Catégories
Economie Générale

La nouvelle route de la soie – « One Belt One Road » : La stratégie chinoise

Olivier Klein

Alexandre Adler enseignant, écrivain, chroniqueur est un géostratégicien et un géopolitologue de premier ordre. J’ai toujours été immensément impressionné par la profondeur de sa culture, par sa capacité singulière à intégrer énormément d’informations, par sa faculté à rendre les choses intelligibles quand elles sont complexes, comme par sa mémoire phénoménale. En plus de ses connaissances énormes et de son savoir remarquable, il a un talent de conteur qui ne laisse pas d’impressionner.

Je lui ai proposé un sujet qui manifestement le passionnait, la stratégie de la Chine à travers sa nouvelle route de la soie, One Belt One Road. Ce que construit la Chine est une œuvre inouïe avec nombre d’implications géostratégiques.

J’ai demandé à Alexandre de bien vouloir en parler pour éclairer le sujet et imaginer ce que cela fera bouger en termes d’ordre international. Mais aussi de bien vouloir réfléchir sur le rôle que pourrait avoir la France et l’Europe, si elles jouaient intelligemment sans perdre leur âme et sans non plus devenir vassales. Quel peut être le rôle intelligent de la France et de l’Europe face au jeu chinois ?

Je pense que c’est un enjeu stratégique mondial, et c’est évidemment un sujet passionnant. Je rappelle que toutes nos banques hors de France sont sur la nouvelle roue de la soie.

Alexandre Adler

Je suis profondément flatté et heureux de pouvoir m’adresser à vous, sur une question qui n’est quand même pas secondaire dans le monde que nous allons traverser, et sur laquelle une entreprise comme la BRED a  aussi sa partition à jouer.

Invité à Pékin pour la première fois par des amis chinois, j’ai découvert ce pays au tout début des années 80. La Chine sortait juste de la révolution culturelle et partout se manifestait une appétence  à aller de l’avant qui m’avait bluffé. Une caractéristique profondément exaltante en Chine est le goût permanent de la vie et de l’accélération. C’est extrêmement  stimulant. On est toujours porté en Chine par une énergie vitale tout à fait exceptionnelle et qui aujourd’hui arrive enfin à son moment de maturité.

La route de la soie, cela ressemble à un slogan un peu publicitaire de voyagistes, mais ça ne l’est pas. En fait, les Chinois sont assez étonnants en ce sens qu’ils accomplissent de grands tournants sans le dire. Nous avons vécu cet automne un tournant stratégique essentiel dans l’histoire de la Chine. Il  n’avait pas été annoncé à l’avance, ni préparé, et il n’a pas fait  en grandes trompes. Les choses se sont faites à petites touches en apparence, mais elles sont loin d’être  négligeables.

Dans la pensée chinoise, ce qui est très étonnant, c’est que le temps est figuré par l’espace. Les Chinois ont une pensée naturellement spatiale. Sans doute leur façon d’écrire, leur système de caractère qui demande un long et difficile apprentissage, dans lequel peinture et écriture semblent se mêler, pendant une partie en tout cas de la formation des jeunes gens, est-elle tout à fait inédite pour nous. Et si ce mode d’écriture est une sorte d’initiation différée à l’abstraction, il n’en est que plus profond. Les Chinois aiment à  se figurer l’écoulement du temps à travers des métaphores spatiales, des idées de l’espace. Celle de la route de la soie n’est pas une petite métaphore comme on pourrait le croire. Ce n’est pas une évocation de ce qu’a été le véritable essor commercial de la Chine dès l’Antiquité, ce qui a fait que les Romains les appelaient les Seres, le pays de la soie, parce que précisément c’était l’objet des premiers échanges entre le monde méditerranéen antique et le monde chinois, à travers ses routes, ses déserts, ses longues pérégrinations qui conduisaient en Asie centrale, et puis ensuite au Moyen-Orient, tout ce que Marco Polo a fini par décrire tardivement dans son livre, qu’il avait d’ailleurs écrit en français. Il s’agit bien sûr de cela, mais il s’agit aussi de toute autre chose.

Pour comprendre le renversement auquel nous avons assisté, nous allons peut-être commencer par le personnage qui préside, et qui dans la tradition chinoise n’est pas tout de suite visible. D’abord, il a un nom compliqué, Xi Jinping. Commencer par la lettre X est un défi pour  qui essaie de se faire un nom ! Il est également assez discret. On ne peut pas dire qu’il y ait un culte généralisé de sa personne actuellement à Pékin. C’est la tradition confucéenne. En Chine, dans un groupe avec un patron et des assistants, regardez quel est le personnage un peu âgé, moins bien vêtu, etc., c’est le patron, c’est le numéro 1 ! Le numéro 1 a l’habitude, dans sa manière d’être, de se présenter comme un numéro 0. C’est totalement opposé, évidemment, au système japonais, où vous verrez toujours le chef japonais un pas devant tous les autres, avec un complet de bonne coupe. Vous ne pouvez pas le méconnaître. Là, au contraire, il se cache. C’est la méthode chinoise.

Le confucianisme entraîne aussi la volonté du pouvoir de se cacher, de ne pas se dire de manière complète, de ne pas s’exprimer complètement, parce que, justement, il n’est pas complet. Mais Xi Jinping, est cependant le vrai chef, à telle enseigne qu’il vient de rétablir – mais bien entendu, sans le dire  – le système impérial. En effet, Deng Xiaoping, qui, lui, était un vrai anarchiste dans le style de Mao –  un Mao libéral, qui revoit toutes les règles – se méfiait du pouvoir centralisé. Il avait toujours été vice-président de quatre ou cinq instances, mais jamais président. Il s’était orienté vers une direction collective. Pendant quelques années, la Chine a tenu comme cela avec des numéros 1 qui n’en étaient pas, avec un équilibre entre dirigeants dont certains avaient le titre et d’autres pas. Maintenant, avec Xi Jinping, c’est fini. Il est clairement le numéro 1. C’est l’empereur de Chine. Il a six collaborateurs. Cela vient de la tradition confucéenne. L’empereur est accompagné de six assistants qui sont à son service. Certains ont plus d’individualité que d’autres, mais les individus ne sont pas réductibles, en Chine. Cela ne se passe pas comme cela. Les six membres du comité permanent sont les subordonnés de l’empereur. Cela s’est fait en un coup, en un congrès, pendant que le monde était  occupé  à plein d’autres choses.

De la même manière que le pouvoir s’est de nouveau centralisé, et cela de manière totale, puisqu’on a abandonné également la règle des dix ans – deux mandats de cinq ans – pour une  durée illimitée –, on a aussi revu la géographie chinoise. C’est  très important. C’est ce que l’on connaît avec le terme de feng shui, Le feng shui, c’est la répartition des masses et des objets dans un espace. L’espace, c’est l’espace chinois. Et,  effectivement, l’espace chinois a été bouleversé par la route de la soie.

A quoi la  « route de la soie » fait-elle allusion ? Comme toujours en Chine, les allusions sont voilées. On définit non pas seulement la route de la soie, mais l’opposé de celle-ci, ce dont on ne veut pas. Le moyen le plus simple d’accès de la Chine au reste du monde est la voie de mer, et elle est récente. C’est par la mer que la Chine a été dominée, soumise et assujettie aux puissances extérieures. Quand les premiers bateaux sont arrivés, les vaisseaux noirs dont parlent les Japonais, qui ont connu la même mésaventure, la puissance navale et maritime de l’Occident a pesé de tout son poids. C’est ainsi que par la voie de la mer, la Chine a été pénétrée, puis soumise. Elle a d’abord été soumise par des expéditions, et ensuite, quand la voie du fleuve bleu, le Yang Tsé, a été ouverte, c’est devenu une mer intérieure. Encore dans les années 30, il existait des « croisières de Chine ». Nos bateaux allaient jusqu’à Chongqing, ils descendaient le fleuve bleu jusqu’à l’intérieur du continent, en transformant ainsi les grandes voies navigables en autant d’océans intérieurs ouverts à l’influence étrangère. La Chine n’était plus chez elle, parce que la voie de mer était ouverte. Le symbole de cette Chine ouverte par voie de mer  était Shanghai, la seule ville du monde où l’on pouvait entrer sans passeport, et où les étrangers étaient les maîtres, les Chinois pas tellement, puisque le célèbre hippodrome de Shanghai  était interdit… aux Chinois et aux chiens. Il existait toutes ces formes d’assujettissements spatiaux que l’on retrouve aussi à Hong Kong, où par exemple les Chinois n’avaient pas le droit de s’installer sur la zone de collines à l’extrémité de Hong Kong, réservée aux Britanniques. Donc, la mer est ambiguë.

Xi Jinping succède dans sa réforme – qui est une réforme politique, commerciale et militaire – à des gens qui ont cru que la Chine allait dominer les mers, ce qui était une idée occidentale naturelle. Nous avons été battus sur la mer, nous allons maintenant être les plus forts. C’est ainsi que, par exemple, l’Allemagne de Guillaume II s’est efforcée d’avoir une marine aussi puissante que la marine britannique. Les Anglais restaient la première puissance sur mer, alors que l’Allemagne l’était sur terre. Cette idée d’être à la fois la plus grande flotte et la plus grande armée du monde a été fatale à l’ambition allemande, dès avant 1914. Les Chinois, avec Xi Jinping, qui se situe dans la pensée stratégique chinoise, ont fait exactement le choix inverse.

La Chine n’ira pas contester la puissance américaine sur mer. Certains en ont rêvé. Certains ont rêvé même de faire de l’expansion maritime et coloniale, comme les Russes ont eu cette idée aussi, c’est-à-dire de s’emparer de l’Afrique, cet immense continent avec des ressources importantes, s’en emparer, comme l’ont fait les Jules ferry en leur temps, ou les colonisateurs britanniques. C’est précisément ce que ne veut pas faire Xi Jinping, ni une expansion rapide vers les matières premières en Afrique, ni une puissance maritime prématurée qui opposerait la Chine aux États-Unis, ni la recherche d’une puissance symétrique à celle de l’Occident. L’Occident a choisi la mer et la domination, la Chine fera autrement.

La mer et la voie maritime seraient une tentation évidente pour un pays qui exporte maintenant plus que tout le reste du monde, qui produit un tiers de la production mondiale quasiment dans tous les domaines et qui a évidemment besoin d’exporter une grande partie de cette production à travers ses ports et l’océan Pacifique. En même temps, le rééquilibrage, c’est justement de retrouver la puissance et la sûreté de la voie de terre. En effet, à l’époque où les voyages en mer étaient extrêmement aléatoires, la Chine, contrairement à ce que l’on pense, a très bien connu le reste du monde à travers cette voie de terre, jalonnée par la célèbre muraille de Chine. C’est par étapes caravanières que la Chine a diffusé ses techniques et ses produits, notamment le ver à soie, qui a d’abord atteint l’Empire romain, puis la Gaule, et qui est à l’origine de la fortune de Lyon avec son industrie. Tout cela est venu à travers cette route terrestre. À travers la route terrestre, la Chine a connu aussi des échanges qu’elle voulait équilibrés et qui n’ont jamais conduit les Chinois en dehors de leurs frontières, mais simplement à des échanges qui sont loin d’être négligeables. Songeons par exemple que tout le bouddhisme est venu en Chine à travers cette route de la soie et ses oasis. Il a transformé profondément la sensibilité chinoise. Il a transformé de manière plus grande encore sa religiosité, car le bouddhisme est finalement aujourd’hui la religion principale, même si elle est matinée de toutes les autres. De la même manière que la poudre à canon, l’écriture et les technologies, tout cela a voyagé essentiellement par voie de terre, ce que Marco Polo a contribué à faire connaître à un Occident médiéval qui se trouvait dans une ignorance presque totale de la Chine.

Xi Jinping revient vers cela. C’est un appel à la modération, à la prudence et à un mouvement progressif. Allons petit à petit vers les autres et apprenons à les connaître, non pas de façon aléatoire sur mer, mais au contraire à travers des routes que nous allons créer et qui vont irriguer, comme un système circulatoire, l’ensemble d’une économie.

Pourquoi les Chinois s’intéressent-ils aussi fortement à la roue de la soie ? Tout le monde aura observé que la roue de la soie ne conduit pas aux États-Unis. Or la Chine ne se sent pas de force aujourd’hui, malgré les acquis extraordinaires de son développement récent, à faire la course avec l’Amérique. Bien sûr, elle est fascinée par l’Amérique, et je dirais même qu’elle souhaite maintenir avec l’Amérique, sinon des rapports d’alliance, au moins des rapports d’équilibre. Et bien entendu, innovation extraordinaire, qui vient plutôt de Deng Xiaoping, les Chinois ont donné à l’Amérique une fonction absolument extraordinaire, de nature à jalonner tout notre avenir.

En Chine, un équilibre difficile s’est construit petit à petit autour de la notion d’empire. On parle de l’Empire chinois, parce que c’est un pays tellement vaste qu’on le compare à un empire, mais je ne suis pas sûr que la traduction soit parfaitement adéquate. Pour les Chinois, lorsqu’on parle de l’empereur, « Wang », il s’agit du roi. Alors, pourquoi roi plutôt qu’empereur ? Parce que l’empereur exerce une fonction de domination impériale – Imperator, c’était un général romain –, et une fonction d’organisation de l’ensemble du monde. C’est le grand souverain potentiellement unique. Or, les Chinois ne pensent pas comme cela. Ils ont un roi de Chine, Xi Jinping, mais ils n’ont pas un empereur qui va diriger l’Inde, la Russie, l’Europe et l’Amérique. Les Chinois acceptent d’emblée l’idée que le monde est pluriel, et qu’à l’intérieur de ce monde, ils sont un des pôles. Évidemment, parce qu’ils ont un orgueil national, ils espèrent que, dans ces pôles, le pôle chinois soit le plus important. C’est ce que Xi Jinping appelle le rêve chinois. Mais ils ne souhaitent pas abolir les autres royaumes. C’est la raison pour laquelle il est préférable de parler de Royaume de Chine plutôt que d’Empire de Chine.

Un certain nombre de définitions tout à fait surprenantes se profilent déjà autour de cette route de la soie. Il n’y a plus d’expansion maritime. Il y aura des bateaux, il y aura une flotte, il y aura des sous-marins – les chinois en achètent beaucoup aux Russes, parce que ça leur permet de rattraper le temps perdu –, mais il n’y a pas de projets d’expansion maritime et coloniale comparable à ceux que le xixe siècle européen a vu fleurir un peu partout.

Mieux, non seulement la voie de mer n’est pas accessible, mais elle va être fermée. À côté du projet de route de la soie, il y a le projet de fermer la mer de Chine. C’est un projet étonnant, défini de la manière la plus claire lorsque Xi Jinping explique qu’il s’agit de faire une muraille de Chine en mer. Cela parle beaucoup à l’imaginaire chinois.

Qu’est-ce que c’est que la muraille de Chine ? On pourrait  la voir comme  un vaste système défensif inventé par les Chinois pour se garantir des populations nomades violentes, les Mongols etc., qui ont d’ailleurs fini par les conquérir. Un  barrage, d’ailleurs un peu vain. Pourtant, même si c’est le seul monument accessible à un observateur installé sur la lune, ce n’est tout de même pas un ouvrage imprenable, surtout dans les régions les plus à l’Ouest, où la muraille de Chine se transforme de plus en plus en un petit muret avec quelques tours de guet, bien loin des constructions impressionnantes existant autour de Pékin. Les Chinois n’étaient pas aussi bornés que cela. Ils n’étaient pas des disciples d’André Maginot ! Quand ils ont imaginé cette muraille, ils ont pensé beaucoup plus à tracer une frontière qu’à installer un système défensif imprenable. La frontière, c’est celle entre le monde nomade et le monde civilisé. Là où il y a des cultures, là où il y a de l’agriculture, il y a la Chine. La Chine, c’est la terre. Au-delà, la terre est en pâture, elle est laissée aux grands nomades, on est en dehors de la Chine. La muraille de Chine, c’est la frontière la plus septentrionale possible de la Chine.

La muraille de Chine en mer, c’est la même chose. C’est l’idée qu’au-delà d’une certaine limite maritime, on n’est plus dans la Chine, mais qu’en deçà, on y est encore. Comment transformer cette mer de Chine si proche, et devenue aujourd’hui à cause du droit maritime tout à fait ouverte à des bateaux américains, des bateaux japonais, tout ce qu’on peut imaginer, sinon en reconquérant tout simplement la mer, en prenant les îlots ? On commence à les bétonner, voire à en doubler la surface. Certains sont créés délibérément. D’autres seront des petites bases navales, ou des porte-avions installés en mer. De proche en proche, une chaîne d’îlots va devenir la vraie frontière, comme la muraille de Chine. La frontière de la Chine se situe en mer. C’est un message adressé au Japon, et secondairement aux États-Unis : « Ne pensez pas que la mer va devenir un moyen pour vous de nous dominer sur nos frontières ».

C’est la raison aussi pour laquelle Shanghai est condamnée. Shanghai a été la capitale économique et la capitale culturelle de la Chine sans aucun doute jusqu’en 1949. Même si Mao s’en méfiait, il a fini par s’appuyer sur Shanghai, y compris sur ses gauchistes, pendant la révolution culturelle. Shanghai est devenue cette ville à la fois cosmopolite, financière et autoritaire qui a été au cœur du projet de développement de la Chine. Elle le reste à travers cet extraordinaire archipel de Pudong au large de la ville, qui est en train de s’enfoncer, tellement on y a coulé de béton. En fait, le projet Shanghai est un projet maritime. Avec cette muraille de Chine en mer, Shanghai devient un terminal. C’est là où la Chine s’arrête et là où elle commence. Dans quelle direction commence-t-elle ? Vers l’ouest, c’est-à-dire vers la route de la soie, c’est-à-dire vers la reconquête de l’intérieur.

Autrement dit, nous sommes face à une stratégie de conquête du marché intérieur, une stratégie de régionalisation des grands centres, beaucoup trop importants pour être centralisés par Pékin, ou par une ville quelconque, une stratégie également de décentralisation et d’ouverture au monde à travers la voie terrestre et une stratégie européenne.

Je terminerai par là, parce que ça me semble le plus important, même si je ne suis pas naïf au point d’imaginer que les Chinois avec la roue de la soie ne nous apportent que des cadeaux que nous allons pouvoir nous répartir. Pas tout à fait, mais pas le contraire quand même.

Dans les discours de Xi Jinping, nous voyons apparaître clairement l’idée d’un rééquilibrage des échanges, donc d’absorption d’importations occidentales beaucoup plus importante, et de nouveaux partenariats. Au fond, quel est le problème des Chinois ? C’est de ne pas se retrouver seuls au monde avec les États-Unis.
Quelle était la grande transformation ? La Chine a trouvé un équilibre avec les concours et la méritocratie, qu’elle a d’ailleurs exporté en France avec les lettres des jésuites. C’est d’eux dont nous tenons le concours général et la grande fonction publique. C’est ce que les Anglais ont fini par appeler « mandarin », c’est-à-dire toute cette idée d’une méritocratie fondée sur le savoir, une véritable synthèse entre l’autorité et la liberté que, grâce au confucianisme, les Chinois ont petit à petit élaborée avec un succès inégal selon les périodes historiques, mais avec continuité.
Aujourd’hui, les Chinois ont compris, et c’est la grande révolution de Deng et de Xi Jinping, que les mandarins ne peuvent plus passer des concours fondés sur la maîtrise de l’écriture et de ses 15 000 caractères, sur la calligraphie, sur la grammaire, ou sur le bel esprit, même si une partie de cette formation mandarinale reste admirable encore aujourd’hui et doit être sauvée d’une autre manière. La Chine ne se sauvera pas par la restauration des mandarins. Elle se sauvera, et nous le savons, car c’est la première innovation chinoise qui a déjà affecté et impacté directement notre monde, par la classification de Shanghai. Même si c’est une classification brutale, les Chinois ont trouvé à classer toutes les universités de la terre en fonction du nombre de publications, du nombre de prix Nobel, du nombre de brevets, etc. Bien sûr, on pourrait raffiner, et on a eu raison de se plaindre, mais cela  a quand même été une douche d’eau glacée sur l’ensemble du système d’éducation occidentale que la Chine a déjà imposée et imposera tous les jours. Quand nous voyons nos universités se regrouper, par exemple, nous savons que l’origine de ce regroupement est chinoise. Ce n’est pas la pensée du président français qui a fait qu’on a fusionné quelques universités à Paris, c’est la pression chinoise.Qui sont aujourd’hui les mandarins en Chine ? Ce sont des gens qui ont eu une éducation scientifique en Occident. Deng Xiaoping a accepté délibérément que des milliers de Chinois fassent des études longues – et que certains ne reviennent pas – aux États-Unis, au Canada, en France, en Angleterre, etc., y acquièrent la science qui va ensuite irriguer le nouveau projet chinois. C’est là l’aspect intellectuel, moral et politique  du projet de route de la soie.

Le deuxième, c’est d’avoir un partenariat équilibré entre les États-Unis et la Chine elle-même. Or, les Chinois qui connaissent bien la Russie ont compris que son  PIB est un petit peu inférieur à celui du Brésil, et que ses perspectives de développement dépendent de sa capacité à se réconcilier avec ses voisins immédiats, les Ukrainiens, les peuples d’Asie centrale, qu’ils ne poussent pas du tout à se révolter contre les Russes, et les Polonais. Après, on verra. Mais ils n’attendent absolument pas de la Russie qu’elle redevienne la puissance qu’elle a été. D’ailleurs, ils n’en ont pas gardé un immense souvenir. Quant aux autres Européens, les Chinois voient avec un certain scepticisme leur incapacité à former une véritable puissance européenne, ce qu’Hubert Védrine avait appelé de ses vœux l’Europe puissance, mais qui est plus que jamais un vœu pieux. Les Chinois ne sont pas d’accord. Ils interviennent aujourd’hui dans l’économie européenne et dans la politique européenne de plus en plus, pour que les Européens existent.
Quel est le terminal de la route de la soie ? C’est l’Europe. Que veulent-ils de cette Europe ? Qu’elle soit suffisamment puissante pour équilibrer les États-Unis, et que le jeu ne soit pas à deux, mais à trois. Que le jeu ne soit pas uniquement défini par la logique maritime qui est celle des États-Unis, comme autrefois de la Grande-Bretagne, mais par une logique maritime et continentale dans laquelle la Chine aura son mot à dire, mais aussi les autres Européens qui sont ses alliés. Quel est l’aboutissement de cette route de la soie ? Ce n’est pas une route linéaire. C’est une série de sauts de puce, ou d’oasis. On procède étape par étape. Le Pirée, par exemple, a été construit par pur hasard, exactement comme Hong Kong a été acquis par l’Angleterre par pur hasard, d’une manière très décentrée par rapport au reste de la Chine. Le Pirée, qu’ils ne rendront jamais d’ailleurs aux Grecs, est devenu Le Hong Kong de la Chine au flanc des deux Europe, à la fois de la Russie et de l’Europe occidentale, à travers la Méditerranée. Le Pirée ne sera pas la capitale de l’influence chinoise. Ce sera un terminal important.

Ce qui intéresse le plus les Chinois aujourd’hui, ce sont les grands pays industriels de l’Europe, ceux qui par leurs capacités technologiques peuvent très rapidement faire sauter une étape à la Chine. Ce n’est pas un hasard si le directeur des chemins de fer a été limogé. Pourtant, il n’avait pas donné une si mauvaise image que cela du volontarisme chinois, puisque la Chine a fait ses TGV toute seule. C’est précisément ce que lui reproche Xi Jinping. En négligeant tout le savoir-faire français et européen en matière de TGV, en allant vers des risques, notamment des accidents mortels, en faisant du volontarisme de la Chine seule, la Chine a raté l’occasion d’associer la technologie européenne et les ambitions chinoises. Au modèle TGV aujourd’hui critiqué en Chine, on oppose le modèle Peugeot, c’est-à-dire la capacité qu’ont eue un certain nombre d’entrepreneurs et de financiers chinois de financer Peugeot qui était en difficulté à un moment donné, de lui apporter de l’oxygène par l’association avec Dongfeng, qui est une grande plate-forme asiatique, pour être présent sur tous les marchés du monde, en sachant très bien que le leadership technologique est chez Peugeot et non pas chez Dongfeng, pour l’instant. Cette stratégie que l’on retrouve avec l’automobile scandinave, qui n’avait pas la masse critique, malgré ses capacités technologiques, pour survivre toute seule, est actuellement en train d’inspirer la nouvelle stratégie chinoise de la route de la soie.

Vous m’avez compris, cette route de la soie aboutit quelque part entre la France et l’Allemagne. Puisque les Chinois adorent l’anatomie précise qui est à l’origine de l’acupuncture, on pourrait dire quelque part dans le canal entre la France, l’Allemagne et l’Italie, c’est-à-dire autour de Lyon, dans la partie Est de la France qui comme par hasard est celle que les Chinois ont toujours investie, et où Xi Jinping a tenu à venir pour la première fois pour rendre hommage à l’industrie lyonnaise et à l’attachement de Raymond Barre aux relations franco-chinoises. Effectivement, cet axe autour de Lyon, qui va jusqu’à Barcelone, Milan et Marseille, jusqu’au Maghreb, c’est ce point d’application où la Chine veut faire venir sa technologie, son savoir-faire et son esprit d’entreprise, non pas pour combattre l’Europe, mais pour l’associer.
Un spécialiste chinois des jeux de société a émis une pensée très profonde sur le go, qu’on appelle wéiqí, en chinois. Pour lui, le jeu de go est l’alternative aux échecs. D’après ce qu’il écrit, de mémoire, les échecs sont le grand jeu formel des chasseurs du paléolithique. Dans les échecs, on cherche à capturer les autres pièces, comme les chasseurs qui ont peint les grottes de Lascaux cherchaient à capturer les bêtes sauvages, avec des valeurs plus ou moins grandes, le roi étant le plus important. Les échecs, c’est le point le plus élevé atteint par la pensée humaine dans le paléolithique. Le go, c’est le passage au néolithique. Il ne s’agit plus de détruire les pièces de l’adversaire. Il s’agit de les encercler et de faire des barrières infranchissables de manière à ce que les cultures ne soient pas dévastées par les envahisseurs. Vous pensez déjà à la muraille de Chine. Nous, nous pensons que le go est un jeu supérieur, par son abstraction et par ses objectifs de civilisation, aux échecs.

La route de la soie, c’est la pensée chinoise du jeu de go. C’est l’entrée sur des zones protégées, ouvertes, parfois disputées, mais ne conduisant jamais totalement à la destruction de l’autre. Cette pensée chinoise, même si parfois elle manque encore d’élaboration ou d’expérience, je n’hésite pas à vous le dire, elle nous est supérieure, comme nous étaient supérieurs la poudre à canon, quand les mandarins ne se passionnaient que pour les jeux de société, et les feux d’artifice, comme nous étaient supérieures les cartes de visite qu’ils se distribuaient déjà à l’époque carolingienne, sans penser que c’était peut-être aussi le début de l’économie du numérique. La Chine a encore à nous apprendre. Je crois que nous devons lui tendre la main, non pas en pensant que tout est bien, mais en pensant que nous sommes complémentaires et nécessaires encore de nombreuses années à son développement. Les États-Unis le pensent aussi. Ils forment déjà leurs élites scientifiques. Mais les États-Unis ne comprennent pas que cette association est faite pour durer, et non pas pour se dissoudre dans une compétition aveugle. Peut-être que nous, Européens, aurons cette sagesse. Si nous savons allier cette sagesse à une volonté de nous reconstituer, comme les Chinois nous y invitent, peut-être n’avons-nous pas tout perdu.

Olivier Klein

Je suis extrêmement modeste devant les connaissances d’Alexandre. Je ne vais pas me permettre d’entrer dans un débat en profondeur, mais seulement essayer d’aborder quelques points qui ne seront pas en opposition, mais qui seront là pour faire chatoyer l’ensemble des possibilités du jeu chinois. Le premier consiste à dire que la Chine – elle le dit elle-même – est dans un rôle de « soft power » et non pas de « hard power ». Comme Alexandre l’a très bien dit, elle n’est pas dans un rôle impérialiste de type XIXe siècle, où on conquiert avec les armées, les flottes, etc.

Alexandre Adler

Qui les a séduits sur l’Afrique pendant quelques années. Mais maintenant, ils estiment que c’était une fausse voie.

Olivier Klein

Les Chinois suivent donc cette voie « soft ». Dans leurs dires mêmes, ce qui est dans une certaine mesure la réalité, ils essayent avec la nouvelle route de la Soie d’apporter plus de développement à des pays qui en ont besoin. Ils construisent des infrastructures nécessaires à ces pays et aussi au développement du commerce dans le monde. Ils le font sans intervenir sur la façon dont les pays se régulent. Ils affichent d’ailleurs un non-interventionnisme politique, même si évidemment cela leur permet de développer ainsi leur zone d’influence, en construisant pour certains pays tiers une dépendance vis-à-vis d’eux-mêmes.

Le deuxième point, complémentaire, me semble-t-il, est de réfléchir aux objectifs chinois, aux intérêts chinois tels qu’ils sont défendus par l’établissement de la nouvelle route de la Soie. Personne n’est ennemi de ses propres intérêts. Comme les Américains d’une certaine manière l’avaient fait avec le plan Marshall, la nouvelle route de la soie leur est utile, à tout le moins autant qu’elle peut l’être pour les pays concernés. Ils créent ainsi eux-mêmes des débouchés pour les industriels chinois, qui sont très souvent en surcapacité. Il leur faut trouver des zones d’exportation et de développement. Ils soutiennent l’internationalisation de leurs entreprises dans un jeu de go et renforcent les grandes entreprises chinoises par là même.  Ils essayent également de diffuser les normes et les standards chinois à l’extérieur de la Chine pour favoriser demain l’implantation et la nécessité de la Chine à l’extérieur. Ils soutiennent la croissance chinoise par une expansion à l’étranger, dans un contexte économique intérieur où ils doivent trouver de nouveaux relais de croissance et ne plus fonder leur croissance uniquement sur la demande extérieure, c’est-à-dire sur leurs exportations. Ils ont aussi l’intention, et cela se voit dans tous les pays, de sécuriser leur accès aux matières premières et aux ressources énergétiques.

Ensuite, je pense que, dans leur stratégie, il y a une volonté de désenclaver certaines provinces chinoises en accédant à des pays périphériques et riverains, et en les stabilisant, de façon à préserver aux alentours un environnement le plus stable possible.

Tout cela, ils le font aussi en essayant d’accomplir un grand rêve chinois, qui est d’effacer – cela me paraît très fort dans leur façon d’agir – l’humiliation des comptoirs. La Chine a vécu, au XIXe siècle, une défaite sur mer et l’implantation des étrangers dans une économie de comptoir. Les Chinois ont été interdits dans certains endroits, dans un apartheid total. Cela a été vécu par eux, jusqu’en 1949, leur révolution, comme une humiliation extraordinaire. Dans le fond, c’est aussi – et le président Xi Jinpig le dit très clairement – la renaissance d’une grande nation chinoise, qui porte aussi le peuple chinois, au-delà du parti communiste et de ses représentants au pouvoir.

Alors, l’empire n’est peut-être pas le bon mot, mais je vais l’utiliser, c’est aussi pour recréer l’empire du Milieu. Pour se retrouver au centre du jeu mondial. D’ailleurs, lorsqu’on considère les cartes géographiques représentées par les Chinois, c’est assez passionnant. On a souvent des cartes géographiques conçues par les Européens, mais sur les cartes géographiques vues par les Chinois, la Chine est au centre, et l’on voit très bien de ce fait se dessiner la nouvelle route de la Soie, « One Belt, One Road ».

Ma question, mon dernier point, est : quels peuvent être les dangers ? Quel peut être le jeu de l’Europe et de la France dans ce jeu multipolaire et dans le développement de cette Chine qui joue au jeu de go ? Quand on joue bien au jeu de go, on entoure les autres, et petit à petit on devient dominant, même si on ne détruit pas l’autre.

Le danger serait un monde bipolaire, avec d’un côté, une Chine qui constitue progressivement sa zone d’influence, de façon « soft », mais cependant de façon très prégnante. Et très loin des valeurs démocratiques et des règles du jeu européennes. Et, de l’autre, les États-Unis, pour une autre partie du monde, en laissant d’ailleurs de la place à cette nouvelle influence chinoise, notamment en Asie, dans le Pacifique et en Afrique. En arrivant au pouvoir, le nouveau président des États-Unis a commencé par sortir de l’accord Trans-Pacifique, qui était pour beaucoup de pays localement une façon de ne pas dépendre uniquement de la Chine. En agissant ainsi, il précipite beaucoup de pays dans les bras de la Chine. Les États-Unis, en réalité, investissent peu dans ces pays, alors que la Chine investit beaucoup. Inutile de dire que beaucoup de pays n’ont pas tellement le choix de leur alliance.

La question qui m’inquiète un peu est la place de l’Europe. Il faut trouver un jeu intelligent pour l’Europe, une stratégie que j’appellerais dialectique pour ne pas laisser se former simplement une zone d’influence américaine et une zone d’influence chinoise se partageant le monde.

Comme cela a été dit, je m’aperçois bien que la Chine cherche aussi l’Europe, mais quand elle intervient en Europe à travers la nouvelle route de la Soie, elle intervient non de façon multilatérale, mais avec seulement une partie des pays européens, pas avec l’Union européenne en tant que telle. Elle travaille essentiellement avec les anciens PECOen Europe de l’Est et dans les Balkans, sur des bases bilatérales. Elle ne travaille pas avec l’ensemble de l’Europe qui le réclame. C’est aussi le problème de l’Europe qui est trop faible et qui ne représente pas un interlocuteur suffisamment valable.
L’Europe pourrait donc sans doute jouer un jeu dialectique, qui ne serait ni celui des Américains ni celui de la Chine, et être utile à l’ensemble des parties, y compris à l’Europe elle-même. D’ailleurs, la France est intéressante pour les Chinois, à cause de l’Afrique. Beaucoup d’étudiants chinois viennent en France aussi pour apprendre à travailler en Afrique.

Enfin, en ce qui concerne la BRED, dans les pays où nous sommes, nous voyons toujours beaucoup de  présence chinoise, beaucoup d’investissements chinois. Nous avons un rôle à jouer, modeste mais utile, parce que comme le disent ces pays, cela desserre l’étau entre les différentes puissances agissant sur place. L’Europe est toujours associée à l’idée d’un ensemble aimable et recherché, mais associant des pays manquant de capacité à agir de conserve et de puissance d’investissement très modérée et surtout peu capable de s’unir pour être plus concentrée et plus forte.

Qu’en penses-tu ?

Alexandre Adler

J’en pense beaucoup de bien, avec peut-être malgré tout un caveat : la Chine agit avec une certaine volonté globale. Bien sûr, il existe des intérêts chinois différents.

Certaines villes n’ont pas exactement la même vision des choses. Certaines entreprises vont agir différemment. Mais globalement, nous avons une économie chinoise et une ambition chinoise. Mais avons-nous une ambition européenne ?

Nous devrions l’avoir, mais nous ne l’avons pas.

Par exemple, les Allemands sont arrivés en Chine bien après nous, puisqu’ils n’ont pas reconnu la Chine, comme le général de Gaulle l’avait fait, dès 1965. Cela nous a donné précisément une avance pour Peugeot à Wuhan, point de départ d’un certain nombre d’initiatives. La France a aussi été à l’avant-garde dans les technologies nucléaires, avec la centrale Taishan de Canton, le début de l’énergie nucléaire civile en Chine, mais elle s’est ensuite un peu endormie sur ses lauriers. Et l’Allemagne, qui n’est arrivée que tard, qui n’avait pas reconnu la Chine, est venue avec des idées simples qui se sont avérées extrêmement efficaces. Helmut Kohl considérait que le but de la politique étrangère allemande était de faire aimer les produits allemands. Il y est parvenu. Là où nos officiels passaient un ou deux jours en Chine, il y restait une semaine avec ses collaborateurs, et il n’avait qu’un but, faire connaître les grandes entreprises allemandes.

L’absence d’ambition apparente de l’Allemagne, notamment dans cette fin de la guerre froide, s’est transformée en son contraire. Les Allemands ont fait rouler toute la Chine en Audi. Cela a été la véritable percée de l’automobile allemande. Ensuite, les Allemands, comme la Chine, ont réussi une percée à l’exportation qui les a placés, les uns et les autres, sur la sellette face à la politique américaine qui leur reprochait des excédents commerciaux trop importants, d’où un front sino-allemand. Non seulement je ne déplore pas ce front, mais je pense que c’est une très bonne chose que les Allemands aient découvert ainsi le reste du monde à travers la Chine, dans une vision internationaliste qui est souvent supérieure à celle de nos analystes en France. En même temps, je vois tout à fait l’égoïsme de cette politique, fondée sur quelques produits, mais qui ne joue pas sur les véritables succès franco-allemands, comme Airbus. Elle joue au contraire sur un certain nombre de divisions du travail qui sont beaucoup plus déterminées par les Chinois que par les Allemands. La France pourrait faire la même chose, et l’Italie aussi, à sa manière. Nous sommes en ordre dispersé. Une stratégie européenne en Chine est nécessaire.

La deuxième chose est notre présence en Asie. Là, nous touchons un petit peu à la stratégie de la BRED qui a hérité, au départ, d’un certain nombre de comptes et d’une présence traditionnelle qui sont des suites de l’histoire française, par exemple la présence de la BRED à La Réunion, qui elle-même entraînait d’autres marchés, ou dans l’Asie du Sud-Est, zone d’influence française. C’est ainsi que, par exemple, aujourd’hui, la BRED occupe une position tout à fait originale au Laos, qui commence à faire tache d’huile sur le Cambodge.

Mais il est évident que s’agissant du Vietnam, qui est déjà un ensemble beaucoup plus important, seule une initiative française peut réconcilier les Chinois et les Vietnamiens. Les Vietnamiens n’ont qu’une envie, c’est de faire partie, sur le plan économique s’entend, de la grande Chine, et d’en retirer un certain nombre d’avantages, mais sans renoncer à leur indépendance nationale. Ils ne veulent pas d’un face-à-face qui leur semblerait mortel avec la seule Chine, même si la victoire de Canton, qui est une ville décentralisée et ouverte sur le monde, dans le congrès actuel du parti communiste chinois est très encourageante par rapport à des ambitions nationalistes et à la volonté de centraliser toute la Chine du Sud. De même, la défaite du lobby pétrolier chinois est un tournant tout à fait favorable. Comme beaucoup, je pense que si le Vietnam devait se rapprocher de la Chine, il ne pourrait le faire qu’avec la France, parce que c’est l’ancienne puissance coloniale, parce que la culture française est toujours présente au Vietnam, parce que les Vietnamiens ont besoin d’un partenaire qui ne serait évidemment pas le Japon. Nous sommes face à une stratégie d’expansion qui va bien au-delà de la Chine elle-même, qui est la grande Chine, je dirais, cette Asie continentale qui sera demain un des deux grands pôles de l’économie de la planète.

Là, la France peut être un peu à l’avant-garde des Européens. Cela peut paraître contradictoire, mais il y a deux éléments à prendre en compte. La France doit agir là où elle a des atouts, et jouer ses cartes très vite et très fort. La France doit le faire dans le cadre d’une stratégie européenne concertée. Ce n’est pas la France seule, ni l’Allemagne seule, ni même des pays opportunistes et capables comme l’Italie, le Portugal ou l’Espagne qui doivent être présents sur le marché chinois, mais un marché européen global avec une monnaie globale, l’euro, et avec des initiatives globales, en matière bancaire notamment. Je crois que cette option n’est pas compromise, à condition d’avoir une véritable stratégie. Ce qui manque en France aujourd’hui, ce n’est pas le savoir-faire, il est grand, mais c’est la stratégie. C’est très curieux, parce que la France est un pays d’idées générales, mais actuellement elle n’a que des idées particulières, lesquelles sont plutôt bonnes. À nous de passer au stade supérieur. Je suis persuadé que les grandes entreprises françaises, mais aussi allemandes, quand elles sont associées, comme dans Airbus, ont un rôle particulier à jouer. Je n’ai pas de conclusion, sinon que je suis persuadé que la BRED et l’ensemble des Banques Populaires et Caisses d’épargne associées sont un des éléments fondamentaux – parce qu’elles disposent aussi d’une capacité d’initiative et d’une originalité- dans une stratégie de financement du développement entre l’Asie et l’Europe. Alors, qu’on l’appelle la route de la Soie ou qu’on lui trouve un nom qui nous soit propre, peu importe, car cette idée est féconde. Elle est complémentaire à celle de l’importance des technologies que l’Amérique diffuse aujourd’hui par son extraordinaire révolution numérique.

Olivier Klein

Merci infiniment Alexandre. Je ne peux que me joindre à toi pour souhaiter vivement l’émergence d’une stratégie européenne, en général, et spécifiquement dans le cadre d’un jeu global que la Chine a lancé avec sa nouvelle route de la soie. 

Catégories
Crise économique et financière Economie Générale Zone Euro

REAix 2017 : L’euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( texte )

Rencontres économiques d’Aix en Provence juillet 2017

Le succès d’une zone monétaire dépend de la politique monétaire qui y est menée, mais, plus fondamentalement, de la façon dont elle est organisée. Il y a des modes d’organisation, des modes de fonctionnement, qui facilitent ou non la création de richesses et dont il faut parler ici.

Premièrement, quand on a créé la Zone Euro, c’était pour proposer aux populations de la Zone de partager une monnaie unique, ce qui était un symbole fort et très positif pour l’Europe. C’était aussi pour faciliter les échanges intra-zone, parce qu’il n’y avait ainsi plus de risque de change. Or, on sait que quand on facilite les échanges, on impacte positivement le taux de croissance. Il y avait, enfin, un autre objectif, celui de déplacer la contrainte extérieure des bornes de chaque pays aux bornes de la Zone. C’était un argument très important à l’époque.  Quand on gère un ensemble de pays très interdépendants, et que la contrainte extérieure s’exprime aux bornes de chaque pays, vous rencontrez rapidement des freins à la croissance. Un pays qui a plus besoin de croissance qu’un autre, par exemple parce qu’il a une démographie plus forte, peut connaître un différentiel de croissance en sa faveur par rapport à ses voisins et partenaires et voir ainsi ses  importations croître davantage que ses exportations. De ce fait, il butera rapidement sur un déficit difficilement soutenable de balance courante, ce qui limitera sa croissance. C’est déjà ce qui se passait pour la France, par rapport à l’Allemagne, avant la zone euro. L’idée que la contrainte extérieure dans une zone optimale, dans une zone monétaire complète, s’exerce aux bornes de la zone, et non plus aux bornes de chaque pays, donne évidemment des degrés de liberté supplémentaires pour accroître le niveau global de croissance. En effet, le solde critique de la balance courante est celui de la somme de pays aux balances courantes pour les uns positifs et pour les autres négatifs. Le principe en est donc très intéressant.

Que s’est-il passé dans les faits ?

De 2002 à 2009-2010, on a connu un rattrapage en termes de PIB par habitant d’un grand nombre de pays du Sud par rapport au PIB par habitant allemand. Mais on ne peut pas ignorer non plus que, depuis 2010, l’écart est reparti à la hausse. Quelques chiffres : au Portugal, le PIB par habitant représentait avant la Zone Euro 50 % du PIB allemand par habitant, il est passé à 52-53 % vers le milieu des années 2000, mais il est redescendu à 48 %, en 2016. Si je prends la Grèce, qui est évidemment un cas à part, il était de 55 % du PIB allemand en 2002, il est passé à 70 % du PIB allemand, mais a reculé beaucoup plus bas que le niveau atteint avant la Zone Euro, à 42 % en 2016. L’Espagne était à 68 %, elle est passée à 75 %, pour repasser à 62 %. Même l’Italie, qui était à 88 % – beaucoup plus proche de l’Allemagne, est passée à 90 % en 2005, et a rebaissé à 72 %, en 2016. La France était à 96 % – donc, très proche de l’Allemagne –, elle est passée à 100 %, mais elle a reculé jusqu’à 88 %, en 2016.

On voit bien les effets de création de richesses liées à la création de la Zone Euro, mais aussi ceux récessifs de la crise spécifique de la Zone Euro dès 2010.

D’où vient ce double mouvement ? En fait, les conditions de la soutenabilité de la croissance plus forte des pays du Sud après la création de l’Euro n’étaient pas là. Pourquoi ? Parce que précisément l’organisation de la Zone Euro ne prévoyait pas les arrangements institutionnels permettant cette soutenabilité. Et cette croissance, pour partie, s’est faite à crédit simultanément pendant cette première période, on a assisté à une évolution très contrastée de la production industrielle. On a vu les pays du Nord de la Zone avoir une croissance de leur production industrielle, et une décroissance de la production industrielle du côté des pays du Sud, France comprise. Évidemment, de façon assez corrélée, même si la corrélation n’est pas totale, on a vu le solde de la balance courante qui a évolué de façon totalement différente entre l’Allemagne et les Pays Bas, par exemple, qui avaient un excédent de 2 % du PIB, avant la Zone Euro, et qui sont passés à 8 % d’excédent ces dernières années, et ce dès 2008. Or, la Zone Euro hors Allemagne et hors Pays-Bas est passée de 0 % de solde de la balance courante en 2002, à -6 %, en 2008-2009. On a donc des pays du Nord qui caracolent en moyenne, si je prends l’Allemagne et les Pays-Bas pour les représenter, à 8 % d’excédent de leur balance courante, en 2008, alors que les autres connaissent un déficit de 6% ! L’écart est considérable et a entraîné pour la plupart des pays du Sud une grave crise de balance de paiements dès 2010. Le différentiel de croissance sur la même période n’était donc pas soutenable. À l’évidence, alors même qu’un rattrapage s’opérait en termes de PIB par habitant, d’autres écarts se créaient. Tout cela est largement dû à des défauts intrinsèques de la construction de la zone, mais aussi à des politiques structurelles divergentes de certains pays par rapport à d’autres.

Une des raisons de la crise majeure de la Zone Euro de 2010 – 2012 est que l’on n’a pas créé une zone monétaire complète, et qu’on n’a pas mis en place de coordination des politiques économiques, incitant les pays ayant des moyens de tirer la croissance par le haut et relancer, allégeant ainsi la peine de ceux qui devaient ralentir. C’est très dommageable, mais je pense qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse jamais y arriver. Deuxièmement, nous n’avons pas d’éléments de mutualisation de la dette publique ou de transferts budgétaires des pays qui vont mieux vers ceux qui vont moins bien, comme cela existe entre les Etats composant les Etats-Unis. Dans une zone monétaire unique, en principe, il doit exister ces éléments qui permettent d’éviter qu’il y ait des chocs asymétriques trop forts.

En outre, en amont, faute de politiques structurelles mises en place par les pays du Sud, la création de la Zone Euro, la monnaie unique a facilité une dynamique de polarisation industrielle au profit des pays du Nord. La production industrielle s’est partiellement déplacée vers les pays qui étaient les plus forts industriellement, et qui ont ainsi accentué leurs avantages à la faveur de la création de la Zone. Cela ne s’est pas fait sans effort de leur part, car ils ont accentué leurs avantages grâce à leurs réformes structurelles, mais également grâce au jeu de la Zone Euro. Les investissements  se dirigent en effet spontanément là où les infrastructures physiques et institutionnelles (conditions de production, réseaux de sous-traitants, formation, marché du travail…) sont les plus favorables alors qu’il n’y a plus de risque de change entre ces pays. Plus besoin d’investir autant dans une production dans certains pays du Sud, car l’on ne craint plus de moins pouvoir vendre dans ces pays en cas de dévaluation de leur part. De plus, lorsque l’on ne fait plus jamais d’ajustement de change, si l’on n’a aucune politique pour aider à la convergence, il se passe le phénomène suivant : on donne une prime aux pays qui sont les pays forts et qui ne subissent plus le réajustement de la compétitivité par la dévaluation des devises des autres pays. C’est l’équivalent d’une sous-évaluation régulière, en l’occurrence de l’Allemagne, au fur et à mesure du temps.

La crise des pays du Sud, provoquée notamment  par cette désindustrialisation partielle, qui a fortement contribué à la crise de leur balance des paiements, a été largement due également à la politique monétaire unique qui a abouti par construction à un taux d’intérêt qui correspondait aux besoins de la moyenne des pays de la Zone, et qui, de ce fait, pour des pays qui croissaient plus vite et en rattrapage, a donné des taux d’intérêt trop faibles, ce qui, du coup, a facilité le développement de bulles, notamment immobilières, ou de bulles de crédit, très visibles dans certains pays, bulles qui ont explosé par la suite.

Tout cela a été renforcé par le fait que les marchés financiers ont failli pendant la période, puisque de 2002 à 2009, il n’y a pas eu d’auto-régulation des taux d’intérêt longs qui, malgré les circonstances décrites ci-dessus, n’ont cessé de converger vers les taux d’intérêt allemands, les plus bas de la Zone. De ce fait, les pays qui accroissaient sans cesse leur niveau global de dette, ou leur déficit de balance courante, n’ont pas connu de coup de semonce. Si les marchés avaient bien fonctionné, leurs taux d’intérêt auraient dû monter pour tirer les sonnettes d’alarme nécessaires pour faire en sorte que les pays se régulent mieux et limitent leur endettement extérieur et leur déficit de balance courante.

En fait, le manque de mécanismes d’ajustement équilibrés et symétriques, partagés par tous les pays de la Zone Euro, le manque d’arrangements institutionnels suffisants (comme la coordination des politiques économiques, l’absence de transferts budgétaires…), mais aussi le manque de réformes structurelles internes à chaque pays du Sud, a constitué la base de la crise qui a éclaté en 2010. Comme expliqué précédemment, celle-ci a été une crise de balance des paiements classique, un sudden stop, des pays du Sud. Avec un arrêt de la mobilité des capitaux privés, qui ont cessé de se déverser vers les pays du Sud, alors qu’ils le faisaient naturellement jusqu’alors en provenance des pays du Nord, qui eux connaissaient symétriquement des excédents courants. Cela a provoqué des ajustements asymétriques. Ne disposant pas des arrangements institutionnels pré – cités qui auraient été opportuns, ces pays n’ont plus eu qu’une seule possibilité : s’ajuster isolément par le bas. En abaissant leurs coûts sociaux, en abaissant leurs coûts de production, donc en menant des  politiques d’austérité, de façon à faire baisser d’un côté leurs importations – lorsque l’on baisse la demande, on baisse mécaniquement les importations –, et de l’autre, toujours en abaissant les coûts, de retrouver de la compétitivité pour relancer leurs exportations. Cela induit évidemment un coût social et un coût politique très importants.

Pour finir, il faut dire que, très heureusement, la BCE a sauvé la zone euro en 2012. Elle l’a sauvée, parce que la BCE a mis fin aux cercles vicieux qui s’étaient installés, et qui se déroulaient de façon catastrophique. Le cercle vicieux entre la dette des États et les taux d’intérêt. Les taux d’intérêt qui flambaient, augmentaient encore le poids de la dette des États, ce qui conduisait à son tour à une nouvelle hausse des taux. La BCE a également interrompu le deuxième cercle vicieux qui existait entre les dettes publiques des États et les banques des pays considérés. Puisque les banques portaient des titres des États, les banques augmentaient les risques perçus quant à  leur solvabilité, puisque les États allaient mal. Mais, comme les États étaient obligés de refinancer ou de recapitaliser les banques, ils semblaient eux-mêmes davantage encore en risque. La BCE, par diverses mesures et postures appropriées, a sauvé la zone euro.

Mais la BCE ne peut pas, en permanence – et elle le dit elle-même très clairement – être la seule à porter tous les efforts. Elle le fait remarquablement, mais elle le fait pour acheter du temps aux gouvernements qui ont deux choses à faire, ce qui est également répété à juste titre de façon incessante par la banque centrale. Pour les pays du Sud et la France, il s’agit de faire des réformes structurelles, parce que c’est cela qui apportera le surcroît de croissance potentielle et facilitera leur trajectoire de solvabilité. L’Allemagne ne fera pas d’efforts si les autres pays ne font pas de réformes structurelles, parce que de son point de vue, il n’y a pas de raison d’être solidaire avec des pays qui ne feraient pas les efforts nécessaires pour ne pas être en situation de demander de l’aide à répétition. C’est un nœud crucial. On a simultanément besoin – et la banque centrale le dit aussi – de nouveaux arrangements institutionnels, pour refonder la capacité de l’Euro à créer de la richesse dans la Zone Euro, donc de quelques éléments de solidarité, de coordination et de partage du pilotage de l’économie de la Zone, et sans doute de grands projets européens utiles à la croissance.

Si l’on y parvient, ce sera renouer avec la promesse de l’Euro et de l’Europe. La France a beaucoup à faire pour y contribuer. Elle semble l’avoir compris.

Catégories
Crise économique et financière Economie Générale Vidéos Zone Euro

REAix 2017 : L’Euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( vidéo )


Christian SAINT-ETIENNE, Cercle des économistes 00:38 Pervenche BERES, Member, European Parliament 07:45
Stéphane BOUJNAH, Chairman and CEO, Euronext 27:10
Olivier KLEIN, Chief Executive Officer, BRED 15:45
Journaliste : Alexandra Bensaid, France Inter 00:16

Catégories
Economie Générale

Retour des frontières ? L’enjeu de la mondialisation financière

Intervention d’Olivier Klein, Directeur général du Groupe BRED et professeur d’économie à HEC, à la tribune avec Laurence Scialom, Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, responsable du pôle finance de Terra Nova, membre du conseil scientifique de l’ACPR, au cours de la troisième édition des Nocturnes de l’économie, organisée à l’Université Paris X Nanterre par l’association Les Journées de l’Économie, le 30 mars 2017

Jean-Marc VITTORI, éditorialiste au journal les Échos

C’est le troisième temps de cet échange sur la mondialisation ou plutôt la démondialisation financière. Le monde a connu une crise financière avec une accélération des échanges financiers qui a été extrêmement vigoureuse avant 2008, et depuis des courbes qui changent de sens. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça va continuer ? Est-ce que c’est souhaitable ?

Je vais commencer avec Olivier Klein. Olivier est statisticien et économiste de formation. Il est passé par HEC où il enseigne l’économie et la finance. Il est aussi banquier depuis un certain temps, et depuis cinq ans, directeur général de la BRED qui est la banque commerciale la plus importante du groupe BPCE. Alors, la BRED, a peut-être l’image d’une banque locale et régionale, mais elle a aussi des filiales bancaires en Asie du Sud-Est, dans le Pacifique, en Afrique de l’Est, ou encore en Suisse, ainsi qu’une salle de marchés. Ce n’est donc pas seulement une banque française. Olivier, la globalisation financière, ou cela en est-il ?

Olivier KLEIN, Directeur général de la BRED, professeur d’économie et de finance à HEC

Avec la globalisation financière qui a démarré autour de la fin des années 70 et du début des années 80, on a connu un développement tout à fait important des flux de capitaux internationaux. De ce fait, les encours d’avoirs bruts extérieurs et d’engagements extérieurs sont passés, par exemple aux États-Unis, de 25 % du PIB, au début des années 80 – aussi bien pour les avoirs extérieurs que pour les engagements extérieurs, donc les actifs comme les dettes, des États-Unis vis-à-vis de l’extérieur – à 150 % du PIB pour les avoirs et à 175 % pour les engagements. Pour la France, avec l’effet de la zone euro qui a naturellement accru ces phénomènes, on est passé de 20 % au début des années 80, tant pour les engagements que pour les avoirs vis-à-vis du reste du monde, à 300 % du PIB aujourd’hui. Le phénomène de mondialisation financière est donc très clair. Des années 80 à aujourd’hui, on voit bien l’explosion du marché des capitaux internationaux.

Depuis 2008 et jusqu’à récemment, on a observé un fort ralentissement de la croissance du PIB et un très fort ralentissement de la croissance du commerce international. Il est intéressant de noter que ce ralentissement ne s’est pas produit sur les flux internationaux de capitaux, sauf sur les flux de capitaux interbancaires. L’interbancaire n’est pas remonté au niveau qu’il avait atteint avant la crise, et de loin. En revanche, pour les marchés de capitaux hors interbancaires, ces flux ont continué de se développer, même après 2008, et l’interdépendance financière s’est encore accrue.

Je donnerai simplement un exemple de cela, qui est dû, notamment après 2008, au fait que les taux dans les pays européens ou aux Etats-Unis, à cause de la crise financière, sont tombés à des niveaux proches de zéro, voire parfois en dessous de zéro. On a vécu alors un phénomène de carry trade bien connu dans la finance. Les rendements des placements étant considérés insuffisants aux États-Unis, par exemple, des capitaux ont été empruntés aux États-Unis et placés à court terme dans les pays émergents, en dollars – car il y a dans les pays émergents des pays qui acceptent le dollar américain au côté de leur propre devise –, ou ont été changés dans la devise locale, et placé dans les deux cas à des taux bien plus élevés que ceux proposés dans le pays avancé d’origine, les Etats-Unis en l’occurrence.

En faisant cela, naturellement, ils ont favorisé la croissance des pays émergents, et c’est très bien ainsi. Ils ont aussi évidemment créé une instabilité potentielle. Parce que dès lors que les capitaux partent chercher les meilleurs rendements à court terme, à la moindre petite inquiétude, ils peuvent fuir en se retirant très rapidement. Cela crée pour les pays émergents des instabilités potentielles, qui peuvent être fortes. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’en 2013, quand il a été question de limiter le quantitative easing aux États-Unis – qui avait facilité le placement d’énormes masses de capitaux dans les pays émergents –, la seule annonce du tapering, c’est-à-dire de la limitation du quantitative easing, a provoqué un retrait brutal d’une partie des capitaux des pays émergents vers les États-Unis. Cela a asséché soudainement pour partie certains pays qui comptaient sur ces capitaux pour se développer.

De ce fait, aujourd’hui, la Fed, la banque centrale des États-Unis, gère sa capacité à remonter les taux, ou à limiter le quantitative easing, en intégrant ce phénomène, parce qu’elle est co-responsable de ce qui se passe dans les pays émergents. Or, les États-Unis ont aussi besoin des pays émergents. La Fed gère donc cela de façon très précautionneuse, à juste titre.

Pour terminer, on a vu la corrélation entre les marchés actions aux États-Unis et les marchés actions des pays émergents passer d’environ 58 % avant 2008 à 75 % environ en ce moment. Cette corrélation est une conséquence de cette intégration financière très forte. Mais elle démontre aussi un mimétisme, puisqu’à un moment donné, tout peut baisser ou tout peut monter ensemble, ce qui, évidemment, peut être potentiellement déstabilisant.

Ainsi, la globalisation financière recouvre des effets très positifs (des capacités à faire circuler les capitaux entre pays à capacité de financement et pays à besoins de financement, par exemple), en même temps qu’un potentiel d’accroissement de l’instabilité financière. Le degré d’instabilité financière du système dépend des modes de régulation en place.

Jean-Marc VITTORI

C’est justement la question que je voulais poser à Laurence Scialom, professeur d’économie à l’université Paris Nanterre, spécialiste d’économie financière, membre qualifiée de l’ONG Finance Watch, entre autres. Olivier nous a décrit avec un chiffre cette formidable accélération de la globalisation financière. Il nous explique que, sauf sur un segment que sont les prêts interbancaires, cette globalisation continue. Est-ce qu’elle a les effets positifs qui ont souvent été présentés comme devant venir de cet accroissement des échanges de capitaux ?

Laurence SCIALOM, Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, responsable du pôle finance de Terra Nova, membre du conseil scientifique de l’ACPR

La globalisation financière nous a été vendue, avant la crise, comme devant apporter tout un tas de bienfaits. Elle devait permettre une meilleure allocation des capitaux, une meilleure dissémination des risques, la finance et l’hyper financiarisation dans laquelle on est, très liées à la globalisation financière, devaient soutenir la croissance. Or, très largement, ces promesses n’ont pas été tenues.
En termes d’allocation des ressources, très largement, les mouvements internationaux de capitaux, notamment à très court terme, financent des actifs déjà existants plutôt que des activités réelles. Ils financent notamment des bulles immobilières et des bulles sur les marchés boursiers. Cela s’est très bien vu au moment de la crise asiatique, par exemple. Ces afflux de capitaux ont souvent – notamment dans les pays émergents, mais également en Europe avant la création de l’Euro – eu pour effet une appréciation du change nominal et une dépréciation de la compétitivité de ces pays. À un moment, quand cela paraît insoutenable, il y a une crise de change, et des reflux des mouvements de capitaux. Donc, en termes d’allocation des ressources, il y a des problèmes.

Par ailleurs, les marchés dérivés, les marchés de transfert de risques nous ont été vendus comme permettant une meilleure dissémination des risques. En réalité, le risque ne disparaît jamais. Simplement, en réalité, ce qu’il s’est passé, c’est que le risque a été concentré dans des zones relativement opaques. On l’a bien vu, la crise de 2007-2008 est la première crise de l’ingénierie financière. Jamais on n’aurait eu une crise de cette ampleur – le fait qu’une crise née sur un petit segment de la finance américaine soit disséminée sur l’ensemble du monde –, si ces produits n’avaient pas été packagés dans des produits titrisés que tout le monde avait achetés, puisque les notations des meilleures tranches étaient bonnes et qu’il n’y avait pas de capital à mettre devant. Là, on est vraiment dans une crise qui est une crise de l’ingénierie financière et qui est très liée à la globalisation financière.

Enfin, des travaux très récents montrent que l’hyper financiarisation pèse sur la croissance au lieu de la soutenir. En fait, le développement de la finance accompagne la croissance jusqu’à un certain niveau de développement de la finance, mais tous les pays développés sont très au-delà de ce niveau. Or, dans tous ces pays-là, le développement de la finance pèse au contraire sur la croissance. Elle est plutôt prédatrice. Il y a également des liens qui ont été mis en exergue entre hyper financiarisation et montée des inégalités, notamment par les travaux de Reshef, Philippon et d’autres.

Tout cela n’a donc pas donné les fruits attendus. Pourtant, paradoxalement, aujourd’hui, avec la baisse des prêts interbancaires – car la déglobalisation est avant tout bancaire et européenne –, la déglobalisation est dramatique. En effet, la fragmentation de l’espace financier européen que ça traduit porte en germe une crise plus profonde, qui pourrait aller jusqu’à une crise de l’euro. On est donc face à un paradoxe. Je pense que c’est moins la question des frontières que la question de la régulation de la finance qui devrait être posée.

Jean-Marc VITTORI

C’est un peu attristant ce que tu nous proposes, parce que tu dis que la mondialisation a été catastrophique, et que la démondialisation est dramatique… On reviendra sur l’Europe, parce qu’on va naturellement y venir puisque ce qu’il s’est passé sur la baisse des flux interbancaires provient en grande partie de ce qu’il s’est passé en Europe. Mais avant d’y revenir, Olivier, concernant le jugement assez critique que porte Laurence sur les effets de la globalisation financière, est-ce que tu partages ce sentiment ou est-ce que tu penses que ça a tout de même apporté quelque chose qui n’était pas totalement inutile ?

Olivier KLEIN

J’enseigne à peu près la même chose, c’est-à-dire qu’il y a une corrélation assez forte entre les moments de globalisation financière dans l’histoire et l’instabilité financière. Donc, je pense qu’il y a effectivement un lien de cause à effet entre la globalisation, quand elle est peu ou mal régulée, et la récurrence des crises financières, qui sont revenues de façon répétée dès la fin des années 80, alors qu’elles n’existaient plus dans les pays développés pendant la période où les marchés étaient moins globalisés.

Cependant, la globalisation financière a aussi permis, d’une manière ou d’une autre, à la Chine, par exemple, de pouvoir se développer. Elle a en effet pu exporter davantage, en finançant tout ou partie du déficit de la balance courante des États-Unis qui importaient ses biens. C’est ainsi qu’elle a pu fonder son développement sur l’exportation des biens produits chez elle auprès des pays avancés. D’une certaine manière et dans un certain nombre de cas, à partir des années 2000, c’est parce qu’il y avait circulation sur le marché international des capitaux que des pays ont pu se développer, non pas en se finançant à partir des pays développés, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, mais en finançant les importations des pays développés qui provenaient des pays émergents. Dans d’autres cas plus classiques, on a connu des pays émergents qui ont pu accélérer leur développement grâce aux capitaux en provenance des pays avancés.

Je crois que la question n’est pas de dire que la globalisation, est bonne ou mauvaise en soi. De toute façon, c’est ainsi. La bonne question, me semble-t-il, est de se demander ce qu’on peut faire pour essayer de limiter l’instabilité financière dans un monde globalisé financièrement. Là, évidemment, il y a beaucoup de questions à se poser. Si l’on examine la théorie, il est évident que les promesses de la globalisation financière étaient pour certaines erronées.

Au fond, on s’est aperçu que les crises financières les plus graves étaient de retour. À mon humble avis, cela vient du fait que la finance est intrinsèquement instable, parce qu’il est très difficile de valoriser un actif patrimonial en lui donnant un prix fondamental. Quel est le prix d’équilibre d’un actif patrimonial, c’est-à-dire d’une action ou d’un actif immobilier ? Les marchés financiers sont des marchés d’anticipation. Chaque fois que l’on achète ou que l’on vend, c’est parce que l’on anticipe l’évolution future du prix de cet actif dans un sens ou un autre. Ces marchés sont sensibles aux mouvements d’opinion, donc au mimétisme, aux conventions, parce que le futur est de facto difficilement probabilisable, parce que l’asymétrie d’information sur les actifs financiers est importante et parce que, en raison de cela, les biais cognitifs des acteurs sont décisifs.

Cela ne veut pas dire pour autant que l’on n’ait pas besoin des marchés financiers à côté des banques. Non seulement on a besoin des banques, mais on a besoin des marchés financiers aussi. Les banques ne peuvent pas tout faire, d’une part, parce qu’elles ont des quantités de capitaux propres forcément limitées pour faire des crédits tout en respectant les ratios de solvabilité qui sont les leurs, et d’autre part parce qu’il y a beaucoup plus de besoins de financement que de capacités de financement des banques. Les banques sont indispensables, et elles sont des éléments le plus souvent stabilisants, parce qu’elles sont régulées et qu’elles gèrent des relations de long terme avec leurs clients, avec l’objectif de se faire rembourser les crédits octroyés et non de jouer la variation de la valorisation instantanée de leurs engagements en fonction de l’évolution à très court terme des marchés. Elles sont donc beaucoup moins sensibles à la soudaineté des changements d’opinion inhérente aux marchés financiers, qui n’ont pas le repère fixe de la valeur fondamentale révélée.

Mais en même temps, les marchés financiers apportent des compléments à l’action des banques, tant pour le financement de l’économie, comme je viens de le dire, que par leur capacité à faire circuler les risques financiers de change, de taux d’intérêt, de crédit, etc., grâce aux marchés dérivés.

Soulignons que le partage entre la part des financements portée par les marchés financiers et celle portée par les banques est aussi une question structurelle qui détermine pour partie le niveau global de stabilité financière.Enfin, réguler les seules banques, c’est bien, mais c’est absolument insuffisant. D’ailleurs, en ce moment, nous voyons que les fonds d’investissement, les fonds de placement, les assureurs, tout le shadow banking en général, commencent à prendre des risques sur lesquels ils ne sont pas régulés et sur lesquels leur expertise n’est pas toujours avérée. Cela pourrait poser problème, à mon avis, dans les prochaines années, et notamment au prochain retour d’une crise économique réelle, ou même d’un fort ralentissement. La régulation doit couvrir l’ensemble des acteurs, sinon elle est insuffisante, par définition, et favorise les contournements réglementaires.

Donc, oui, il y a une instabilité financière intrinsèque. Et oui, on a besoin de la finance. Il faut donc trouver les moyens théoriques et pragmatiques qui permettent de la réguler le mieux possible pour éviter les crises systémiques.

Jean-Marc VITTORI

Donc, on a besoin de la finance. Cette finance est par nature instable, donc il faut la réglementer, d’autant plus que la mondialisation se poursuit. Quels sont les principaux axes sur lesquels il faut agir ?

Laurence SCIALOM

Je pense qu’on est resté un petit peu au milieu du gué. On a avancé sur un certain nombre de sujets. Indiscutablement, les banques sont mieux capitalisées, mais en même temps, elles étaient tellement mal capitalisées que même si elles ont triplé leur capital, ce n’est pas toujours suffisant. Je pense aussi qu’on a un faux sentiment de sécurité, c’est-à-dire que pour ne pas que les banques se capitalisent plus, on leur impose d’émettre des types de dettes qui permettent du renflouement interne. C’est-à-dire que pour ne pas solliciter le contribuable, on s’est dit qu’on allait solliciter ceux qui détiennent des créances sur les banques. Ce sont les fameux instruments de bail-in. Le problème est que je suis intimement persuadée que ce n’est pas applicable en cas de crise systémique, parce que c’est un vecteur de contagion massif, on l’a vu. En Italie, c’était un cas encore un peu particulier, puisque c’était des épargnants qui détenaient les titres, donc là, évidemment, le contribuable était en première ligne. Mais dans le cas d’une crise systémique, je pense que ça serait un vecteur propagateur. Parce que qui les détient ? Ce sont d’autres acteurs financiers…

La grande avancée a été de mettre en place des réglementations sur la liquidité des banques. Aussi imparfaites soient-elles, c’est reconnaître que le risque de liquidité est le talon d’Achille des banques, et particulièrement des banques européennes, du fait de leur structure de financement qui est très dépendante des financements sur les marchés de gros de la liquidité.

À mon sens, là où on n’a pas suffisamment avancé, c’est sur la réglementation du shadow banking. Là, pour le coup, on est vraiment très en deçà de ce qu’on devrait faire. Un des gros problèmes, notamment, c’est que les liens sont excessivement forts entre les banques systémiques et le shadow banking. Les prêts interbancaires ont diminué, mais pas les prêts des banques au shadow banking. C’est ce qui apparaît très bien dans les travaux les plus récents empiriques sur ces questions.

Je pense également qu’on a mal traité la question des banques « Too big to fail ». Du fait de ce que j’ai dit sur le bail-in, je suis persuadée que les garanties implicites des États demeurent très massives sur l’ensemble des banques. C’est pour ça, qu’à titre personnel, j’étais pour – et je suis toujours pour – une séparation… alors, pas du type Glass-Steagall Act, mais une séparation du type Vickers et Liikanen, c’est-à-dire une filialisation, avec des ratios de capitaux différents, des conseils d’administration différents, etc.

Jean-Marc VITTORI

Avant de passer la parole aux étudiants pour leurs questions, je voudrais tout de même qu’on évoque la spécificité européenne. Il s‘est clairement passé quelque chose en Europe dans la globalisation financière qui a été une rupture absolument majeure. Olivier, comment est-ce que tu l’expliques ? Comment est-ce que ça va évoluer ?

Olivier KLEIN

L’Europe est en réalité l’endroit dans le monde où l’on assiste à une déglobalisation financière, et ce n’est pas du tout une bonne nouvelle. Mon interprétation est simple. La zone euro s’est construite de façon incomplète. J’étais moi-même favorable à la zone euro, simplement je disais qu’il fallait pour que cela fonctionne efficacement et durablement des éléments qui ne pouvaient se résumer aux critères de convergence. Comme aux États-Unis, dans la zone dollar US, il fallait des coordinations de politiques économiques et des possibilités de faire soit des transferts fiscaux, soit des mutualisations partielles de dettes, ce qui à terme implique également des transferts fiscaux. On ne l’a pas fait.

Et les marchés n’ont rien vu. Depuis la création de l’euro jusqu’en 2010, ils ne se sont pas posé les bonnes questions. Tout à coup, ils se sont aperçus, contrairement à ce qu’ils avaient imaginé – ils avaient pensé qu’ils pouvaient regarder les soldes de balances courantes aux bornes de la zone euro, et non pas aux bornes de chaque pays, qu’il y avait des pays qui avaient des balances courantes en déficit profond qui pouvaient avoir du mal à se financer sans mécanisme de solidarité interne à la Zone Euro. Les marchés ont pris peur et du coup, très naturellement, ils ont enclenché un engrenage brutal, contagieux et dangereux entre la dette publique des pays et les taux d’intérêt, les entraînant dans un cercle vicieux qui pouvait déboucher sur l’éclatement de la Zone Euro. Plus personne ne voulait financer à l’intérieur de la zone euro les pays qui étaient en déficit courant important. Heureusement, Mario Draghi est intervenu, en explicitant que la BCE allait protéger la Zone Euro en achetant de la dette publique, puis en mettant en œuvre un quantitative easing et surtout en affirmant le « whatever it takes » de 2012.

Sans cela, la Zone Euro éclatait. Aujourd’hui, la réalité est que l’on n’a toujours pas au sein de la zone euro de marché de capitaux privés qui finance, par les excédents des pays en excédent, les pays en déficit de balance courante. Cela passe par l’Eurosystème, par la banque centrale européenne. En étudiant la chose de près, on le constate très bien dans les balances Target 2. Les pays qui sont en excédent de balance courante prêtent de plus en plus à la banque centrale et les pays qui sont en déficit empruntent de plus en plus à la même banque centrale. Ceci représente les positions cumulées des balances courantes et des positions financières des pays. Pour l’instant, les pays de la zone en déficit courant se financent comme cela, de facto sans l’aide des marchés. Naturellement, ce peut ne pas être durable, parce qu’il peut y avoir des pays – et l’Allemagne en est – qui pourraient hésiter tôt ou tard à financer via l’Eurosystème de façon structurelle des pays qui ont des déficits sans cesse accrus, alors qu’eux-mêmes ont des excédents croissants. Même si ces excédents et ces déficits sont aussi le résultat du jeu structurel de la Zone Euro telle qu’elle existe aujourd’hui, il n’en reste pas moins que cela ne peut pas être durable.

On est donc dans une situation en Zone Euro où le marché des capitaux privés ne fonctionne plus. Tout repose sur le système banque centrale, c’est-à-dire l’Eurosystème. Pour que le système fonctionne bien et que de ce fait les marchés reprennent leur rôle, il nous manque le degré de confiance nécessaire entre les pays de la zone et le ciment culturel qui pourraient conduire à une solidarité entre eux, même partielle. Ce qui se traduirait par quelques éléments de fédéralisme et conduirait à une Zone monétaire complète, donc plus stable.

A cet égard, le fait que la France réalise ses nécessaires réformes structurelles est la condition sine qua non pour permettre à l’Allemagne d’envisager la mise en place d’éléments de solidarité dans le système.

Jean-Marc VITTORI

Laurence, je pense que tu partages l’essentiel.

Laurence SCIALOM

La fragmentation financière en Europe, aujourd’hui, traduit le fait que l’euro est une monnaie incomplète. On a fédéralisé les missions de la monnaie centrale, mais on a oublié que plus de 80 % de la monnaie créée, c’est de la monnaie bancaire. Qui plus est, en Europe, on a des systèmes bancaires excessivement concentrés avec de très grosses banques. Alors, bien sûr, quand vraiment c’est devenu un peu critique, on a fait l’union bancaire. L’union bancaire, qu’est-ce que c’est ? Cela consiste à dire que la supervision des plus grosses banques systémiques va se faire au niveau fédéral et que la résolution des problèmes va se faire également au niveau fédéral. Mais, il y a un troisième pilier qui reste en suspens, c’est l’assurance-dépôt fédérale.

Tant que ce troisième pilier ne sera pas construit, tant qu’on n’aura pas été au bout, un euro dans une banque grecque ne vaudra pas un euro dans une banque allemande, pour la simple raison que le déposant grec est moins bien protégé que le déposant allemand. On l’a vu très bien au moment où la situation se tendait un peu au niveau des banques italiennes. Vous avez des tas d’actifs bancaires italiens qui ont été se mettre dans des banques de pays qui semblaient plus solides. Tant qu’on n’aura pas un back-stop, c’est-à-dire une dose de fédéralisme, comme ça vient d’être dit, et tant que ce sera les États qui seront à la manœuvre pour renflouer leurs propres banques, on n’aura pas été au bout.

Catégories
Economie Générale Management

« Investir dans le capital humain : une nécessité »

Pour retrouver une croissance durable, miser sur la connaissance des hommes et des femmes apparaît aujourd’hui bien plus que nécessaire. Trois évolutions économiques majeures m’amènent à cette conviction.

L’économie de l’innovation met la connaissance au cœur de la compétitivité

La première, comme le dit Philippe Aghion dans son excellente théorie de la croissance, c’est que nous ne sommes plus dans une économie de rattrapage, comme c’était le cas au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Une économie dans laquelle nous avions besoin de rattraper le niveau de demande, le niveau de vie, et plus généralement, de rattraper le niveau des pays qui n’avaient pas été confrontés à la guerre de la même manière que nous, accumulant ainsi moins de retard.

Nous sommes entrés depuis les années 80 dans une économie de l’innovation. La croissance est bien sûr toujours dépendante de la dynamique de la demande mais elle l’est aujourd’hui au moins autant de la dynamique de l’offre. Or, cette dynamique de l’offre vient précisément de la capacité d’innovation et de la recherche et développement. Ce sont effectivement des facteurs déterminants de la croissance aujourd’hui. Le progrès technique, la capacité de création et le développement de nouvelles technologies ou encore la création de nouveaux marchés sont cruciaux.

En cela, cette nouvelle croissance n’est atteignable qu’à travers un investissement conséquent dans le capital humain.

La recherche de la valeur élève les besoins de qualification

Le deuxième point que je vais citer s’enchaîne au premier et le complète : il s’agit de la mondialisation. Les pays émergents progressent et rattrapent rapidement les pays développés. Ceux-là n’ont pas d’autres choix que d’innover, s’ils souhaitent continuer sur un sentier de croissance élevée.

Mais, en schématisant, face à la mondialisation, les économies des pays développés peuvent se différencier en deux modèles.

D’une part, une économie de valeur ajoutée de type moyenne, productrice d’une gamme moyenne, qui exige un travail sur la baisse du coût du travail et des prestations sociales pour rester compétitif face aux pays émergents.

D’autre part, une voie qui peut justifier le maintien de salaires et des niveaux sociaux plus élevés, grâce à une recherche de valeur ajoutée à travers un positionnement haut de gamme. On ne parle pas ici de luxe, mais d’une production située en haut de la courbe de la technologie, qui dégage davantage de valeur ajoutée et n’est atteignable qu’à travers des réformes facilitant les innovations et la recherche et développement, ainsi qu’un investissement significatif sur le capital humain.

Nous avons ainsi deux exemples caractéristiques dans la zone Euro. D’un côté l’Allemagne, qui a connu globalement un taux de croissance satisfaisant pour un taux de chômage faible, un excédent de balance courante très élevé et un déficit budgétaire nul. De l’autre, l’Espagne, qui a été obligée d’abaisser son coût du travail pour « s’en sortir » parce que sa gamme était moyenne. Pour autant, ses efforts importants ont été fructueux économiquement, mais ont eu les effets socio-politiques que l’on connaît.

La France, quant à elle, se situe au milieu. Elle a une valeur ajoutée en réalité globalement plutôt moyenne et n’a pas fait suffisamment de réformes pour remonter en gamme, c’est à dire pour faciliter la transition vers une économie d’innovation et à forte valeur ajoutée. Elle n’a pas non plus symétriquement fait beaucoup d’efforts sur son coût du travail, qui se situe environ au niveau de celui de l’Allemagne. Elle a donc un taux de chômage deux fois supérieur à celui de l’Allemagne, une croissance en moyenne plus faible, des déficits publics et de la balance courante élevés.

Cette recherche d’une production à forte valeur ajoutée implique un nécessaire positionnement sur la frontière technologique, qui exige d’investir dans la formation, l’éducation et plus généralement sur le capital humain.

Dans cette optique, il est important d’insister sur le fait que la France n’est en cela pas sur un bon chemin depuis quinze ans. Si l’on prend les comparaisons PISA de l’OCDE, qui mesurent le niveau des élèves à quinze ans, en termes d’écrit, de maths, de sciences et de résolution de problème, la France, qui n’était déjà que 13ème en 2000 avec 511 points au sein de l’OCDE, était 25ème en 2012 avec 495 points. Elle a baissé en points et régressé en rang. Sans compter que plus de 20 % des élèves arrivant en 6ème ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux.

La deuxième enquête de l’OCDE, la PIAAC, ne place le taux de compétence en savoirs applicables aux besoins de l’entreprise des salariés français qu’au 22ème rang de l’OCDE.

Une organisation et un management au service d’une meilleure résilience de l’entreprise et d’une plus forte autonomie des collaborateurs

La troisième grande raison, économique et entrepreneuriale, est celle de l’introduction du digital. La révolution digitale à laquelle nous faisons face change non seulement le comportement du client, mais aussi évidemment le comportement des salariés.

On ne dirige plus, on n’organise plus une entreprise de la même manière aujourd’hui qu’hier. Une entreprise performante doit désormais satisfaire un besoin croissant d’autonomie qui s’exprime autant chez le client au quotidien que chez le salarié. Ces évolutions entraînent le basculement d’un monde très vertical vers un monde plus horizontal. Les salariés ont besoin de comprendre, de participer, de se sentir davantage impliqués, avec une hiérarchie moins forte. Il faut donc multiplier les cadres de travail collaboratif et donner plus de sens au travail de chacun.

C’est la raison pour laquelle le management doit changer lui-aussi. Le manager ne peut plus fonder sa légitimité sur le contrôle de l’information qu’il détient, mais sur sa capacité à entraîner ses équipes, en se positionnant devant elles et non derrière, pour se contenter de les surveiller. Il doit donner le sens, expliquer et faire participer, de manière à ce que les équipes se sentent totalement mobilisées et aient envie de s’engager.

L’objectif est ici évidemment d’avoir une entreprise attractive qui fidélise ses salariés et fait adhérer à son projet. Mais c’est au moins autant de promouvoir un modèle compétitif, parce qu’il offre davantage d’autonomie aux salariés, comme à l’ensemble de ses parties. Cette autonomie accrue est en effet essentielle pour ne pas se rigidifier face aux mutations auxquelles doivent faire face les entreprises aujourd’hui, mais au contraire pour s’assurer d’une capacité à changer plus vite, à se transformer plus aisément pour ne pas risquer de périr. Les structures plus en réseau, laissant davantage d’autonomie aux parties les composant, plus proches ainsi des clients comme des salariés, sont moins rigides, moins fragiles. A l’inverse, une hiérarchie verticale, très centralisatrice, sera moins apte à faire face aux changements rapides et continus. C’est ainsi en mettant plus d’autonomie dans le système – tout en conservant une cohésion de l’ensemble bien sûr – que l’entreprise devient capable d’absorber les chocs extérieurs, qu’elle devient plus vivante, plus agile et au total plus résiliente.

Investir dans le capital humain constitue une nécessité là aussi, pour asseoir la capacité d’autonomie des personnes. A l’évidence, l’autonomie nécessite un investissement continu dans la formation. Elle ne se décrète pas.

Faire le pari de l’intelligence pour « sortir par le haut »

En définitive, faire face aux changements incessants de la conjoncture implique de faire le pari de l’intelligence. Pour être innovant, créateur et non suiveur, dans les entreprises comme dans les pays ; pour être compétitif ; pour trouver les solutions de « sortie par le haut » dans les crises que l’on connaît ; pour rechercher la valeur ajoutée ; pour être efficace ; pour mobiliser les équipes ; pour être capable de faire face aux changements incessants, il faut faire ce pari d’investir dans le capital humain.

Très modestement, nous essayons sans cesse de « sortir par le haut » à la BRED. Les banques traversent une phase très difficile pour faire face aux évolutions de leurs revenus, notamment en raison de l’évolution des taux d’intérêts et de la surréglementation. Nous cherchons à donner plus de valeur ajoutée aux clients. Pour favoriser cette voie, il nous faut investir sur les hommes et les femmes. C’est ce que nous faisons en réalisant d’importants investissements sur la digitalisation, sur l’amélioration des outils et des services pour nos clients et nos collaborateurs, mais aussi en investissant beaucoup auprès des équipes pour leur apporter tous les éléments de compréhension, de partage, et de co-construction à chaque niveau, de la stratégie à mener et l’organisation à mettre en place. Nous avons d’ailleurs créé pour les managers, en partenariat avec HEC, une école de management interne à la BRED qui fonctionne remarquablement bien. Nous y poussons les équipes d’encadrement à réfléchir notamment à ce qu’est le métier de manager d’aujourd’hui et de demain.

Retrouvez le texte complet de l’intervention d’Olivier Klein

En savoir plus sur les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence

Retrouvez en intégralité la conférence « Le capital humain est-il l’avenir des pays ? »

Catégories
Economie Générale

Nocturnes de l’Économie 2016 : l’Université pour l’économie du XXIème siècle

Lors de la seconde table ronde a eu lieu un débat animé par Benoît Floc’h, journaliste au Monde, entre Philippe Aghion, Professeur au Collège de France, Laurent Batsch, Président de l’Université Paris-Dauphine et Olivier Klein, Professeur d’économie et finance à HEC et Directeur Général de la BRED

Benoît Floc’h :

M. Aghion, en quoi l’université peut-elle constituer un moteur de l’innovation et en quoi consiste son rôle.

Philippe Aghion :

Plutôt que le rattrapage technologique, l’innovation est le moteur de croissance. Pour produire de l’innovation de pointe, ou ce que j’appelle de l’innovation à la frontière, il faut générer du savoir. La Silicon Valley se situe à proximité de Stanford, la route 128 était proche d’Harvard MIT, ce n’est pas un hasard. L’innovation est aussi synonyme de destruction créatrice. Sans arrêt, de nouvelles idées, de nouvelles activités, de nouveaux jobs se substituent à d’autres. Il faut donc organiser une mobilité qualifiante et un marché du travail dynamique. L’université a donc un rôle central à jouer pour générer du savoir et promouvoir une mobilité qualifiante.

Tout d’abord, en matière de recherche, on trouve différents classements, différentes manières de mesurer la performance des universités, comme par exemple les classements de Shanghaï, du Times, des brevets, mais tous se valent. Les pays et universités qui réussissent bien et excellent en recherche s’appuient sur trois leviers essentiels.

Premièrement, les moyens, l’argent. Les États-Unis dépensent 35 000 dollars par étudiant/par an, la Scandinavie, 25 000 euros par étudiant/par an mais la France seulement 9000 euros. Et si ses grandes écoles sont riches, ses universités sont pauvres.

Deuxièmement, la gouvernance des universités, et plus précisément leur autonomie, constitue un facteur important de réussite. Les universités doivent pouvoir décider elles-mêmes de leur budget et de leur politique de ressources humaines. Celles qui fonctionnent bien disposent à la fois d’un Sénat académique, composé de professeurs conseillers du président et d’un « board » externe, réuni régulièrement, rassemblant des enseignants d’autres universités et des personnalités de la région. Ils nomment le président, suivent le budget, etc.

Troisièmement, il est très important de s’appuyer sur les incitations à la recherche, comme par exemple l’ANR (L’Agence Nationale de la Recherche qui finance la recherche sur projets). Il faut susciter l’émulation pour obtenir des bourses, cela stimule l’excellence, la qualité de la recherche.

Ensuite on relève deux facteurs de mobilité. En premier lieu, l’université à un rôle de formation des maîtres car pour générer de la mobilité, il faut que les étudiants aient reçu une bonne éducation dans le primaire, le secondaire et le premier cycle. Deuxièmement, nous devons nous assurer qu’à sa sortie de l’université, l’étudiant trouve un travail sur un contrat long qui correspond à ses appétences. Il faut donc considérer les taux de chômage, les taux de CDI mais également les indices de satisfaction de l’emploi obtenu. Les universités qui ont des moyens peuvent préparer leurs étudiants à l’insertion professionnelle.

Il existe enfin trois notions importantes que nous ne possédons pas. Il faut premièrement instaurer la possibilité d’une deuxième chance. Cela arrive de rater un concours, il ne faut pas que cela conditionne toute une vie. Il faut également ménager une diversité, une flexibilité des parcours. L’université doit proposer aussi bien des formations professionnelles que des formations générales et des grandes écoles dans l’université. Et il est nécessaire d’établir des passerelles des unes aux autres, dans les deux sens et à plusieurs niveaux.

Une deuxième notion à introduire est la spécialisation progressive. Aux États-Unis ou dans d’autres pays, au lieu de choisir directement une spécialisation, on le fait progressivement. Les étudiants choisissent une matière majeure mais celle-ci peut changer en cours de route. Avec ce système, on ne crée plus de sélection par l’échec mais une spécialisation progressive, ce qui donne un bien meilleur résultat.

Finalement, c’est l’information des étudiants sur les programmes et les débouchés qui priment. Il est nécessaire qu’ils soient bien informés de la valeur et de la qualité des professeurs. Pour cela, il faut évaluer les professeurs afin qu’ils soient en mesure de s’améliorer.

Ce sont de grandes révolutions à mettre en place dans les universités pour viser l’excellence en termes d’insertion professionnelle.

L’excellence n’est pas uniforme, il faut de l’excellence en recherche mais il en faut tout autant en insertion. Ces deux aspects là font partie de la croissance par l’innovation. Et la croissance par l’innovation génère de la mobilité sociale. Des universités fonctionnant sur ce modèle généreraient de la croissance inclusive.

Benoît Floc’h :

Merci beaucoup M. Aghion. Je vais passer la parole à M. Batsch.
Pour que l’université puisse jouer ce rôle dans l’économie, elle a donc un certain nombre de défis à relever. L’un des points que vous soulignez souvent est qu’il faut libérer le système de ses entraves. Que voulez-vous dire par là, et jusqu’où peut-on aller dans la libération du système ?

Laurent Batsch :

Pour illustrer la libération du système, je vais prendre deux exemples qui reviennent à dire que nous pourrions passer au système LMD (Licence-Master- Doctorat), près de 20 ans après Bologne.

Première exemple, le master. Recours aux tribunaux administratifs, avis du conseil d’État etc. la décision est tombée, sans surprise, la sélection n’est autorisée ni à l’entrée du master, ni entre la première et la deuxième année. Ce sont les textes. Réaction politique : sécuriser l’existant, avec un décret qui autorise le maintien de cette sélection entre la première et la deuxième année. Autrement dit, aujourd’hui, nous sommes en train de figer un cursus déjà rigide, en deux années distinctes. C’est incohérent pour les étudiants qui doivent mettre le doigt dans l’engrenage sans même savoir s’ils vont pouvoir en sortir. La seule raison de cette situation est de ne pas vouloir assumer une entrée en master sélective en première année : un type d’entrave très simple, qui est réglementaire.

Benoît Floc’h :

Mais cette entrée est souvent sélective ? Beaucoup d’établissements pratiquent une sélection, il me semble.

Laurent Batsch :

La sélection existe de fait mais elle est illégale, à l’entrée, comme en cours de cycle. Comme nous ne voulons pas adopter un texte qui établisse une sélection à l’entrée du master, nous figeons une situation dans laquelle le master est coupé en deux parties, avec une sélection décalée au milieu du cursus. C’est une entrave qui procède d’une stricte volonté politique, elle est extrêmement facile à lever

Benoît Floc’h :

N’y a-t-il pas une contradiction entre la volonté d’emmener 60 % d’une génération au niveau de l’enseignement supérieur et celle d’établir une sélection ?

Laurent Batsch :

Nous pouvons accueillir un grand nombre d’étudiants dans un master en deux années, dès lors qu’ils y ont été préparés. La contradiction réside dans la volonté d’élever le niveau général de qualification tout en « coupant leur élan » à des étudiants au milieu d’un diplôme de master.

Mais je réponds à votre question avec un deuxième exemple très intéressant, la Licence. Elle n’est pas sélective. On constate 92 % de réussite au baccalauréat général et le premier grade universitaire, l’entrée à l’université, est aujourd’hui offerte à pratiquement tout étudiant de classe terminale.

Mais aujourd’hui, à travers les classes préparatoires, STS, IUT, 450 000 étudiants sont engagés dans des formations à bac + 2. Or nous sommes dans un système de licence à bac + 3. Pourquoi les classes préparatoires ne sont-elles pas reconnues comme deux années de licence ? Ce qui permettrait de les inscrire dans une dynamique de cycle en 3 ans. Et ainsi, de faire en sorte que les lycéens qui s’engagent sur une classe préparatoire ne soient pas seulement tournés vers les concours mais aussi vers la réalisation d’un cycle complet. La seule raison pour laquelle ce système est maintenu est que la classe préparatoire est sélective.

Pourquoi a-t-on maintenu des IUT ou des DUT en 2 ans sans établir une équivalence avec le temps du cursus de la licence universitaire de technologie dans le système LMD ? La seule raison est que nous ne voulons pas admettre une licence sélective. C’est ici encore une entrave réglementaire qui constitue un blocage, un tabou mental.

Ainsi on s’interdit de développer des programmes cohérents et qualifiants sur 3 ans. Les premiers pénalisés sont les étudiants, issus de baccalauréats technologiques notamment, qui s’engouffrent dans des voies universitaires. 6 étudiants sur 10 ne terminent pas la licence en 3 ans et ne se voient pas offrir de deuxième chance. Si bien que je propose d’établir, sur la base de l’acquis des formations en 2 ans de DUT, un cycle qualifiant, cohérent, en 3 ans, qui prépare à des fonctions de cadres intermédiaires. C’est une idée de bon sens, partagée par tous mais que nous n’appliquons pas pour deux raisons. Tout d’abord parce que les IUT sont sélectifs ce qui implique que cette licence le soit aussi, et ce d’autant plus qu’elle serait très attractive. Par ailleurs, une telle licence, qui déboucherait sur un emploi à la fin du cycle, n’ouvrirait pas automatiquement l’entrée en master. Ce dernier recruterait donc lui-même sur des prérequis.

Ces entraves sont elles aussi très simples à lever afin de construire un cycle d’études cohérent dans lequel les étudiants pourraient s’engager en sachant qu’ils vont pouvoir le terminer.

Cette licence technologique, tournée vers l’emploi, permettrait d’ouvrir à des étudiants, actuellement victimes de la centrifugeuse sociale, une nouvelle voie sociale de réussite. Mais nous ne le faisons pas en raison des tabous que nous ne pouvons pas lever.

Un dernier exemple concerne l’absence de sélection à l’université. Dans de nombreuses universités les licences ont des capacités limitées. Les étudiants qui candidatent en une certaine filière très demandée, sont tirés au sort. Cela est une forme extrême de la démocratie sociale que de tirer au sort les étudiants pour les répartir. Avec une chance sur deux de tomber sur un étudiant de niveau très moyen et doté d’une motivation faible versus un étudiant qui y serait lui davantage à sa place. Nous touchons là quelque chose de profondément absurde.

Et je conclus en relevant que les filières d’excellence, en particulier en licence, sont des filières semi-clandestines. C’est-à-dire que vous empêchez certains établissements d’assumer leur filière d’excellence, de les mettre en avant, d’en faire en interne une force de locomotion et, vis-à-vis de l’externe, une force d’attraction.

Nous nuisons aux étudiants comme à l’institution, alors qu’il suffirait de lever deux entraves réglementaires, qui procèdent d’un blocage intellectuel.

Benoît Floc’h :

Je vais vous relancer sur la sélection. Pour l’enseignement scolaire, les pays nordiques, qui ne pratiquent pas la sélection, occupent les meilleures places dans les enquêtes PISA. L’enseignement inclusif, qui accueille tous les enfants, est donc facteur de succès. Pourquoi cela serait-il différent dans l’enseignement supérieur ? En quoi le fait d’accueillir les moins bons et les meilleurs n’offrirait pas aussi une chance de faire progresser l’ensemble ?

Laurent Batsch :

C’est exactement ce que je suis en train de proposer…

Benoît Floc’h :

Non, si vous établissez une sélection, vous excluez les moins bons.

Laurent Batsch :

Il ne faut pas assimiler la sélection à l’écrémage. Pour exprimer cela autrement, il faut une certaine exigence de prérequis pour telle ou telle formation. D’ailleurs, ce que je propose de mettre en œuvre n’est pas une sélection qui exclut mais une orientation dans des voies diversifiées, nouvelles, qui permettent la réussite et la promotion de publics aujourd’hui victimes de ce que j’appelle la « centrifugeuse sociale ».

La seconde réponse consisterait à penser que le niveau de l’enseignement supérieur ne serait pas comparable à celui de l’enseignement scolaire et qu’être agrégé de mathématiques n’est réservé qu’à certains types d’étudiants. Ce n’est pas cela la démocratie sociale et l’égalité des chances.

Il faut sortir d’un certain angélisme, les enfants de tout milieu aiment être stimulés. Les enfants des milieux dits « difficiles » apprécient que l’on ait des attentes à leur égard dès leur plus jeune âge. Ils aiment la compétition et il faut la leur offrir, car ils savent réussir. Ce n’est pas en levant toute exigence que l’on démocratise socialement. La démocratie sociale, consiste à être exigeant avec des enfants dans des domaines où ils auront autant de chance de réussir que les autres, ce qui n’est pas exactement la même chose.

Benoît Floc’h :

Je passe la parole à M. Olivier Klein, Professeur d’Economie et Finance à HEC et Directeur général de la BRED. Vous pointez vous aussi les défaillances du système éducatif français, en nous incitant à nous inspirer des dispositifs existant à l’étranger pour nous améliorer. C’est bien cela ?

Olivier Klein :

Oui, absolument. Tout d’abord, je crois que nous reconnaissons tous l’importance considérable de l’enseignement et de l’enseignement supérieur. Je vais paraphraser mon ami Philippe Aghion dans une économie passée d’une phase de rattrapage à une phase d’innovation, il importe que l’enseignement supérieur soit au cœur des investissements car il est facteur de transmission et de progression du savoir.

Aujourd’hui, même si l’université française a évolué positivement depuis 20 ans, l’ensemble de l’enseignement supérieur en France pâtit encore d’inefficiences qu’il faut prendre à bras le corps. Il faut donc nous libérer de nos blocages intellectuels afin de passer du constat à l’action.

Un premier critère à prendre en compte est le niveau de nos scores PISA et PIAAC, qui mesurent l’adaptation et le niveau des personnes dans leur formation pour l’un et leur qualification au travail pour l’autre. Nos scores sont moyens. Un résultat certes pas déshonorant, mais peu valorisant dans la compétition internationale. En France, les niveaux de rémunération sont en moyenne plus élevés, nous devons donc créer davantage de valeur ajoutée pour les justifier. Cela passe par améliorer nos scores PISA ET PIAAC.

Ensuite, à l’inverse de beaucoup d’autres pays européens, notre mobilité sociale, c’est-à-dire l’égalité des chances, déjà plutôt moyenne, a encore baissé depuis plus de 10 ans. Cela se mesure par la corrélation entre le niveau des diplômes ou des revenus des parents et celui de leurs enfants. Cette corrélation malheureusement monte légèrement en France affichant ainsi une moindre mobilité sociale.

Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un système dans lequel l’égalité des chances baisse car la mobilité sociale crée la dynamique d’une société. Elle permet de mobiliser les ressources, les plus grandes compétences, etc. L’égalité des chances fabrique aussi la cohésion sociale. Donc c’est fondamental.

Enfin, nous critiquons parfois le classement des universités, des établissements d’enseignement mondiaux, mais ils existent. C’est un fait, et beaucoup les regardent, cela attire l’élite mondiale ou au contraire la repousse. En termes d’établissements supérieurs, la France n’est pas si bien placée, comparée aux autres pays européens. Sur les 200 meilleurs établissements supérieurs dans le monde, le Royaume-Uni en compte 34, l’Allemagne 20, les Pays-Bas 12, l’Australie (avec 22 millions d’habitants) en a 8, le Canada 7, la Suisse 7 également, la Suède 6 et la France en a seulement 5, juste avant la Corée du Sud.

La première mesure qui fonctionne ailleurs, c’est l’absence d’une spécialisation prématurée. En France, en terminale, les élèves ne savent pas nécessairement s’ils veulent faire par exemple de l’économie, du droit ou de la médecine. Or l’université française débute par la spécialisation. Il y a beaucoup d’autres pays où les études commencent par une ou deux années d’ouverture, avec une spécialisation plus tardive, une fois que l’étudiant a exploré plusieurs domaines. A mon sens, cela favorise une orientation pertinente et diminue les risques d’échec.

Le deuxième point, qui est un sujet très sensible et se heurte à un blocage intellectuel considérable en France, c’est la sélection. La sélection, cela veut dire que nous regardons comment orienter au mieux pour avoir le moins d’échecs possibles. En France, la solution par l’échec est très répandue. Plus d’un étudiant sur 2 ne passe pas en deuxième année. Parfois, seulement une quinzaine de pourcents d’étudiants d’une promotion passent en deuxième année d’université. En outre, comme le décrit aussi Laurent Batsch, les étudiants intègrent un master 1, mais la vraie sélection ne se fait que pour l’entrée en master 2. Que font les étudiants qui ne sont pas sélectionnés ? Cela n’est pas logique et démontre un problème.

Il existe également un paradoxe étonnant en France, nous refusons la sélection à l’université, mais les IUT font de la sélection, les BTS aussi. Et les entreprises apprécient ces formations. Les grandes écoles sélectionnent également et les entreprises y recrutent pour d’autres catégories d’emplois. Cela n’est pas sain, car la sélection se fait aussi à l’université, mais de façon inavouée et, encore une fois, le plus souvent par l’échec, par l’exclusion.

Qui plus est, ce n’est pas équitable. L’université possède souvent des professeurs merveilleux, des enseignants remarquables, exactement comme les grandes écoles. Sauf que dans le secteur professionnel, il existe une asymétrie d’information entre l’employé et l’employeur. Il est plus facile pour l’employé de se renseigner sur une entreprise, que pour l’employeur de savoir qui il embauche. Pour gagner du temps, l’employeur va tout d’abord sélectionner les candidats en fonction de leur cursus. Et dans ce cas, pourquoi ne pas choisir, pour plus de sécurité, un candidat sélectionné dès le début de son cursus supérieur ? Bien sûr après avoir mené son recrutement, l’employeur jugera par lui-même si la personne est compétente. Mais il a moins de chance de se tromper avec ceux déjà sélectionnés à l’avance.

D’où l’importance d’une sélection positive qui, au lieu d’exclure, oriente au fur et à mesure vers le bon cursus. Car évidemment il existe différents niveaux d’écoles, comme il y a différents niveaux d’universités. Et il faut accepter cela. Et cela permet in fine d’inclure tous ceux qui le souhaitent, sachant que tout le monde ne veut pas, mais aussi ne peut pas, devenir chercheur en physique nucléaire par exemple.

La compétition et la complémentarité entre les universités fonctionne bien dans d’autres pays. Mettre en place une compétition, c’est intelligent car cela pousse à devenir meilleur en visant l’excellence. Cela permet aussi d’intégrer largement, par différentiation. Cette concurrence conduit en effet les universités moins dotées et moins cotées à inventer pour se différencier, s’adapter à leur territoire. L’uniformité et l’égalité absolue entre universités sont juste un mythe. Tout le monde sait, notamment les employeurs, qu’il est préférable de sélectionner des étudiants issus de telle université ou de tel master spécialisé plutôt que de tel ou tel autre moins côté. Il faut donc revoir le fonctionnement de façon intelligente, dans une coopération et dans une compétition entre universités.

Je pense aussi que les professeurs doivent être évalués, en transparence, par leurs étudiants. C’est un stimulant certain pour essayer d’être un bon enseignant et toujours se remettre en question. Il y a une fierté à bien enseigner. C’est fait à l’étranger. C’est fait dans les Grandes Écoles. C’est un plus indéniable pour les étudiants eux-mêmes et la qualité de l’enseignement.

Une autre approche très efficace à l’étranger est la possibilité d’intégrer le monde professionnel après quelques année d’études puis de reprendre un cursus afin d’évoluer vers un autre domaine ou d’approfondir dans le même. Ces étudiants sont beaucoup plus décidés, motivés. Ce système permet de « raccrocher » quand le nôtre le permet peu. Et cela devrait changer.

Pour finir, je pense que l’université française ne s’est jamais beaucoup penchée sur la formation professionnelle, ce que font beaucoup les grandes écoles, à l’inverse. La formation professionnelle conduit les professeurs à toujours être en prise avec le monde professionnel. Et cela permet donc de rapprocher l’université du monde du travail, de ses exigences, voire de ses évolutions. Cela renforce aussi le lien relationnel entre l’université et le monde professionnel, ce qui permet de placer beaucoup plus facilement les étudiants sur le marché du travail. Ce lien manque aujourd’hui, alors que les grandes écoles le font très bien.

Les universités ont des atouts considérables, des professeurs remarquables, mais donnons à nos universités la chance de pouvoir donner le meilleur.

Benoît Floc’h :

Faut-il mettre davantage l’accent sur les compétences que sur les connaissances ? Faire évoluer l’évaluation à l’université pour vérifier que l’étudiant a les bonnes compétences pour entrer sur le marché du travail, plutôt que des connaissances abstraite, inutiles sans compétences développées conjointement ?

Question d’une étudiante :

Oui car, nous sommes face à d’employeurs dont les attentes sont spécifiques.

Olivier Klein :

De mon point de vue, les bonnes universités comme les bonnes écoles font inévitablement un mix. En effet, si elles se cantonnaient à un académisme détaché du monde de l’entreprise, elles produiraient uniquement des chercheurs. Évidemment le nombre de chercheurs issus de l’université est très inférieur à celui des étudiants qui se destinent à travailler dans les entreprises. Donc les établissements sont obligés d’orienter leurs études de façon à ce qu’elles correspondent à un besoin existant.

Et en même temps, les bonnes universités comme les bonnes grandes écoles évitent de s’arrêter sur une vision à court terme. Elles fournissent un savoir, des connaissances, des méthodologies intellectuelles qui permettent aux étudiants, une fois intégrés dans le monde du travail, d’évoluer plus longuement, avec plus de succès que ceux qui auront appris des « recettes de cuisine » à court terme.

Je pense donc que l’excellence vient de la capacité à donner de la profondeur et une aptitude à raisonner qui soient durables. Bien sûr, les écoles, les universités, ne doivent pas être déconnectées du monde tel qu’il est. Il faut qu’il y ait une correspondance entre l’enseignement théorique et la réalité. Mais nous ne pouvons proposer d’apprendre uniquement des notions immédiatement utiles à l’entreprise. Il faut un bon mix des deux.

Question d’un étudiant :

Je suis étudiant, en double licence droit et économie à l’Université Paris 10 – Nanterre. J’aimerais rebondir sur la question qui vous a été posée sur les connaissances et les compétences. Vous avez dit que les formations données à l’université n’étaient pas purement théoriques mais qu’elles donnaient une capacité de raisonnement. Ma question est, est-ce suffisant ? Aujourd’hui, la principale différence entre les grandes écoles et les universités est le fait que les écoles ont pour la plupart des partenariats avec de grandes entreprises, avec des universités à l’étranger qui permettent une mobilité. C’est plutôt cela qui rend ces formations plus attirantes du point de vue de l’employeur. J’aimerais votre avis M. Klein.

Olivier Klein :

C’est exact. Mais en même temps les universités ont su se doter de master, pour certains extrêmement réputés et de bon niveau, en mixant des professeurs qui font de la recherche et d’autres issus du monde de l’entreprise. Cela les a rapprochées du monde du travail. Bien sûr, si le parcours universitaire prévoyait un dispositif obligatoire, une année de césure par exemple pour tester ses connaissances dans le monde du travail, ce serait sûrement positif. Tout comme de proposer beaucoup plus d’échanges avec l’étranger. Cela enrichirait de façon considérable l’attractivité pour les employeurs.

Pour finir, la croissance inclusive, ce n’est pas refuser la sélection constructive, mais c’est refuser d’exclure trop de gens par l’échec, comme cela se fait aujourd’hui. Et si sélection il y a, elle ne doit pas être seulement faite sur la mathématique, comme le soulignait une étudiante, mais également sur l’envie, la motivation, les intérêts exprimés par la personne. Cela doit compter tout autant, comme doivent compter les connaissances et les aptitudes à raisonner.