« Se transformer pour gagner »

23.01.2015 11 min
Exposé de Pascal Picq, Paléoanthropologue, Maître de conférences au Collège de France, Spécialiste des théories de l’évolution et dialogue avec Olivier Klein à la Convention BRED de décembre 2014

« La transformation gagnante ».

C’est un plaisir d’être parmi vous au sein de la cité des sciences et de l’industrie, maison que je connais bien, qui symbolise la connaissance, la science et la société.

Je suis paléoanthropologue (paléo, ça veut dire ancien, anthropos c’est l’homme, et logos la connaissance). Je suis venu vous parler de l’évolution, de celle en train de se faire. Je suis avant tout un spécialiste des fossiles, mais je vous rassure, je ne suis pas là pour ça. Il y a deux aspects dans les théories de l’évolution. D’une part, le grand passé (Lucy, Néandertal, les dinosaures…), des terrains scientifiques complexes et passionnants. D’autre part, les théories de l’évolution qui concernent le changement. Car les théories de l’évolution sont faussement simples, elles s’intéressent à la mécanique du changement, notamment dans la nature et les sociétés humaines, voire dans les entreprises.

Premier cliché à balayer : vous, entreprise, avez des échéances à court terme et moi, scientifique, je travaille sur des millions d’années.

Non ! L’évolution est quelque chose d’assez particulier, ce n’est pas un long fleuve tranquille. Cela peut être extrêmement brutal. Vous avez tous vu Jurassic Park ! Vous êtes un super tyrannosaure. Personne ne vous embête. Vous êtes le plus fort et… vous êtes percuté par une météorite. Dans le genre rapide, c’est pas mal. D’ailleurs Noël arrive, première bonne nouvelle, les dinosaures n’ont pas disparu, ils se sont adaptés ; ils sont montée au ciel et s’appellent maintenant les oiseaux. Le chapon que vous mangerez à Noël, il est fait comme un tyrannosaure. Sauf que pour le gavage, l’élevage et la cuisine, ce n’est pas la même technique. Une lignée de dinosaures s’en est sortie. Aujourd’hui, il y a toujours deux fois plus d’espèces d’oiseaux que de mammifères, même si c’est nous qui les mangeons.

Pourquoi y a-t-il évolution, c’est-à-dire changement ? D’abord, il y a les catastrophes dites « naturelles ». J’ai déjà cité les météorites. Il y a aussi les intempéries liées au changement climatique comme dans le film « Le jour d’après ». Je cite des films car j’ai remarqué que les gens regardent plus les films que ne lisent mes livres. La théorie du soleil qui rythme les glaciations, le volcanisme et, aujourd’hui, le réchauffement climatique. Et là nous y sommes pour quelque chose, donc il faut en tenir compte.

Heureusement, il n’y a pas que des catastrophes naturelles, sinon il n’y aurait pas d’évolution car tout ceci serait totalement aléatoire. Il y a, dans l’évolution, de longues périodes de stabilité, de relative stabilité, et d’autres périodes de changement progressif. Ceci est entrecoupé par des « ponctuations », que l’on appelle chez nous « les crises ». Les crises font donc partie de l’évolution. Il nous faut accepter que ce qui se passe aujourd’hui ne soit pas « un état de fièvre » passager que l’on pourrait soigner avec quelques médicaments. Nous sommes dans un moment de changement du monde extrêmement rapide et à grande échelle. Cela fait partie de la théorie de l’évolution.

Quels sont ces changements ?

D’abord, l’absence de catastrophe naturelle ne suffit pas à assurer notre tranquillité. Dans notre langage scientifique, on parle de « reine rouge », en référence à « Alice au pays des merveilles » de Lewis Caroll. Alice s’étonne que dans le pays imaginaire qu’elle découvre, le décor avance en même temps qu’elle. La reine de cœur lui dit que dans ce pays, il faudrait qu’elle coure le plus vite possible pour rester à sa place. Le parallèle avec le monde de l’entreprise est évident ; une entreprise doit co-évoluer avec ses concurrents et avec la société. Mais j’y reviendrai plus tard.

Pour les entreprises, il y a évidemment des catastrophes naturelles et évidemment leurs relations de compétition avec les concurrents. Mais on a souvent tendance à penser que les causes de nos malheurs, ce sont les autres : l’euro fort, la mondialisation, la concurrence des Chinois ou des Brésiliens, etc. Bien sûr, cela ne facilite pas les choses, mais il faut comprendre que les causes du changement sont liées à nos propres actions.

Nos succès présents sont les moteurs des succès futurs. Lorsque l’on regarde l’évolution des cycles économiques (Kondratieff ou Schumpeter), on constate que les pays connaissent des périodes de croissance forte qui se caractérisent par le plein emploi, la confiance dans la jeunesse, des taux d’intérêt forts et une inflation encore plus forte, ce qui favorise l’emprunt et l’investissement.

Quand arrive la fin d’un cycle de Kondratieff, arrivent le chômage, la dette à rembourser, le renfermement sur les acquis, l’absence de confiance en l’avenir… Bref, un monde qui change et qui devient inquiétant.

Pourquoi ça change ? Schumpeter a bien expliqué les causes du changement. Chaque fois, vous avez des innovations de rupture, des technologies et des usages nouveaux qui perturbent l’ensemble du système. Ce sont les NTIC, les nouvelles technologies de l’information qui ont amené le changement. Aujourd’hui, on assiste à l’émergence des biotechnologies, nanotechnologies, biologie de synthèse et sciences cognitives de l’information. Mais ce sont également de nouvelles gouvernances, de nouveaux systèmes économiques, l’apparition de nouveaux acteurs économiques. Pendant ces périodes, on va également connaître des changements sociétaux, comme le mariage pour tous.

Ce sont à chaque fois de nouvelles formes de banque. Cela me fait rire quand on parle de mondialisation et du rôle des banques, car cela a toujours existé. Il y a 30 000 ans déjà, des objets d’art fabriqués au Pays Basque étaient revendus en Sibérie. Avec la lettre de change, on a vu l’émergence des premiers capitalistes, à Gênes et Venise. Les banques sont aussi à l’origine des premières révolutions industrielles, car le capitalisme a besoin de fonds importants. Aujourd’hui, c’est ce que vous proposez. Et demain, c’est le Bitcoin, le crowdfunding… A chaque grande période de changement, les anciennes formes de financement font place petit à petit aux nouvelles. Ce que nous vivons est donc tout à fait normal. Nous avons connu cela 7 ou 8 fois dans l’histoire de l’Humanité et nous sommes en plein dedans.

Regardez les 4 générations qui vivent en même temps sur cette terre. Chacune est corrélée à une révolution technologique :

  • Les baby boomers, c’est le hardware, les ordinateurs.
  • La génération X, c’est la génération du logiciel.
  • La génération Y, celle des réseaux sociaux.

Quant à la génération Z, elle est « digital native ». Message aux vieux dans cette salle, vos enfants ont peut-être déjà créé une boîte, et vous n’êtes même pas au courant. On n’a jamais connu ça.

Et vous n’avez pas tout vu. 50 % des métiers que nous connaissons vont être modifiés dans les prochaines années. Car les machines cognitives et intelligentes arrivent. Les professions réglementées, par exemple, ce ne sont pas les politiques qui les réformeront, mais les robots.

Aujourd’hui, les nouvelles économies se mettent en place, qu’elles soient circulaires, vertes, servicielles, etc. Les résistances s’organisent mais elles sont vaines, le changement est en marche et rien ne peut l’arrêter.

Alors comment faire face à un monde qui change ?

Il y a ceux qui disent : « on a toujours fait comme ça, on ne bouge pas ». C’est la méthode dinosaure. Ceux-là, clairement, ils sont morts. Regardez l’entreprise Kodak.

Nous entrons dans une période unique dans l’histoire de l’Humanité, on n’a jamais connu un tel progrès, aussi rapide et aussi global. Aussi bien au niveau de la santé, de l’espérance de vie, de l’éducation, du patrimoine…

Souvent, nous mourons de nos points forts, surtout si nous n’avons pas préparé le changement et maintenu assez de potentialité. Nous disparaissons, du fait même de notre succès. Ce dernier nous oblige à reconstruire un monde nouveau derrière.

Il y a ceux qui disent : améliorons ce que l’on sait faire. Là, je suis d’accord. A condition de commencer à bien explorer et déployer le champ du possible. Darwin avait compris que la matière première de l’adaptation, c’est la variation. Chaque différence est une potentialité pour l’adaptation. Votre slogan, « tous créateurs de valeur(s) », c’est vraiment cela. Darwin a été le premier à dire que les diversités sont autant de trésors dans un environnement incertain pour s’adapter au monde de demain. A condition, évidemment, qu’elles soient inscrit dans une organisation. L’organisation, c’est l’aptitude à mettre ensemble des personnes qui ont différents âges et différents profils. Plus personne ne peut maîtriser les complexités du monde, il va falloir travailler en équipe.

On peut se poser la question de savoir quand l’entreprenariat va devenir la forme dominante de la création de richesses. Aujourd’hui nous basculons vers cela, au sein de l’entreprise et entre les entreprises. Dans mon livre, j’ai nommé cela la coévolution. Plus vous êtes dans un réseau de relations honnêtes et utiles, plus vous créez un tissu de relations complexes et plus votre écosystème sera stable, solide, résilient. Toutes nos études montrent que dans un écosystème, plus on donne, plus on reçoit, même si la réciprocité n’est pas systématique.

Face à un monde incertain, il y a une recette universelle valable pour les êtres vivants, mais aussi pour les entreprises : les trois ingrédients sont la diversité, l’organisation et la coévolution.

Pour conclure, je reviendrai aux raisons qui ont fait que les homo-sapiens ont survécu à toutes les espèces présentes à l’époque. Ce ne sont pas leurs armes ni leurs outils qui les ont sauvés mais leur système de valeurs, de société. Ils avaient confiance dans un projet commun, une vision partagée. On ne sait pas où on va, mais on y va ensemble.

Dialogue entre Pascal Pick et Olivier Klein

Convention BRED, décembre 2014

Olivier Klein : Votre vision longue de l’histoire est cruciale, elle nous aide à réfléchir à la façon dont elle s’applique à nous-mêmes.

Première réflexion. Je pense aussi que la crise est le moment clé des mutations. Les crises économiques sont des moments de transformation du système. Elles provoquent une sorte de désordre créateur qui fait naître les nouvelles façons de se réguler. Lors des crises, il y a ceux qui disparaissent et ceux qui se réinventent et survivent. Gramsci disait « La crise est ce qui sépare le vieux du neuf. »

Dans la transformation, il y a un élément non subi, un choix. Quand l’environnement change, comme vous l’avez dit, il faut bouger pour ne pas se fossiliser. Mais, comme vous l’avez également souligné, nous sommes aussi acteur de notre propre environnement. Bouger n’est pas suffisant. Evoluer, c’est anticiper, faire des choix. C’est agir sur notre environnement, sur l’évolution, pour être co-acteur de l’environnement de demain.

A notre niveau, nous avons la capacité de réinventer notre modèle bancaire. C’est à la fois un challenge passionnant et extraordinaire, car nous sommes modestement en train de participer à l’invention, à l’écriture de l’histoire de la banque. C’est une autre façon de dire que nous ne sommes pas là en train de subir. Nous sommes co-auteur de notre destin, en interaction permanente avec notre environnement, et nous contribuons à en forger l’évolution.

Des études scientifiques dans le domaine de la biologie, menées à la fin des années 70, passionnantes, parlent « d’ordre par le bruit » et « d’ordre par le chaos ». Tout organisme vivant, biologique, est organisé pour supporter un peu de désordre. Mais lors de plus grands désordres, les organismes qui survivent ne sont pas ceux qui se figent en s’imposant les mêmes règles strictes, immuables. Ceux qui survivent sont ceux qui sont capables de prendre en compte ce désordre pour en faire un nouvel ordre, plus complexe et plus stable. Ce nouvel ordre intègre ces désordres, avec un nouveau mode de régulation.

Le biologiste Henri Atlan, dans son ouvrage « Entre le cristal et la fumée » (Seuil 1979), montre que les organismes biologiques, et c’est aussi valable pour les sociétés, ont besoin d’éléments de répétition, de règles communes, d’ordre interne, pour assurer leur cohérence et le niveau d’interdépendance nécessaire des éléments qui les constituent. Cela assure leur stabilité et leur permet de ne pas se désagréger sous l’effet de n’importe quel petit choc. C’est ainsi que ces organismes ne sont pas comme de la fumée, c’est-à-dire ne sont pas auto dissipatifs. Si, en revanche, les organismes sont complètement figés, ne sachant que répéter ad libitum leurs règles et leurs routines, lorsque les chocs ou les « bruits », sont plus importants, lorsque les changements de leur environnement sont significatifs, l’organisme devient comme du cristal. Très fragile il peut se rompre aisément.

L’entreprise, comme tout organisme, doit être entre le cristal et la fumée, c’est-à-dire choisir le bon compromis entre la règle, la routine et la répétition et, de l’autre côté, la réinvention, l’autonomie de ses parties, l’agilité à se transformer. C’est dans cet équilibre, toujours instable, que se trouve la capacité des organismes vivants à survivre et à surmonter les crises et les mutations de l’environnement.

Il ne faut pas bouger pour bouger, tout jeter, mais changer pour s’adapter, et anticiper pour devancer les problèmes, les utiliser, en tirer profit plutôt que les subir. Il faut donc finalement qu’une entreprise s’organise pour ne pas disparaître comme la fumée, par manque de règles et de routines comme par manque de cohérence. Mais il faut s’organiser aussi pour ne pas casser comme le cristal, par manque d’agilité, de souplesse, par insuffisance d’autonomie des parties et de capacité d’adaptation individuelle et collective.

Pascal Pick : Dans mon intervention, j’ai choisi le terme « cultiver le changement » car ce qui m’intéresse, en tant qu’anthropologue, c’est de savoir comment les sociétés changent au travers des époques. Il y a un siècle, à la Belle époque, la France dictait au monde ce qu’était la modernité. Le pays avait confiance dans les sciences, dans les jeunes et dans le progrès ; les trois ingrédients indispensables au changement.

Surtout, comme le dit très bien Olivier Klein, il faut sortir d’une culture de l’adaptation pour aller vers une culture de l’adaptabilité. L’adaptation, c’est l’idée qu’il faut être le plus fort possible face à un environnement déterminé. C’est ce que l’on appelle « s’adapter au marché ». Pour cela, il faut évidemment une bonne vision du marché.

L’adaptabilité, c’est le fait de changer l’environnement dans lequel on évolue. C’est la différence entre gagner des parts de marché en considérant que le marché est stable et changer le marché. « We change the world », disait Steve Jobs, le patron d’Apple. Il a créé tous les outils que nous avons actuellement dans nos poches. Et cela a impacté tous nos métiers.

L’adaptation, c’est accompagner le changement. L’adaptabilité, c’est conduire le changement.

Dans notre jargon, nous parlons des espaces de Baldwin. Comme on ne connaît pas le monde vers lequel on va, il faut adopter une culture de l’essai-erreur. Il faut faire de la co-évolution. Il faut bouger en premier pour façonner le monde des possibles.

Olivier Klein : Comme l’a très bien dit Pascal Pick, on peut mourir de ses points forts, si l’on est persuadé qu’ils le sont définitivement. Aveuglément assis sur ses certitudes, tous ses avantages comparatifs peuvent disparaitre. Il faut être capable d’envisager ses points forts de demain, savoir bouger, en sachant s’appuyer sur les invariants qui fondent l’essence de ce que l’on est.

Pascal Pick : J’entends souvent parler de l’évolution comme de la théorie de la survie des plus aptes. C’est une bêtise ! Si vous êtes le plus apte dans un environnement donné, et que cet environnement change, vous disparaissez avec. Il faut comprendre les mécanismes qui ont fait que nous sommes les plus forts afin de les remettre en action pour se développer. Malthus a souvent parlé de limitation des ressources. Plus vous gagnez de parts de marché, plus vos ressources sont saturées. Vous modifiez donc en permanence votre marché.

Olivier Klein : En théorie économique schumpétérienne, le point d’équilibre n’a pas d’importance. Car ce point d’équilibre est fugace, insaisissable. L’économie est un mouvement qui nous contraint à raisonner en termes de dynamique. Tout évolue, se transforme, à des vitesses variées. Mais les moments de changement accéléré sont autant d’occasions de se réinventer, d’innover, d’imaginer le monde, les nouveaux besoins ou les nouvelles façons de travailler. Ces moments sont importants, car ils remettent en cause les rentes, favorisent la mobilité sociale et l’égalité des chances, en donnant une prime à l’innovation, un avantage à ceux qui ne sont pas les produits de la seule reproduction des acquis antérieurs, culturels, sociologiques et économiques.

Télécharger la version PDF de cet article