratuites. Par exemple, 80 euros sont en général accordés à l’ouverture de comptes, mais beaucoup d’étudiants vont successivement dans plusieurs banques afin de les obtenir à tour de rôle. La fidélisation n’est donc pas aisée. Et la banque en ligne se concentre pour l’essentiel, par construction donc, sur la banque transactionnelle. Il est ainsi assez difficile de rentabiliser ces modèles et de capitaliser sur les clients, sauf à commencer à élargir l’offre et à nommer des conseillers, ce qui commence à apparaître ici et là. Si cela se développait, ce serait très intéressant, car il pourrait alors y avoir des banques traditionnelles qui se digitaliseraient et des banques en ligne qui commenceraient à ouvrir leur jeu en nommant des conseillers. Les deux registres de banque commenceraient alors à se rapprocher de manière intéressante.

Mais alors la question se pose : le conseil lui-même peut-il être digitalisable ? Peut-on se passer d’humains dans le conseil ? On pourrait évidemment se dire : avec un big data bien fait et avec une bonne intelligence artificielle, une automatisation des « pushs », (SMS ou e-mails) aux clients rendrait le conseiller humain inutile. Le client recevrait des propositions intelligentes, parfois même plus intelligentes que celles du conseiller qui n’a pas été suffisamment formé ou aidé. Pourquoi demain aurait-on donc besoin de conseillers bancaires puisque tout serait digitalisé ?

Nous sommes convaincus du contraire, même s’il est impossible de se projeter avec certitude dans dix ou vingt ans.

On sait que la machine est capable de battre l’homme dans beaucoup de domaines. On sait aussi que l’homme et la machine ensemble battent la machine seule. Il faut toutefois rester très modeste, car qui sait aujourd’hui ce que sera capable de faire l’intelligence artificielle demain. Les personnes expertes en intelligence artificielle restent elles-mêmes très prudentes. Il y a cependant quelques éléments clés de réflexion à prendre en compte.

Le premier élément est que la confiance est une clé de la relation bancaire, pour une raison simple : les gens nous confient leur argent et la co-construction de leurs projets de vie. On entre dans l’intimité et dans la sécurité des personnes et de leur famille. Avoir une relation interpersonnelle permet aujourd’hui de dégager infiniment plus de confiance qu’avec un robot, même ‘’intelligent’’. Les plus jeunes qui ont une habitude extraordinaire du digital demandent par exemple à nos banques d’avoir des conseillers de clientèle attitrés, et ce même s’ils viennent bien moins dans nos agences. A la BRED, en outre, nous avons fait l’expérience d’envoyer à des groupes de clients connaissant des situations identiques des propositions commerciales par SMS ou e-mails. Comme toujours lorsque l’on fait un mailing, on a eu un retour de 2 à 3 % de réponses positives. Nous avons ensuite réitéré les envois par e-mails ou SMS à d’autres personnes aux caractéristiques identiques, puis fait appeler les conseillers de clientèle sur le même sujet. Nos succès ont alors été multipliés par dix. Il y a donc un espoir pour la relation humaine à travers cette très modeste expérience.

Le deuxième enjeu tient au fait que la base de la confiance réside aussi dans la réputation de l’institution, qui est une valeur ajoutée et un atout pour les banques.

Par ailleurs, les sciences cognitives montrent aujourd’hui que dans la capacité de décision, il y a besoin d’intelligence rationnelle, mais aussi d’intelligence émotive. Des études présentent certains cas de personnes ayant été blessées et ayant perdu l’usage d’une partie du cerveau qui servait à l’intelligence émotive. Elles sont alors totalement incapables de prendre des décisions, alors même que leurs capacités de raisonnement et d’analyse restent intactes. Les avancées de la science cognitive démontrent donc que pour prendre une bonne décision il faut avoir l’intuition de la solution doublée de la bonne analyse. Donc, la relation humaine peut-être un puissant facteur d’aide à la décision. Dans le même ordre d’idée, des études économétriques viennent de mettre à jour que l’apprentissage d’un cours était plus performant en « présentiel » avec un professeur qu’avec un MOOC. Ce qui ne remet en aucun cas en cause l’intérêt extraordinaire des MOOC dans la diffusion du savoir et la capacité de toucher bien davantage d’étudiants. Mais le professeur en salle de cours n’est pas pour autant sans avenir.
Enfin, nous recevons tous les jours davantage de sollicitations diverses et variées de la part de personnes ou d’organisations que l’on ne connaît pas, et ce sous forme de « pushs », d’e-mails ou de SMS. D’ici quelques années nous serons tous saturés de ces sollicitations, si ce n’est déjà le cas. La différence se fera alors sur les humains capables d’appeler en supplément des « pushs » ; en apportant une valeur ajoutée additionnelle. Cette différentiation sera sûrement décisive.

Pour toutes ces raisons, les banques à réseau ne seront donc probablement pas menacées d’extinction par ce qui s’apparente à une possible ‘’ubérisation’’.


Une seconde approche consiste à se demander s’il y a des possibilités de perte de segments de marché rentables, due à des intervenants extérieurs tels que les fintechs.

Prenons les fintechs qui fleurissent. On a de plus en plus de développement des services proposés sur les certifications et authentifications, la biométrie, la gestion budgétaire, les coffres forts électroniques, les agrégateurs, les paiements, la blockchain, etc. La question est donc : y a-t-il un risque de se faire désintermédier, quand on est une banque, sur des portions de la chaîne bancaire qui seraient rentables ?

L’exemple qui pourrait légitimement inquiéter est celui des agrégateurs externes qui ont aujourd’hui des possibilités d’accéder aux données, de proposer des virements, donc d’initier des paiements. Ils peuvent aussi greffer là-dessus des services de gestion de budget et des propositions de produits bancaires au meilleur prix. Qu’est-ce qui les empêcherait demain, en effet, d’analyser les données de nos clients et de proposer les services bancaires qui leur correspondent ? De tels acteurs pourraient par exemple proposer des crédits à la consommation en s’appuyant sur des courtiers et en proposant le moins disant, -mais pas obligatoirement le plus approprié – qui peut ne pas être la banque traditionnelle du client. Cette hypothèse de désintermédiation partielle des banques est parfaitement envisageable. Je pense – peut-être à tort – que les craintes peuvent être exagérées.

En premier lieu, de nombreuses fintechs n’auront pas accès aux données des clients, celles qui par exemple proposeront des logiciels de gestion de budget. Celles-ci ne seront que difficilement en mesure de prendre des parts de marché sur certains segments aujourd’hui opérés par les banques. Deux solutions s’offrent donc à elles : soit elles coopèrent avec des banques spécifiques, par achat des premières par les dernières ou partenariat plus ou moins exclusif, soit elles font des plates-formes collaboratives avec plusieurs banques de façon à proposer des services qui peuvent être partagés. Ainsi, elles s’invitent et s’intègrent dans la chaîne de valeur des banques, mais sans pour autant perturber leur modèle. Elles contribuent même à l’enrichir, puisque les banques deviennent encore plus fortes dans le modèle global avec leurs clients en élargissant leurs services. Par exemple, dans le groupe BPCE nous sommes allés chercher des fintechs pour proposer aux clients professionnels des solutions de CRM reliés aux paiements. Donc, soit les banques ont la capacité d’investissement informatique et peuvent enrichir leurs services elles-mêmes, soit elles cherchent à sous-traiter. En fait, la réalité est bien entendu, un mix des deux. Ce qui change en revanche, c’est que la banque avait l’habitude de tout faire par elle-même, alors que demain elle sera probablement aussi un métier d’assemblage, pas seulement un métier complet et totalement intégré. Assembler n’est en rien mauvais, si cela nous permet d’élargir notre base de relation globale et nos revenus.

Le second cas, qui peut évidemment poser problème, est celui où les fintechs auront accès à  une partie des données. Le web scratching -qui sera peut être interdit prochainement ou tout du moins très encadré – et plus généralement la DSP2 et les API posent la question de l’ouverture des données des banques et des comptes des clients. Aujourd’hui, toutes les banques ont construit leur agrégateur pour essayer de faire en sorte que leur clientèle n’ait pas besoin de sortir de leur univers pour accéder à leurs comptes dans leurs autres banques, et cela marche bien. Demain, réglementairement  l’accès aux données sera assorti de fortes autorisations, ce qui rendra certainement, et de façon légitime, beaucoup plus difficile  le traitement des données par les interlocuteurs externes à la banque du client (qu’il s’agisse ou non de banques).

La discussion porte aujourd’hui également sur le fait de savoir à quelles données il sera possible d’accéder. Nous pouvons dire que l’on assiste à une prise de conscience croissante des clients, des citoyens, sur le danger de laisser utiliser leurs données sans contrôle. La tendance va probablement s’accélérer, on le constate notamment chez les jeunes. Cette prise de conscience va vraisemblablement mettre un frein à l’intrusion.

En outre, une nouvelle réglementation sur la protection des données se mettra en place l’année prochaine (le règlement général sur la protection des données, GDPR, sera applicable en mai 2018) qui rappellera que les données appartiennent aux clients et que toute utilisation devra faire l’objet de son approbation. Celle-ci s’appliquera non seulement aux banques, mais aussi à tous les utilisateurs de données. Il s’agit probablement d’une bonne nouvelle, car même s’il est naturellement compliqué pour les banques d’avoir à tout justifier, cette réglementation va permettre de freiner l’arrivée de tiers voulant utiliser les données de façon cavalière, ce qui constituera à nouveau un frein à l’intrusion. La banque doit rester ce tiers de confiance qui traite les données intimes des gens, et il ne faut évidemment pas les laisser les dévoiler sans que les clients ne soient au courant et n’expriment leur consentement.


Ici encore donc, la capacité des banques à faire vivre et à améliorer leur modèle de relation globale avec leurs clients particuliers sera décisive pour résister à l’ubérisation. Tout en intégrant et en proposant  de nouveaux services qui s’inscrivent  bien dans l’univers de besoin des clients traités par les banques.Ainsi, si les banques investissent beaucoup dans la formation et dans le digital, et conduisent les changements indispensables de leurs organisations, il n’y a pas de raison de penser que le modèle de banque de détail en réseau soit mort. En revanche, comme dans tous les modèles qui durent, il ne faut plus qu’il soit chimiquement pur. Il doit au contraire être désormais intimement mixé avec le digital. On voit aujourd’hui dans tous les domaines de la distribution que les modèles purs digitaux ont du mal à vivre et que les modèles purs de distribution physique sont en train de mourir. L’avenir se fera dans ce mix-là, et les bonnes voies de réponse se trouvent dans la compréhension de ce qu’est l’essence même de la relation bancaire. Il me semble que c’est possible.

Le risque d’ubérisation aura alors aussi provoqué, ici comme dans d’autres domaines, une forte stimulation concurrentielle, essentielle dans un secteur très réglementé et peu propice aux changements rapides. Mais il faut être lucide : il ne se réduit pas à cet effet stimulant qui aura au total entraîné une amélioration du modèle bancaire au bénéfice de ses clients. Une baisse de rentabilité, toute chose égale par ailleurs, due à de nouveaux entrants exerçant une pression sur les prix, est probable. Mais d’autres domaines peuvent sans doute être développés parallèlement, connexes à l’activité récurrente des banques commerciales, qui viendront accroître leurs revenus.

Le risque d’ubérisation, pour reprendre le titre de la conférence, doit être évalué en profondeur à l’aune des atouts mobilisables par les banques commerciales. Une sortie par le haut paraît alors possible. Mais sous réserve de la juste appréciation des nécessaires mutations à réaliser et de l’adoption d’une stratégie délibérément offensive par ces mêmes banques commerciales.

Catégories
Banque Politique Economique Zone Euro

La politique de taux bas et de taux négatifs : raisons et conséquences pour les banques par Olivier Klein

Cette version est augmentée de l’actualisation des graphiques présentés dans l’article.

Revue De l’économie Financière-Extrait du numéro 125-Article Olivier Klein

Catégories
Banque Politique Economique Zone Euro

4eme édition des Rencontres du financement de l’économie : l’évolution possible de la politique monétaire et des taux d’intérêt et les conséquences sur l’économie et les banques

le 28 mars 2017

Alors que la zone Euro est à la croisée des chemins et que les gouvernements des pays membres se penchent sur son fonctionnement, Olivier Klein traite ici de l’évolution possible de la politique monétaire et des taux d’intérêt dans ce contexte.

Les taux vont-ils monter et quels sont les fondamentaux qui le justifieraient ? Quels sont les effets des taux bas sur l’économie et sur la capacité de financement des banques ?

Une première réflexion, un peu générale, mais fondamentale : les taux très faibles ne sont pas un phénomène dû exclusivement aux banques centrales. On observe que la croissance repart en ce moment, tant aux États-Unis que dans les pays émergents et en Europe. C’est une bonne nouvelle. Cela va probablement tirer les taux vers le haut. Mais depuis la crise financière, on a connu une période de croissance très faible, avec une crise de surproduction mondiale, qui s’est traduite par un dynamisme très faible de l’offre et de la demande. Évidemment, une demande faible et une épargne forte couplées à un investissement faible sont la manifestation d’une surproduction mondiale. De la même façon, des gains de productivité faibles et une démographie déclinante mondiale – à part en Inde et en Afrique – entretiennent un manque de dynamisme de l’offre. La simultanéité d’un manque de dynamisme de la demande et de l’offre a pour conséquence des taux de croissance très faibles et fait baisser naturellement les taux d’intérêt.

Si les marchés fonctionnaient bien, et si l’économie s’autorégulait spontanément, les taux d’intérêt rejoindraient les taux d’intérêt dits naturels. Dans la théorie économique, ces taux naturels sont ceux qui égalisent l’épargne et l’investissement à un niveau de plein-emploi. Il se trouve que c’est un taux que l’on ne peut pas observer, c’est un taux calculé par les économistes. Et ces calculs conduisent à des taux d’intérêt extrêmement bas. Parfois même, il est calculé que ces taux auraient dû être négatifs pour pouvoir égaliser la demande et l’offre, soit l’épargne et l’investissement, au niveau du plein-emploi. Notamment dans la zone euro.

On voit donc bien que ce n’est pas seulement la banque centrale qui pousse les taux d’intérêt vers le bas.
Cela conduit à penser que l’on était il y a encore peu de temps soit dans une période de stagnation séculaire, dont on connaît tous les effets et les raisons, soit, au moins depuis la crise, dans une longue période classique de désendettement avec croissance très faible, qui se produit après toutes les crises de surendettement majeures, telles que celle que l’on a connue dès 2007. Les deux à la fois sont possibles, au moins temporairement. Dans les deux cas, cela justifie des taux d’intérêt extrêmement bas.

À ces réflexions, il faut ajouter le fait que la violente crise financière que nous avons connue nous a fait entrer dans une période de déflagration majeure, avec un risque très élevé de déflation. Pour lutter contre cette déflation, les banques centrales ont conduit des politiques extrêmement agressives, mais nécessaires. Toutes les grandes banques centrales ont agi en baissant les taux encore plus bas que les marchés ne les poussaient, c’est-à-dire en dessous des taux neutres. Comme on le sait, le taux neutre est égal au taux de croissance réel augmenté du taux d’inflation, donc au taux de croissance nominale. Quand on pousse les taux en dessous des taux neutres, on le fait parce que l’on veut ranimer la croissance en faisant repartir l’inflation – et éviter ainsi la déflation – et, bien sûr afin de limiter les risques d’une crise de surendettement pour éviter les effets « boule de neige » sur la dette, dus à des taux d’intérêt nominaux supérieurs au taux de croissance nominale.

Quand on a une croissance extrêmement faible et une inflation quasi nulle, on fait face à ce que l’on connaît bien, le zero lower bound, qui est la limite du taux zéro. La politique monétaire et l’autorégulation de l’économie se retrouvent donc contraintes en principe par l’impossibilité d’amener les taux en dessous de zéro, alors qu’ils devraient l’être pour rééquilibrer la demande et l’offre au niveau du plein emploi.. En France, par exemple, les banques ne peuvent pas proposer des dépôts à taux négatifs, sauf aux grands institutionnels. On est limité à ce taux zéro. On voit bien que cela peut être une trappe pour une situation de sous équilibre durable. Si les taux ne peuvent pas descendre suffisamment bas, la conséquence peut ainsi être de rester dans une situation de sous équilibre, de sous production, avec sous-emploi durable et avec un risque de déflation persistant. Avec des taux d’intérêt qui, bien que très bas, n’ont plus le ressort pour remonter, parce qu’ils devraient être encore plus bas.


Si l’on en revient maintenant aux effets sur l’économie des taux très bas, ils sont bien connus. En principe, ils font repartir la croissance par un premier effet, la stimulation de la consommation et de l’investissement et l’abaissement de l’attrait de l’acte d’épargne.
Le deuxième effet est l’effet richesse. La baisse des taux fait remonter le prix des actifs patrimoniaux, que ce soit l’immobilier ou les actions, ce qui soutient à son tour la consommation et l’investissement pour les ménages comme pour les entreprises.
En 2007, les taux d’endettement des agents privés des pays avancés avaient atteint des niveaux extrêmement élevés. Cette crise de surendettement, qui est la raison fondamentale de la crise financière que nous avons connue en 2007-2009, a entraîné une crise de surendettement des États. À partir de 2008-2009, les États s’endettèrent beaucoup pour faire face à cette crise financière et économique. Cela conduisit un certain nombre d’États à des situations de surendettement, rejoignant ainsi la situation des acteurs privés.

Cela conduisit naturellement, comme toujours dans l’histoire financière, à de très grandes périodes de désendettement, douloureuses, qui asphyxient potentiellement la croissance.
L’effet de taux très bas, inférieurs aux taux d’intérêt neutres permet de faciliter ces périodes de désendettement. Comme dit précédemment, cela permet d’éviter les crises dites « boules de neige » que l’on connaît bien. Si les taux d’intérêt sont supérieurs aux taux neutres, dès lors que l’on a un taux d’endettement élevé, la dette s’emballe, parce qu’il faut financer les intérêts de la dette à payer par un accroissement de la dette elle-même. Inversement si l’on a des taux plus bas que les taux neutres, on peut se désendetter de façon moins douloureuse. Évidemment, c’est ce qu’ont fait les banques centrales en baissant beaucoup leurs taux courts, jusqu’à zéro. C’est usuel dans la politique monétaire. La novation de la part de quelques banques centrales a été de porter certains taux courts en dessous de zéro, pour déjouer le Zéro lower bound. La BCE a lancé une politique de taux négatifs sur les dépôts des banques à la banque centrale. Nous sommes à -0,40 %, aujourd’hui. Si la BCE l’a fait, c’est probablement parce que le taux d’intérêt naturel en zone euro est négatif. C’est aussi évidemment une façon d’inciter les banques à ne pas conserver de réserves de liquidités à la banque centrale, mais au contraire à les utiliser pour faire davantage de crédits. C’est bien ce qui s’est passé, d’ailleurs. Les banques se sont dit qu’il valait mieux faire des crédits, même à 1,50 %, plutôt que de perdre -0,40 % en laissant les liquidités à la banque centrale. Cela faisait 1,90 % de différentiel. Toutes les banques ont donc été incitées à faire davantage de crédits. Et cela a poussé à nouveau les taux à la baisse, puisque l’offre de crédits a augmenté et que la compétition entre les banques a ainsi été encore plus vive. Donc, les banques ont prêté plus, dans le cadre d’une politique intelligente de la banque centrale, même si elle n’est pas très usuelle, et même si elle comporte évidemment des risques.

En outre, comme aux États-Unis, mais plus tardivement, la BCE a pris des mesures beaucoup plus radicales en faisant notamment du quantitative easing, c’est-à-dire du développement de son propre bilan bancaire en achetant directement des dettes publiques et privées. En réalité, il s’agissait là de se donner les moyens de contrôler aussi les taux longs, alors que la pratique traditionnelle des banques centrales est de contrôler les taux courts. Il lui fallait contrôler les taux longs pour les amener à des taux qui étaient compatibles notamment avec la trajectoire de solvabilité budgétaire des États. Entre 2010 et 2012, on était entré dans une crise majeure de la zone euro, période hautement risquée puisque s’était installée une défiance contagieuse, où l’on avait la dynamique catastrophique suivante : la crainte quant à la solvabilité de la dette publique, qui poussait à la hausse les taux d’intérêt des dettes publiques, qui renforçait à son tour le risque d’insolvabilité. La politique extraordinairement bienvenue alors de Mario Draghi a été de lancer le quantitative easing pour abaisser les taux longs des États et faire cesser ces cercles vicieux. Sans cela, la zone euro aurait très probablement éclaté. Son célèbre « whatever it takes » a été salvateur.

En outre, on le sait bien, le quantitative easing a des conséquences sur les changes. Or, le niveau de change peut aider, dans certaines conditions, à rehausser le niveau de croissance. Il y a eu des tentatives de faire baisser le dollar, ou de faire baisser l’euro, etc., par les banques centrales concernées, à travers les politiques de quantitative easing.


La question que l’on se pose tous aujourd’hui, et ici-même, est de savoir combien de temps les taux très bas, voire négatifs, peuvent encore durer et si l’on est définitivement passé dans une phase de hausse des taux. Et si la réponse est positive, à quelle vitesse cette hausse va se produire.

Dans le fond, en 2008-2009, j’étais persuadé que les taux longs très bas seraient durables. Je n’avais pas complètement tort, puisque nous sommes en 2017, et qu’ils sont encore extrêmement bas. Pour moi, ils étaient durables, à cause du contexte et des raisons que je viens d’expliquer. Pourquoi aujourd’hui pourrait-on changer notre paradigme et penser que les taux pourraient remonter ?

Je l’ai dit tout à l’heure. D’abord, parce qu’il y a une reprise de la croissance, et que les taux d’intérêt nominaux sont assez fortement déterminés par le taux de croissance nominale. Le taux de croissance nominale remontant partout dans le monde, c’est donc une bonne raison de penser que les taux doivent remonter.
En outre, il y a des freins et des problèmes à faire perdurer très longtemps des taux longs extrêmement bas, voire même négatifs. Le premier frein est que les politiques de taux longs très bas peuvent ne pas marcher. Il ne suffit pas d’abaisser les taux pour donner envie aux entreprises et aux ménages d’emprunter. C’était bien le cas en France, en 2014, quand les taux se sont très fortement abaissés. Le crédit n’est pas reparti tout de suite, et ce n’était pas imputable aux banques, qui auraient aimé faire plus de crédits. Il y avait simplement un problème de demande de crédit, parce que tout le monde était dans une sorte de marasme où personne n’avait envie d’emprunter bien davantage. Finalement, fin 2014 et courant 2015, on a connu une croissance de la masse des crédits en France, due à la politique de taux d’intérêt très bas. Ce frein-là n’existe donc plus, puisque l’on a une demande de crédit, à notre avis insuffisante, mais en tout cas de bon niveau.

Parallèlement, a priori, des taux d’intérêt très bas découragent l’épargne. Mais il faut comparer les taux à l’inflation. On a des taux d’intérêt très bas, mais on a également une inflation très basse. Au total, les épargnants n’ont pas été maltraités, en tout cas moins que dans les années où les taux d’intérêt étaient bien plus élevés qu’aujourd’hui mais moins chers que les taux d’inflation. Mais il y a un effet psychologique à avoir des taux d’intérêt très bas. Beaucoup de ménages se disent que s’ils n’arrivent pas à constituer progressivement l’épargne qu’ils souhaitent avoir au moment où ils prendront leur retraite, parce que les intérêts ne sont pas assez élevés pour capitaliser à un niveau suffisant pour atteindre ces montants, ils vont peut-être épargner plus et moins consommer pour se garantir les niveaux qu’ils veulent pour plus tard. Dans ce cas-là, l’effet des taux d’intérêt très bas peut être exactement le contraire de ce que l’on attend en théorie économique traditionnelle. Aujourd’hui, l’effet n’est pas manifeste. On voit bien que les taux d’intérêt très bas n’ont pas non plus accru l’épargne. Mais cet effet pourrait agir tôt ou tard.

Le troisième frein à la politique monétaire des taux très bas est que les effets de richesse, qui sont forts aux États-Unis, sont moins forts en Europe, notamment parce que la composition des portefeuilles financiers des ménages en épargne n’est pas du tout la même. Elle est bien moins assise sur des actions. Elle est davantage composée de monétaire, d’immobilier, etc. Donc, les effets de richesse sont beaucoup moins évidents économétriquement sur l’Europe.

Deux risques sont en outre à prendre en compte. Le premier est de voir des bulles spéculatives renaître. Les taux d’intérêt étant très bas, il est facile d’emprunter pour se porter acheteur sur le marché des actifs patrimoniaux. Ce qui pourrait entraîner le développement de bulles.

Aujourd’hui, et à tout le moins il y a quelques mois, on ne pouvait pas vraiment déceler de bulle. Il n’y a pas de bulle de l’immobilier évidente en Europe. Il n’y a pas non plus de bulle manifeste sur le marché des actions, en tout cas en Europe, même si, aux États-Unis, je ne suis pas tout à fait sûr que certains secteurs ne soient pas déjà surévalués. Ce risque, s’il n’est pas avéré pour l’instant, existe cependant, notamment si une telle situation sur les taux devait se prolonger encore.

On constate en outre que des institutionnels ont du mal à faire face aux obligations de rendement qu’ils peuvent avoir, que ce soient des fonds de retraite, des mutuelles de santé ou des fonds de placement. On voit ainsi clairement s’enclencher des achats d’actifs beaucoup plus risqués que ceux qu’ils prenaient auparavant. Comme tout ce qui présente peu de risque a un rendement quasi négatif, on constate une tendance à aller vers des actifs beaucoup plus risqués. Le prochain retournement de conjoncture et de marché pourrait laisser voir des défauts de crédit et d’obligations. Bref, des bilans plus fragiles.

Il existe enfin un risque sur les banques. On comprend bien qu’il leur faut une pente de taux pour faire de la marge. Pourquoi ? Parce qu’en gros, elles empruntent de l’argent aux déposants à des taux référencés sur des taux courts, et qu’elles prêtent très majoritairement à taux fixes longs. Une baisse des taux, pendant la période de transition, n’est en général pas bonne pour les banques. Mais, après la transition, les banques devraient pouvoir restaurer leurs marges. Si l’on était, avant la phase de transition, à 5 % de taux de crédit en moyenne sur le stock et à 2,50 % de taux sur les dépôts par exemple, et si l’on se retrouve, après transition, réciproquement à 2,50 % et à zéro, le taux de marge de la banque est bien reconstitué. En fait comme aujourd’hui tous les taux longs et les taux courts se rejoignent vers zéro, les taux de crédit sur le stock baissent sans cesse dans les actifs des banques et les taux des dépôts ne peuvent pratiquement plus baisser, puisqu’ils sont pratiquement à zéro, et qu’ils ne peuvent devenir négatifs. Nous sommes devant le phénomène de zero lower bound. Et cela conduit les banques commerciales en France à voir se réduire inexorablement leur taux de marge, donc leurs revenus.

Mais il existe d’autres effets que met en avant la banque centrale, à juste titre. D’après elle, parce que les taux sont bas, le volume de crédit peut rebondir. C’est vrai. Comme je l’ai dit, à partir de fin 2014-2015, c’est bien ce qui s’est passé en France. On a connu un effet volume positif sur les crédits qui a permis de compenser l’effet taux d’intérêt négatif sur les marges nettes d’intérêt des banques commerciales. C’est rigoureusement exact en 2015. En 2015, la moitié des banques commerciales en France ont eu une marge nette d’intérêt qui a légèrement baissé, l’autre qui a légèrement monté, et, au total, les banques ont connu en tant qu’agrégat une marge nette d’intérêt inchangée. Ce n’est plus du tout le cas en 2016. Dans la banque commerciale en France, en 2015, le PNB est effectivement monté de 1,8 %, parce que l’effet volume a compensé l’effet taux, comme nous venons de le voir, et que les commissions ont légèrement monté. Mais en 2016, le PNB a en revanche baissé de 4 %, en moyenne, parce que l’effet volume a été inférieur à l’effet taux d’intérêt qui se cumule, malgré l’évolution des commissions. Même si les taux d’intérêt stagnaient maintenant, ou même s’ils remontaient très légèrement, l’abaissement du taux du stock dû au remboursement naturel des crédits anciens ou aux renégociations, ou encore aux remboursements anticipés, conduirait à un taux sur le stock en baisse.

Les banques commerciales rentrent donc dans des zones très inconfortables. La banque centrale européenne répond, à juste titre, que grâce au fait que les taux d’intérêt sont très bas, ce qui a aussi ravivé un peu l’économie et la croissance française et européenne, le coût du risque de crédit s’est également abaissé. Elle a raison. En 2015, les banques commerciales en France ont connu un coût du risque de crédit qui s’est réduit au total de 12,2 %. En 2016, il s’est réduit de 14,2 %. Aussi, si je prends maintenant la variation du PNB diminuée de la variation du coût de crédit pour analyser l’effet total, qu’observons-nous ? Pour l’ensemble des banques commerciales en France, en 2015, un effet net positif de +3 % ; mais en 2016, un effet net négatif de -3,3 %. Autrement dit, la baisse du coût des crédits, en 2016, n’a pas suffi à compenser la baisse du PNB induite par l’effet taux d’intérêt.

En outre, la baisse du coût du risque ne peut être durable. L’effet du taux d’intérêt du stock de crédit en baisse est quant à lui durable. La baisse du coût du risque n’est pas durable en effet puisqu’il suffirait d’un ralentissement économique pour que ce coût remonte. On ne peut pas parier sur cela pour compenser durablement des PNB plus bas.


 La question qui peut se poser est de savoir si, au fond, cette politique de taux d’intérêt très bas, voire négatifs en Europe, était souhaitable ou pas. Certains économistes disent qu’elle était et est très dangereuse. Je ne partage pas ce jugement. Je pense qu’elle était parfaitement souhaitable, que les effets favorables, comme le dit la BCE à juste titre, ont été largement supérieurs aux risques pris. Il fallait prendre les risques qu’elle a pris, parce que les risques qui auraient existé si elle n’avait pas mené cette politique monétaire auraient été bien supérieurs : déflation, stagnation prolongée, etc.

Où en sommes-nous, aujourd’hui ? D’abord, il faut constater que le renouveau de la croissance un peu partout dans le monde légitime une remontée des taux, comme on l’a dit tout à l’heure. La FED les remonte tranquillement, avec cependant des nouvelles incertitudes sur la politique de Donald Trump et ses conséquences possibles sur la conjoncture américaine. Le dollar est monté, mais il est en train de rebaisser. On voit bien que les marchés sont incertains quant à la réussite de la politique Trump ou, au contraire, quant aux problèmes qu’elle pourrait engendrer. Et puis, la FED est de plus en plus sensible, à juste titre me semble-t-il, à l’effet d’une remontée des taux aux États-Unis sur les pays émergents. D’une certaine manière, c’est la Fed qui fait la politique monétaire des pays émergents qui ont très souvent des monnaies liées au dollar. On voit bien que si la FED remonte trop vite ses taux d’intérêt, elle va en partie couper le financement des pays émergents. C’est un effet classique qui fait que quand les taux d’intérêt sont très faibles aux États-Unis, les acteurs y empruntent des dollars pour les placer dans les pays émergents, qui ont des taux de croissance bien supérieurs, donc des taux d’intérêt bien supérieurs, afin de jouer ainsi un portage très favorable. Si les taux remontent aux États-Unis, l’argent va être retiré des pays émergents pour revenir aux États-Unis. On peut ainsi créer des crises profondes dans les pays émergents, comme on l’a vu, il y a un peu plus d’un an, quand la FED avait remonté, ou menacé de remonter ses taux. Donc, la FED va être prudente dans la remontée de ses taux, j’en suis persuadé, étant bien consciente de ces deux phénomènes-là.
Quant à la BCE, je pense qu’elle comprend fort bien les enjeux, et qu’elle a manifestement bien agi jusqu’alors. Elle doit néanmoins faire face à plusieurs phénomènes nouveaux. Le premier est que l’effet des taux bas commence à s’estomper, voire à devenir dangereux, comme dit précédemment. J’ai pris l’exemple de la France, mais c’est également vrai ailleurs, et les banques françaises sont parmi les plus solvables. Elles sont en excellente santé par rapport à l’Allemagne ou à l’Italie. Mais vous voyez que même les banques françaises, dans leur activité de banque commerciale en France, sont touchées.
Dans le même temps, n’oublions pas que l’on demande aux banques d’augmenter leurs ratios de solvabilité de façon très importante. Grosso modo, depuis Bâle III, il leur a été demandé de multiplier par deux leurs capitaux propres dits « durs ». Or il est difficile de demander aux banques d’augmenter beaucoup leurs ratios de solvabilité, donc leurs capitaux propres, et en même temps de faire baisser leurs résultats. Il ne faudrait pas par exemple que la croissance reparte un peu plus fort et que les banques soient prises au piège, incapables de suivre suffisamment le surcroît de demande de crédit qui en résulterait.
Au fond, on comprend bien que la BCE a aussi initié cette politique -même si elle ne le dit pas- pour faciliter les trajectoires de solvabilité budgétaire des différents pays de la zone euro, ainsi que nous l’avons noté. En réalité, elle a acheté du temps. Le « deal » de la BCE est clair. Elle mène une politique de taux extrêmement bas, en attendant deux choses des Etats. La première est qu’ils conduisent les réformes structurelles nécessaires pour augmenter leur potentiel de croissance et diminuer leur déficit structurel, faisant ainsi en sorte de faciliter leur trajectoire budgétaire future en protégeant leur solvabilité. La deuxième est qu’ils constituent les conditions institutionnelles d’une zone euro viable. On sait aujourd’hui que l’incomplétude de la zone euro est patente en termes d’arrangements institutionnels,
c’est-à-dire de capacité à faire fonctionner la zone sans que ce soit obligatoirement toujours aux pays qui vont le moins bien de subir seuls le coût de l’ajustement nécessaire, avec les conséquences sur les votes que l’on connaît. La BCE dit aux pays membres: « Organisez rapidement un peu mieux la zone euro ».
Le problème auquel on fait face aujourd’hui, et qui me conduit à me poser des questions quant à la remontée des taux en zone euro, est que les pays qui devaient le faire n’ont pas fait ce travail. Les politiques structurelles n’ont quasiment pas été menées là où elles étaient nécessaires. En Italie, cela a commencé, mais il y a eu un arrêt avec l’échec du referendum. En France, on n’a pas fait grand-chose. Il n’y aura pas de capacité à sortir des zones dangereuses de solvabilité budgétaire des États concernés, s’il n’y a pas, d’un côté, ces efforts de politiques structurelles et, de l’autre, l’achèvement d’une zone euro plus complète, mieux régulée, qui fonctionne mieux, c’est-à-dire moins asymétriquement.
Or, les Allemands critiquent très sévèrement la politique monétaire de la BCE qui ne leur est pas forcément favorable. Ils ont un taux de croissance plus élevé ; ils n’ont donc pas besoin de taux d’intérêt si bas. De plus ces taux abaissent le rendement de l’épargne des Allemands qui, comme on le sait, ont une population beaucoup plus âgée. Ils ont donc besoin d’un rendement de leur épargne plus élevé, qui plus est avec des investisseurs institutionnels qui avaient vendu des rentes à taux fixes par le passé.
La tête de la BCE ne se détourne pas de sa politique. Les Allemands, quant à eux, sont obsédés par la question de l’aléa moral, dans la mesure où ils ne veulent pas des éléments de solidarité nécessaires à la zone Euro. Ils refusent en effet, on peut les comprendre, d’être les seuls à payer pour tout le monde, si les autres ne font pas leurs réformes structurelles, se retrouvant ainsi tôt ou tard en situation d’être durablement dépendants de l’Allemagne.
La sortie des politiques de taux bas est donc conditionnée par le fait que la France notamment mène des réformes structurelles qui rassurent les Allemands, lesquels, de ce fait, accepteraient un arrangement institutionnel bien meilleur pour la conduite de la zone euro, avec des éléments de solidarité intra-zone, pour que le coût des ajustements ne pèse pas uniquement sur les pays les plus faibles.

Voilà où nous en sommes. La banque centrale européenne, me semble-t-il, va sortir des taux courts négatifs tôt ou tard, parce que cette position devient très difficilement tenable aujourd’hui. Mais une sortie d’une situation de taux très bas dépendra fondamentalement de la capacité des États à faire leurs propres réformes et à assumer simultanément les réformes de la zone euro nécessaires à son avenir. En 2019, quand s’arrêtera le mandat de Mario Draghi, tout dépendra de la force relative des pays et de leurs capacités respectives à être entendus,
c’est-à-dire à avoir enclenché les politiques structurelles suffisantes pour être crédibles. Cette crédibilité des grands Etats conditionne la possibilité d’accroître la viabilité de la zone Euro, en développant quelques éléments de fédéralisme, tels qu’une mutualisation d’une partie des dettes souveraines ou des éléments de transferts fiscaux, comme il en existe entre les Etats aux Etats-Unis. Pour soutenir transitoirement ceux qui connaissent un choc asymétrique, sans leur demander systématiquement de n’agir que par des mesures d’austérité.

C’est ce qui permettrait de monter les taux avec beaucoup plus d’aisance. Si on les monte significativement sans avoir fait cela, on accroît le risque intrinsèque de la zone euro. Si on ne les monte pas, les risques d’une politique de taux très bas décrits précédemment deviendront de plus en plus forts, alors même que la croissance repart, et sans doute aussi un peu l’inflation.
Sans penser à une remontée significative, le plus probable me semble-t-il est que l’on connaîtra a minima, dès fin 2017 ou début 2018, un accroissement modéré des taux. Les taux courts pourraient revenir par la suite de leur territoire négatif vers zéro. Et les taux longs pourraient être conduits par la banque centrale vers la neutralité, soit, mais très progressivement, entre 2 et 2,5%. Cela serait compatible avec le niveau de croissance et d’inflation que l’on peut anticiper aujourd’hui. Cette remontée modérée cessera de faciliter le désendettement des Etats, sans les faire entrer pour autant dans un effet boule de neige.

Catégories
Conjoncture Politique Economique Zone Euro

L’efficacité de la politique monétaire des taux très bas va prendre fin

La politique monétaire de taux courts et longs bas, voire négatifs, a incontestablement permis d’éviter un risque catastrophique en 2007 – 2009, puis en Zone Euro, de 2010 jusqu’à présent. Puis de raviver la croissance, même légèrement, par la relance de la demande de crédit et le soutien à la consommation et à l’investissement.

Dans la période de faible croissance que nous traversons, la politique monétaire menée par la BCE contribue à faciliter le désendettement partiel des Etats comme du privé, en garantissant un taux d’intérêt nominal inférieur au taux de croissance nominal, ou au pire égal. C’était essentiel, car n’oublions pas que la crise de 2007-2009 est survenue à la suite d’un cycle d’endettement des ménages et des entreprises devenu progressivement insoutenable. Cette crise financière et économique majeure a conduit à son tour à une très forte montée de l’endettement public. Provoquant une baisse drastique des taux longs par achat d’obligations d’Etat, Mario Draghi a réussi à stopper le cycle infernal qui reposait sur la défiance contagieuse vis-à-vis de la dette publique de certains pays européens. Cette défiance conduisait à une montée spéculative de leur taux, qui à son tour aggravait leur déficit public, donc à nouveau leur dette et la défiance à leur égard.

Cette politique de taux très bas, voire négatifs, a aussi pour objectif de soutenir la demande globale de crédit. En principe, les taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance donnent tôt ou tard l’envie de moins épargner et de plus consommer et investir, et in fine, permettent de relancer la croissance. Les taux actuels des crédits immobiliers en sont une illustration parfaite avec des planchers historiquement bas. Enfin, en améliorant la valorisation des actifs patrimoniaux (immobilier, actions…), la baisse des taux peut provoquer également un effet richesse favorable à la consommation et à l’investissement, plus visible cependant aux États Unis qu’en Zone Euro.

Mais si la confiance ne suit pas, la demande de crédit peut demeurer atone malgré la baisse des taux. En 2014 en France par exemple, la demande est restée en deçà des espoirs des banques quant aux projets à financer. A l’inverse, entre fin 2014 et début 2015, les entreprises françaises ont repris goût à l’investissement avec une demande de crédit raffermie. En outre, les ménages peuvent  être in fine tentés d’augmenter les montants qu’ils épargnent et non les abaisser , pour protéger le niveau de leur retraite ultérieure, ne pouvant plus compter sur la capitalisation des intérêts devenus trop faibles.

Quel est l’impact du côté des banques ? Les taux très bas entament sans conteste la rentabilité bancaire. La marge nette d’intérêt d’une banque correspond aux intérêts reçus sur ses stocks de crédits moins les intérêts rémunérant les encours de dépôts. Si le taux de marge baisse, butant sur l’impossibilité de connaître une baisse de rémunération des dépôts – qu’il est quasi impossible de rendre négative – équivalente à celle constatée sur les crédits, les revenus des banques baissent. Tout l’enjeu des banques aujourd’hui est donc de compenser cette perte due à l’effet taux par un effet volume positif. Si la demande globale de crédits augmente, notamment grâce à la baisse des taux provoquée par la banque centrale, chaque banque peut en profiter. Mais si la demande ne se développe pas suffisamment, le secteur se contracte.

Le volume global de crédits en 2015 en France a augmenté suffisamment pour compenser l’effet des taux négatifs. Mais cet effet volume n’a plus été suffisant au premier semestre 2016.
Cependant, cette baisse de marge d’intérêts a été compensée sur cette dernière période par la baisse du coût du risque. La baisse des taux, en soutenant l’économie, fait en effet mécaniquement baisser le coût du risque de crédit. Depuis 2014, la baisse du risque s’est ainsi accélérée, permettant aux banques de compenser l’effet taux négatif et l’effet volume insuffisant. Mais nous arrivons maintenant à une impasse. Si, en effet,  les taux très bas perduraient à ce même niveau, l’effet taux s’aggraverait inexorablement, alors que  le coût du risque ne pourrait  plus s’abaisser indéfiniment et jouer son rôle de compensation.

En réduisant fortement à l’avenir la rentabilité des banques, des taux très bas risqueraient finalement de contraindre l’offre de crédit, au moment même où  la réglementation bancaire exige des ratios de solvabilité en forte hausse, donc plus de résultats en renfort des fonds propres. D’autant qu’il est impossible de réaliser aisément des augmentations de capital, puisque la rentabilité des banques s’est affaissée en-dessous de leur coût du capital. La poursuite d’un telle politique pourrait être ainsi in fine  défavorable à la croissance. Rappelons que contrairement aux Etats-Unis où les marchés assurent l’essentiel des besoins de financement, en Europe, la situation est inverse. Maintenus à un niveau si bas, les taux d’intérêt pourraient également faciliter tôt ou tard l’émergence d’une bulle de l’immobilier, voire des actions. Enfin, ils fragilisent assureurs vie et caisses de retraite.

La politique de taux très bas a été indispensable. Quelle autre politique monétaire aurait pu être menée, sans prendre des risques bien plus élevés ? Elle a permis également d’acheter du temps, notamment dans la Zone Euro, pour que les gouvernements fassent plus aisément les réformes structurelles nécessaires au rehaussement de leur croissance potentielle et qu’ils soient en mesure de compléter les arrangements institutionnels indispensables qui régissent la zone monétaire (réelle coordination des politiques économiques au sein de la zone, éléments de mutualisation des dettes publiques…). Il n’est pas certain que ce temps ait été mis suffisamment à profit. Pourtant, au moment où les taux de la Fed aux États Unis sont sur le point de remonter, probablement légèrement, et où les taux longs ont initié une hausse, en Zone Euro le temps est déjà compté.

Telechargez-larticle-du-monde-en-pdf

Catégories
Banque Finance Politique Economique Zone Euro

Institut Messine – Taux d’intérêt négatifs, le regard d’Olivier Klein, février 2016

SOMMAIRE

Remerciements

Avant-propos par Michel Léger

Introduction générale à la problématique des taux d’intérêt négatifs par Michel Aglietta et Natacha Valla

Robert Ophèle, Sous-gouverneur de la Banque de France

Maya Atig, Directrice générale adjointe de l’Agence France Trésor

Jesper Berg, Directeur général de l’Autorité de surveillance financière du Danemark

Philippe Capron, Directeur général adjoint de Veolia, en charge des finances

Jean-Jacques Daigre, Professeur émérite de droit bancaire et financier

Ramon Fernandez, Directeur général adjoint d’Orange, en charge des finances et de la stratégie du groupe. Ramon Fernandez occupait auparavant les fonctions de Directeur du Trésor et de Président de l’Agence France Trésor

Marc Fiorentino, Dirigeant fondateur d’Euroland Corporate

Hervé Hannoun, ancien Directeur général adjoint de la Banque des règlements internationaux

Philippe Heim, Directeur financier de Société Générale

Denis Kessler, Président-Directeur général de SCOR SE

Olivier Klein, Directeur général de la BRED, Professeur affilié à HEC en économie et finance, co-responsable de la Majeure « Managerial and Financial Economics » et du Mastère spécialisé du même nom

Le regard d’Olivier Klein* 

Quelle est votre opinion sur la complexité conceptuelle des taux négatifs ? Pensiez-vous, en tant que « patron » de banque et professeur d’économie, connaître un jour une telle situation ?

Le concept même de taux négatif est un peu troublant et si particulier que je ne pensais pas y être moi-même confronté un jour. Certains acteurs économiques s’y adaptent plutôt bien : certains de nos clients institutionnels placent désormais chez nous de l’argent à taux négatif. Ils préfèrent le placer chez nous à – 0,15 % qu’ailleurs à – 0,20 %.

Les taux négatifs s’expliquent par la configuration macroéconomique actuelle. La Banque centrale européenne (BCE) tente, avec ces taux négatifs, de retrouver un niveau d’équilibre épargne-investissement plus favorable à la croissance pour conjurer ce que certains décrivent comme la menace d’une stagnation séculaire. Mais il s’agit également « simplement » d’une période d’ajustement après une phase d’endettement excessif, comme cela s’est observé très souvent depuis le XIXe siècle après une crise financière. En tout état de cause, ce que recherche la BCE, c’est d’inciter les agents à ne pas laisser l’argent dormir et à investir, et les banques à faire crédit, mais aussi à favoriser le désendettement, en maintenant des taux bas par rapport aux taux de croissance nominal.

Pour le moment, l’usage des taux négatifs est limité au champ des opérations entre institutionnels et professionnels de la finance. Ce n’est pas encore le cas des entreprises en France – alors que des entreprises commencent elles aussi à déposer à taux négatif dans certains pays d’Europe.

On touche d’ailleurs là une limite très matérielle de la capacité du système à répercuter la baisse des taux dans toute l’économie : ni le système bancaire, qui a besoin des dépôts pour faire des crédits, ni les autorités pour des raisons fiscales et de sécurité, ne peuvent se permettre de négliger l’attrait que pourrait avoir, en particulier pour les ménages, le cash comme alternative à des dépôts portant un intérêt négatif. La France semble relativement préservée de ce risque par rapport à certains pays comme l’Allemagne, où la culture du cash est beaucoup plus développée.

Selon vous, pour quelles raisons a-t-il été nécessaire de mettre en place des taux négatifs en zone euro alors que le Royaume-Uni et les États-Unis, qui ont pourtant eu recours à des politiques non-conventionnelles, n’y ont pas fait appel ?

Cela s’explique à mon avis par l’existence d’un risque de déflation plus marqué en zone euro qu’aux États-Unis, et que la BCE a, à juste titre, absolument voulu conjurer. Cela tient notamment à la crise de la zone euro, qui nous a valu un second ralentissement économique au sortir de la crise de 2008, due à la nature incomplète de notre union monétaire qui engendre un léger « biais déflationniste ». On peut aussi invoquer le moindre impact de l’« effet richesse » : aux États-Unis, la baisse des taux a rapidement permis un redressement de la valeur des actifs, en particulier de la bourse, qui s’est traduite par une reconstitution de la valeur de l’épargne des ménages – laquelle est, outre-Atlantique, bien plus investie sur les marchés en raison de l’importance des fonds de pension. Au total, il était nécessaire, en zone euro, de frapper encore plus fort sur les taux. Mais c’est une question de quantum, et pas de principe : la BCE n’est pas entrée en territoire négatif pour y entrer, mais pour baisser les taux autant que nécessaire, et la Banque d’Angleterre et la Fed ne sont pas restées en territoire positif pour éviter les taux négatifs, mais parce que les taux zéro étaient suffisants dans leurs cas respectifs.

Comment la rentabilité des banques de détail est-elle impactée par l’environnement de taux négatifs ?

Il faut distinguer l’effet de taux d’intérêt qui baissent et celui de taux négatifs. Structurellement, une banque prête à long terme et se refinance à court terme. En général, comme nous prêtons, en France, à taux fixe, il y a moins d’hystérésis à très court terme au passif qu’à l’actif des banques – autrement dit, si les taux baissent au même rythme sur toutes les échéances, le coût d’une partie de nos ressources diminue immédiatement, tandis que le produit des prêts ne décroît qu’avec le temps, au fur et à mesure du renouvellement de notre portefeuille de prêts. Ainsi, une baisse homothétique de la courbe des taux jouera en faveur des banques la première année.

Néanmoins, cette situation n’est que temporaire car, très rapidement, l’entrée en portefeuille de nouveaux crédits accordés à des taux inférieurs, l’amortissement des anciens crédits à taux supérieurs, mais aussi les demandes de renégociation de leur crédit immobilier formulées par les clients particuliers, provoquent une baisse des taux de nos actifs plus rapide que celle de nos passifs, qui contiennent beaucoup de ressources indexées sur les taux réglementés, variant moins rapidement. Cela nous amène à des taux de marge d’intermédiation détériorés, mais dans un quantum supportable et gérable. Puis, à terme, quand la courbe de taux se stabilise, si la pente de la courbe est restée constante, la marge nette d’intérêts se reconstitue peu à peu.

Ce qui se passe aujourd’hui est différent. D’abord, la marge nette d’intérêt se trouve comprimée par l’évolution du différentiel entre le taux long et le taux court, c’est-à-dire la pente de la courbe des taux. Les banques centrales cherchent en effet depuis deux ans à gouverner et à faire baisser non seulement les taux courts, qu’elles fixent toujours plus ou moins directement, mais aussi, ce qui est nouveau, les taux longs par des politiques de Quantitative Easing (QE) et par une gestion habile des anticipations des agents dans le cadre de la forward guidance.

Cette politique fonctionne bien, ce qui conduit à un écrasement de la courbe des taux, donc de la marge d’intérêt des établissements bancaires.

Les taux négatifs introduisent un élément additionnel, contrariant pour notre business model. Dès lors que, pour l’essentiel, nous ne répercutons pas la baisse des taux à nos déposants en deçà de zéro, la baisse du coût de notre ressource se heurte à une butée. Pour résumer, le produit de nos prêts, corrélé à des taux longs qui baissent, diminue, tandis que notre refinancement a un coût qui ne peut plus diminuer parallèlement, compte tenu de l’impossibilité de faire passer la rémunération de l’essentiel des dépôts en territoire négatif.

La pente des taux s’écrase ainsi encore davantage. On voit bien que cette situation est très défavorable à la rentabilité de nos établissements. Notre marge nette d’intérêt, qui a pu frôler les 6 % au début des années quatre-vingt-dix, plafonne à 2 % depuis des années et nous sommes tous rentrés, depuis 2014-2015, dans une phase de baisse graduelle supplémentaire, qui va s’accentuer encore les années prochaines, avec l’amortissement de nos crédits anciens à taux plus élevés et l’entrée en vigueur de nouveaux crédits à taux très bas.

Cette évolution sera durable, et il faut que les banques se résignent à vivre assez longtemps dans un contexte de marge d’intérêt très réduite : le mouvement ne peut pas, selon moi, s’inverser avant au minimum deux ou trois ans dès lors que la « repentification » de la courbe des taux s’opérera seulement dans le temps eu égard au faible taux de croissance potentielle de la zone euro et que ses effets bienfaisants pour nous ne se feront sentir qu’au fil du renouvellement de nos portefeuilles de prêts. Les conditions monétaires très particulières que nous vivons – taux négatif et QE – me paraissent sincèrement bienvenues du point de vue de l’économie générale : la BCE n’avait pas d’autre choix. Mais il faut être bien conscient qu’elles sont spécialement défavorables aux banques… Mais aussi aux assureurs, aux caisses de retraite, comme à tous ceux qui ont besoin de rendement de leurs actifs pour assurer les prestations attendues d’eux.

Les banques sont-elles dès lors contraintes de chercher de nouvelles sources de revenus ?

Il est indéniable que la baisse de la marge d’intérêt que je viens d’évoquer nous pousse à diversifier nos sources de revenus. Certes, les banques peuvent d’abord essayer de compenser l’érosion des marges par un effet volume sur les encours, mais on ne peut pas aller bien loin dans ce domaine : soit on essaie de gagner des parts de marché – ce que, par définition, tout le monde ne peut pas faire en même temps –, soit les banques, en tant qu’agrégat, comptent sur l’expansion générale du volume des crédits à l’économie – ce qui est peu de saison en raison du niveau médiocre de la croissance.

Les banques, si on les considère en tant qu’agrégat, peuvent donc penser jouer sur l’augmentation des commissions, c’est-à-dire rechercher une meilleure et plus juste facturation de leurs services. On constate d’ailleurs depuis quelques mois une évolution légère en ce sens. Mais, là encore, ce n’est pas aussi facile qu’on l’imagine souvent. D’abord, l’encadrement de notre activité par les différents dispositifs de protection du consommateur plafonne les possibilités. Mais, en plus, la concurrence est vive et ne donne pas beaucoup de marges de manoeuvre. En outre, le contexte de taux bas pèse sur certains types de commissions. On comprend bien, par exemple, que les « commissions de placement » dans le domaine de l’assurance-vie ne peuvent pas être les mêmes dans un contexte où les contrats rapportent 2,5 % ou 3 % que lorsque la rémunération classique de l’épargnant était de 5 % ou 6 %. C’est la même chose pour l’asset management. Nous voyons donc, sur beaucoup de produits, nos commissions baisser au fur et à mesure de la baisse des taux d’intérêt.

Restent les nouveaux services. Mon sentiment est que leur spectre est limité par les besoins objectifs et les attentes du client à l’égard de leur banque, et par la nécessité de maintenir une offre cohérente et raisonnable.

Ainsi, il ne semble pas que nous soyons très légitimes comme agence de voyage ou vendeurs d’ordinateurs,par exemple.

C’est pour cette raison que de nombreux acteurs tentent aujourd’hui, faute de pouvoir accroître leurs recettes pour compenser l’érosion de la marge d’intérêt, de réduire leurs coûts de fonctionnement, en réduisant par exemple le nombre d’agences bancaires. À l’argument « technologique » – l’utilité des agences s’érode dès lors que les clients utilisent de plus en plus intensément nos plateformes digitales –, s’ajoute de fait aujourd’hui un nouvel argument plus financier : si l’on ne peut rémunérer par une marge suffisante la transformation des dépôts en crédits, le coût des grands réseaux des agences devient rédhibitoire. Si cette vision, qui n’est pas exactement la mienne, venait à prospérer avec le temps, des milliers d’emplois seraient potentiellement en jeu dans la banque de détail.

Voyez que l’impact opérationnel du contexte monétaire que nous évoquons est loin d’être négligeable ! S’il existe donc des stratégies possibles de « sortie par le haut » de banques spécifiques, le secteur dans son ensemble est voué à faire face à des difficultés de rentabilité réelles.

L’écrasement des rendements pousse-t-il par ailleurs les banques à prendre plus de risques ?

On pourrait l’imaginer, mais ce n’est pas le cas. La nouvelle réglementation prudentielle laisse en effet de moins en moins de place à la prise de risques.

Précisément, quel est votre avis sur le rôle des ratios prudentiels dans le contexte de faible croissance et de taux très bas, voire négatifs, que l’on connaît aujourd’hui ?

En tant que banquier et professeur d’économie, je suis convaincu de longue date qu’il est nécessaire de mettre en œuvre des règles prudentielles et des politiques macro-prudentielles pour la raison toute simple que les marchés ne s’autorégulent pas d’eux-mêmes – cela a été mis en évidence dans de nombreuses contributions théoriques, mais aussi et surtout, hélas, dans les faits, avec la crise de 2008 notamment. La finance est intrinsèquement procyclique. La régulation prudentielle a donc un rôle crucial pour éviter autant que possible l’instabilité financière.

Mais il se trouve que les normes prudentielles mises en place depuis Bâle II, bien fondées sur bien des points, incorporaient également un caractère procyclique problématique. Le risque calculé par les RWA (Risk-Weighted Assets), fondé sur des mesures historiques, à volume de crédit égal, baissait en effet lors de la phase euphorique du cycle, ce qui, toutes choses égales par ailleurs, rendait possible une augmentation de l’effet de levier des banques et un accompagnement de la hausse de la demande généralisée de crédit. Cela favorisait alors l’accumulation de situations financières fragiles des ménages comme des entreprises, dans un contexte où l’euphorie précisément conduisait emprunteurs comme prêteurs à sous-estimer le risque. Symétriquement, au moment du retournement, le risque avéré réapparaissait en bloc dans le livre des banques, ce qui pesait très naturellement sur leur propension à prêter, mais en plus, la contrainte des ratios prudentiels se tendait car l’augmentation du coût du risque enregistrée se traduisait par une remontée des RWA, donc par une insuffisance de capitaux propres, entraînant ainsi une plus forte baisse encore de la capacité à prêter. Ce mode de régulation bancaire pouvait alors favoriser la formation de bulles, comme leur éclatement, et accentuer les cycles financiers. Il était donc indispensable de les refonder, ce qu’a fait Bâle III, notamment par la création d’un coussin de fonds propres contra-cyclique.

Les mesures prudentielles ne sont-elles pas, aussi, facteur de risque en tant qu’elles contribuent à créer une forme de bulle obligataire, en particulier sur les titres d’État ?

Les banques font face progressivement, depuis Bâle III, à un durcissement de la réglementation avec des ratios de solvabilité plus stricts : il leur est demandé de détenir plus de capitaux propres pour les mêmes RWA et le poids du risque dans le calcul des RWA est plus fort qu’auparavant, en particulier pour les crédits aux entreprises ou pour les risques de marché. En cas de redémarrage plus puissant de l’économie, cela pourrait constituer un risque d’insuffisante capacité des banques à accompagner la reprise. Par ailleurs, les ratios de liquidité favorisent incontestablement le fait que les banques investissent dans les titres souverains.

Voulez-vous dire que la régulation prudentielle pousse finalement au rationnement du crédit pour les entreprises ?

Jusqu’alors, on a vraiment accusé en France les banques à tort. Il n’y a pas eu de rationnement du crédit aux entreprises, et les indicateurs de la Banque de France comme de la BCE le montrent clairement. Reprenons le déroulement des sept années qui viennent de s’écouler. L’essentiel de la baisse de la distribution de crédit observée dans les années qui ont suivi 2008 s’expliquait par une moindre demande de crédit : les entreprises coupaient leurs dépenses d’investissement et empruntaient moins, de par l’évolution conjoncturelle défavorable à laquelle elles faisaient face et leur manque de confiance dans l’avenir. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, des taux très bas, voire négatifs, ne suffisent pas à eux seuls à donner envie d’emprunter.

Il est vrai cependant que, lorsque l’économie réelle était au tapis à la suite de la crise financière, on a pu observer, pendant quelques mois, moins la réticence générale à prêter qu’on a reprochée aux banques, qu’une plus grande sélectivité, d’ailleurs parfaitement compréhensible. Ne pas prêter aux entreprises dont l’avenir est très fortement compromis fait partie du rôle normal des banques. C’est une fonction économique de la profession, qu’elle doit pleinement assumer : si les banques, n’exerçant pas pleinement la « contrainte monétaire », accordaient des prêts à des entreprises qui avaient vocation à disparaître, elles créeraient des distorsions sur les marchés de leurs clients et nuiraient au bon développement des autres entreprises, celles qui sont saines et viables.

Aujourd’hui, nous sommes sortis de cette période. En revanche, avec les nouveaux ratios de liquidité et de solvabilité, il va maintenant être progressivement plus difficile pour les banques de suivre une trajectoire de la demande de crédit qui s’améliorerait significativement.

Comment se retrouve-t-on dans cette situation alors même que l’objectif des autorités, politiques et monétaires, est de faciliter l’octroi de crédit par tous les moyens pour favoriser la croissance ?

La vérité est que les banques ont été considérées comme fautives de la crise, ce qui est, à mon avis, une vision à tout le moins parcellaire et sans doute fausse, en tout cas en Europe, même si on peut plaider qu’elles ont inévitablement été un facteur de propagation de la crise. On est aujourd’hui, à ce titre, dans une phase historiquement classique de « répression financière », post-crise de surendettement, marquée par des taux d’intérêt très bas et un durcissement des exigences qui pèsent sur les banques : on se dit qu’il faut à tout prix « éviter ça » pour l’avenir. Ce souci se traduit par une quantité de réglementations nouvelles ou durcies, cela au moment même où, de fait, l’on mobilise une politique monétaire visant à relancer le crédit avec l’usage d’instruments inédits, comme les taux négatifs justement ou le QE.

Le plus paradoxal est que, bien conscients de cette contradiction, les banquiers centraux semblent aujourd’hui, pour en sortir, inviter au développement de la désintermédiation et de la titrisation, qu’on vouait pourtant aux gémonies il y a quelques années seulement à raison du rôle qu’elles ont effectivement joué aux États-Unis dans l’accumulation de mauvais risques débouchant finalement sur la crise. Ainsi, on voit aujourd’hui des hedge funds, des assets managers, des assureurs, des mutuelles de santé et des gestionnaires de retraite prêter aux entreprises, alors qu’ils n’ont pas l’expertise historique des banques pour le faire. Il y a une asymétrie d’information considérable entre ces nouveaux prêteurs et ceux à qui ils prêtent. Certains, comme les hedge funds ne sont en outre pas ou peu régulés.

Ne doit-on pas cependant se féliciter de voir certaines entreprises, en particulier de belles ETI, avoir enfin accès au marché, en particulier grâce au développement de l’Euro PP ?

En théorie, certes. Mon sentiment est cependant qu’il convient d’être très prudent, car toutes les entreprises de taille moyenne ne peuvent effectivement pas supporter un tel type de financement sans se mettre en danger, en particulier en raison du mode d’amortissement de tels prêts. Les banques ont l’habitude de demander aux petites et moyennes entreprises de procéder à un remboursement annuel en leur accordant des crédits amortissables. C’est une saine pratique : l’entreprise sait alors qu’elle doit dédier une partie de son cash-flow annuel au remboursement de ses crédits et surveiller ses ratios de gestion. Les Euro PP sont très différents puisque, en y ayant recours, les entreprises peuvent se financer par exemple jusqu’à cinq ans avec un remboursement in fine. Le dispositif est d’autant plus attractif aujourd’hui que les taux sont très bas et les spreads peu élevés.

Dans le cas des grandes entreprises, qui émettent des obligations dans le cadre de programmes d’émission annuels élevés, un financement avec remboursement in fine s’apparente d’une certaine manière à un crédit amortissable, puisqu’on retrouve une forme d’échéancier d’amortissement : si par exemple l’horizon moyen des obligations émises annuellement est de sept ans, alors 1/7e des emprunts en cours doit être remboursé chaque année. En revanche, seuls certains types d’entreprises de taille moyenne sont en mesure d’émettre des Euro PP régulièrement. La plupart se créent donc devant elles une échéance unique et différée, ce qui signifie concrètement que, le moment venu, elles risquent de se retrouver face un mur de la dette qu’elles ne pourront surmonter que si elles sont capables, à ce moment-là, de réemprunter le montant total de l’emprunt qu’il leur faut rembourser d’un coup.

Deux inconvénients : premièrement, personne ne sait dans quelle situation l’entreprise se trouvera à ce moment-là et, deuxièmement, durant la durée de l’Euro PP, la contrainte de cash-flow a été levée pour elle – ce qui, dans certains cas, pourrait être une forme de pousse au crime.

Voulez-vous dire que seules les banques soient capables de distribuer du crédit sans prendre ni faire courir de risque excessif ?

Je crois évidemment tout à fait à l’utilité de la coexistence de la banque et des financements de marché ! Mais je ne crois pas que le marché soit obligatoirement autant approprié pour des entreprises de taille modeste. Le rôle de la banque est irréductible parce que la banque a une bonne connaissance de l’emprunteur et parce qu’elle garde le risque dans son bilan, ce qui l’amène, dans son propre intérêt, à ne pas prêter n’importe comment et à « monitorer » son client dans le temps.

On sait d’ailleurs que, aux États-Unis, la titrisation a été l’un des facteurs qui ont facilité le surendettement au début des années deux mille : les banques étaient en partie déresponsabilisées puisque, ne conservant pas le risque dans leurs livres, elles étaient moins sélectives sur les emprunteurs et ne les « monitoraient » plus par la suite. Il y a un problème majeur d’incitation à la sélection dans le financement par le marché dès lors que l’on sort du cas des très grands emprunteurs qui peuvent, à travers des agences de notation, comme à travers beaucoup de communication sur leur propre situation, payer le coût de l’information financière qui réduit l’asymétrie d’information. Ce défaut intrinsèque de la titrisation a été corrigé pour partie par certaines dispositions de Bâle III, qui exigent des banques qu’elles conservent un quota des risques liés aux crédits qu’elles titrisent. L’élan que l’on connaît aujourd’hui vers plus de désintermédiation pourrait être un facteur d’accroissement de l’instabilité financière, alors que le crédit bancaire est, lui, un facteur de stabilité s’il est bien régulé. La part de l’intermédiation bancaire détermine selon moi le niveau de stabilité d’un système financier dans son ensemble.

Les banques ne se contentent pas, en effet, de mobiliser l’épargne au service de l’investissement : ce sont des centrales de risque. Elles prennent sur elles les risques de contrepartie dans l’acte de crédit, les risques de taux d’intérêt et de liquidité dans l’acte de transformation (transformation des échéances courtes de l’épargne en échéances longues en moyenne du crédit). Les risques ne sont pas créés par les banques, mais gérés par elles, dont elles soulagent l’économie. Elles les gèrent prudemment, professionnellement et dans un cadre réglementé. Les marchés sont utiles à l’économie, mais eux laissent le risque de crédit de taux d’intérêt et de liquidité aux prêteurs ou aux emprunteurs, ce qui est tout à fait différent !

En augmentant la part de la désintermédiation, on ne va pas réduire le risque, on va le déplacer vers une multiplicité d’acteurs moins équipés que les banques pour le gérer. La question de la proportion entre banques et marchés, entre intermédiation et désintermédiation, est donc cruciale pour la stabilité financière. Tout comme la qualité, la pertinence et le champ d’application de la réglementation prudentielle elle-même, hautement indispensable d’ailleurs.

Cependant, comme vous l’avez dit plus haut, les évolutions sociologiques et technologiques d’une part et le contexte monétaire d’autre part semblent menacer la raison d’être même de la banque, en tout cas sur le marché des particuliers. Le business model de la banque « retail » survivra-t-il à ces secousses ?

Il y a indéniablement des changements profonds dans notre activité. Cela nous invite à revenir aux invariants économiques qui justifient notre existence, tout en assurant les changements indispensables pour prendre en compte la « révolution client », due à la révolution technologique. Le particulier a et aura toujours besoin d’un conseiller fiable et professionnel pour parler avec lui de ses projets de vie et être conseillé sur ses principaux crédits – immobilier en tête –, son épargne, sa protection retraite… Mais les particuliers exigent aujourd’hui plus de praticité dans leur relation avec la banque, par exemple avec l’utilisation en fort développement d’internet et des smartphones. Ils veulent également une plus grande pertinence du conseil qui leur est prodigué. Mais ils souhaitent toujours accéder à un interlocuteur qualifié et qui les connaît lorsqu’ils doivent prendre des décisions importantes. Miser sur le capital humain, donner plus de praticité et plus de valeur ajoutée au conseil bancaire, tout en utilisant la révolution technologique tant pour l’usage de ses clients que pour repenser sa propre organisation, est certainement un défi crucial, industriel et humain, de la banque de détail qu’il faut relever très vite.


*Interview réalisée en novembre 2015

Rapport Institut Messine abstract

Rapport complet

Catégories
Crise économique et financière Economie Générale Finance Politique Economique Vidéos Zone Euro

Zone euro : crise et incomplétude, les solutions structurelles envisageables

Vous entendrez ici les interventions d’Olivier Klein et de Michel Aglietta dans le cadre de la table ronde « Europe : des institutions inadaptées ? » composée de Michel Aglietta, Pervenche Berès, Olivier Klein et David Thesmar et animée par Antoine Reverchon, journaliste au Monde.

L’autre table-ronde portait sur le thème « Europe, quels moteurs pour la croissance ? » et était composée de Patrick Artus, Gilbert Cette, Sandrine Duchêne et Jean Pisani-Ferry.

En savoir plus : http://www.journeeseconomie.org/blogjeco/index.php?