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Politique Economique

La nécessité des réformes structurelles

Conférences introductives à la 4e édition des Nocturnes de l’économie, tenue le 20 mars 2018, à l’Université de Créteil, par Agnès Bénassy Quéré et Olivier Klein.

Ci-dessous la retranscription de celle d’Olivier Klein.

Les réformes structurelles sont souvent mal comprises parce que peut-être mal définies ou parce que c’est un concept trop flou. En réalité, elles ont pour objet d’augmenter le potentiel de croissance d’une économie. Elles n’imposent pas d’abaisser les niveaux de salaire et de protection sociale par des politiques d’austérité. Et souvent, il y a des confusions entre ces démarches.

Pourquoi est-il indispensable d’augmenter le potentiel de croissance de la France par exemple ? D’abord, bien entendu, pour abaisser le taux de chômage structurel. À environ 8,5 %, le niveau de chômage structurel français est terriblement élevé. Et lorsque l’économie va nettement mieux, comme en ce moment, on a du mal à baisser en dessous de 9 %. Alors que l’Allemagne, par exemple, est à moins de 4 % de taux de chômage.

Prenons de plus le taux de chômage des jeunes, il est structurellement en France d’environ 25% pour les 15-24 ans, alors qu’il est de 7 % en Allemagne. Il y a donc quelque chose qui ne va pas et qu’il faut considérer.

Je ne ferai des comparaisons pendant mon court exposé qu’avec des pays de la zone euro pour prendre des structures sociales comparables et non des pays qui ont des structures sociales très différentes des nôtres.

La deuxième raison d’augmenter le potentiel de croissance d’une économie est évidemment d’assurer un meilleur profil de solvabilité de l’État et des services publics. Et par là même, bien sûr, d’accroître la soutenabilité de la protection sociale et des retraites.

En outre, les économies développées ont à faire face à deux révolutions : la révolution de la mondialisation – qui date maintenant de plus de vingt ans, mais qui s’est accrue largement à partir de 2000 – et la révolution technologique de la digitalisation et de la robotisation. Au total, dans les économies développées, dans le futur, il y aura évidemment de moins en moins de travail répétitif, de moins en moins de travail à faible valeur ajoutée, de moins en moins de travail qui correspond à des faibles formations. Et si ce travail-là disparaît, deux possibilités de réaction s’offrent dans les pays développés. La première est d’essayer de baisser le coût du travail, les salaires, les protections sociales, donc faire des politiques d’austérité pour retrouver de la compétitivité. La seconde est d’essayer d’améliorer le rapport qualité/prix en allant chercher évidemment ce qui fait tout l’intérêt de l’économie de la connaissance, ce qui fait la valeur ajoutée de la production de biens et services, les innovations. C’est ce que j’appelle sortir par le haut.

Et pour sortir par le haut, pour améliorer le rapport qualité/prix, c’est-à-dire pour aller chercher la valeur ajoutée et se distinguer par l’innovation des pays qui font cette mondialisation, comme les pays asiatiques par exemple, il n’y a qu’une seule possibilité : faire des réformes structurelles pour améliorer le rapport qualité-prix par l’innovation et la recherche de la meilleure valeur ajoutée de la production, soit pour obtenir le bon positionnement en gamme des produits et services fabriqués.

C’est donc la troisième raison d’en mener, totalement liée aux deux premières raisons, bien entendu.

Un exemple très simple,  lié à la crise de la zone euro. Au moment de cette crise, les pays du Sud ont connu ce qu’on appelle en économie un « Sudden Stop », c’est-à-dire une crise de non-financement brutale du déficit de leur balance courante. Les pays, pris par l’urgence du rééquilibrage de leurs exportations et de leurs importations, ont été dans l’obligation de freiner brutalement leurs dépenses, leur consommation comme leurs investissements, pour desserrer l’étau de la contrainte extérieure, au prix d’un abaissement de leur niveau de vie par des politiques d’austérité.

On a mieux compris alors qu’il y avait trois types de situations possibles dans la zone euro : celle des Allemands qui avaient construit progressivement, par des réformes structurelles réussies, une économie qui s’industrialisait et qui était fondée sur de la haute valeur ajoutée.

On avait l’Espagne qui, face à la catastrophe dans laquelle elle était au moment de la crise de la zone euro, de par une valeur ajoutée de son industrie plutôt faible et un endettement privé trop élevé, a eu comme seule solution de baisser fortement les salaires et la protection sociale, de façon à pouvoir retrouver davantage de compétitivité et de faire baisser rapidement ses importations et remonter progressivement ses exportations. Au prix d’un abaissement très significatif du niveau de vie. Ce qui d’ailleurs ne lui a pas mal réussi puisqu’aujourd’hui, d’un point de vue économique, elle s’en sort plutôt bien. Mais avec des conséquences dramatiques en termes de populisme et des conséquences innombrables en termes de chômage, de douleurs sociales, etc.

Et puis la France, qui est un peu au milieu des deux, qui a en réalité le coût du travail à peu près de l’Allemagne et qui a, en gros, une spécialisation industrielle qui n’est en moyenne guère plus qualitative que celle de l’Espagne. Et du coup, qui, jusqu’au changement de gouvernement et au lancement des réformes, était en train d’être enfermée dans les difficultés sans fin, avec une balance courante qui ne cesse d’être déficitaire, alors que quasiment tous les autres pays de la zone euro se sont rééquilibrés ou sont très excédentaires, et un déficit budgétaire permanent. Avec, en corollaire, un taux de chômage extrêmement élevé,  un taux d’emploi parmi les plus faibles, etc.

Les réformes structurelles dans un pays d’économie développée permettent d’éviter ces politiques d’austérité si on les réalise assez tôt. Si l’on n’attend pas d’être pris à la gorge au dernier moment, et contraint du coup d’adopter les politiques d’austérité pour retrouver de la compétitivité, mais par le bas et non par le haut.


Comme on le sait, le taux de croissance potentielle est, en résumé, l’addition du taux de croissance de la population disponible à l’emploi et des gains de productivité. Ce sont les deux forces essentielles qui conduisent à faire évoluer le taux de croissance potentielle vers le haut ou vers le bas. Augmenter les forces vives d’un côté et, de l’autre, les gains de productivité, accroît l’efficacité de l’économie et son potentiel de croissance.

Plusieurs réformes structurelles sont donc à mettre en place pour augmenter l’efficacité de l’économie

1) Améliorer le niveau de formation

Parce que dans une économie de la connaissance, il n’y a pas d’autres solutions pour les pays développés que d’essayer d’augmenter le niveau de formation. Et on sait à ce sujet que la France, à part pour ses élites, est en réalité en déclin. Elle se place mal dans tous les critères de comparaison de l’OCDE. Elle se place même de plus en plus mal. Ce qui est dangereux évidemment, parce qu’il y a une corrélation assez bonne entre le taux d’emploi dans les pays développés et le niveau de connaissances des jeunes qui ont 15 ans, qui est mesuré par des tests dans tous les pays de l’OCDE de la même manière. C’est le test PISA. Ou bien encore, le test PIAAC de l’OCDE également, qui mesure les compétences en termes de calcul utiles au travail et de capacité d’expression des personnes au travail. Et là aussi, la France se place assez mal et perd des places progressivement. Donc, son niveau de formation en réalité est en baisse et est trop bas par rapport aux pays les plus performants.

Il est donc essentiel de remonter ce niveau. De plus, la formation professionnelle en France, comme on le sait, n’est pas efficace. Elle ne s’adresse pas en priorité aux personnes qui en ont besoin et coûte très cher pour un rendu extrêmement faible. Ces deux points sont des priorités de l’actuel gouvernement.

J’ajoute, pour l’enseignement, qu’en France, ce n’est pas une question de moyens. Il y a peut-être une mauvaise répartition des moyens, mais ce n’est pas une question de moyens dans son ensemble. L’enseignement public en France représente 5,5 % du PIB alors que dans la zone euro, hors France, il représente 4,5 %. Or, il y a beaucoup de pays européens qui sont bien meilleurs que nous dans les classements de l’OCDE.

2) Le marché du travail

Le cloisonnement entre ceux qui ont du travail et ceux qui n’en ont pas est totalement inéquitable. Évidemment, le taux de chômage des jeunes est insupportable. Il faut faciliter la possibilité d’avoir du travail pour les nouveaux entrants. Il faut faciliter les passages de secteurs qui sont en déclin aux secteurs qui sont en croissance. Et tout le monde doit pouvoir dans sa vie être formé pour pouvoir changer de secteur économique quand il le faut. Il faut pour cela sortir du paradoxe incroyable de ce qui est le propre d’un chômage structurel : 9 % de chômage incompressible et un peu moins de la moitié des entreprises qui cherchent à embaucher aujourd’hui qui connaissent des difficultés pour embaucher, avec le retour de la croissance.

Voilà typiquement l’objet d’une réforme structurelle : Comment faire en sorte d’abaisser le taux de chômage structurel et de rendre le marché du travail plus efficace ? Une des réflexions possibles est la flexisécurité, comme ça a été fait dans les pays nordiques, pour redonner de la flexibilité en donnant une bonne sécurité à ceux qui recherchent activement un travail, tout en incitant au mieux à travailler. Et, à nouveau, en réformant la formation professionnelle pour la rendre efficace.

3) L’efficacité des administrations publiques

Il faut savoir que la France est sur le podium européen des dépenses publiques sur PIB comme des prélèvements publics sur PIB. Et que ses dépenses publiques comme ses prélèvements obligatoires sur PIB sont supérieurs d’environ 20 % à ceux de la zone euro hors France.

On pourrait relativiser ce fort décalage en constatant que l’administration publique produit efficacement et avec une grande qualité ses services ; mais les comparaisons de l’OCDE sur l’ensemble des services publics montrent que nous ne sommes, en termes de qualité des services publics, que dans la moyenne des pays comparés, alors que nous sommes je le rappelle, sur le podium des dépenses publiques en pourcentage du PIB. C’est donc un très fort manque d’efficacité.

Certaines études montrent par exemple que l’on pourrait économiser 6 à 10 milliards d’euros annuels sur la sécurité sociale en France, tout simplement en travaillant mieux et plus efficacement, sans l’empilement des structures qui peuvent exister ici et là.

Il faut savoir encore que la France a quasi 40 % de plus de prélèvements obligatoires sur les entreprises que les pays de la zone euro hors France. Évidemment, cela se ressent sur l’emploi. Même chose pour les cotisations sociales qui font partie des prélèvements obligatoires : les cotisations sociales payées par les entreprises sont d’environ 65 % plus élevées en France que celles des pays de  la zone euro hors France. Et le taux de cotisations sociales payé par les entreprises est en corrélation très forte avec le taux d’emploi. Donc, plus on a de cotisations sociales payées par les entreprises, moins le taux d’emploi est élevé. C’est une corrélation très robuste sur l’ensemble des pays de l’OCDE.

4) Les retraites

Les dépenses publiques de retraite en pourcentage de PIB sont d’environ 40 % plus élevées que celles de la zone euro hors France. Est-ce que les retraités ont une meilleure retraite ? À peine. Mais la différence se fait tout à fait sur autre chose. Le taux d’emploi des 60-64 ans en France est de 28 %, il est en Allemagne de 56,5 %, il est en Suède de 68 %. La démographie ne permet pas de supporter un taux si bas en France. Et, à l’évidence, on aura des difficultés d’équilibre de retraite tant que l’on ne résoudra pas ce problème. Et même si l’on a fait des progrès, il reste beaucoup de progrès à faire pour suivre l’évolution démographique et faire comme certains pays nordiques, par exemple : fixer l’âge de la retraite sur l’évolution de l’espérance de vie. L’espérance de vie après la retraite a considérablement monté entre les années soixante et aujourd’hui. Il y a évidemment un problème majeur spécifiquement français puisque l’on a réduit l’âge de la retraite et non pas reculé comme on aurait dû le faire et ainsi que l’on fait les autres pays. La réforme s’impose ici à nouveau.

5) L’innovation, la R&D et le rapport qualité / prix

Nous avons du retard en France dans la R&D privée, nous avons du retard dans la part des technologies de l’information et de la communication dans le PIB, et dans l’évolution de cette part, comme dans le nombre de brevets triadiques.

Que manque-t-il ? Le fait que nos entreprises en France, entre 2000 et 2014 environ, ont eu un taux de profit (sur PIB) qui a été légèrement déclinant, alors que tous les autres pays de la zone euro ont été à peu près en hausse, sauf l’Italie probablement. Et le profit sur PIB des entreprises en France est plus bas structurellement que celui des autres pays de la zone euro. Ce qui fait que si on ne laisse pas suffisamment d’argent aux entreprises pour pouvoir investir dans la recherche et développement et l’innovation, elles se contentent de ce qu’elles sont. Et si elles n’évoluent pas en termes de qualité de leur production et d’innovation dans le monde tel qu’il est, avec ses deux révolutions, la mondialisation et la digitalisation, elles sont évidemment moins capables d’être compétitives en rapport qualité/prix et moins capables d’employer.

Dernier point sur le rapport qualité/prix. La France a un prix de travail qui est sensiblement le même que celui de l’Allemagne, mais avec une qualité, une spécialisation des industries, une valeur ajoutée trop faibles. En moyenne naturellement. Il y a des entreprises qui sont à très forte valeur ajoutée. Ceci conduit la France à avoir un déficit de balance courante, alors que tous les autres pays de la zone euro sont en train de s’équilibrer ou sont excédentaires.

Il y a des raisons dues au mode de fonctionnement intrinsèque de la zone euro, certes, mais il n’y a pas que cela. Nous devons chercher chez nous les raisons majeures de notre taux de chômage à 9 %. Le déficit public qui n’a pas cessé d’exister depuis 1974 sans discontinuer. Et une dette publique qui n’a pas cessé de monter, pour atteindre 100 % du PIB aujourd’hui. La production industrielle en base 100 en 2002 en France est à 90 en 2017, alors que l’Allemagne est passée de 100 à 122. C’est-à-dire que la France a perdu 10 % de sa production industrielle, alors que l’Allemagne en gagnait 22%.

Voilà les effets de réformes structurelles très insuffisantes depuis bien longtemps. À court terme, c’est insoutenable. Soit il faut choisir de faire comme l’Allemagne, soit il faut choisir de faire comme l’Espagne. Je vous laisse comprendre ce qui me semble préférable !

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Invitation – petit déjeuner-débat : « La sortie de la politique monétaire de la BCE : Enjeux et Défis »

Invitation - Petit déjeuner-débat du 14 février
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Gouvernance de la section française de la Ligue Européenne de Coopération Économique

Je suis très heureux d’accéder à la Présidence de la section Française de la Ligue Européenne de Coopération Économique. Nous vivons un moment clé de la construction européenne où il redevient possible de franchir de nouvelles étapes décisives. Cette prise de fonction représente pour moi un engagement et la manière d’y participer. Je veux rendre hommage au travail de Philippe Jurgensen dans ses fonctions de Président de la LECE. Il a assuré avec beaucoup de détermination et de talent la contribution de la section française au débat européen. Il devient Président honoraire et demeure Président de la Commission économique et sociale de la Ligue, qu’il en soit remercié.

Vous pouvez retrouver le Communiqué de Presse ici : Communiqué de Presse Olivier Klein devient Président de LECE France

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Conjoncture Finance Politique Economique Zone Euro

La sortie de la politique monétaire très accommodante de la BCE : Enjeux et Défis par Olivier klein

Revue D’Économie Financière – Extrait du numéro 127 – Article Olivier Klein
 

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Conjoncture Finance Politique Economique

Cercle Les Échos : Face à l’ubérisation annoncée, quelles clés du succès pour les banques ?

La banque connaît-elle une ubérisation ? Et dans ce cas comment y faire face ? De quels atouts dispose-t-on ? Quelques analyses et raisonnements peuvent être posés de manière assez sûre, sans jouer au futurologue.

Le mot « ubérisation », pris de façon assez large peut désigner la menace d’un modèle établi par une série d’innovations et de nouveaux acteurs. On se concentrera sur la banque de détail car elle est a priori plus touchée par ce phénomène que la banque d’entreprise. Les innovations digitales, qui peuvent trouver un champ d’application dans le domaine bancaire, sont de divers ordres : robotisation, digitalisation des process, des contrats et des signatures, le big data, l’intelligence artificielle, les paiements et bien d’autres. À l’évidence, ces innovations provoquent beaucoup de ruptures et créent de nombreuses possibilités de révolutions à analyser et à intégrer dans nos stratégies. Deux types de rupture en particulier sont intéressants à étudier.

La première approche consiste à se poser la question de savoir si la digitalisation pourrait aller jusqu’à la disparition des agences, ou du moins jusqu’à une forte réduction du modèle de banque à réseau. C’est une question qu’il faut se poser, puisqu’il y a beaucoup moins de clients qui viennent dans les agences. Nous pouvons donc légitimement nous demander si cela va se poursuivre, si cette réduction touche tous les métiers des agences et si l’on se dirige vers un modèle quasi-unique de banque en ligne ou néo-banque.
La deuxième approche consiste à étudier dans quelle mesure cette révolution technologique permet à nombre de startups, telles que les fintechs, de croître et de concurrencer des banques commerciales sur telle ou telle partie de leur chaîne de valeur. Y-a-t-il à ce moment-là une possibilité de perte de segments rentables ? La rentabilité peut-elle baisser sans pour autant mettre en cause le modèle de banque de réseau ?

Ces deux questions sont importantes et différentes, même si les réponses que l’on peut apporter peuvent parfois se rejoindre.
La première approche est fondamentale : peut-on imaginer un monde de banques sans agence ? Certains analystes l’affirment et parlent pour la banque du « Kodak de demain », ou un peu moins radicalement de « la prochaine sidérurgie ». Il ne faut pas refuser cette question, mais au contraire aller au fond des choses. Ce sujet mérite des éléments de réponse fondés sur de solides analyses. Il faut d’abord bien distinguer la question du digital de celle des taux d’intérêt. Nous avons la conjonction des deux phénomènes, mais ils n’ont pourtant rien à voir l’un avec l’autre. Il y a d’un côté une courbe de taux d’intérêt très plate qui abîme la rentabilité des banques de détail. On peut raisonnablement espérer que ceux-ci remonteront, avec notamment à nouveau un écart suffisant entre taux courts et taux longs, et une banque centrale qui sortira progressivement du quantitative easing. Gageons qu’il y aura des annonces faites dans ce sens de la part de la BCE fin octobre.
De l’autre côté,  nous avons le digital et son impact sur la rentabilité. Il faut faire attention, me semble-t-il, à ne pas répondre par le digital à des questions de taux d’intérêt en pensant que les taux bas changent structurellement le modèle. Les taux d’intérêt tels qu’ils sont aujourd’hui ne changent pas le modèle en soi, mais abîment transitoirement la rentabilité, ce qui n’est pas tout à fait pareil.


Le raisonnement à tenir consiste, me semble-t-il, à revenir aux fondements : Qu’est-ce que l’essence même d’une banque de détail ? Qu’est-ce que l’essence de la relation bancaire ? Il faut ici bien distinguer les invariants des points contextuels qui varient en fonction de la technologie en vigueur et de leur utilisation par les clients. Dans la banque de détail – dont le modèle peut d’ailleurs être différent suivant les pays en fonction des us et coutumes qui sont propres à chacun –, il y a deux grands domaines : la banque au quotidien, transactionnelle, et la banque relationnelle, celle des « projets de vie » et celle du conseil. Ce sont bien deux demandes de banques assez distinctes, même si naturellement elles se croisent souvent.

La banque au quotidien, à l’évidence, est celle des transactions courantes : aller chercher un chéquier, effectuer un paiement, retirer de l’argent liquide ou en déposer, etc. Cette banque-là n’a pratiquement plus besoin de réseau, même s’il y a encore des demandes, mais de moins en moins nombreuses, pour aller au guichet. Le développement de l’internet, des smartphones et des automates fait que cette banque transactionnelle n’a pratiquement plus besoin de réseau pour réaliser ces opérations courantes. La baisse de fréquentation y est globalement très forte. C’est très important, car la demande de « guichetiers » existe de ce fait de moins en moins et il faut bien l’intégrer.

Il y a d’autre part la banque relationnelle, celle des projets de vie et du conseil -mais aussi la banque qui accompagne les moments difficiles que chacun peut rencontrer tôt ou tard -,  qui caractérise au fond la relation la plus profonde des particuliers avec leur banque, bien au-delà de la gestion des moyens de paiement. C’est celle du temps long avec les clients. Ceci est crucial, car ce temps long est lié au fait que l’on s’occupe de leurs projets de vie, dans leur préparation comme dans leur déroulement. Ces projets peuvent être très importants : financer ses études, sa première installation professionnelle, acheter un logement, préparer sa retraite ou sa succession, etc. Il peut aussi s’agir de petits projets de vie qui s’enchaînent, comme préparer un voyage ou acheter une voiture. Tout cela fait partie d’un univers dans lequel les banques sont parfaitement légitimes car elles répondent aux besoins des clients en leur proposant les produits nécessaires, à savoir le crédit, l’épargne, et naturellement l’assurance (de biens ou de personnes) qui permet de les protéger. Ces projets demandent du temps à être préparés et réalisés. Une longue et forte relation de confiance se crée donc entre le client et le banquier, puisque l’on traite de la sécurité de ses biens, de la personne, de sa famille et, au fond, de son bien-être. L’univers de besoin auquel répond la banque relationnelle est donc celui du temps long, de même que le crédit, l’épargne et l’assurance sont des produits du temps long.

Il est normal et courant dans une société d’avoir régulièrement des polarisations de la pensée: à la fin des années 90 et courant des années 2000, on s’interrogeait beaucoup sur le fait de savoir si la grande distribution allait remplacer la banque. À cette époque, nombreux étaient ceux qui écrivaient savamment que la grande distribution allait enlever des pans entiers à la banque. Or, cela n’a pas été le cas. En 2004, dans Les Échos déjà, j’avais commis un long article sur ce sujet. La réflexion partait du point suivant : dans la grande distribution on traite le temps court, car ce qui s’y achète se consomme quasiment immédiatement. Si cela ne nous convient pas, il est facile de changer de marque et même d’enseigne. Dans la banque cela est compliqué de changer rapidement, en fonction de l’expérience de consommation, car si l’on fait un crédit, une épargne, ou si l’on souscrit à une assurance, c’est en général pour une longue durée. C’est pourquoi les conseillers bancaires doivent rester un temps suffisamment long en poste. C’est d’ailleurs une demande forte des clients. Alors que dans la grande distribution, pour l’essentiel, il n’y a plus de « commerciaux » dans les magasins. Je n’ai donc jamais vraiment cru à ce que la grande distribution puisse prendre des parts de marché importantes sur la banque, précisément parce que l’analyse fondamentale de l’essence même de ce qui était la relation bancaire me laissait penser que l’épargne ne s’achèterait pas sous blister. Le seul point de rencontre entre la grande distribution et la banque se faisait sur le crédit consommation et la carte de paiement et de fidélité, tous deux en prolongation exacte de  l’acte d’achat. Il s’agit donc du seul champ dans lequel on a effectivement eu une concurrence entre la grande distribution et les banques, jusqu’à présent.

Par ailleurs, suivant les pays, il existe différents  mix entre modèles relationnels et banques au quotidien. Une étude réalisée pour le compte de la FBF en 2010 a cherché à savoir quels étaient les pays dans lesquels les banques avaient un fort modèle relationnel. La France ressortait dans les pays les plus forts, ce qui ne voulait pas dire que les banques françaises n’étaient pas transactionnelles, mais simplement qu’elles avaient mis un poids relativement plus important sur le côté relationnel que beaucoup d’autres pays. Les pays qui ont des modèles beaucoup plus transactionnels que relationnels ont donc tout intérêt à fermer beaucoup d’agences, car celles-ci n’ont pas beaucoup d’autres offres à proposer. Dans les banques relationnelles, quelque chose d’autre se passe.

Donc les personnes viennent de moins en moins pour la banque au quotidien, c’est une certitude. Mais auront-elles pour autant de moins en moins d’appétence pour la banque relationnelle ? Depuis déjà une dizaine d’années, les modes de relation avec les réseaux bancaires ont évolué : physique, téléphone, e-mail, visio, tchats, etc. Ils ne suppriment cependant pas le besoin du conseiller bancaire. Si l’on a toujours autant besoin, voire davantage, de conseillers bancaires, il faut donc bien savoir où les placer et où les loger. Les clients désirent à intervalle régulier voir leur conseiller en tête-à-tête, pour certains sujets plus structurants ou par simple réassurance. Avoir des agences plus proches n’est donc pas complètement incongru. D’autant plus qu’elles sont aussi, en tant que lieu matérialisant la banque, une réassurance pour nombre de particuliers et même de  professionnels.  Alors puisque nous disposons déjà des agences en proximité, pourquoi se priver de cet atout ? D’autant plus que celles-ci nous offrent des kilomètres de vitrines publicitaires que bien des banques en ligne nous envient.
Ainsi, les modes de relation évoluent et se complètent, mais ils ne se suppriment pas. In fine, ils sont même essentiellement fondés sur la relation avec le conseiller de clientèle. L’essence ne change pas, car il n’y a pas de baisse de la demande de banque pour les projets de vie, et même au contraire. Avec Internet, les clients sont de plus en plus exigeants sur la qualité du conseil, car ils savent très bien naviguer pour s’informer, comparer et changer s’il le faut. Ils demandent à leur conseiller d’être encore meilleur, plus réactif et plus proactif qu’auparavant.

En réalité, la moindre fréquentation des « guichets » est une chance pour la banque, et ce n’est pas un paradoxe. Premièrement, le digital supprime les tâches répétitives au « guichet » qui ne sont pas rémunérées, ce qui économise des coûts. Nous pouvons aussi offrir beaucoup plus de temps commercial aux clients qui demandent davantage, et ce en faisant des personnes qui étaient au « guichet » des conseillers de clientèle. La plupart du temps ce sont des jeunes débutants qui n’attendent que cela, ils sont donc formés aisément. Grâce au digital, le temps commercial est développé et évite aussi les tâches répétitives aux commerciaux aguerris.

Le deuxième argument, conséquence du premier, est que l’on accroît le temps productif commercial de nos propres conseillers, ce qui augmente notre productivité. Notre PNB est ainsi accru par notre capacité à mieux servir et conseiller nos clients, et ainsi répondre à leurs besoins.

Troisièmement, le parcours client est clairement facilité par le digital, car certaines opérations sont plus faciles à traiter à distance ou par les automates. La satisfaction du client est donc augmentée, car la banque est rendue plus pratique.

Enfin, le digital est aussi une chance, car il permet d’améliorer le modèle relationnel lui-même. Le big data et l’intelligence artificielle, que l’on essaie d’intégrer progressivement, peuvent nous permettre de bien mieux comprendre nos clients et leurs besoins, de mieux préparer nos rendez-vous, donc de mieux les servir. Nous sommes ainsi bien plus efficaces. Il s’agit ici de productivité commerciale intelligente, et cela satisfait beaucoup les clients qui ne sont appelés que pour des choses qui concernent leurs véritables besoins.

Augmenter la praticité de nos banques et la qualité du conseil sont donc deux clés fondamentales de succès. Pour la banque, deux axes le permettent : la formation, dont nous avons très significativement augmenté le budget à la BRED, et le digital lui-même !

Il nous faut ainsi assurer la même praticité que les banques en ligne. Evidemment, si l’on assure la même praticité, mais que l’on ne pratique pas des tarifs aussi bas, il faut nous différencier par autre chose : un conseil de qualité. Sans vouloir les critiquer car elles sont parfaitement légitimes, il n’y a pas de conseillers dans les banques purement digitales.

Les clients en France demandent en fait les deux : une banque au quotidien très pratique et un conseiller attitré qui puisse leur apporter de la valeur ajoutée. Ils ne chercheront donc à dissocier banque transactionnelle et banque de conseil, ou même à se satisfaire d’une seule banque au quotidien low cost, que si leur banque usuelle n’excelle pas dans les deux registres.

Les banques de réseau ont donc un avantage comparatif certain, à condition aujourd’hui, d’une part, de continuer d’investir pour être aussi bonnes que les banques en ligne dans la praticité de la banque au quotidien. Rien d’impossible. Et d’autre part, Il leur faut parallèlement s’assurer qu’elles peuvent produire des conseils de qualité, dont la valeur ajoutée justifie une rémunération. L’investissement important sur le digital et sur la formation sont donc bien deux clés de succès.

Mais l’organisation agile de chaque agence comme du réseau et l’optimisation de l’utilisation des moyens pour les affecter au plus producteur de PNB est aussi cruciale. Dans certains cas, les banques peuvent supprimer des agences, car le besoin de guichets transactionnels disparaît. En conséquence, nous ne sommes effectivement plus obligés d’avoir une agence tous les 200 mètres dans les grandes villes, même si nous avons toujours besoin d’agences pour assurer le conseil. Donc, suivant la configuration des banques d’aujourd’hui, le nombre d’agences à réduire peut-être assez différent.

Ajoutons que la banque en ligne n’a pour le moment pas de rentabilité, car elle a précisément beaucoup de mal à équiper les clients. En outre, pour acquérir des clients, elle a un coût considérable à assumer qui correspond au besoin de faire beaucoup plus de publicité que les autres banques. Comme elle n’a pas de vitrines, il faut qu’elle attire le client avant qu’il ne rentre spontanément dans nos agences. La banque en ligne doit, dans le même registre, proposer beaucoup de cadeaux et d’offres gratuites. Par exemple, 80 euros sont en général accordés à l’ouverture de comptes, mais beaucoup d’étudiants vont successivement dans plusieurs banques afin de les obtenir à tour de rôle. La fidélisation n’est donc pas aisée. Et la banque en ligne se concentre pour l’essentiel, par construction donc, sur la banque transactionnelle. Il est ainsi assez difficile de rentabiliser ces modèles et de capitaliser sur les clients, sauf à commencer à élargir l’offre et à nommer des conseillers, ce qui commence à apparaître ici et là. Si cela se développait, ce serait très intéressant, car il pourrait alors y avoir des banques traditionnelles qui se digitaliseraient et des banques en ligne qui commenceraient à ouvrir leur jeu en nommant des conseillers. Les deux registres de banque commenceraient alors à se rapprocher de manière intéressante.

Mais alors la question se pose : le conseil lui-même peut-il être digitalisable ? Peut-on se passer d’humains dans le conseil ? On pourrait évidemment se dire : avec un big data bien fait et avec une bonne intelligence artificielle, une automatisation des « pushs », (SMS ou e-mails) aux clients rendrait le conseiller humain inutile. Le client recevrait des propositions intelligentes, parfois même plus intelligentes que celles du conseiller qui n’a pas été suffisamment formé ou aidé. Pourquoi demain aurait-on donc besoin de conseillers bancaires puisque tout serait digitalisé ?

Nous sommes convaincus du contraire, même s’il est impossible de se projeter avec certitude dans dix ou vingt ans.

On sait que la machine est capable de battre l’homme dans beaucoup de domaines. On sait aussi que l’homme et la machine ensemble battent la machine seule. Il faut toutefois rester très modeste, car qui sait aujourd’hui ce que sera capable de faire l’intelligence artificielle demain. Les personnes expertes en intelligence artificielle restent elles-mêmes très prudentes. Il y a cependant quelques éléments clés de réflexion à prendre en compte.

Le premier élément est que la confiance est une clé de la relation bancaire, pour une raison simple : les gens nous confient leur argent et la co-construction de leurs projets de vie. On entre dans l’intimité et dans la sécurité des personnes et de leur famille. Avoir une relation interpersonnelle permet aujourd’hui de dégager infiniment plus de confiance qu’avec un robot, même ‘’intelligent’’. Les plus jeunes qui ont une habitude extraordinaire du digital demandent par exemple à nos banques d’avoir des conseillers de clientèle attitrés, et ce même s’ils viennent bien moins dans nos agences. A la BRED, en outre, nous avons fait l’expérience d’envoyer à des groupes de clients connaissant des situations identiques des propositions commerciales par SMS ou e-mails. Comme toujours lorsque l’on fait un mailing, on a eu un retour de 2 à 3 % de réponses positives. Nous avons ensuite réitéré les envois par e-mails ou SMS à d’autres personnes aux caractéristiques identiques, puis fait appeler les conseillers de clientèle sur le même sujet. Nos succès ont alors été multipliés par dix. Il y a donc un espoir pour la relation humaine à travers cette très modeste expérience.

Le deuxième enjeu tient au fait que la base de la confiance réside aussi dans la réputation de l’institution, qui est une valeur ajoutée et un atout pour les banques.

Par ailleurs, les sciences cognitives montrent aujourd’hui que dans la capacité de décision, il y a besoin d’intelligence rationnelle, mais aussi d’intelligence émotive. Des études présentent certains cas de personnes ayant été blessées et ayant perdu l’usage d’une partie du cerveau qui servait à l’intelligence émotive. Elles sont alors totalement incapables de prendre des décisions, alors même que leurs capacités de raisonnement et d’analyse restent intactes. Les avancées de la science cognitive démontrent donc que pour prendre une bonne décision il faut avoir l’intuition de la solution doublée de la bonne analyse. Donc, la relation humaine peut-être un puissant facteur d’aide à la décision. Dans le même ordre d’idée, des études économétriques viennent de mettre à jour que l’apprentissage d’un cours était plus performant en « présentiel » avec un professeur qu’avec un MOOC. Ce qui ne remet en aucun cas en cause l’intérêt extraordinaire des MOOC dans la diffusion du savoir et la capacité de toucher bien davantage d’étudiants. Mais le professeur en salle de cours n’est pas pour autant sans avenir.
Enfin, nous recevons tous les jours davantage de sollicitations diverses et variées de la part de personnes ou d’organisations que l’on ne connaît pas, et ce sous forme de « pushs », d’e-mails ou de SMS. D’ici quelques années nous serons tous saturés de ces sollicitations, si ce n’est déjà le cas. La différence se fera alors sur les humains capables d’appeler en supplément des « pushs » ; en apportant une valeur ajoutée additionnelle. Cette différentiation sera sûrement décisive.

Pour toutes ces raisons, les banques à réseau ne seront donc probablement pas menacées d’extinction par ce qui s’apparente à une possible ‘’ubérisation’’.


Une seconde approche consiste à se demander s’il y a des possibilités de perte de segments de marché rentables, due à des intervenants extérieurs tels que les fintechs.

Prenons les fintechs qui fleurissent. On a de plus en plus de développement des services proposés sur les certifications et authentifications, la biométrie, la gestion budgétaire, les coffres forts électroniques, les agrégateurs, les paiements, la blockchain, etc. La question est donc : y a-t-il un risque de se faire désintermédier, quand on est une banque, sur des portions de la chaîne bancaire qui seraient rentables ?

L’exemple qui pourrait légitimement inquiéter est celui des agrégateurs externes qui ont aujourd’hui des possibilités d’accéder aux données, de proposer des virements, donc d’initier des paiements. Ils peuvent aussi greffer là-dessus des services de gestion de budget et des propositions de produits bancaires au meilleur prix. Qu’est-ce qui les empêcherait demain, en effet, d’analyser les données de nos clients et de proposer les services bancaires qui leur correspondent ? De tels acteurs pourraient par exemple proposer des crédits à la consommation en s’appuyant sur des courtiers et en proposant le moins disant, -mais pas obligatoirement le plus approprié – qui peut ne pas être la banque traditionnelle du client. Cette hypothèse de désintermédiation partielle des banques est parfaitement envisageable. Je pense – peut-être à tort – que les craintes peuvent être exagérées.

En premier lieu, de nombreuses fintechs n’auront pas accès aux données des clients, celles qui par exemple proposeront des logiciels de gestion de budget. Celles-ci ne seront que difficilement en mesure de prendre des parts de marché sur certains segments aujourd’hui opérés par les banques. Deux solutions s’offrent donc à elles : soit elles coopèrent avec des banques spécifiques, par achat des premières par les dernières ou partenariat plus ou moins exclusif, soit elles font des plates-formes collaboratives avec plusieurs banques de façon à proposer des services qui peuvent être partagés. Ainsi, elles s’invitent et s’intègrent dans la chaîne de valeur des banques, mais sans pour autant perturber leur modèle. Elles contribuent même à l’enrichir, puisque les banques deviennent encore plus fortes dans le modèle global avec leurs clients en élargissant leurs services. Par exemple, dans le groupe BPCE nous sommes allés chercher des fintechs pour proposer aux clients professionnels des solutions de CRM reliés aux paiements. Donc, soit les banques ont la capacité d’investissement informatique et peuvent enrichir leurs services elles-mêmes, soit elles cherchent à sous-traiter. En fait, la réalité est bien entendu, un mix des deux. Ce qui change en revanche, c’est que la banque avait l’habitude de tout faire par elle-même, alors que demain elle sera probablement aussi un métier d’assemblage, pas seulement un métier complet et totalement intégré. Assembler n’est en rien mauvais, si cela nous permet d’élargir notre base de relation globale et nos revenus.

Le second cas, qui peut évidemment poser problème, est celui où les fintechs auront accès à  une partie des données. Le web scratching -qui sera peut être interdit prochainement ou tout du moins très encadré – et plus généralement la DSP2 et les API posent la question de l’ouverture des données des banques et des comptes des clients. Aujourd’hui, toutes les banques ont construit leur agrégateur pour essayer de faire en sorte que leur clientèle n’ait pas besoin de sortir de leur univers pour accéder à leurs comptes dans leurs autres banques, et cela marche bien. Demain, réglementairement  l’accès aux données sera assorti de fortes autorisations, ce qui rendra certainement, et de façon légitime, beaucoup plus difficile  le traitement des données par les interlocuteurs externes à la banque du client (qu’il s’agisse ou non de banques).

La discussion porte aujourd’hui également sur le fait de savoir à quelles données il sera possible d’accéder. Nous pouvons dire que l’on assiste à une prise de conscience croissante des clients, des citoyens, sur le danger de laisser utiliser leurs données sans contrôle. La tendance va probablement s’accélérer, on le constate notamment chez les jeunes. Cette prise de conscience va vraisemblablement mettre un frein à l’intrusion.

En outre, une nouvelle réglementation sur la protection des données se mettra en place l’année prochaine (le règlement général sur la protection des données, GDPR, sera applicable en mai 2018) qui rappellera que les données appartiennent aux clients et que toute utilisation devra faire l’objet de son approbation. Celle-ci s’appliquera non seulement aux banques, mais aussi à tous les utilisateurs de données. Il s’agit probablement d’une bonne nouvelle, car même s’il est naturellement compliqué pour les banques d’avoir à tout justifier, cette réglementation va permettre de freiner l’arrivée de tiers voulant utiliser les données de façon cavalière, ce qui constituera à nouveau un frein à l’intrusion. La banque doit rester ce tiers de confiance qui traite les données intimes des gens, et il ne faut évidemment pas les laisser les dévoiler sans que les clients ne soient au courant et n’expriment leur consentement.


Ici encore donc, la capacité des banques à faire vivre et à améliorer leur modèle de relation globale avec leurs clients particuliers sera décisive pour résister à l’ubérisation. Tout en intégrant et en proposant  de nouveaux services qui s’inscrivent  bien dans l’univers de besoin des clients traités par les banques.Ainsi, si les banques investissent beaucoup dans la formation et dans le digital, et conduisent les changements indispensables de leurs organisations, il n’y a pas de raison de penser que le modèle de banque de détail en réseau soit mort. En revanche, comme dans tous les modèles qui durent, il ne faut plus qu’il soit chimiquement pur. Il doit au contraire être désormais intimement mixé avec le digital. On voit aujourd’hui dans tous les domaines de la distribution que les modèles purs digitaux ont du mal à vivre et que les modèles purs de distribution physique sont en train de mourir. L’avenir se fera dans ce mix-là, et les bonnes voies de réponse se trouvent dans la compréhension de ce qu’est l’essence même de la relation bancaire. Il me semble que c’est possible.

Le risque d’ubérisation aura alors aussi provoqué, ici comme dans d’autres domaines, une forte stimulation concurrentielle, essentielle dans un secteur très réglementé et peu propice aux changements rapides. Mais il faut être lucide : il ne se réduit pas à cet effet stimulant qui aura au total entraîné une amélioration du modèle bancaire au bénéfice de ses clients. Une baisse de rentabilité, toute chose égale par ailleurs, due à de nouveaux entrants exerçant une pression sur les prix, est probable. Mais d’autres domaines peuvent sans doute être développés parallèlement, connexes à l’activité récurrente des banques commerciales, qui viendront accroître leurs revenus.

Le risque d’ubérisation, pour reprendre le titre de la conférence, doit être évalué en profondeur à l’aune des atouts mobilisables par les banques commerciales. Une sortie par le haut paraît alors possible. Mais sous réserve de la juste appréciation des nécessaires mutations à réaliser et de l’adoption d’une stratégie délibérément offensive par ces mêmes banques commerciales.

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REAix 2017 : L’euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( texte )

Rencontres économiques d’Aix en Provence juillet 2017

Le succès d’une zone monétaire dépend de la politique monétaire qui y est menée, mais, plus fondamentalement, de la façon dont elle est organisée. Il y a des modes d’organisation, des modes de fonctionnement, qui facilitent ou non la création de richesses et dont il faut parler ici.

Premièrement, quand on a créé la Zone Euro, c’était pour proposer aux populations de la Zone de partager une monnaie unique, ce qui était un symbole fort et très positif pour l’Europe. C’était aussi pour faciliter les échanges intra-zone, parce qu’il n’y avait ainsi plus de risque de change. Or, on sait que quand on facilite les échanges, on impacte positivement le taux de croissance. Il y avait, enfin, un autre objectif, celui de déplacer la contrainte extérieure des bornes de chaque pays aux bornes de la Zone. C’était un argument très important à l’époque.  Quand on gère un ensemble de pays très interdépendants, et que la contrainte extérieure s’exprime aux bornes de chaque pays, vous rencontrez rapidement des freins à la croissance. Un pays qui a plus besoin de croissance qu’un autre, par exemple parce qu’il a une démographie plus forte, peut connaître un différentiel de croissance en sa faveur par rapport à ses voisins et partenaires et voir ainsi ses  importations croître davantage que ses exportations. De ce fait, il butera rapidement sur un déficit difficilement soutenable de balance courante, ce qui limitera sa croissance. C’est déjà ce qui se passait pour la France, par rapport à l’Allemagne, avant la zone euro. L’idée que la contrainte extérieure dans une zone optimale, dans une zone monétaire complète, s’exerce aux bornes de la zone, et non plus aux bornes de chaque pays, donne évidemment des degrés de liberté supplémentaires pour accroître le niveau global de croissance. En effet, le solde critique de la balance courante est celui de la somme de pays aux balances courantes pour les uns positifs et pour les autres négatifs. Le principe en est donc très intéressant.

Que s’est-il passé dans les faits ?

De 2002 à 2009-2010, on a connu un rattrapage en termes de PIB par habitant d’un grand nombre de pays du Sud par rapport au PIB par habitant allemand. Mais on ne peut pas ignorer non plus que, depuis 2010, l’écart est reparti à la hausse. Quelques chiffres : au Portugal, le PIB par habitant représentait avant la Zone Euro 50 % du PIB allemand par habitant, il est passé à 52-53 % vers le milieu des années 2000, mais il est redescendu à 48 %, en 2016. Si je prends la Grèce, qui est évidemment un cas à part, il était de 55 % du PIB allemand en 2002, il est passé à 70 % du PIB allemand, mais a reculé beaucoup plus bas que le niveau atteint avant la Zone Euro, à 42 % en 2016. L’Espagne était à 68 %, elle est passée à 75 %, pour repasser à 62 %. Même l’Italie, qui était à 88 % – beaucoup plus proche de l’Allemagne, est passée à 90 % en 2005, et a rebaissé à 72 %, en 2016. La France était à 96 % – donc, très proche de l’Allemagne –, elle est passée à 100 %, mais elle a reculé jusqu’à 88 %, en 2016.

On voit bien les effets de création de richesses liées à la création de la Zone Euro, mais aussi ceux récessifs de la crise spécifique de la Zone Euro dès 2010.

D’où vient ce double mouvement ? En fait, les conditions de la soutenabilité de la croissance plus forte des pays du Sud après la création de l’Euro n’étaient pas là. Pourquoi ? Parce que précisément l’organisation de la Zone Euro ne prévoyait pas les arrangements institutionnels permettant cette soutenabilité. Et cette croissance, pour partie, s’est faite à crédit simultanément pendant cette première période, on a assisté à une évolution très contrastée de la production industrielle. On a vu les pays du Nord de la Zone avoir une croissance de leur production industrielle, et une décroissance de la production industrielle du côté des pays du Sud, France comprise. Évidemment, de façon assez corrélée, même si la corrélation n’est pas totale, on a vu le solde de la balance courante qui a évolué de façon totalement différente entre l’Allemagne et les Pays Bas, par exemple, qui avaient un excédent de 2 % du PIB, avant la Zone Euro, et qui sont passés à 8 % d’excédent ces dernières années, et ce dès 2008. Or, la Zone Euro hors Allemagne et hors Pays-Bas est passée de 0 % de solde de la balance courante en 2002, à -6 %, en 2008-2009. On a donc des pays du Nord qui caracolent en moyenne, si je prends l’Allemagne et les Pays-Bas pour les représenter, à 8 % d’excédent de leur balance courante, en 2008, alors que les autres connaissent un déficit de 6% ! L’écart est considérable et a entraîné pour la plupart des pays du Sud une grave crise de balance de paiements dès 2010. Le différentiel de croissance sur la même période n’était donc pas soutenable. À l’évidence, alors même qu’un rattrapage s’opérait en termes de PIB par habitant, d’autres écarts se créaient. Tout cela est largement dû à des défauts intrinsèques de la construction de la zone, mais aussi à des politiques structurelles divergentes de certains pays par rapport à d’autres.

Une des raisons de la crise majeure de la Zone Euro de 2010 – 2012 est que l’on n’a pas créé une zone monétaire complète, et qu’on n’a pas mis en place de coordination des politiques économiques, incitant les pays ayant des moyens de tirer la croissance par le haut et relancer, allégeant ainsi la peine de ceux qui devaient ralentir. C’est très dommageable, mais je pense qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse jamais y arriver. Deuxièmement, nous n’avons pas d’éléments de mutualisation de la dette publique ou de transferts budgétaires des pays qui vont mieux vers ceux qui vont moins bien, comme cela existe entre les Etats composant les Etats-Unis. Dans une zone monétaire unique, en principe, il doit exister ces éléments qui permettent d’éviter qu’il y ait des chocs asymétriques trop forts.

En outre, en amont, faute de politiques structurelles mises en place par les pays du Sud, la création de la Zone Euro, la monnaie unique a facilité une dynamique de polarisation industrielle au profit des pays du Nord. La production industrielle s’est partiellement déplacée vers les pays qui étaient les plus forts industriellement, et qui ont ainsi accentué leurs avantages à la faveur de la création de la Zone. Cela ne s’est pas fait sans effort de leur part, car ils ont accentué leurs avantages grâce à leurs réformes structurelles, mais également grâce au jeu de la Zone Euro. Les investissements  se dirigent en effet spontanément là où les infrastructures physiques et institutionnelles (conditions de production, réseaux de sous-traitants, formation, marché du travail…) sont les plus favorables alors qu’il n’y a plus de risque de change entre ces pays. Plus besoin d’investir autant dans une production dans certains pays du Sud, car l’on ne craint plus de moins pouvoir vendre dans ces pays en cas de dévaluation de leur part. De plus, lorsque l’on ne fait plus jamais d’ajustement de change, si l’on n’a aucune politique pour aider à la convergence, il se passe le phénomène suivant : on donne une prime aux pays qui sont les pays forts et qui ne subissent plus le réajustement de la compétitivité par la dévaluation des devises des autres pays. C’est l’équivalent d’une sous-évaluation régulière, en l’occurrence de l’Allemagne, au fur et à mesure du temps.

La crise des pays du Sud, provoquée notamment  par cette désindustrialisation partielle, qui a fortement contribué à la crise de leur balance des paiements, a été largement due également à la politique monétaire unique qui a abouti par construction à un taux d’intérêt qui correspondait aux besoins de la moyenne des pays de la Zone, et qui, de ce fait, pour des pays qui croissaient plus vite et en rattrapage, a donné des taux d’intérêt trop faibles, ce qui, du coup, a facilité le développement de bulles, notamment immobilières, ou de bulles de crédit, très visibles dans certains pays, bulles qui ont explosé par la suite.

Tout cela a été renforcé par le fait que les marchés financiers ont failli pendant la période, puisque de 2002 à 2009, il n’y a pas eu d’auto-régulation des taux d’intérêt longs qui, malgré les circonstances décrites ci-dessus, n’ont cessé de converger vers les taux d’intérêt allemands, les plus bas de la Zone. De ce fait, les pays qui accroissaient sans cesse leur niveau global de dette, ou leur déficit de balance courante, n’ont pas connu de coup de semonce. Si les marchés avaient bien fonctionné, leurs taux d’intérêt auraient dû monter pour tirer les sonnettes d’alarme nécessaires pour faire en sorte que les pays se régulent mieux et limitent leur endettement extérieur et leur déficit de balance courante.

En fait, le manque de mécanismes d’ajustement équilibrés et symétriques, partagés par tous les pays de la Zone Euro, le manque d’arrangements institutionnels suffisants (comme la coordination des politiques économiques, l’absence de transferts budgétaires…), mais aussi le manque de réformes structurelles internes à chaque pays du Sud, a constitué la base de la crise qui a éclaté en 2010. Comme expliqué précédemment, celle-ci a été une crise de balance des paiements classique, un sudden stop, des pays du Sud. Avec un arrêt de la mobilité des capitaux privés, qui ont cessé de se déverser vers les pays du Sud, alors qu’ils le faisaient naturellement jusqu’alors en provenance des pays du Nord, qui eux connaissaient symétriquement des excédents courants. Cela a provoqué des ajustements asymétriques. Ne disposant pas des arrangements institutionnels pré – cités qui auraient été opportuns, ces pays n’ont plus eu qu’une seule possibilité : s’ajuster isolément par le bas. En abaissant leurs coûts sociaux, en abaissant leurs coûts de production, donc en menant des  politiques d’austérité, de façon à faire baisser d’un côté leurs importations – lorsque l’on baisse la demande, on baisse mécaniquement les importations –, et de l’autre, toujours en abaissant les coûts, de retrouver de la compétitivité pour relancer leurs exportations. Cela induit évidemment un coût social et un coût politique très importants.

Pour finir, il faut dire que, très heureusement, la BCE a sauvé la zone euro en 2012. Elle l’a sauvée, parce que la BCE a mis fin aux cercles vicieux qui s’étaient installés, et qui se déroulaient de façon catastrophique. Le cercle vicieux entre la dette des États et les taux d’intérêt. Les taux d’intérêt qui flambaient, augmentaient encore le poids de la dette des États, ce qui conduisait à son tour à une nouvelle hausse des taux. La BCE a également interrompu le deuxième cercle vicieux qui existait entre les dettes publiques des États et les banques des pays considérés. Puisque les banques portaient des titres des États, les banques augmentaient les risques perçus quant à  leur solvabilité, puisque les États allaient mal. Mais, comme les États étaient obligés de refinancer ou de recapitaliser les banques, ils semblaient eux-mêmes davantage encore en risque. La BCE, par diverses mesures et postures appropriées, a sauvé la zone euro.

Mais la BCE ne peut pas, en permanence – et elle le dit elle-même très clairement – être la seule à porter tous les efforts. Elle le fait remarquablement, mais elle le fait pour acheter du temps aux gouvernements qui ont deux choses à faire, ce qui est également répété à juste titre de façon incessante par la banque centrale. Pour les pays du Sud et la France, il s’agit de faire des réformes structurelles, parce que c’est cela qui apportera le surcroît de croissance potentielle et facilitera leur trajectoire de solvabilité. L’Allemagne ne fera pas d’efforts si les autres pays ne font pas de réformes structurelles, parce que de son point de vue, il n’y a pas de raison d’être solidaire avec des pays qui ne feraient pas les efforts nécessaires pour ne pas être en situation de demander de l’aide à répétition. C’est un nœud crucial. On a simultanément besoin – et la banque centrale le dit aussi – de nouveaux arrangements institutionnels, pour refonder la capacité de l’Euro à créer de la richesse dans la Zone Euro, donc de quelques éléments de solidarité, de coordination et de partage du pilotage de l’économie de la Zone, et sans doute de grands projets européens utiles à la croissance.

Si l’on y parvient, ce sera renouer avec la promesse de l’Euro et de l’Europe. La France a beaucoup à faire pour y contribuer. Elle semble l’avoir compris.