Olivier Klein
Alexandre Adler enseignant, écrivain, chroniqueur est un géostratégicien et un géopolitologue de premier ordre. J’ai toujours été immensément impressionné par la profondeur de sa culture, par sa capacité singulière à intégrer énormément d’informations, par sa faculté à rendre les choses intelligibles quand elles sont complexes, comme par sa mémoire phénoménale. En plus de ses connaissances énormes et de son savoir remarquable, il a un talent de conteur qui ne laisse pas d’impressionner.
Je lui ai proposé un sujet qui manifestement le passionnait, la stratégie de la Chine à travers sa nouvelle route de la soie, One Belt One Road. Ce que construit la Chine est une œuvre inouïe avec nombre d’implications géostratégiques.
J’ai demandé à Alexandre de bien vouloir en parler pour éclairer le sujet et imaginer ce que cela fera bouger en termes d’ordre international. Mais aussi de bien vouloir réfléchir sur le rôle que pourrait avoir la France et l’Europe, si elles jouaient intelligemment sans perdre leur âme et sans non plus devenir vassales. Quel peut être le rôle intelligent de la France et de l’Europe face au jeu chinois ?
Je pense que c’est un enjeu stratégique mondial, et c’est évidemment un sujet passionnant. Je rappelle que toutes nos banques hors de France sont sur la nouvelle roue de la soie.
Alexandre Adler
Je suis profondément flatté et heureux de pouvoir m’adresser à vous, sur une question qui n’est quand même pas secondaire dans le monde que nous allons traverser, et sur laquelle une entreprise comme la BRED a aussi sa partition à jouer.
Invité à Pékin pour la première fois par des amis chinois, j’ai découvert ce pays au tout début des années 80. La Chine sortait juste de la révolution culturelle et partout se manifestait une appétence à aller de l’avant qui m’avait bluffé. Une caractéristique profondément exaltante en Chine est le goût permanent de la vie et de l’accélération. C’est extrêmement stimulant. On est toujours porté en Chine par une énergie vitale tout à fait exceptionnelle et qui aujourd’hui arrive enfin à son moment de maturité.
La route de la soie, cela ressemble à un slogan un peu publicitaire de voyagistes, mais ça ne l’est pas. En fait, les Chinois sont assez étonnants en ce sens qu’ils accomplissent de grands tournants sans le dire. Nous avons vécu cet automne un tournant stratégique essentiel dans l’histoire de la Chine. Il n’avait pas été annoncé à l’avance, ni préparé, et il n’a pas fait en grandes trompes. Les choses se sont faites à petites touches en apparence, mais elles sont loin d’être négligeables.
Dans la pensée chinoise, ce qui est très étonnant, c’est que le temps est figuré par l’espace. Les Chinois ont une pensée naturellement spatiale. Sans doute leur façon d’écrire, leur système de caractère qui demande un long et difficile apprentissage, dans lequel peinture et écriture semblent se mêler, pendant une partie en tout cas de la formation des jeunes gens, est-elle tout à fait inédite pour nous. Et si ce mode d’écriture est une sorte d’initiation différée à l’abstraction, il n’en est que plus profond. Les Chinois aiment à se figurer l’écoulement du temps à travers des métaphores spatiales, des idées de l’espace. Celle de la route de la soie n’est pas une petite métaphore comme on pourrait le croire. Ce n’est pas une évocation de ce qu’a été le véritable essor commercial de la Chine dès l’Antiquité, ce qui a fait que les Romains les appelaient les Seres, le pays de la soie, parce que précisément c’était l’objet des premiers échanges entre le monde méditerranéen antique et le monde chinois, à travers ses routes, ses déserts, ses longues pérégrinations qui conduisaient en Asie centrale, et puis ensuite au Moyen-Orient, tout ce que Marco Polo a fini par décrire tardivement dans son livre, qu’il avait d’ailleurs écrit en français. Il s’agit bien sûr de cela, mais il s’agit aussi de toute autre chose.
Pour comprendre le renversement auquel nous avons assisté, nous allons peut-être commencer par le personnage qui préside, et qui dans la tradition chinoise n’est pas tout de suite visible. D’abord, il a un nom compliqué, Xi Jinping. Commencer par la lettre X est un défi pour qui essaie de se faire un nom ! Il est également assez discret. On ne peut pas dire qu’il y ait un culte généralisé de sa personne actuellement à Pékin. C’est la tradition confucéenne. En Chine, dans un groupe avec un patron et des assistants, regardez quel est le personnage un peu âgé, moins bien vêtu, etc., c’est le patron, c’est le numéro 1 ! Le numéro 1 a l’habitude, dans sa manière d’être, de se présenter comme un numéro 0. C’est totalement opposé, évidemment, au système japonais, où vous verrez toujours le chef japonais un pas devant tous les autres, avec un complet de bonne coupe. Vous ne pouvez pas le méconnaître. Là, au contraire, il se cache. C’est la méthode chinoise.
Le confucianisme entraîne aussi la volonté du pouvoir de se cacher, de ne pas se dire de manière complète, de ne pas s’exprimer complètement, parce que, justement, il n’est pas complet. Mais Xi Jinping, est cependant le vrai chef, à telle enseigne qu’il vient de rétablir – mais bien entendu, sans le dire – le système impérial. En effet, Deng Xiaoping, qui, lui, était un vrai anarchiste dans le style de Mao – un Mao libéral, qui revoit toutes les règles – se méfiait du pouvoir centralisé. Il avait toujours été vice-président de quatre ou cinq instances, mais jamais président. Il s’était orienté vers une direction collective. Pendant quelques années, la Chine a tenu comme cela avec des numéros 1 qui n’en étaient pas, avec un équilibre entre dirigeants dont certains avaient le titre et d’autres pas. Maintenant, avec Xi Jinping, c’est fini. Il est clairement le numéro 1. C’est l’empereur de Chine. Il a six collaborateurs. Cela vient de la tradition confucéenne. L’empereur est accompagné de six assistants qui sont à son service. Certains ont plus d’individualité que d’autres, mais les individus ne sont pas réductibles, en Chine. Cela ne se passe pas comme cela. Les six membres du comité permanent sont les subordonnés de l’empereur. Cela s’est fait en un coup, en un congrès, pendant que le monde était occupé à plein d’autres choses.
De la même manière que le pouvoir s’est de nouveau centralisé, et cela de manière totale, puisqu’on a abandonné également la règle des dix ans – deux mandats de cinq ans – pour une durée illimitée –, on a aussi revu la géographie chinoise. C’est très important. C’est ce que l’on connaît avec le terme de feng shui, Le feng shui, c’est la répartition des masses et des objets dans un espace. L’espace, c’est l’espace chinois. Et, effectivement, l’espace chinois a été bouleversé par la route de la soie.
A quoi la « route de la soie » fait-elle allusion ? Comme toujours en Chine, les allusions sont voilées. On définit non pas seulement la route de la soie, mais l’opposé de celle-ci, ce dont on ne veut pas. Le moyen le plus simple d’accès de la Chine au reste du monde est la voie de mer, et elle est récente. C’est par la mer que la Chine a été dominée, soumise et assujettie aux puissances extérieures. Quand les premiers bateaux sont arrivés, les vaisseaux noirs dont parlent les Japonais, qui ont connu la même mésaventure, la puissance navale et maritime de l’Occident a pesé de tout son poids. C’est ainsi que par la voie de la mer, la Chine a été pénétrée, puis soumise. Elle a d’abord été soumise par des expéditions, et ensuite, quand la voie du fleuve bleu, le Yang Tsé, a été ouverte, c’est devenu une mer intérieure. Encore dans les années 30, il existait des « croisières de Chine ». Nos bateaux allaient jusqu’à Chongqing, ils descendaient le fleuve bleu jusqu’à l’intérieur du continent, en transformant ainsi les grandes voies navigables en autant d’océans intérieurs ouverts à l’influence étrangère. La Chine n’était plus chez elle, parce que la voie de mer était ouverte. Le symbole de cette Chine ouverte par voie de mer était Shanghai, la seule ville du monde où l’on pouvait entrer sans passeport, et où les étrangers étaient les maîtres, les Chinois pas tellement, puisque le célèbre hippodrome de Shanghai était interdit… aux Chinois et aux chiens. Il existait toutes ces formes d’assujettissements spatiaux que l’on retrouve aussi à Hong Kong, où par exemple les Chinois n’avaient pas le droit de s’installer sur la zone de collines à l’extrémité de Hong Kong, réservée aux Britanniques. Donc, la mer est ambiguë.
Xi Jinping succède dans sa réforme – qui est une réforme politique, commerciale et militaire – à des gens qui ont cru que la Chine allait dominer les mers, ce qui était une idée occidentale naturelle. Nous avons été battus sur la mer, nous allons maintenant être les plus forts. C’est ainsi que, par exemple, l’Allemagne de Guillaume II s’est efforcée d’avoir une marine aussi puissante que la marine britannique. Les Anglais restaient la première puissance sur mer, alors que l’Allemagne l’était sur terre. Cette idée d’être à la fois la plus grande flotte et la plus grande armée du monde a été fatale à l’ambition allemande, dès avant 1914. Les Chinois, avec Xi Jinping, qui se situe dans la pensée stratégique chinoise, ont fait exactement le choix inverse.
La Chine n’ira pas contester la puissance américaine sur mer. Certains en ont rêvé. Certains ont rêvé même de faire de l’expansion maritime et coloniale, comme les Russes ont eu cette idée aussi, c’est-à-dire de s’emparer de l’Afrique, cet immense continent avec des ressources importantes, s’en emparer, comme l’ont fait les Jules ferry en leur temps, ou les colonisateurs britanniques. C’est précisément ce que ne veut pas faire Xi Jinping, ni une expansion rapide vers les matières premières en Afrique, ni une puissance maritime prématurée qui opposerait la Chine aux États-Unis, ni la recherche d’une puissance symétrique à celle de l’Occident. L’Occident a choisi la mer et la domination, la Chine fera autrement.
La mer et la voie maritime seraient une tentation évidente pour un pays qui exporte maintenant plus que tout le reste du monde, qui produit un tiers de la production mondiale quasiment dans tous les domaines et qui a évidemment besoin d’exporter une grande partie de cette production à travers ses ports et l’océan Pacifique. En même temps, le rééquilibrage, c’est justement de retrouver la puissance et la sûreté de la voie de terre. En effet, à l’époque où les voyages en mer étaient extrêmement aléatoires, la Chine, contrairement à ce que l’on pense, a très bien connu le reste du monde à travers cette voie de terre, jalonnée par la célèbre muraille de Chine. C’est par étapes caravanières que la Chine a diffusé ses techniques et ses produits, notamment le ver à soie, qui a d’abord atteint l’Empire romain, puis la Gaule, et qui est à l’origine de la fortune de Lyon avec son industrie. Tout cela est venu à travers cette route terrestre. À travers la route terrestre, la Chine a connu aussi des échanges qu’elle voulait équilibrés et qui n’ont jamais conduit les Chinois en dehors de leurs frontières, mais simplement à des échanges qui sont loin d’être négligeables. Songeons par exemple que tout le bouddhisme est venu en Chine à travers cette route de la soie et ses oasis. Il a transformé profondément la sensibilité chinoise. Il a transformé de manière plus grande encore sa religiosité, car le bouddhisme est finalement aujourd’hui la religion principale, même si elle est matinée de toutes les autres. De la même manière que la poudre à canon, l’écriture et les technologies, tout cela a voyagé essentiellement par voie de terre, ce que Marco Polo a contribué à faire connaître à un Occident médiéval qui se trouvait dans une ignorance presque totale de la Chine.
Xi Jinping revient vers cela. C’est un appel à la modération, à la prudence et à un mouvement progressif. Allons petit à petit vers les autres et apprenons à les connaître, non pas de façon aléatoire sur mer, mais au contraire à travers des routes que nous allons créer et qui vont irriguer, comme un système circulatoire, l’ensemble d’une économie.
Pourquoi les Chinois s’intéressent-ils aussi fortement à la roue de la soie ? Tout le monde aura observé que la roue de la soie ne conduit pas aux États-Unis. Or la Chine ne se sent pas de force aujourd’hui, malgré les acquis extraordinaires de son développement récent, à faire la course avec l’Amérique. Bien sûr, elle est fascinée par l’Amérique, et je dirais même qu’elle souhaite maintenir avec l’Amérique, sinon des rapports d’alliance, au moins des rapports d’équilibre. Et bien entendu, innovation extraordinaire, qui vient plutôt de Deng Xiaoping, les Chinois ont donné à l’Amérique une fonction absolument extraordinaire, de nature à jalonner tout notre avenir.
En Chine, un équilibre difficile s’est construit petit à petit autour de la notion d’empire. On parle de l’Empire chinois, parce que c’est un pays tellement vaste qu’on le compare à un empire, mais je ne suis pas sûr que la traduction soit parfaitement adéquate. Pour les Chinois, lorsqu’on parle de l’empereur, « Wang », il s’agit du roi. Alors, pourquoi roi plutôt qu’empereur ? Parce que l’empereur exerce une fonction de domination impériale – Imperator, c’était un général romain –, et une fonction d’organisation de l’ensemble du monde. C’est le grand souverain potentiellement unique. Or, les Chinois ne pensent pas comme cela. Ils ont un roi de Chine, Xi Jinping, mais ils n’ont pas un empereur qui va diriger l’Inde, la Russie, l’Europe et l’Amérique. Les Chinois acceptent d’emblée l’idée que le monde est pluriel, et qu’à l’intérieur de ce monde, ils sont un des pôles. Évidemment, parce qu’ils ont un orgueil national, ils espèrent que, dans ces pôles, le pôle chinois soit le plus important. C’est ce que Xi Jinping appelle le rêve chinois. Mais ils ne souhaitent pas abolir les autres royaumes. C’est la raison pour laquelle il est préférable de parler de Royaume de Chine plutôt que d’Empire de Chine.
Un certain nombre de définitions tout à fait surprenantes se profilent déjà autour de cette route de la soie. Il n’y a plus d’expansion maritime. Il y aura des bateaux, il y aura une flotte, il y aura des sous-marins – les chinois en achètent beaucoup aux Russes, parce que ça leur permet de rattraper le temps perdu –, mais il n’y a pas de projets d’expansion maritime et coloniale comparable à ceux que le xixe siècle européen a vu fleurir un peu partout.
Mieux, non seulement la voie de mer n’est pas accessible, mais elle va être fermée. À côté du projet de route de la soie, il y a le projet de fermer la mer de Chine. C’est un projet étonnant, défini de la manière la plus claire lorsque Xi Jinping explique qu’il s’agit de faire une muraille de Chine en mer. Cela parle beaucoup à l’imaginaire chinois.
Qu’est-ce que c’est que la muraille de Chine ? On pourrait la voir comme un vaste système défensif inventé par les Chinois pour se garantir des populations nomades violentes, les Mongols etc., qui ont d’ailleurs fini par les conquérir. Un barrage, d’ailleurs un peu vain. Pourtant, même si c’est le seul monument accessible à un observateur installé sur la lune, ce n’est tout de même pas un ouvrage imprenable, surtout dans les régions les plus à l’Ouest, où la muraille de Chine se transforme de plus en plus en un petit muret avec quelques tours de guet, bien loin des constructions impressionnantes existant autour de Pékin. Les Chinois n’étaient pas aussi bornés que cela. Ils n’étaient pas des disciples d’André Maginot ! Quand ils ont imaginé cette muraille, ils ont pensé beaucoup plus à tracer une frontière qu’à installer un système défensif imprenable. La frontière, c’est celle entre le monde nomade et le monde civilisé. Là où il y a des cultures, là où il y a de l’agriculture, il y a la Chine. La Chine, c’est la terre. Au-delà, la terre est en pâture, elle est laissée aux grands nomades, on est en dehors de la Chine. La muraille de Chine, c’est la frontière la plus septentrionale possible de la Chine.
La muraille de Chine en mer, c’est la même chose. C’est l’idée qu’au-delà d’une certaine limite maritime, on n’est plus dans la Chine, mais qu’en deçà, on y est encore. Comment transformer cette mer de Chine si proche, et devenue aujourd’hui à cause du droit maritime tout à fait ouverte à des bateaux américains, des bateaux japonais, tout ce qu’on peut imaginer, sinon en reconquérant tout simplement la mer, en prenant les îlots ? On commence à les bétonner, voire à en doubler la surface. Certains sont créés délibérément. D’autres seront des petites bases navales, ou des porte-avions installés en mer. De proche en proche, une chaîne d’îlots va devenir la vraie frontière, comme la muraille de Chine. La frontière de la Chine se situe en mer. C’est un message adressé au Japon, et secondairement aux États-Unis : « Ne pensez pas que la mer va devenir un moyen pour vous de nous dominer sur nos frontières ».
C’est la raison aussi pour laquelle Shanghai est condamnée. Shanghai a été la capitale économique et la capitale culturelle de la Chine sans aucun doute jusqu’en 1949. Même si Mao s’en méfiait, il a fini par s’appuyer sur Shanghai, y compris sur ses gauchistes, pendant la révolution culturelle. Shanghai est devenue cette ville à la fois cosmopolite, financière et autoritaire qui a été au cœur du projet de développement de la Chine. Elle le reste à travers cet extraordinaire archipel de Pudong au large de la ville, qui est en train de s’enfoncer, tellement on y a coulé de béton. En fait, le projet Shanghai est un projet maritime. Avec cette muraille de Chine en mer, Shanghai devient un terminal. C’est là où la Chine s’arrête et là où elle commence. Dans quelle direction commence-t-elle ? Vers l’ouest, c’est-à-dire vers la route de la soie, c’est-à-dire vers la reconquête de l’intérieur.
Autrement dit, nous sommes face à une stratégie de conquête du marché intérieur, une stratégie de régionalisation des grands centres, beaucoup trop importants pour être centralisés par Pékin, ou par une ville quelconque, une stratégie également de décentralisation et d’ouverture au monde à travers la voie terrestre et une stratégie européenne.
Je terminerai par là, parce que ça me semble le plus important, même si je ne suis pas naïf au point d’imaginer que les Chinois avec la roue de la soie ne nous apportent que des cadeaux que nous allons pouvoir nous répartir. Pas tout à fait, mais pas le contraire quand même.
Dans les discours de Xi Jinping, nous voyons apparaître clairement l’idée d’un rééquilibrage des échanges, donc d’absorption d’importations occidentales beaucoup plus importante, et de nouveaux partenariats. Au fond, quel est le problème des Chinois ? C’est de ne pas se retrouver seuls au monde avec les États-Unis.
Quelle était la grande transformation ? La Chine a trouvé un équilibre avec les concours et la méritocratie, qu’elle a d’ailleurs exporté en France avec les lettres des jésuites. C’est d’eux dont nous tenons le concours général et la grande fonction publique. C’est ce que les Anglais ont fini par appeler « mandarin », c’est-à-dire toute cette idée d’une méritocratie fondée sur le savoir, une véritable synthèse entre l’autorité et la liberté que, grâce au confucianisme, les Chinois ont petit à petit élaborée avec un succès inégal selon les périodes historiques, mais avec continuité.
Aujourd’hui, les Chinois ont compris, et c’est la grande révolution de Deng et de Xi Jinping, que les mandarins ne peuvent plus passer des concours fondés sur la maîtrise de l’écriture et de ses 15 000 caractères, sur la calligraphie, sur la grammaire, ou sur le bel esprit, même si une partie de cette formation mandarinale reste admirable encore aujourd’hui et doit être sauvée d’une autre manière. La Chine ne se sauvera pas par la restauration des mandarins. Elle se sauvera, et nous le savons, car c’est la première innovation chinoise qui a déjà affecté et impacté directement notre monde, par la classification de Shanghai. Même si c’est une classification brutale, les Chinois ont trouvé à classer toutes les universités de la terre en fonction du nombre de publications, du nombre de prix Nobel, du nombre de brevets, etc. Bien sûr, on pourrait raffiner, et on a eu raison de se plaindre, mais cela a quand même été une douche d’eau glacée sur l’ensemble du système d’éducation occidentale que la Chine a déjà imposée et imposera tous les jours. Quand nous voyons nos universités se regrouper, par exemple, nous savons que l’origine de ce regroupement est chinoise. Ce n’est pas la pensée du président français qui a fait qu’on a fusionné quelques universités à Paris, c’est la pression chinoise.Qui sont aujourd’hui les mandarins en Chine ? Ce sont des gens qui ont eu une éducation scientifique en Occident. Deng Xiaoping a accepté délibérément que des milliers de Chinois fassent des études longues – et que certains ne reviennent pas – aux États-Unis, au Canada, en France, en Angleterre, etc., y acquièrent la science qui va ensuite irriguer le nouveau projet chinois. C’est là l’aspect intellectuel, moral et politique du projet de route de la soie.
Le deuxième, c’est d’avoir un partenariat équilibré entre les États-Unis et la Chine elle-même. Or, les Chinois qui connaissent bien la Russie ont compris que son PIB est un petit peu inférieur à celui du Brésil, et que ses perspectives de développement dépendent de sa capacité à se réconcilier avec ses voisins immédiats, les Ukrainiens, les peuples d’Asie centrale, qu’ils ne poussent pas du tout à se révolter contre les Russes, et les Polonais. Après, on verra. Mais ils n’attendent absolument pas de la Russie qu’elle redevienne la puissance qu’elle a été. D’ailleurs, ils n’en ont pas gardé un immense souvenir. Quant aux autres Européens, les Chinois voient avec un certain scepticisme leur incapacité à former une véritable puissance européenne, ce qu’Hubert Védrine avait appelé de ses vœux l’Europe puissance, mais qui est plus que jamais un vœu pieux. Les Chinois ne sont pas d’accord. Ils interviennent aujourd’hui dans l’économie européenne et dans la politique européenne de plus en plus, pour que les Européens existent.
Quel est le terminal de la route de la soie ? C’est l’Europe. Que veulent-ils de cette Europe ? Qu’elle soit suffisamment puissante pour équilibrer les États-Unis, et que le jeu ne soit pas à deux, mais à trois. Que le jeu ne soit pas uniquement défini par la logique maritime qui est celle des États-Unis, comme autrefois de la Grande-Bretagne, mais par une logique maritime et continentale dans laquelle la Chine aura son mot à dire, mais aussi les autres Européens qui sont ses alliés. Quel est l’aboutissement de cette route de la soie ? Ce n’est pas une route linéaire. C’est une série de sauts de puce, ou d’oasis. On procède étape par étape. Le Pirée, par exemple, a été construit par pur hasard, exactement comme Hong Kong a été acquis par l’Angleterre par pur hasard, d’une manière très décentrée par rapport au reste de la Chine. Le Pirée, qu’ils ne rendront jamais d’ailleurs aux Grecs, est devenu Le Hong Kong de la Chine au flanc des deux Europe, à la fois de la Russie et de l’Europe occidentale, à travers la Méditerranée. Le Pirée ne sera pas la capitale de l’influence chinoise. Ce sera un terminal important.
Ce qui intéresse le plus les Chinois aujourd’hui, ce sont les grands pays industriels de l’Europe, ceux qui par leurs capacités technologiques peuvent très rapidement faire sauter une étape à la Chine. Ce n’est pas un hasard si le directeur des chemins de fer a été limogé. Pourtant, il n’avait pas donné une si mauvaise image que cela du volontarisme chinois, puisque la Chine a fait ses TGV toute seule. C’est précisément ce que lui reproche Xi Jinping. En négligeant tout le savoir-faire français et européen en matière de TGV, en allant vers des risques, notamment des accidents mortels, en faisant du volontarisme de la Chine seule, la Chine a raté l’occasion d’associer la technologie européenne et les ambitions chinoises. Au modèle TGV aujourd’hui critiqué en Chine, on oppose le modèle Peugeot, c’est-à-dire la capacité qu’ont eue un certain nombre d’entrepreneurs et de financiers chinois de financer Peugeot qui était en difficulté à un moment donné, de lui apporter de l’oxygène par l’association avec Dongfeng, qui est une grande plate-forme asiatique, pour être présent sur tous les marchés du monde, en sachant très bien que le leadership technologique est chez Peugeot et non pas chez Dongfeng, pour l’instant. Cette stratégie que l’on retrouve avec l’automobile scandinave, qui n’avait pas la masse critique, malgré ses capacités technologiques, pour survivre toute seule, est actuellement en train d’inspirer la nouvelle stratégie chinoise de la route de la soie.
Vous m’avez compris, cette route de la soie aboutit quelque part entre la France et l’Allemagne. Puisque les Chinois adorent l’anatomie précise qui est à l’origine de l’acupuncture, on pourrait dire quelque part dans le canal entre la France, l’Allemagne et l’Italie, c’est-à-dire autour de Lyon, dans la partie Est de la France qui comme par hasard est celle que les Chinois ont toujours investie, et où Xi Jinping a tenu à venir pour la première fois pour rendre hommage à l’industrie lyonnaise et à l’attachement de Raymond Barre aux relations franco-chinoises. Effectivement, cet axe autour de Lyon, qui va jusqu’à Barcelone, Milan et Marseille, jusqu’au Maghreb, c’est ce point d’application où la Chine veut faire venir sa technologie, son savoir-faire et son esprit d’entreprise, non pas pour combattre l’Europe, mais pour l’associer.
Un spécialiste chinois des jeux de société a émis une pensée très profonde sur le go, qu’on appelle wéiqí, en chinois. Pour lui, le jeu de go est l’alternative aux échecs. D’après ce qu’il écrit, de mémoire, les échecs sont le grand jeu formel des chasseurs du paléolithique. Dans les échecs, on cherche à capturer les autres pièces, comme les chasseurs qui ont peint les grottes de Lascaux cherchaient à capturer les bêtes sauvages, avec des valeurs plus ou moins grandes, le roi étant le plus important. Les échecs, c’est le point le plus élevé atteint par la pensée humaine dans le paléolithique. Le go, c’est le passage au néolithique. Il ne s’agit plus de détruire les pièces de l’adversaire. Il s’agit de les encercler et de faire des barrières infranchissables de manière à ce que les cultures ne soient pas dévastées par les envahisseurs. Vous pensez déjà à la muraille de Chine. Nous, nous pensons que le go est un jeu supérieur, par son abstraction et par ses objectifs de civilisation, aux échecs.
La route de la soie, c’est la pensée chinoise du jeu de go. C’est l’entrée sur des zones protégées, ouvertes, parfois disputées, mais ne conduisant jamais totalement à la destruction de l’autre. Cette pensée chinoise, même si parfois elle manque encore d’élaboration ou d’expérience, je n’hésite pas à vous le dire, elle nous est supérieure, comme nous étaient supérieurs la poudre à canon, quand les mandarins ne se passionnaient que pour les jeux de société, et les feux d’artifice, comme nous étaient supérieures les cartes de visite qu’ils se distribuaient déjà à l’époque carolingienne, sans penser que c’était peut-être aussi le début de l’économie du numérique. La Chine a encore à nous apprendre. Je crois que nous devons lui tendre la main, non pas en pensant que tout est bien, mais en pensant que nous sommes complémentaires et nécessaires encore de nombreuses années à son développement. Les États-Unis le pensent aussi. Ils forment déjà leurs élites scientifiques. Mais les États-Unis ne comprennent pas que cette association est faite pour durer, et non pas pour se dissoudre dans une compétition aveugle. Peut-être que nous, Européens, aurons cette sagesse. Si nous savons allier cette sagesse à une volonté de nous reconstituer, comme les Chinois nous y invitent, peut-être n’avons-nous pas tout perdu.
Olivier Klein
Je suis extrêmement modeste devant les connaissances d’Alexandre. Je ne vais pas me permettre d’entrer dans un débat en profondeur, mais seulement essayer d’aborder quelques points qui ne seront pas en opposition, mais qui seront là pour faire chatoyer l’ensemble des possibilités du jeu chinois. Le premier consiste à dire que la Chine – elle le dit elle-même – est dans un rôle de « soft power » et non pas de « hard power ». Comme Alexandre l’a très bien dit, elle n’est pas dans un rôle impérialiste de type XIXe siècle, où on conquiert avec les armées, les flottes, etc.
Alexandre Adler
Qui les a séduits sur l’Afrique pendant quelques années. Mais maintenant, ils estiment que c’était une fausse voie.
Olivier Klein
Les Chinois suivent donc cette voie « soft ». Dans leurs dires mêmes, ce qui est dans une certaine mesure la réalité, ils essayent avec la nouvelle route de la Soie d’apporter plus de développement à des pays qui en ont besoin. Ils construisent des infrastructures nécessaires à ces pays et aussi au développement du commerce dans le monde. Ils le font sans intervenir sur la façon dont les pays se régulent. Ils affichent d’ailleurs un non-interventionnisme politique, même si évidemment cela leur permet de développer ainsi leur zone d’influence, en construisant pour certains pays tiers une dépendance vis-à-vis d’eux-mêmes.
Le deuxième point, complémentaire, me semble-t-il, est de réfléchir aux objectifs chinois, aux intérêts chinois tels qu’ils sont défendus par l’établissement de la nouvelle route de la Soie. Personne n’est ennemi de ses propres intérêts. Comme les Américains d’une certaine manière l’avaient fait avec le plan Marshall, la nouvelle route de la soie leur est utile, à tout le moins autant qu’elle peut l’être pour les pays concernés. Ils créent ainsi eux-mêmes des débouchés pour les industriels chinois, qui sont très souvent en surcapacité. Il leur faut trouver des zones d’exportation et de développement. Ils soutiennent l’internationalisation de leurs entreprises dans un jeu de go et renforcent les grandes entreprises chinoises par là même. Ils essayent également de diffuser les normes et les standards chinois à l’extérieur de la Chine pour favoriser demain l’implantation et la nécessité de la Chine à l’extérieur. Ils soutiennent la croissance chinoise par une expansion à l’étranger, dans un contexte économique intérieur où ils doivent trouver de nouveaux relais de croissance et ne plus fonder leur croissance uniquement sur la demande extérieure, c’est-à-dire sur leurs exportations. Ils ont aussi l’intention, et cela se voit dans tous les pays, de sécuriser leur accès aux matières premières et aux ressources énergétiques.
Ensuite, je pense que, dans leur stratégie, il y a une volonté de désenclaver certaines provinces chinoises en accédant à des pays périphériques et riverains, et en les stabilisant, de façon à préserver aux alentours un environnement le plus stable possible.
Tout cela, ils le font aussi en essayant d’accomplir un grand rêve chinois, qui est d’effacer – cela me paraît très fort dans leur façon d’agir – l’humiliation des comptoirs. La Chine a vécu, au XIXe siècle, une défaite sur mer et l’implantation des étrangers dans une économie de comptoir. Les Chinois ont été interdits dans certains endroits, dans un apartheid total. Cela a été vécu par eux, jusqu’en 1949, leur révolution, comme une humiliation extraordinaire. Dans le fond, c’est aussi – et le président Xi Jinpig le dit très clairement – la renaissance d’une grande nation chinoise, qui porte aussi le peuple chinois, au-delà du parti communiste et de ses représentants au pouvoir.
Alors, l’empire n’est peut-être pas le bon mot, mais je vais l’utiliser, c’est aussi pour recréer l’empire du Milieu. Pour se retrouver au centre du jeu mondial. D’ailleurs, lorsqu’on considère les cartes géographiques représentées par les Chinois, c’est assez passionnant. On a souvent des cartes géographiques conçues par les Européens, mais sur les cartes géographiques vues par les Chinois, la Chine est au centre, et l’on voit très bien de ce fait se dessiner la nouvelle route de la Soie, « One Belt, One Road ».
Ma question, mon dernier point, est : quels peuvent être les dangers ? Quel peut être le jeu de l’Europe et de la France dans ce jeu multipolaire et dans le développement de cette Chine qui joue au jeu de go ? Quand on joue bien au jeu de go, on entoure les autres, et petit à petit on devient dominant, même si on ne détruit pas l’autre.
Le danger serait un monde bipolaire, avec d’un côté, une Chine qui constitue progressivement sa zone d’influence, de façon « soft », mais cependant de façon très prégnante. Et très loin des valeurs démocratiques et des règles du jeu européennes. Et, de l’autre, les États-Unis, pour une autre partie du monde, en laissant d’ailleurs de la place à cette nouvelle influence chinoise, notamment en Asie, dans le Pacifique et en Afrique. En arrivant au pouvoir, le nouveau président des États-Unis a commencé par sortir de l’accord Trans-Pacifique, qui était pour beaucoup de pays localement une façon de ne pas dépendre uniquement de la Chine. En agissant ainsi, il précipite beaucoup de pays dans les bras de la Chine. Les États-Unis, en réalité, investissent peu dans ces pays, alors que la Chine investit beaucoup. Inutile de dire que beaucoup de pays n’ont pas tellement le choix de leur alliance.
La question qui m’inquiète un peu est la place de l’Europe. Il faut trouver un jeu intelligent pour l’Europe, une stratégie que j’appellerais dialectique pour ne pas laisser se former simplement une zone d’influence américaine et une zone d’influence chinoise se partageant le monde.
Comme cela a été dit, je m’aperçois bien que la Chine cherche aussi l’Europe, mais quand elle intervient en Europe à travers la nouvelle route de la Soie, elle intervient non de façon multilatérale, mais avec seulement une partie des pays européens, pas avec l’Union européenne en tant que telle. Elle travaille essentiellement avec les anciens PECOen Europe de l’Est et dans les Balkans, sur des bases bilatérales. Elle ne travaille pas avec l’ensemble de l’Europe qui le réclame. C’est aussi le problème de l’Europe qui est trop faible et qui ne représente pas un interlocuteur suffisamment valable.
L’Europe pourrait donc sans doute jouer un jeu dialectique, qui ne serait ni celui des Américains ni celui de la Chine, et être utile à l’ensemble des parties, y compris à l’Europe elle-même. D’ailleurs, la France est intéressante pour les Chinois, à cause de l’Afrique. Beaucoup d’étudiants chinois viennent en France aussi pour apprendre à travailler en Afrique.
Enfin, en ce qui concerne la BRED, dans les pays où nous sommes, nous voyons toujours beaucoup de présence chinoise, beaucoup d’investissements chinois. Nous avons un rôle à jouer, modeste mais utile, parce que comme le disent ces pays, cela desserre l’étau entre les différentes puissances agissant sur place. L’Europe est toujours associée à l’idée d’un ensemble aimable et recherché, mais associant des pays manquant de capacité à agir de conserve et de puissance d’investissement très modérée et surtout peu capable de s’unir pour être plus concentrée et plus forte.
Qu’en penses-tu ?
Alexandre Adler
J’en pense beaucoup de bien, avec peut-être malgré tout un caveat : la Chine agit avec une certaine volonté globale. Bien sûr, il existe des intérêts chinois différents.
Certaines villes n’ont pas exactement la même vision des choses. Certaines entreprises vont agir différemment. Mais globalement, nous avons une économie chinoise et une ambition chinoise. Mais avons-nous une ambition européenne ?
Nous devrions l’avoir, mais nous ne l’avons pas.
Par exemple, les Allemands sont arrivés en Chine bien après nous, puisqu’ils n’ont pas reconnu la Chine, comme le général de Gaulle l’avait fait, dès 1965. Cela nous a donné précisément une avance pour Peugeot à Wuhan, point de départ d’un certain nombre d’initiatives. La France a aussi été à l’avant-garde dans les technologies nucléaires, avec la centrale Taishan de Canton, le début de l’énergie nucléaire civile en Chine, mais elle s’est ensuite un peu endormie sur ses lauriers. Et l’Allemagne, qui n’est arrivée que tard, qui n’avait pas reconnu la Chine, est venue avec des idées simples qui se sont avérées extrêmement efficaces. Helmut Kohl considérait que le but de la politique étrangère allemande était de faire aimer les produits allemands. Il y est parvenu. Là où nos officiels passaient un ou deux jours en Chine, il y restait une semaine avec ses collaborateurs, et il n’avait qu’un but, faire connaître les grandes entreprises allemandes.
L’absence d’ambition apparente de l’Allemagne, notamment dans cette fin de la guerre froide, s’est transformée en son contraire. Les Allemands ont fait rouler toute la Chine en Audi. Cela a été la véritable percée de l’automobile allemande. Ensuite, les Allemands, comme la Chine, ont réussi une percée à l’exportation qui les a placés, les uns et les autres, sur la sellette face à la politique américaine qui leur reprochait des excédents commerciaux trop importants, d’où un front sino-allemand. Non seulement je ne déplore pas ce front, mais je pense que c’est une très bonne chose que les Allemands aient découvert ainsi le reste du monde à travers la Chine, dans une vision internationaliste qui est souvent supérieure à celle de nos analystes en France. En même temps, je vois tout à fait l’égoïsme de cette politique, fondée sur quelques produits, mais qui ne joue pas sur les véritables succès franco-allemands, comme Airbus. Elle joue au contraire sur un certain nombre de divisions du travail qui sont beaucoup plus déterminées par les Chinois que par les Allemands. La France pourrait faire la même chose, et l’Italie aussi, à sa manière. Nous sommes en ordre dispersé. Une stratégie européenne en Chine est nécessaire.
La deuxième chose est notre présence en Asie. Là, nous touchons un petit peu à la stratégie de la BRED qui a hérité, au départ, d’un certain nombre de comptes et d’une présence traditionnelle qui sont des suites de l’histoire française, par exemple la présence de la BRED à La Réunion, qui elle-même entraînait d’autres marchés, ou dans l’Asie du Sud-Est, zone d’influence française. C’est ainsi que, par exemple, aujourd’hui, la BRED occupe une position tout à fait originale au Laos, qui commence à faire tache d’huile sur le Cambodge.
Mais il est évident que s’agissant du Vietnam, qui est déjà un ensemble beaucoup plus important, seule une initiative française peut réconcilier les Chinois et les Vietnamiens. Les Vietnamiens n’ont qu’une envie, c’est de faire partie, sur le plan économique s’entend, de la grande Chine, et d’en retirer un certain nombre d’avantages, mais sans renoncer à leur indépendance nationale. Ils ne veulent pas d’un face-à-face qui leur semblerait mortel avec la seule Chine, même si la victoire de Canton, qui est une ville décentralisée et ouverte sur le monde, dans le congrès actuel du parti communiste chinois est très encourageante par rapport à des ambitions nationalistes et à la volonté de centraliser toute la Chine du Sud. De même, la défaite du lobby pétrolier chinois est un tournant tout à fait favorable. Comme beaucoup, je pense que si le Vietnam devait se rapprocher de la Chine, il ne pourrait le faire qu’avec la France, parce que c’est l’ancienne puissance coloniale, parce que la culture française est toujours présente au Vietnam, parce que les Vietnamiens ont besoin d’un partenaire qui ne serait évidemment pas le Japon. Nous sommes face à une stratégie d’expansion qui va bien au-delà de la Chine elle-même, qui est la grande Chine, je dirais, cette Asie continentale qui sera demain un des deux grands pôles de l’économie de la planète.
Là, la France peut être un peu à l’avant-garde des Européens. Cela peut paraître contradictoire, mais il y a deux éléments à prendre en compte. La France doit agir là où elle a des atouts, et jouer ses cartes très vite et très fort. La France doit le faire dans le cadre d’une stratégie européenne concertée. Ce n’est pas la France seule, ni l’Allemagne seule, ni même des pays opportunistes et capables comme l’Italie, le Portugal ou l’Espagne qui doivent être présents sur le marché chinois, mais un marché européen global avec une monnaie globale, l’euro, et avec des initiatives globales, en matière bancaire notamment. Je crois que cette option n’est pas compromise, à condition d’avoir une véritable stratégie. Ce qui manque en France aujourd’hui, ce n’est pas le savoir-faire, il est grand, mais c’est la stratégie. C’est très curieux, parce que la France est un pays d’idées générales, mais actuellement elle n’a que des idées particulières, lesquelles sont plutôt bonnes. À nous de passer au stade supérieur. Je suis persuadé que les grandes entreprises françaises, mais aussi allemandes, quand elles sont associées, comme dans Airbus, ont un rôle particulier à jouer. Je n’ai pas de conclusion, sinon que je suis persuadé que la BRED et l’ensemble des Banques Populaires et Caisses d’épargne associées sont un des éléments fondamentaux – parce qu’elles disposent aussi d’une capacité d’initiative et d’une originalité- dans une stratégie de financement du développement entre l’Asie et l’Europe. Alors, qu’on l’appelle la route de la Soie ou qu’on lui trouve un nom qui nous soit propre, peu importe, car cette idée est féconde. Elle est complémentaire à celle de l’importance des technologies que l’Amérique diffuse aujourd’hui par son extraordinaire révolution numérique.
Olivier Klein
Merci infiniment Alexandre. Je ne peux que me joindre à toi pour souhaiter vivement l’émergence d’une stratégie européenne, en général, et spécifiquement dans le cadre d’un jeu global que la Chine a lancé avec sa nouvelle route de la soie.