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J’étais l’invité de Jean-François Bodin sur Radio Rythme Bleu pour parler économie calédonienne, stratégie bancaire, guerre commerciale Etats-Unis/Chine

À l’occasion de ma visite en Nouvelle-Calédonie, j’ai eu le plaisir d’être accueilli par Jean-François Bodin sur Radio Rythme Bleu pour y parler économie mondiale, guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, stratégie bancaire ou encore situation actuelle de l’économie calédonienne.

Interview à retrouver ici : https://bit.ly/30B7AoT

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La question des inégalités : inégalités des revenus – inégalités des chances

Le thème des inégalités recouvre par nature plusieurs aspects. Si l’on se situe au plan mondial, les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches se sont considérablement réduites depuis les années 80. D’après la Banque mondiale, en 1981, 40 % de la population mondiale vivaient en dessous du seuil de l’extrême pauvreté, contre seulement 11 % aujourd’hui. Le taux de croissance des pays émergents a donc considérablement réduit les inégalités entre les niveaux de vie moyens des différents pays. Et si l’on se concentre simplement sur la Chine et l’Inde, qui ont connu et continuent à connaître les plus forts développements économiques depuis les années 80, on dénombre 2 milliards de personnes qui sont passées au-dessus du seuil de pauvreté. Cela constitue un formidable progrès et c’est l’un des bienfaits évients de la mondialisation.

Cela est vrai pour les revenus mais aussi pour la santé. Mes données sont moins récentes et cela s’est encore amélioré depuis lors. En 1940, l’espérance de vie dans les pays en développement était de 44,5 ans. Dans les années quatre-vingt, elle atteint 64,3 ans. Elle a donc augmenté de 20 ans pendant ces 40 années. Dans le même temps, dans les pays développés, on vit 9 ans de plus. On voit donc, là aussi, se réduire les inégalités dans le domaine de la santé et de l’espérance de vie.

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En revanche, au sein de chaque pays, développé ou émergent, les inégalités ont en moyenne augmenté avec la mondialisation et la croissance. Car, si le processus de croissance permet au plus grand nombre d’accroître son niveau de vie, certains au sein de chaque pays progressent plus vite que d’autres, et dans certains pays, on accède à une plus grande part du revenu national qu’avant lorsqu’on est au sommet de la pyramide. Donc, le niveau de vie a bien augmenté pour tout le monde ou presque. Mais, les inégalités ont pu croître quand même, tout simplement parce que certains ont vu leur situation s’améliorer plus rapidement que d’autres. Ainsi va le bonheur, mesuré par les économistes de façon instructive. Toutes les études montrent que le bonheur est relatif. On est heureux quand, d’une part, on va mieux et, d’autre part, que sa situation s’améliore plus vite que celle des autres. Autrement dit par comparaison. En relatif. Ainsi l’accroissement des inégalités, même si tout le monde voit son niveau de vie augmenter, devient-il vite un sujet social et politique.
On assiste donc à un phénomène à bien clarifier : une inégalité très largement réduite entre les pays et des inégalités croissantes au sein des pays, même si le niveau de richesse et de bien-être a globalement monté.


On peut donc aborder et analyser la question des inégalités de différentes manières.

Les inégalités de revenu peuvent être mesurées en considérant la part prise par le top 1 % de la population dans les revenus du pays. On peut aussi mesurer beaucoup plus finement, et sans doute de façon plus pertinente, les inégalités avec l’indice de Gini. Gini est un économiste –statisticien qui a inventé la méthode qui consiste à étudier la répartition des inégalités sur l’ensemble de la population. On relève en fait les écarts entre tout le monde pris deux à deux et l’on fait une moyenne des écarts de chacun à chacun. Si la moyenne des écarts est égale à zéro, cela signifie que tout le monde a exactement le même revenu, si cette même moyenne est de 1, cela traduit l’inégalité la plus totale. Ces indices sont mesurés sur tous les pays de l’OCDE.

Enfin, une troisième manière de faire ne s’intéresse pas à l’inégalité des revenus mais à l’inégalité des chances. On parle là, bien sûr, de la mobilité sociale, des « trappes à la pauvreté » dans lesquelles des générations peuvent s’enfoncer. L’égalité des chances est évidemment cruciale, parce qu’elle participe du pacte républicain, du pacte social, de la capacité à vivre ensemble, et évidemment, qu’elle est fondamentale pour la santé d’une société, pour sa cohésion. Quand il y a une faible inégalité des chances, cela permet de mobiliser plus de personnes. Cela signifie que quel que soit le milieu dans lequel on est né, si l’on a du talent, si l’égalité des chances existe, on arrivera à progresser. Ainsi, non seulement la conviction que chacun a les mêmes chances est-il un facteur de cohésion sociale important, mais, en plus, cela permet de favoriser la croissance, parce que cela mobilise tous les talents où qu’ils soient. Donc la question de l’inégalité des chances est cruciale. Il s’agit, on le comprend bien, de savoir si ce sont toujours les mêmes et leurs enfants qui ont toutes leurs chances de réussite ou bien si les parcours peuvent être fluides sans détermination trop forte pour le milieu social d’origine. Et l’on va voir qu’en France, il y a une adhérence forte en haut, comme en bas.

Les constats :

Je vais d’abord présenter quelques chiffres, puis quelques éléments d’analyse.

En France, si l’on se compare aux pays voisins, l’inégalité de revenu après répartition est plutôt faible, tandis que l’inégalité de revenu avant répartition est plutôt forte. L’inégalité des chances, quant à elle, est plutôt forte.

Et c’est autour de ces constats que l’on va essayer de raisonner pour trouver éventuellement des conclusions en termes de politique économique et de réformes indispensables.

Prenons d’abord la mesure de l’inégalité des revenus avant répartition et après répartition.
Avant répartition, il est évident, par exemple, que l’inégalité est plus grande si les salaires vont de 1 à 1 000, plutôt que de 1 à 100. Mais il faut aussi considérer les personnes qui ne travaillent pas et qui ont de ce fait de très maigres revenus. Plus il y a de gens exclus de l’emploi, plus l’inégalité des revenus avant redistribution est forte.
Et plus le système de redistribution, que ce soit par les impôts, les revenus de soutien, etc.-, est puissant, plus on réduit l’inégalité des revenus après distribution.

Avant répartition, l’indice GINI, qui était à 0,477 aux États-Unis en 1996, est passé à 0,507 en 2016. Au Royaume-Uni, il a peu augmenté, contrairement à ce que l’on pourrait penser. En zone euro, il est passé de 0,473 à 0,504 ; au Japon de 0,409 à 0,488. Donc, que constate-t-on ? Les inégalités ont effectivement monté un peu partout. Et aux États-Unis, cela n’a pas monté beaucoup plus qu’ailleurs, avant répartition. Le niveau d’inégalité n’y est pas tellement plus élevé, en outre, que dans la zone euro alors qu’au Japon, il est plus bas.

Après répartition, les Etats-Unis passent en 2016 de 0,507 à 0,391. On voit donc l’effet de la répartition, qui, évidemment, réduit l’inégalité de revenu. Au Royaume-Uni, on note une forte baisse aussi. La zone euro, après répartition, s’avère un système beaucoup plus égalitaire que les États-Unis puisqu’il y est bien plus bas après répartition. L’Europe a donc un système qui réduit davantage les inégalités. Et le Japon se situe entre les deux.

Analysons la France. Avant redistribution, l’indice Gini est passé de 0,490 en 1998 à 0,516 en 2015. Donc une assez faible évolution à la hausse des inégalités. Ces inégalités sont-elles fortes ou faibles par rapport aux autres pays? En 2015, la France est un peu plus inégalitaire avant redistribution que les États-Unis. Est-ce parce que l’éventail des salaires est plus fort ? Non, bien entendu. C’est parce qu’il y a beaucoup plus de personnes sans emploi. Ce qui est un problème essentiellement français. Les autres pays ayant très souvent un taux d’emploi de 10 points supérieurs (75 %, contre 65 % en France). L’Allemagne est presque au niveau des États-Unis. Et l’on sait bien que le niveau de chômeurs y est très élevé. L’Espagne connaît un niveau d’inégalité avant redistribution plus fort encore que la France. La Suède, même avant répartition est, sans surprise, un pays plus égalitaire. On constate donc que la France se place avant répartition, à des niveaux élevés d’inégalité.

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Mais après redistribution, quel est le constat ?

La France en 2015 est à 0,295, parmi les indices les plus bas de tous les pays pris en compte. On passe donc d’un indice parmi les plus élevés en termes d’inégalité avant redistribution à un indice parmi les plus bas après redistribution. Ainsi donc en France, la redistribution est-elle très forte. Aux États-Unis, le niveau des inégalités après redistribution est beaucoup plus élevé qu’en France. Mais en Espagne, en Italie, en Allemagne, le niveau d’inégalité des revenus après redistribution est à peu près identique à celui la France. Et l’on se retrouve à des niveaux, toujours après redistribution, assez comparables à ceux de la Suède.

La France connaît ainsi une politique de redistribution, ramenée au PIB, parmi les plus élevées de tous les pays de l’OCDE. L’avantage en est de réduire les inégalités, mais cela a aussi des inconvénients. Cela implique, en effet, des impôts beaucoup plus lourds, des prélèvements obligatoires beaucoup plus importants, ce qui n’est pas sans conséquences. On peut ainsi corréler aisément l’indice Gini après redistribution et le poids des prestations sociales sur le PIB. Et c’est ainsi, grâce à l’une des plus fortes redistributions des pays de l’OCDE, que la France connaît l’une des plus faibles inégalités des revenus, seuls le Danemark, la Finlande et la Suède connaissant un niveau encore inférieur.

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Considérons maintenant la proportion du revenu national reçu par 1 % des individus touchant le plus de revenu national. En France, ils touchaient 9 % des revenus nationaux en 1995. En 2015, ils en touchent 10,5 %. Si l’on compare avec la Suède, ce pays connaissait en 1995 le pourcentage le plus bas de 6 % du revenu national, contre 9 % en France, et, en 2015, 8 % contre 10,5 % en France. Ce n’est pas extrêmement éloigné. Regardons les États-Unis, en 1995, les 1 % les plus riches obtenaient 15 % du revenu national. Et en 2015, ce pourcentage atteint un peu plus de 20 %. C’est évidemment frappant. 2 fois plus qu’en France. Et l’augmentation de la part reçue par le 1 % les plus riches a été beaucoup plus brutale. En Allemagne, la progression a été un peu plus vive que chez nous, 9 % aussi en 1995 mais 13 % en 2015. On est cependant très loin des États-Unis. Au total donc, les 1 % les plus riches ont donc obtenu une portion croissante du revenu national. Mais le phénomène est bien plus visible aux Etats-Unis qu’en Europe.

Une autre façon d’analyser les inégalités est de regarder le pourcentage d’individus qui se situent au seuil de pauvreté.

La façon habituelle et internationale de le calculer peut être remise en question, mais, au moins, c’est un indicateur utilisé partout. On se place en pourcentage du revenu médian des Français ou des Américains, par exemple. A moins de 50 %, ou bien 60 % comme dans nos chiffres de ce revenu medium, on est considéré comme pauvre. C’est une notion relative de la pauvreté.

En France, peu de gens se situent en-dessous du seuil de pauvreté, c’est-à-dire en-dessous de 60 % du revenu médian français. Alors qu’en Espagne, le pourcentage est plus élevé, de même qu’en Italie. Aux Etats-Unis, il est également plus fort. Et le pourcentage de la population française en-dessous du seuil de pauvreté a même baissé entre 1998 et 2016. Il a, sur la même période, augmenté en Allemagne.
Donc, là encore, on ne peut pas dire que la pauvreté soit forte ni qu’elle se soit accrue en France. Ce que l’on entend parfois dans les médias est tout simplement statistiquement faux.

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En revanche, en France, l’inégalité des chances, elle, est plutôt forte, comparée aux pays similaires.

Selon les sondages d’opinion réalisés par l’OCDE, 44 % des Français interrogés considèrent que l’éducation transmise par les parents est importante pour progresser dans la vie. Au sein de l’OCDE, qui comprend aussi bien le Chili que le Mexique que tous les pays européens, les États-Unis, etc., l’opinion moyenne est à 37 %. Ce qui reflète en France un sentiment d’inégalité des chances assez élevé. Et malheureusement, l’opinion a raison. En France, le statut socio-économique se transmet plus fortement qu’ailleurs d’une génération à l’autre. Le niveau de revenu relatif se transmet plus fortement d’une génération à l’autre que dans les autres pays. Enfin, le niveau d’éducation, de diplôme, se transmet plus fortement de parents à enfants que dans les autres pays. En fonction de ces 3 critères, l’inégalité des chances s’avère plus forte en France qu’ailleurs.

Evidemment, l’inégalité des chances existe partout puisque le milieu socio-culturel compte beaucoup dans la vie et le développement des enfants. Mais la façon dont on parvient à corriger partiellement le phénomène peut être plus ou moins forte. Cela a été calculé par l’OCDE qui a publié une note sur ce sujet. L’OCDE a pris en compte la mobilité intergénérationnelle. Et l’on regarde combien de générations il faut à une famille qui part du bas de l’échelle pour arriver à la moyenne. Evidemment, plus faible est le nombre de générations pour arriver à la moyenne, en appliquant la mobilité moyenne de la société, moins il y a d’inégalité des chances. Plus il faut de générations pour y parvenir, plus on est cantonné au bas de l’échelle, ou protégé symétriquement en haut de l’échelle.

Au Danemark cela prend 2 générations.
En Norvège, 3 ; en Finlande, 3 ; en Suède, 3 ; en Espagne, 4.
En Nouvelle Zélande, Canada, Grèce, Belgique, Australie, Japon, Pays-Bas, 4.
Aux États-Unis, 5.
Et en France, 6.

Six générations pour que quelqu’un qui se situe tout en bas de l’échelle des revenus ait une chance que ses arrières petits enfants arrivent au revenu moyen, eu égard à la mobilité française. L’Allemagne ne fait pas mieux et le Chili non plus ! Et l’OCDE, en moyenne, se situe entre 4 et 5.

Des études parviennent aux mêmes conclusions quant à l’inégalité des chances en France, par rapport à celle de pays comparables, en calculant les corrélations entre le revenu des parents et celui des enfants devenus adultes. De même pour les corrélations des niveaux de diplômes.

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Quelles réformes de structures faudrait-il faire pour lutter contre l’inégalité des chances ?

Il faut évidemment évoquer la réforme de l’éducation nationale. On a beaucoup moins de mobilité et d’égalité des chances en France qu’il y a de nombreuses années, quand on parlait des « hussards de la République » pour désigner les instituteurs qui accompagnaient et poussaient loin leurs élèves méritants. Cet état d’esprit n’est pas abandonné, mais il est bien moins répandu et l’éducation nationale, en réalité, a baissé en efficacité globale pour de nombreuses raisons que l’on peut expliquer plus ou moins aisément. L’efficacité de l’éducation est mesurée et comparée par des tests de niveau réalisés internationalement par l’OCDE.

Les études comparatives montrent qu’il faut que l’éducation nationale puisse consacrer un peu plus de moyens aux enfants des quartiers ou des milieux défavorisés. On sait également que beaucoup se joue au début de la vie, à la maternelle et à l’école élémentaire. C’est là où il faut davantage de moyens. Mais ne nous trompons pas, c’est bien une question d’efficacité et non de moyens globaux au sein de l’éducation nationale en France qui a un budget sur PIB bien supérieur aux autres pays européens pour un résultat décevant aux tests.
Il faut également accompagner les gens au cours de leur parcours professionnel pour qu’ils puissent progresser. La formation professionnelle en France est très inefficace et en voie d’être réformée.

Certains pays font tout cela remarquablement bien : la Corée du Sud par exemple, ou encore les pays nordiques. Ils se donnent ainsi les moyens d’assurer un bon degré de mobilité sociale dans leur pays. Ce qui est utile, je le répète, non seulement pour la cohésion sociale, mais aussi pour l’économie parce qu’on va chercher des talents qui, autrement, ne pourraient s’exprimer, et qui contribuent, évidemment, à la croissance générale.

Il faut par ailleurs réduire le chômage de longue durée, ce qui implique un accompagnement plus efficace du retour à l’emploi et de meilleures incitations à prendre un emploi. On sait en outre très bien qu’en France, après 4 mois de travail, on a droit au chômage. C’est l’un des rares pays où il faut aussi peu de temps pour ouvrir un droit au chômage. C’est à regarder. Et, bien sûr, aussi, il faut faciliter ce qui contribue à la création d’emplois…

Il est aussi important de travailler sur les inégalités territoriales, parce qu’elles existent.

Donc, en général, en France, la mobilité sociale est plutôt plus faible que dans d’autres pays comparables, et cela se traduit, à travers les revenus, les diplômes et les catégories socio-professionnelles, dans l’évolution entre les générations.

Et l’on sait aussi que la faible mobilité est non seulement intergénérationnelle, mais aussi qu’il y a en France moins de chances qu’ailleurs de pouvoir évoluer au cours de sa vie.


Deux analyses :

J’en tire deux analyses qui, à mon sens, amènent à réfléchir.

La première est le lien existant entre croissance, innovation et égalité des chances. La deuxième, la forte redistribution qui réduit grandement les inégalités initiales conduit à un cercle vicieux.

Premier angle d’analyse, le lien entre croissance, égalité et innovation. Nous vivons, depuis maintenant 20 ans, dans un contexte de mondialisation et dans une révolution technologique liée au digital. Ces deux phénomènes suppriment de plus en plus le travail répétitif et les postes correspondants.

Aujourd’hui, pour croître dans une économie qui n’est plus une économie de rattrapage comme après-guerre, il faut être innovant. L’innovation est cruciale, c’est actuellement le moteur de la croissance des pays à la « frontière technologique » (1). Les pays développés sont rattrapés par les pays émergents, la seule façon pour les premiers de continuer à croître alors que les pays émergents croissent très vite, c’est d’innover en permanence.

Nous sommes donc dans une économie du savoir, de l’innovation, seule façon de créer de la croissance et de la richesse.

De ce fait, il faut que l’on s’assure que l’on favorise l’innovation, dans notre économie, dans ses institutions (modes d’organisation, marché du travail, cadre législatif…). Et il y a un lien avec l’égalité des chances car, quand il y a de la croissance, il est plus facile évidemment de lutter contre la pauvreté. Et il est aussi plus facile d’assurer la promotion sociale, de procurer de la mobilité sociale. Si l’on ne se place plus au niveau d’un pays mais de l’entreprise, on sait bien que dans une entreprise qui ne se développe pas, il est très difficile de promouvoir et de faire évoluer les collaborateurs. Alors que dans une entreprise en croissance, on peut faire progresser tous ceux qui sont motivés et talentueux.

Donc, on a besoin de croissance pour diminuer l’inégalité des chances et permettre la promotion et la mobilité sociales. Si l’on n’a pas suffisamment de croissance, d’innovation, on aboutit à une société bloquée, une société grippée, une mobilité sociale insuffisante, et, par construction, cela crée beaucoup de problèmes de cohésion sociale. En outre, comme déjà évoqué, plus on parvient à promouvoir l’égalité des chances, plus nombreux sont les talents mobilisés, autant d’énergies qui vont contribuer à la croissance. On voit donc bien le lien vertueux existant entre ces différents éléments.

Qui plus est, les innovations créent des ruptures, en créant de nouvelles sources de croissance et de richesse. L’innovation entraîne donc des remises en cause des rentes acquises. Et c’est aussi cela qui permet la mobilité sociale. Aux États-Unis, si l’on voit tout à coup des gens apparaître dans les classements de fortune et développer très vite de nouvelles affaires, c’est parce qu’ils saisissent des innovations et elles peuvent connaître des évolutions personnelles fulgurantes.

Je ne dis pas que cela constitue un modèle en soi, mais simplement que, même à des échelles moindres, c’est indispensable. Plus il y a d’innovation, de capacité à inventer et plus il y a de croissance. Plus il est possible de dépasser les rentes et de favoriser la mobilité sociale.

Donc, il faut savoir assurer des politiques qui facilitent l’innovation et qui favorisent ce phénomène. A nouveau, l’économie de l’innovation, c’est l’économie du savoir, c’est l’éducation, c’est la formation professionnelle et c’est la promotion de tous les talents. C’est également la suppression des « trappes à la pauvreté » par, je l’ai déjà dit, une meilleure incitation à travailler, un meilleur soutien pour retrouver un emploi et faciliter les changements d’emplois dans des économies mouvantes.

Et cela aussi fait partie des réformes structurelles nécessaires. Pour encourager le progrès technique et les innovations, il faut aussi encourager la compétitivité par l’investissement.

La deuxième réflexion est de bien analyser les inégalités de revenu avant répartition et après répartition et le coût de cette répartition (2).

L’inégalité de revenu plutôt élevée avant répartition est compensée en France par la redistribution, une redistribution forte parce qu’on n’aime pas les inégalités en France. Ce qui est honorable, c’est un choix collectif, en quelque sorte. Mais une redistribution forte a un coût élevé en termes de prestations sociales, donc naturellement, en termes de cotisations sociales et d’impôts. Et, comme cela entraîne beaucoup de prélèvements sur les entreprises, cela rejaillit sur la compétitivité. Et une moindre compétitivité se traduit par moins d’emplois. Et on boucle ainsi. Car si l’on a moins d’emplois, on a des poches beaucoup plus fortes de pauvreté, donc de fortes inégalités de revenus avant distribution. Et on a du chômage de longue durée que l’on doit compenser par plus de redistribution, donc plus de coûts des entreprises. On rentre ainsi dans un cercle vicieux.

Ainsi, l’objectif devrait-il être très probablement d’éviter de trop réparer. Réparer est bien normal, mais mieux encore est de mieux faire en amont, pour réduire l’inégalité des revenus avant redistribution et éviter de tomber dans ce cercle vicieux. Plutôt prévenir que de beaucoup réparer.

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Le taux d’emploi de la France est de 65 %. On se situe à environ 10 % de moins que celui des pays comparables. C’est une situation inacceptable en soi. En France, il n’y a pas assez de gens en âge de travailler qui exercent un emploi. Si l’on considère les deux extrêmes, entre 60 ans et 65 ans, il y a beaucoup moins de gens qui travaillent en France qu’ailleurs. Bien moins qu’en Allemagne, sans parler de la Suède, en se comparant toujours à des pays à modèles comparables. De même, il est très difficile pour des jeunes de trouver un emploi. Et on voit bien la corrélation : plus le taux d’emploi est faible, plus les prestations sociales sont fortes, pour compenser les inégalités ainsi créées.

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Considérons maintenant la corrélation entre les taux d’emploi et la taille des politiques distributives. C’est-à-dire, en fait, les taux d’emploi et les différences entre les indices GINI avant et après répartition. La France affiche les plus fortes politiques de redistribution et les plus bas taux d’emploi.

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La corrélation est évidente là encore pour les pays de l’OCDE. En raison de notre importante politique de redistribution, les cotisations sociales sont en France à peu près 60 % plus chères que la moyenne de la zone euro, donc que les cotisations des pays voisins et comparables.

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Les entreprises sont ainsi structurellement moins compétitives. Ainsi, après cotisations sociales, part-on avec un désavantage considérable, en termes de coût global du travail. Cela se paye donc en manque d’emplois. Ce qui entraîne de fortes inégalités de revenu avant redistribution. D’où le fait que l’on redistribue fortement… Je ne pense pas qu’il faudrait arrêter la redistribution, ce n’est pas du tout mon propos. Mais que, pour faire une redistribution saine, normale, qui ne coûte pas en termes de croissance et d’emplois, il faut s’efforcer de permettre à beaucoup plus de gens de travailler, et ainsi à nos entreprises d’être plus compétitives. Sinon, on entre dans un cercle vicieux.
L’enjeu est donc de faire en sorte qu’en amont même de la redistribution, on ait moins d’inégalités parce beaucoup plus de gens travaillent. Agir en amont pour moins réparer, c’est entrer dans un cercle vertueux, et c’est évidemment permettre à beaucoup plus de monde de travailler, donc de subir moins d’inégalités de revenu avant redistribution et, dans le même temps, accroître par là-même l’égalité des chances. Plus de gens qui travaillent entraîne plus de gens autonomes, bien moins de poches de pauvreté et beaucoup plus de gens socialisés, parce que le travail est une des principales formes de socialisation.


Espérons que ces chiffres et ces constats, parfois inattendus, parce que peu connus, comme ces analyses pourront contribuer à un débat utile quant aux réformes efficaces à mener, sans idées préconçues ou confusions entre l’objectif final, réduire les inégalités, au premier rang desquelles l’inégalité des chances forte en France, et les moyens à utiliser pour y parvenir.
Bossuet écrivait déjà : « Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ».

(1) Voir à ce sujet la théorie de la croissance, de type Schumpétérienne, de Philippe Aghion.

(2) – L’analyse du coût de la redistribution et du cercle vicieux créé entre les inégalités de revenu avant et après redistribution et le manque de compétitivité des entreprises françaises a été développée par Patrick Artus dans plusieurs « flash économie ».

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Pour un capitalisme partenarial

Le chantier de la redéfinition de l’entreprise s’ouvre et avec lui, celui de la gouvernance. Les actionnaires restent au cœur de la gouvernance. La juste rémunération des risques impose de reconnaître leur rôle essentiel. Toute la question est de savoir comment mieux intégrer à leur côté l’intérêt des autres partenaires au sein de l’entreprise.

Longtemps, la question ne s’est pas posée. Wendel, Renault, Michelin… Actionnaires et dirigeants étaient les mêmes personnes, souvent des familles. Le capitalisme familial des origines ne connaissait pas de problème de gouvernance par construction. Mais, pour accompagner leur croissance, les entreprises ont ouvert leur capital, et, grâce à la bourse, ont offert à leurs actionnaires la possibilité de vendre leurs titres pour disposer de liquidités. L’actionnariat s’est dispersé. Son pouvoir sur les dirigeants s’est dilué.

Après-guerre, le capitalisme managérial s’est imposé majoritairement. Les dirigeants se sont émancipés des actionnaires et ont imposé leur contrôle sur l’entreprise fondé sur leur savoir-faire « technique ». C’est ainsi que s’est constituée la technocratie. Les intérêts des deux parties n’étaient plus alignés. Les dirigeants recherchaient la croissance et la pérennité de l’entreprise, insérant les salariés dans des organisations pyramidales. Mais cette configuration n’aboutissait pas toujours à la meilleure efficacité, ni à la meilleure rentabilité, créant des conglomérats souvent lourds et peu manœuvrant, qui délaissaient trop souvent l’intérêt des actionnaires.

Dans les années 80, en congruence avec la globalisation financière, les actionnaires ont rappelé aux dirigeants leur existence et la priorité de maximisation de la richesse. Cette évolution s’est traduite par la création de comités (audit, rémunération et nomination, stratégie…) et le développement de mécanismes d’incitation (primes, stock-options…), afin d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Toute une série d’indicateurs s’est imposée (return on equity, taux de distribution…), au même titre qu’est née la doctrine de la création de la valeur. Et si les résultats n’étaient pas au rendez-vous, les actionnaires permettaient des « raids » qui organisaient des prises de pouvoir offensives afin d’optimiser la valeur, parfois en découpant les groupes antérieurement constitués. Parallèlement, ces différents outils de rémunération fondés sur l’évolution de la valeur de l’entreprise ont favorisé l’innovation, en permettant aux « start-up » de recruter des talents qui participaient au risque de l’entreprise, alors que les salaires seuls n’auraient pas permis de les attirer.

Mais le capitalisme actionnarial a trouvé rapidement ses limites. Parce que les rendements financiers attendus semblaient garantis, la spéculation l’a souvent emporté sur les paris raisonnables. Pour respecter des normes minimales de rentabilité à court terme (15 %, quels que soient les secteurs d’activité et les taux d’intérêt sans risque, dans les années 90 et 2000), beaucoup d’entreprises se sont mises à racheter leurs actions pour soutenir leurs titres et/ou à augmenter leur ratio de levier. Le revenu des dirigeants a connu une évolution difficilement justifiable. En 1965, le revenu moyen d’un PDG de grand groupe américain représentait 44 fois celui d’un ouvrier. En 2000, 300 fois les plus bas salaires. Plus grave encore, face à ces attentes de rendements déconnectés de la réalité, on a vu apparaître des comportements non éthiques de créativité comptable : Enron, Worldcom, Parmalat et d’autres encore très récemment. A certains égards, les subprimes et leurs conséquences relèvent du même phénomène.

Les crises de 2000-2003 et de 2007-2009 en ont résulté, directement ou indirectement, avec leurs lots de très lourds coûts économiques et sociaux.

S’ouvre ainsi la nécessité d’aborder un nouvel âge de la gouvernance, celui d’un véritable capitalisme partenarial, à même de remettre, aux côtés des actionnaires, notamment les clients, les salariés et l’environnement de l’entreprise, selon un modèle mieux adapté aux révolutions commerciales, comportementales, éthiques, managériales et technologiques en cours.

L’actionnaire doit toujours occuper une place centrale en tant que mandant des dirigeants. Parce qu’il assume en théorie le risque sans disposer d’aucune certitude sur son rendement futur. La pratique a fait en sorte que les actionnaires soient, pour partie, protégés contre les évolutions négatives de la conjoncture, en reportant partiellement le risque sur les autres parties prenantes de l’entreprise. Sur les salariés, dont la variabilité de la rémunération ou de l’emploi a augmenté. Sur les sous-traitants, dont les marges de négociation vis-à-vis de leurs donneurs d’ordre se sont fortement affaiblies. Les clients sont parfois également des variables d’ajustement, à travers la moindre sécurité des produits ou l’obsolescence accélérée qui leur est imposée. L’environnement climatique est aussi l’un des impacts des choix des entreprises.

Ces partenaires doivent donc pouvoir être mieux pris en compte dans le cadre d’une gouvernance équilibrée, puisqu’ils prennent également une part du risque de l’entreprise. Mais aussi, parce que, sur le long terme, une entreprise est la rencontre de l’ensemble de ces parties prenantes. Et que les modes de régulation qui permettent d’atteindre les meilleurs compromis entre eux sont garants du développement durable et rentable de l’entreprise.
A ce titre, les banques, coopératives ou mutualistes, sans rien sacrifier de leur efficacité, de par le fait que leurs clients en sont les propriétaires et élus aux conseils d’administration, de par leur modèle décentralisé qui renforce la proximité relationnelle non seulement avec les clients qu’elles servent, mais aussi avec les territoires sur lesquels elles opèrent en symbiose, enfin de par l’attention et la place qu’elles donnent aux salariés, représentent une des formes intéressantes possibles de la redéfinition de l’entreprise à gouvernance élargie. A elles de tirer avantage des nouvelles technologies qui permettent de renforcer encore la validité de leur modèle et leur pleine modernité.
A chaque type d’entreprise, cotée, privée ou coopérative, grande ou petite, de réinventer la définition de l’entreprise et de sa gouvernance, de façon à la rendre partenariale. L’avenir de nos économies ouvertes et de nos sociétés démocratiques passe aussi par là.

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La nouvelle route de la soie – « One Belt One Road » : La stratégie chinoise

Olivier Klein

Alexandre Adler enseignant, écrivain, chroniqueur est un géostratégicien et un géopolitologue de premier ordre. J’ai toujours été immensément impressionné par la profondeur de sa culture, par sa capacité singulière à intégrer énormément d’informations, par sa faculté à rendre les choses intelligibles quand elles sont complexes, comme par sa mémoire phénoménale. En plus de ses connaissances énormes et de son savoir remarquable, il a un talent de conteur qui ne laisse pas d’impressionner.

Je lui ai proposé un sujet qui manifestement le passionnait, la stratégie de la Chine à travers sa nouvelle route de la soie, One Belt One Road. Ce que construit la Chine est une œuvre inouïe avec nombre d’implications géostratégiques.

J’ai demandé à Alexandre de bien vouloir en parler pour éclairer le sujet et imaginer ce que cela fera bouger en termes d’ordre international. Mais aussi de bien vouloir réfléchir sur le rôle que pourrait avoir la France et l’Europe, si elles jouaient intelligemment sans perdre leur âme et sans non plus devenir vassales. Quel peut être le rôle intelligent de la France et de l’Europe face au jeu chinois ?

Je pense que c’est un enjeu stratégique mondial, et c’est évidemment un sujet passionnant. Je rappelle que toutes nos banques hors de France sont sur la nouvelle roue de la soie.

Alexandre Adler

Je suis profondément flatté et heureux de pouvoir m’adresser à vous, sur une question qui n’est quand même pas secondaire dans le monde que nous allons traverser, et sur laquelle une entreprise comme la BRED a  aussi sa partition à jouer.

Invité à Pékin pour la première fois par des amis chinois, j’ai découvert ce pays au tout début des années 80. La Chine sortait juste de la révolution culturelle et partout se manifestait une appétence  à aller de l’avant qui m’avait bluffé. Une caractéristique profondément exaltante en Chine est le goût permanent de la vie et de l’accélération. C’est extrêmement  stimulant. On est toujours porté en Chine par une énergie vitale tout à fait exceptionnelle et qui aujourd’hui arrive enfin à son moment de maturité.

La route de la soie, cela ressemble à un slogan un peu publicitaire de voyagistes, mais ça ne l’est pas. En fait, les Chinois sont assez étonnants en ce sens qu’ils accomplissent de grands tournants sans le dire. Nous avons vécu cet automne un tournant stratégique essentiel dans l’histoire de la Chine. Il  n’avait pas été annoncé à l’avance, ni préparé, et il n’a pas fait  en grandes trompes. Les choses se sont faites à petites touches en apparence, mais elles sont loin d’être  négligeables.

Dans la pensée chinoise, ce qui est très étonnant, c’est que le temps est figuré par l’espace. Les Chinois ont une pensée naturellement spatiale. Sans doute leur façon d’écrire, leur système de caractère qui demande un long et difficile apprentissage, dans lequel peinture et écriture semblent se mêler, pendant une partie en tout cas de la formation des jeunes gens, est-elle tout à fait inédite pour nous. Et si ce mode d’écriture est une sorte d’initiation différée à l’abstraction, il n’en est que plus profond. Les Chinois aiment à  se figurer l’écoulement du temps à travers des métaphores spatiales, des idées de l’espace. Celle de la route de la soie n’est pas une petite métaphore comme on pourrait le croire. Ce n’est pas une évocation de ce qu’a été le véritable essor commercial de la Chine dès l’Antiquité, ce qui a fait que les Romains les appelaient les Seres, le pays de la soie, parce que précisément c’était l’objet des premiers échanges entre le monde méditerranéen antique et le monde chinois, à travers ses routes, ses déserts, ses longues pérégrinations qui conduisaient en Asie centrale, et puis ensuite au Moyen-Orient, tout ce que Marco Polo a fini par décrire tardivement dans son livre, qu’il avait d’ailleurs écrit en français. Il s’agit bien sûr de cela, mais il s’agit aussi de toute autre chose.

Pour comprendre le renversement auquel nous avons assisté, nous allons peut-être commencer par le personnage qui préside, et qui dans la tradition chinoise n’est pas tout de suite visible. D’abord, il a un nom compliqué, Xi Jinping. Commencer par la lettre X est un défi pour  qui essaie de se faire un nom ! Il est également assez discret. On ne peut pas dire qu’il y ait un culte généralisé de sa personne actuellement à Pékin. C’est la tradition confucéenne. En Chine, dans un groupe avec un patron et des assistants, regardez quel est le personnage un peu âgé, moins bien vêtu, etc., c’est le patron, c’est le numéro 1 ! Le numéro 1 a l’habitude, dans sa manière d’être, de se présenter comme un numéro 0. C’est totalement opposé, évidemment, au système japonais, où vous verrez toujours le chef japonais un pas devant tous les autres, avec un complet de bonne coupe. Vous ne pouvez pas le méconnaître. Là, au contraire, il se cache. C’est la méthode chinoise.

Le confucianisme entraîne aussi la volonté du pouvoir de se cacher, de ne pas se dire de manière complète, de ne pas s’exprimer complètement, parce que, justement, il n’est pas complet. Mais Xi Jinping, est cependant le vrai chef, à telle enseigne qu’il vient de rétablir – mais bien entendu, sans le dire  – le système impérial. En effet, Deng Xiaoping, qui, lui, était un vrai anarchiste dans le style de Mao –  un Mao libéral, qui revoit toutes les règles – se méfiait du pouvoir centralisé. Il avait toujours été vice-président de quatre ou cinq instances, mais jamais président. Il s’était orienté vers une direction collective. Pendant quelques années, la Chine a tenu comme cela avec des numéros 1 qui n’en étaient pas, avec un équilibre entre dirigeants dont certains avaient le titre et d’autres pas. Maintenant, avec Xi Jinping, c’est fini. Il est clairement le numéro 1. C’est l’empereur de Chine. Il a six collaborateurs. Cela vient de la tradition confucéenne. L’empereur est accompagné de six assistants qui sont à son service. Certains ont plus d’individualité que d’autres, mais les individus ne sont pas réductibles, en Chine. Cela ne se passe pas comme cela. Les six membres du comité permanent sont les subordonnés de l’empereur. Cela s’est fait en un coup, en un congrès, pendant que le monde était  occupé  à plein d’autres choses.

De la même manière que le pouvoir s’est de nouveau centralisé, et cela de manière totale, puisqu’on a abandonné également la règle des dix ans – deux mandats de cinq ans – pour une  durée illimitée –, on a aussi revu la géographie chinoise. C’est  très important. C’est ce que l’on connaît avec le terme de feng shui, Le feng shui, c’est la répartition des masses et des objets dans un espace. L’espace, c’est l’espace chinois. Et,  effectivement, l’espace chinois a été bouleversé par la route de la soie.

A quoi la  « route de la soie » fait-elle allusion ? Comme toujours en Chine, les allusions sont voilées. On définit non pas seulement la route de la soie, mais l’opposé de celle-ci, ce dont on ne veut pas. Le moyen le plus simple d’accès de la Chine au reste du monde est la voie de mer, et elle est récente. C’est par la mer que la Chine a été dominée, soumise et assujettie aux puissances extérieures. Quand les premiers bateaux sont arrivés, les vaisseaux noirs dont parlent les Japonais, qui ont connu la même mésaventure, la puissance navale et maritime de l’Occident a pesé de tout son poids. C’est ainsi que par la voie de la mer, la Chine a été pénétrée, puis soumise. Elle a d’abord été soumise par des expéditions, et ensuite, quand la voie du fleuve bleu, le Yang Tsé, a été ouverte, c’est devenu une mer intérieure. Encore dans les années 30, il existait des « croisières de Chine ». Nos bateaux allaient jusqu’à Chongqing, ils descendaient le fleuve bleu jusqu’à l’intérieur du continent, en transformant ainsi les grandes voies navigables en autant d’océans intérieurs ouverts à l’influence étrangère. La Chine n’était plus chez elle, parce que la voie de mer était ouverte. Le symbole de cette Chine ouverte par voie de mer  était Shanghai, la seule ville du monde où l’on pouvait entrer sans passeport, et où les étrangers étaient les maîtres, les Chinois pas tellement, puisque le célèbre hippodrome de Shanghai  était interdit… aux Chinois et aux chiens. Il existait toutes ces formes d’assujettissements spatiaux que l’on retrouve aussi à Hong Kong, où par exemple les Chinois n’avaient pas le droit de s’installer sur la zone de collines à l’extrémité de Hong Kong, réservée aux Britanniques. Donc, la mer est ambiguë.

Xi Jinping succède dans sa réforme – qui est une réforme politique, commerciale et militaire – à des gens qui ont cru que la Chine allait dominer les mers, ce qui était une idée occidentale naturelle. Nous avons été battus sur la mer, nous allons maintenant être les plus forts. C’est ainsi que, par exemple, l’Allemagne de Guillaume II s’est efforcée d’avoir une marine aussi puissante que la marine britannique. Les Anglais restaient la première puissance sur mer, alors que l’Allemagne l’était sur terre. Cette idée d’être à la fois la plus grande flotte et la plus grande armée du monde a été fatale à l’ambition allemande, dès avant 1914. Les Chinois, avec Xi Jinping, qui se situe dans la pensée stratégique chinoise, ont fait exactement le choix inverse.

La Chine n’ira pas contester la puissance américaine sur mer. Certains en ont rêvé. Certains ont rêvé même de faire de l’expansion maritime et coloniale, comme les Russes ont eu cette idée aussi, c’est-à-dire de s’emparer de l’Afrique, cet immense continent avec des ressources importantes, s’en emparer, comme l’ont fait les Jules ferry en leur temps, ou les colonisateurs britanniques. C’est précisément ce que ne veut pas faire Xi Jinping, ni une expansion rapide vers les matières premières en Afrique, ni une puissance maritime prématurée qui opposerait la Chine aux États-Unis, ni la recherche d’une puissance symétrique à celle de l’Occident. L’Occident a choisi la mer et la domination, la Chine fera autrement.

La mer et la voie maritime seraient une tentation évidente pour un pays qui exporte maintenant plus que tout le reste du monde, qui produit un tiers de la production mondiale quasiment dans tous les domaines et qui a évidemment besoin d’exporter une grande partie de cette production à travers ses ports et l’océan Pacifique. En même temps, le rééquilibrage, c’est justement de retrouver la puissance et la sûreté de la voie de terre. En effet, à l’époque où les voyages en mer étaient extrêmement aléatoires, la Chine, contrairement à ce que l’on pense, a très bien connu le reste du monde à travers cette voie de terre, jalonnée par la célèbre muraille de Chine. C’est par étapes caravanières que la Chine a diffusé ses techniques et ses produits, notamment le ver à soie, qui a d’abord atteint l’Empire romain, puis la Gaule, et qui est à l’origine de la fortune de Lyon avec son industrie. Tout cela est venu à travers cette route terrestre. À travers la route terrestre, la Chine a connu aussi des échanges qu’elle voulait équilibrés et qui n’ont jamais conduit les Chinois en dehors de leurs frontières, mais simplement à des échanges qui sont loin d’être négligeables. Songeons par exemple que tout le bouddhisme est venu en Chine à travers cette route de la soie et ses oasis. Il a transformé profondément la sensibilité chinoise. Il a transformé de manière plus grande encore sa religiosité, car le bouddhisme est finalement aujourd’hui la religion principale, même si elle est matinée de toutes les autres. De la même manière que la poudre à canon, l’écriture et les technologies, tout cela a voyagé essentiellement par voie de terre, ce que Marco Polo a contribué à faire connaître à un Occident médiéval qui se trouvait dans une ignorance presque totale de la Chine.

Xi Jinping revient vers cela. C’est un appel à la modération, à la prudence et à un mouvement progressif. Allons petit à petit vers les autres et apprenons à les connaître, non pas de façon aléatoire sur mer, mais au contraire à travers des routes que nous allons créer et qui vont irriguer, comme un système circulatoire, l’ensemble d’une économie.

Pourquoi les Chinois s’intéressent-ils aussi fortement à la roue de la soie ? Tout le monde aura observé que la roue de la soie ne conduit pas aux États-Unis. Or la Chine ne se sent pas de force aujourd’hui, malgré les acquis extraordinaires de son développement récent, à faire la course avec l’Amérique. Bien sûr, elle est fascinée par l’Amérique, et je dirais même qu’elle souhaite maintenir avec l’Amérique, sinon des rapports d’alliance, au moins des rapports d’équilibre. Et bien entendu, innovation extraordinaire, qui vient plutôt de Deng Xiaoping, les Chinois ont donné à l’Amérique une fonction absolument extraordinaire, de nature à jalonner tout notre avenir.

En Chine, un équilibre difficile s’est construit petit à petit autour de la notion d’empire. On parle de l’Empire chinois, parce que c’est un pays tellement vaste qu’on le compare à un empire, mais je ne suis pas sûr que la traduction soit parfaitement adéquate. Pour les Chinois, lorsqu’on parle de l’empereur, « Wang », il s’agit du roi. Alors, pourquoi roi plutôt qu’empereur ? Parce que l’empereur exerce une fonction de domination impériale – Imperator, c’était un général romain –, et une fonction d’organisation de l’ensemble du monde. C’est le grand souverain potentiellement unique. Or, les Chinois ne pensent pas comme cela. Ils ont un roi de Chine, Xi Jinping, mais ils n’ont pas un empereur qui va diriger l’Inde, la Russie, l’Europe et l’Amérique. Les Chinois acceptent d’emblée l’idée que le monde est pluriel, et qu’à l’intérieur de ce monde, ils sont un des pôles. Évidemment, parce qu’ils ont un orgueil national, ils espèrent que, dans ces pôles, le pôle chinois soit le plus important. C’est ce que Xi Jinping appelle le rêve chinois. Mais ils ne souhaitent pas abolir les autres royaumes. C’est la raison pour laquelle il est préférable de parler de Royaume de Chine plutôt que d’Empire de Chine.

Un certain nombre de définitions tout à fait surprenantes se profilent déjà autour de cette route de la soie. Il n’y a plus d’expansion maritime. Il y aura des bateaux, il y aura une flotte, il y aura des sous-marins – les chinois en achètent beaucoup aux Russes, parce que ça leur permet de rattraper le temps perdu –, mais il n’y a pas de projets d’expansion maritime et coloniale comparable à ceux que le xixe siècle européen a vu fleurir un peu partout.

Mieux, non seulement la voie de mer n’est pas accessible, mais elle va être fermée. À côté du projet de route de la soie, il y a le projet de fermer la mer de Chine. C’est un projet étonnant, défini de la manière la plus claire lorsque Xi Jinping explique qu’il s’agit de faire une muraille de Chine en mer. Cela parle beaucoup à l’imaginaire chinois.

Qu’est-ce que c’est que la muraille de Chine ? On pourrait  la voir comme  un vaste système défensif inventé par les Chinois pour se garantir des populations nomades violentes, les Mongols etc., qui ont d’ailleurs fini par les conquérir. Un  barrage, d’ailleurs un peu vain. Pourtant, même si c’est le seul monument accessible à un observateur installé sur la lune, ce n’est tout de même pas un ouvrage imprenable, surtout dans les régions les plus à l’Ouest, où la muraille de Chine se transforme de plus en plus en un petit muret avec quelques tours de guet, bien loin des constructions impressionnantes existant autour de Pékin. Les Chinois n’étaient pas aussi bornés que cela. Ils n’étaient pas des disciples d’André Maginot ! Quand ils ont imaginé cette muraille, ils ont pensé beaucoup plus à tracer une frontière qu’à installer un système défensif imprenable. La frontière, c’est celle entre le monde nomade et le monde civilisé. Là où il y a des cultures, là où il y a de l’agriculture, il y a la Chine. La Chine, c’est la terre. Au-delà, la terre est en pâture, elle est laissée aux grands nomades, on est en dehors de la Chine. La muraille de Chine, c’est la frontière la plus septentrionale possible de la Chine.

La muraille de Chine en mer, c’est la même chose. C’est l’idée qu’au-delà d’une certaine limite maritime, on n’est plus dans la Chine, mais qu’en deçà, on y est encore. Comment transformer cette mer de Chine si proche, et devenue aujourd’hui à cause du droit maritime tout à fait ouverte à des bateaux américains, des bateaux japonais, tout ce qu’on peut imaginer, sinon en reconquérant tout simplement la mer, en prenant les îlots ? On commence à les bétonner, voire à en doubler la surface. Certains sont créés délibérément. D’autres seront des petites bases navales, ou des porte-avions installés en mer. De proche en proche, une chaîne d’îlots va devenir la vraie frontière, comme la muraille de Chine. La frontière de la Chine se situe en mer. C’est un message adressé au Japon, et secondairement aux États-Unis : « Ne pensez pas que la mer va devenir un moyen pour vous de nous dominer sur nos frontières ».

C’est la raison aussi pour laquelle Shanghai est condamnée. Shanghai a été la capitale économique et la capitale culturelle de la Chine sans aucun doute jusqu’en 1949. Même si Mao s’en méfiait, il a fini par s’appuyer sur Shanghai, y compris sur ses gauchistes, pendant la révolution culturelle. Shanghai est devenue cette ville à la fois cosmopolite, financière et autoritaire qui a été au cœur du projet de développement de la Chine. Elle le reste à travers cet extraordinaire archipel de Pudong au large de la ville, qui est en train de s’enfoncer, tellement on y a coulé de béton. En fait, le projet Shanghai est un projet maritime. Avec cette muraille de Chine en mer, Shanghai devient un terminal. C’est là où la Chine s’arrête et là où elle commence. Dans quelle direction commence-t-elle ? Vers l’ouest, c’est-à-dire vers la route de la soie, c’est-à-dire vers la reconquête de l’intérieur.

Autrement dit, nous sommes face à une stratégie de conquête du marché intérieur, une stratégie de régionalisation des grands centres, beaucoup trop importants pour être centralisés par Pékin, ou par une ville quelconque, une stratégie également de décentralisation et d’ouverture au monde à travers la voie terrestre et une stratégie européenne.

Je terminerai par là, parce que ça me semble le plus important, même si je ne suis pas naïf au point d’imaginer que les Chinois avec la roue de la soie ne nous apportent que des cadeaux que nous allons pouvoir nous répartir. Pas tout à fait, mais pas le contraire quand même.

Dans les discours de Xi Jinping, nous voyons apparaître clairement l’idée d’un rééquilibrage des échanges, donc d’absorption d’importations occidentales beaucoup plus importante, et de nouveaux partenariats. Au fond, quel est le problème des Chinois ? C’est de ne pas se retrouver seuls au monde avec les États-Unis.
Quelle était la grande transformation ? La Chine a trouvé un équilibre avec les concours et la méritocratie, qu’elle a d’ailleurs exporté en France avec les lettres des jésuites. C’est d’eux dont nous tenons le concours général et la grande fonction publique. C’est ce que les Anglais ont fini par appeler « mandarin », c’est-à-dire toute cette idée d’une méritocratie fondée sur le savoir, une véritable synthèse entre l’autorité et la liberté que, grâce au confucianisme, les Chinois ont petit à petit élaborée avec un succès inégal selon les périodes historiques, mais avec continuité.
Aujourd’hui, les Chinois ont compris, et c’est la grande révolution de Deng et de Xi Jinping, que les mandarins ne peuvent plus passer des concours fondés sur la maîtrise de l’écriture et de ses 15 000 caractères, sur la calligraphie, sur la grammaire, ou sur le bel esprit, même si une partie de cette formation mandarinale reste admirable encore aujourd’hui et doit être sauvée d’une autre manière. La Chine ne se sauvera pas par la restauration des mandarins. Elle se sauvera, et nous le savons, car c’est la première innovation chinoise qui a déjà affecté et impacté directement notre monde, par la classification de Shanghai. Même si c’est une classification brutale, les Chinois ont trouvé à classer toutes les universités de la terre en fonction du nombre de publications, du nombre de prix Nobel, du nombre de brevets, etc. Bien sûr, on pourrait raffiner, et on a eu raison de se plaindre, mais cela  a quand même été une douche d’eau glacée sur l’ensemble du système d’éducation occidentale que la Chine a déjà imposée et imposera tous les jours. Quand nous voyons nos universités se regrouper, par exemple, nous savons que l’origine de ce regroupement est chinoise. Ce n’est pas la pensée du président français qui a fait qu’on a fusionné quelques universités à Paris, c’est la pression chinoise.Qui sont aujourd’hui les mandarins en Chine ? Ce sont des gens qui ont eu une éducation scientifique en Occident. Deng Xiaoping a accepté délibérément que des milliers de Chinois fassent des études longues – et que certains ne reviennent pas – aux États-Unis, au Canada, en France, en Angleterre, etc., y acquièrent la science qui va ensuite irriguer le nouveau projet chinois. C’est là l’aspect intellectuel, moral et politique  du projet de route de la soie.

Le deuxième, c’est d’avoir un partenariat équilibré entre les États-Unis et la Chine elle-même. Or, les Chinois qui connaissent bien la Russie ont compris que son  PIB est un petit peu inférieur à celui du Brésil, et que ses perspectives de développement dépendent de sa capacité à se réconcilier avec ses voisins immédiats, les Ukrainiens, les peuples d’Asie centrale, qu’ils ne poussent pas du tout à se révolter contre les Russes, et les Polonais. Après, on verra. Mais ils n’attendent absolument pas de la Russie qu’elle redevienne la puissance qu’elle a été. D’ailleurs, ils n’en ont pas gardé un immense souvenir. Quant aux autres Européens, les Chinois voient avec un certain scepticisme leur incapacité à former une véritable puissance européenne, ce qu’Hubert Védrine avait appelé de ses vœux l’Europe puissance, mais qui est plus que jamais un vœu pieux. Les Chinois ne sont pas d’accord. Ils interviennent aujourd’hui dans l’économie européenne et dans la politique européenne de plus en plus, pour que les Européens existent.
Quel est le terminal de la route de la soie ? C’est l’Europe. Que veulent-ils de cette Europe ? Qu’elle soit suffisamment puissante pour équilibrer les États-Unis, et que le jeu ne soit pas à deux, mais à trois. Que le jeu ne soit pas uniquement défini par la logique maritime qui est celle des États-Unis, comme autrefois de la Grande-Bretagne, mais par une logique maritime et continentale dans laquelle la Chine aura son mot à dire, mais aussi les autres Européens qui sont ses alliés. Quel est l’aboutissement de cette route de la soie ? Ce n’est pas une route linéaire. C’est une série de sauts de puce, ou d’oasis. On procède étape par étape. Le Pirée, par exemple, a été construit par pur hasard, exactement comme Hong Kong a été acquis par l’Angleterre par pur hasard, d’une manière très décentrée par rapport au reste de la Chine. Le Pirée, qu’ils ne rendront jamais d’ailleurs aux Grecs, est devenu Le Hong Kong de la Chine au flanc des deux Europe, à la fois de la Russie et de l’Europe occidentale, à travers la Méditerranée. Le Pirée ne sera pas la capitale de l’influence chinoise. Ce sera un terminal important.

Ce qui intéresse le plus les Chinois aujourd’hui, ce sont les grands pays industriels de l’Europe, ceux qui par leurs capacités technologiques peuvent très rapidement faire sauter une étape à la Chine. Ce n’est pas un hasard si le directeur des chemins de fer a été limogé. Pourtant, il n’avait pas donné une si mauvaise image que cela du volontarisme chinois, puisque la Chine a fait ses TGV toute seule. C’est précisément ce que lui reproche Xi Jinping. En négligeant tout le savoir-faire français et européen en matière de TGV, en allant vers des risques, notamment des accidents mortels, en faisant du volontarisme de la Chine seule, la Chine a raté l’occasion d’associer la technologie européenne et les ambitions chinoises. Au modèle TGV aujourd’hui critiqué en Chine, on oppose le modèle Peugeot, c’est-à-dire la capacité qu’ont eue un certain nombre d’entrepreneurs et de financiers chinois de financer Peugeot qui était en difficulté à un moment donné, de lui apporter de l’oxygène par l’association avec Dongfeng, qui est une grande plate-forme asiatique, pour être présent sur tous les marchés du monde, en sachant très bien que le leadership technologique est chez Peugeot et non pas chez Dongfeng, pour l’instant. Cette stratégie que l’on retrouve avec l’automobile scandinave, qui n’avait pas la masse critique, malgré ses capacités technologiques, pour survivre toute seule, est actuellement en train d’inspirer la nouvelle stratégie chinoise de la route de la soie.

Vous m’avez compris, cette route de la soie aboutit quelque part entre la France et l’Allemagne. Puisque les Chinois adorent l’anatomie précise qui est à l’origine de l’acupuncture, on pourrait dire quelque part dans le canal entre la France, l’Allemagne et l’Italie, c’est-à-dire autour de Lyon, dans la partie Est de la France qui comme par hasard est celle que les Chinois ont toujours investie, et où Xi Jinping a tenu à venir pour la première fois pour rendre hommage à l’industrie lyonnaise et à l’attachement de Raymond Barre aux relations franco-chinoises. Effectivement, cet axe autour de Lyon, qui va jusqu’à Barcelone, Milan et Marseille, jusqu’au Maghreb, c’est ce point d’application où la Chine veut faire venir sa technologie, son savoir-faire et son esprit d’entreprise, non pas pour combattre l’Europe, mais pour l’associer.
Un spécialiste chinois des jeux de société a émis une pensée très profonde sur le go, qu’on appelle wéiqí, en chinois. Pour lui, le jeu de go est l’alternative aux échecs. D’après ce qu’il écrit, de mémoire, les échecs sont le grand jeu formel des chasseurs du paléolithique. Dans les échecs, on cherche à capturer les autres pièces, comme les chasseurs qui ont peint les grottes de Lascaux cherchaient à capturer les bêtes sauvages, avec des valeurs plus ou moins grandes, le roi étant le plus important. Les échecs, c’est le point le plus élevé atteint par la pensée humaine dans le paléolithique. Le go, c’est le passage au néolithique. Il ne s’agit plus de détruire les pièces de l’adversaire. Il s’agit de les encercler et de faire des barrières infranchissables de manière à ce que les cultures ne soient pas dévastées par les envahisseurs. Vous pensez déjà à la muraille de Chine. Nous, nous pensons que le go est un jeu supérieur, par son abstraction et par ses objectifs de civilisation, aux échecs.

La route de la soie, c’est la pensée chinoise du jeu de go. C’est l’entrée sur des zones protégées, ouvertes, parfois disputées, mais ne conduisant jamais totalement à la destruction de l’autre. Cette pensée chinoise, même si parfois elle manque encore d’élaboration ou d’expérience, je n’hésite pas à vous le dire, elle nous est supérieure, comme nous étaient supérieurs la poudre à canon, quand les mandarins ne se passionnaient que pour les jeux de société, et les feux d’artifice, comme nous étaient supérieures les cartes de visite qu’ils se distribuaient déjà à l’époque carolingienne, sans penser que c’était peut-être aussi le début de l’économie du numérique. La Chine a encore à nous apprendre. Je crois que nous devons lui tendre la main, non pas en pensant que tout est bien, mais en pensant que nous sommes complémentaires et nécessaires encore de nombreuses années à son développement. Les États-Unis le pensent aussi. Ils forment déjà leurs élites scientifiques. Mais les États-Unis ne comprennent pas que cette association est faite pour durer, et non pas pour se dissoudre dans une compétition aveugle. Peut-être que nous, Européens, aurons cette sagesse. Si nous savons allier cette sagesse à une volonté de nous reconstituer, comme les Chinois nous y invitent, peut-être n’avons-nous pas tout perdu.

Olivier Klein

Je suis extrêmement modeste devant les connaissances d’Alexandre. Je ne vais pas me permettre d’entrer dans un débat en profondeur, mais seulement essayer d’aborder quelques points qui ne seront pas en opposition, mais qui seront là pour faire chatoyer l’ensemble des possibilités du jeu chinois. Le premier consiste à dire que la Chine – elle le dit elle-même – est dans un rôle de « soft power » et non pas de « hard power ». Comme Alexandre l’a très bien dit, elle n’est pas dans un rôle impérialiste de type XIXe siècle, où on conquiert avec les armées, les flottes, etc.

Alexandre Adler

Qui les a séduits sur l’Afrique pendant quelques années. Mais maintenant, ils estiment que c’était une fausse voie.

Olivier Klein

Les Chinois suivent donc cette voie « soft ». Dans leurs dires mêmes, ce qui est dans une certaine mesure la réalité, ils essayent avec la nouvelle route de la Soie d’apporter plus de développement à des pays qui en ont besoin. Ils construisent des infrastructures nécessaires à ces pays et aussi au développement du commerce dans le monde. Ils le font sans intervenir sur la façon dont les pays se régulent. Ils affichent d’ailleurs un non-interventionnisme politique, même si évidemment cela leur permet de développer ainsi leur zone d’influence, en construisant pour certains pays tiers une dépendance vis-à-vis d’eux-mêmes.

Le deuxième point, complémentaire, me semble-t-il, est de réfléchir aux objectifs chinois, aux intérêts chinois tels qu’ils sont défendus par l’établissement de la nouvelle route de la Soie. Personne n’est ennemi de ses propres intérêts. Comme les Américains d’une certaine manière l’avaient fait avec le plan Marshall, la nouvelle route de la soie leur est utile, à tout le moins autant qu’elle peut l’être pour les pays concernés. Ils créent ainsi eux-mêmes des débouchés pour les industriels chinois, qui sont très souvent en surcapacité. Il leur faut trouver des zones d’exportation et de développement. Ils soutiennent l’internationalisation de leurs entreprises dans un jeu de go et renforcent les grandes entreprises chinoises par là même.  Ils essayent également de diffuser les normes et les standards chinois à l’extérieur de la Chine pour favoriser demain l’implantation et la nécessité de la Chine à l’extérieur. Ils soutiennent la croissance chinoise par une expansion à l’étranger, dans un contexte économique intérieur où ils doivent trouver de nouveaux relais de croissance et ne plus fonder leur croissance uniquement sur la demande extérieure, c’est-à-dire sur leurs exportations. Ils ont aussi l’intention, et cela se voit dans tous les pays, de sécuriser leur accès aux matières premières et aux ressources énergétiques.

Ensuite, je pense que, dans leur stratégie, il y a une volonté de désenclaver certaines provinces chinoises en accédant à des pays périphériques et riverains, et en les stabilisant, de façon à préserver aux alentours un environnement le plus stable possible.

Tout cela, ils le font aussi en essayant d’accomplir un grand rêve chinois, qui est d’effacer – cela me paraît très fort dans leur façon d’agir – l’humiliation des comptoirs. La Chine a vécu, au XIXe siècle, une défaite sur mer et l’implantation des étrangers dans une économie de comptoir. Les Chinois ont été interdits dans certains endroits, dans un apartheid total. Cela a été vécu par eux, jusqu’en 1949, leur révolution, comme une humiliation extraordinaire. Dans le fond, c’est aussi – et le président Xi Jinpig le dit très clairement – la renaissance d’une grande nation chinoise, qui porte aussi le peuple chinois, au-delà du parti communiste et de ses représentants au pouvoir.

Alors, l’empire n’est peut-être pas le bon mot, mais je vais l’utiliser, c’est aussi pour recréer l’empire du Milieu. Pour se retrouver au centre du jeu mondial. D’ailleurs, lorsqu’on considère les cartes géographiques représentées par les Chinois, c’est assez passionnant. On a souvent des cartes géographiques conçues par les Européens, mais sur les cartes géographiques vues par les Chinois, la Chine est au centre, et l’on voit très bien de ce fait se dessiner la nouvelle route de la Soie, « One Belt, One Road ».

Ma question, mon dernier point, est : quels peuvent être les dangers ? Quel peut être le jeu de l’Europe et de la France dans ce jeu multipolaire et dans le développement de cette Chine qui joue au jeu de go ? Quand on joue bien au jeu de go, on entoure les autres, et petit à petit on devient dominant, même si on ne détruit pas l’autre.

Le danger serait un monde bipolaire, avec d’un côté, une Chine qui constitue progressivement sa zone d’influence, de façon « soft », mais cependant de façon très prégnante. Et très loin des valeurs démocratiques et des règles du jeu européennes. Et, de l’autre, les États-Unis, pour une autre partie du monde, en laissant d’ailleurs de la place à cette nouvelle influence chinoise, notamment en Asie, dans le Pacifique et en Afrique. En arrivant au pouvoir, le nouveau président des États-Unis a commencé par sortir de l’accord Trans-Pacifique, qui était pour beaucoup de pays localement une façon de ne pas dépendre uniquement de la Chine. En agissant ainsi, il précipite beaucoup de pays dans les bras de la Chine. Les États-Unis, en réalité, investissent peu dans ces pays, alors que la Chine investit beaucoup. Inutile de dire que beaucoup de pays n’ont pas tellement le choix de leur alliance.

La question qui m’inquiète un peu est la place de l’Europe. Il faut trouver un jeu intelligent pour l’Europe, une stratégie que j’appellerais dialectique pour ne pas laisser se former simplement une zone d’influence américaine et une zone d’influence chinoise se partageant le monde.

Comme cela a été dit, je m’aperçois bien que la Chine cherche aussi l’Europe, mais quand elle intervient en Europe à travers la nouvelle route de la Soie, elle intervient non de façon multilatérale, mais avec seulement une partie des pays européens, pas avec l’Union européenne en tant que telle. Elle travaille essentiellement avec les anciens PECOen Europe de l’Est et dans les Balkans, sur des bases bilatérales. Elle ne travaille pas avec l’ensemble de l’Europe qui le réclame. C’est aussi le problème de l’Europe qui est trop faible et qui ne représente pas un interlocuteur suffisamment valable.
L’Europe pourrait donc sans doute jouer un jeu dialectique, qui ne serait ni celui des Américains ni celui de la Chine, et être utile à l’ensemble des parties, y compris à l’Europe elle-même. D’ailleurs, la France est intéressante pour les Chinois, à cause de l’Afrique. Beaucoup d’étudiants chinois viennent en France aussi pour apprendre à travailler en Afrique.

Enfin, en ce qui concerne la BRED, dans les pays où nous sommes, nous voyons toujours beaucoup de  présence chinoise, beaucoup d’investissements chinois. Nous avons un rôle à jouer, modeste mais utile, parce que comme le disent ces pays, cela desserre l’étau entre les différentes puissances agissant sur place. L’Europe est toujours associée à l’idée d’un ensemble aimable et recherché, mais associant des pays manquant de capacité à agir de conserve et de puissance d’investissement très modérée et surtout peu capable de s’unir pour être plus concentrée et plus forte.

Qu’en penses-tu ?

Alexandre Adler

J’en pense beaucoup de bien, avec peut-être malgré tout un caveat : la Chine agit avec une certaine volonté globale. Bien sûr, il existe des intérêts chinois différents.

Certaines villes n’ont pas exactement la même vision des choses. Certaines entreprises vont agir différemment. Mais globalement, nous avons une économie chinoise et une ambition chinoise. Mais avons-nous une ambition européenne ?

Nous devrions l’avoir, mais nous ne l’avons pas.

Par exemple, les Allemands sont arrivés en Chine bien après nous, puisqu’ils n’ont pas reconnu la Chine, comme le général de Gaulle l’avait fait, dès 1965. Cela nous a donné précisément une avance pour Peugeot à Wuhan, point de départ d’un certain nombre d’initiatives. La France a aussi été à l’avant-garde dans les technologies nucléaires, avec la centrale Taishan de Canton, le début de l’énergie nucléaire civile en Chine, mais elle s’est ensuite un peu endormie sur ses lauriers. Et l’Allemagne, qui n’est arrivée que tard, qui n’avait pas reconnu la Chine, est venue avec des idées simples qui se sont avérées extrêmement efficaces. Helmut Kohl considérait que le but de la politique étrangère allemande était de faire aimer les produits allemands. Il y est parvenu. Là où nos officiels passaient un ou deux jours en Chine, il y restait une semaine avec ses collaborateurs, et il n’avait qu’un but, faire connaître les grandes entreprises allemandes.

L’absence d’ambition apparente de l’Allemagne, notamment dans cette fin de la guerre froide, s’est transformée en son contraire. Les Allemands ont fait rouler toute la Chine en Audi. Cela a été la véritable percée de l’automobile allemande. Ensuite, les Allemands, comme la Chine, ont réussi une percée à l’exportation qui les a placés, les uns et les autres, sur la sellette face à la politique américaine qui leur reprochait des excédents commerciaux trop importants, d’où un front sino-allemand. Non seulement je ne déplore pas ce front, mais je pense que c’est une très bonne chose que les Allemands aient découvert ainsi le reste du monde à travers la Chine, dans une vision internationaliste qui est souvent supérieure à celle de nos analystes en France. En même temps, je vois tout à fait l’égoïsme de cette politique, fondée sur quelques produits, mais qui ne joue pas sur les véritables succès franco-allemands, comme Airbus. Elle joue au contraire sur un certain nombre de divisions du travail qui sont beaucoup plus déterminées par les Chinois que par les Allemands. La France pourrait faire la même chose, et l’Italie aussi, à sa manière. Nous sommes en ordre dispersé. Une stratégie européenne en Chine est nécessaire.

La deuxième chose est notre présence en Asie. Là, nous touchons un petit peu à la stratégie de la BRED qui a hérité, au départ, d’un certain nombre de comptes et d’une présence traditionnelle qui sont des suites de l’histoire française, par exemple la présence de la BRED à La Réunion, qui elle-même entraînait d’autres marchés, ou dans l’Asie du Sud-Est, zone d’influence française. C’est ainsi que, par exemple, aujourd’hui, la BRED occupe une position tout à fait originale au Laos, qui commence à faire tache d’huile sur le Cambodge.

Mais il est évident que s’agissant du Vietnam, qui est déjà un ensemble beaucoup plus important, seule une initiative française peut réconcilier les Chinois et les Vietnamiens. Les Vietnamiens n’ont qu’une envie, c’est de faire partie, sur le plan économique s’entend, de la grande Chine, et d’en retirer un certain nombre d’avantages, mais sans renoncer à leur indépendance nationale. Ils ne veulent pas d’un face-à-face qui leur semblerait mortel avec la seule Chine, même si la victoire de Canton, qui est une ville décentralisée et ouverte sur le monde, dans le congrès actuel du parti communiste chinois est très encourageante par rapport à des ambitions nationalistes et à la volonté de centraliser toute la Chine du Sud. De même, la défaite du lobby pétrolier chinois est un tournant tout à fait favorable. Comme beaucoup, je pense que si le Vietnam devait se rapprocher de la Chine, il ne pourrait le faire qu’avec la France, parce que c’est l’ancienne puissance coloniale, parce que la culture française est toujours présente au Vietnam, parce que les Vietnamiens ont besoin d’un partenaire qui ne serait évidemment pas le Japon. Nous sommes face à une stratégie d’expansion qui va bien au-delà de la Chine elle-même, qui est la grande Chine, je dirais, cette Asie continentale qui sera demain un des deux grands pôles de l’économie de la planète.

Là, la France peut être un peu à l’avant-garde des Européens. Cela peut paraître contradictoire, mais il y a deux éléments à prendre en compte. La France doit agir là où elle a des atouts, et jouer ses cartes très vite et très fort. La France doit le faire dans le cadre d’une stratégie européenne concertée. Ce n’est pas la France seule, ni l’Allemagne seule, ni même des pays opportunistes et capables comme l’Italie, le Portugal ou l’Espagne qui doivent être présents sur le marché chinois, mais un marché européen global avec une monnaie globale, l’euro, et avec des initiatives globales, en matière bancaire notamment. Je crois que cette option n’est pas compromise, à condition d’avoir une véritable stratégie. Ce qui manque en France aujourd’hui, ce n’est pas le savoir-faire, il est grand, mais c’est la stratégie. C’est très curieux, parce que la France est un pays d’idées générales, mais actuellement elle n’a que des idées particulières, lesquelles sont plutôt bonnes. À nous de passer au stade supérieur. Je suis persuadé que les grandes entreprises françaises, mais aussi allemandes, quand elles sont associées, comme dans Airbus, ont un rôle particulier à jouer. Je n’ai pas de conclusion, sinon que je suis persuadé que la BRED et l’ensemble des Banques Populaires et Caisses d’épargne associées sont un des éléments fondamentaux – parce qu’elles disposent aussi d’une capacité d’initiative et d’une originalité- dans une stratégie de financement du développement entre l’Asie et l’Europe. Alors, qu’on l’appelle la route de la Soie ou qu’on lui trouve un nom qui nous soit propre, peu importe, car cette idée est féconde. Elle est complémentaire à celle de l’importance des technologies que l’Amérique diffuse aujourd’hui par son extraordinaire révolution numérique.

Olivier Klein

Merci infiniment Alexandre. Je ne peux que me joindre à toi pour souhaiter vivement l’émergence d’une stratégie européenne, en général, et spécifiquement dans le cadre d’un jeu global que la Chine a lancé avec sa nouvelle route de la soie. 

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REAix 2017 : L’euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( texte )

Rencontres économiques d’Aix en Provence juillet 2017

Le succès d’une zone monétaire dépend de la politique monétaire qui y est menée, mais, plus fondamentalement, de la façon dont elle est organisée. Il y a des modes d’organisation, des modes de fonctionnement, qui facilitent ou non la création de richesses et dont il faut parler ici.

Premièrement, quand on a créé la Zone Euro, c’était pour proposer aux populations de la Zone de partager une monnaie unique, ce qui était un symbole fort et très positif pour l’Europe. C’était aussi pour faciliter les échanges intra-zone, parce qu’il n’y avait ainsi plus de risque de change. Or, on sait que quand on facilite les échanges, on impacte positivement le taux de croissance. Il y avait, enfin, un autre objectif, celui de déplacer la contrainte extérieure des bornes de chaque pays aux bornes de la Zone. C’était un argument très important à l’époque.  Quand on gère un ensemble de pays très interdépendants, et que la contrainte extérieure s’exprime aux bornes de chaque pays, vous rencontrez rapidement des freins à la croissance. Un pays qui a plus besoin de croissance qu’un autre, par exemple parce qu’il a une démographie plus forte, peut connaître un différentiel de croissance en sa faveur par rapport à ses voisins et partenaires et voir ainsi ses  importations croître davantage que ses exportations. De ce fait, il butera rapidement sur un déficit difficilement soutenable de balance courante, ce qui limitera sa croissance. C’est déjà ce qui se passait pour la France, par rapport à l’Allemagne, avant la zone euro. L’idée que la contrainte extérieure dans une zone optimale, dans une zone monétaire complète, s’exerce aux bornes de la zone, et non plus aux bornes de chaque pays, donne évidemment des degrés de liberté supplémentaires pour accroître le niveau global de croissance. En effet, le solde critique de la balance courante est celui de la somme de pays aux balances courantes pour les uns positifs et pour les autres négatifs. Le principe en est donc très intéressant.

Que s’est-il passé dans les faits ?

De 2002 à 2009-2010, on a connu un rattrapage en termes de PIB par habitant d’un grand nombre de pays du Sud par rapport au PIB par habitant allemand. Mais on ne peut pas ignorer non plus que, depuis 2010, l’écart est reparti à la hausse. Quelques chiffres : au Portugal, le PIB par habitant représentait avant la Zone Euro 50 % du PIB allemand par habitant, il est passé à 52-53 % vers le milieu des années 2000, mais il est redescendu à 48 %, en 2016. Si je prends la Grèce, qui est évidemment un cas à part, il était de 55 % du PIB allemand en 2002, il est passé à 70 % du PIB allemand, mais a reculé beaucoup plus bas que le niveau atteint avant la Zone Euro, à 42 % en 2016. L’Espagne était à 68 %, elle est passée à 75 %, pour repasser à 62 %. Même l’Italie, qui était à 88 % – beaucoup plus proche de l’Allemagne, est passée à 90 % en 2005, et a rebaissé à 72 %, en 2016. La France était à 96 % – donc, très proche de l’Allemagne –, elle est passée à 100 %, mais elle a reculé jusqu’à 88 %, en 2016.

On voit bien les effets de création de richesses liées à la création de la Zone Euro, mais aussi ceux récessifs de la crise spécifique de la Zone Euro dès 2010.

D’où vient ce double mouvement ? En fait, les conditions de la soutenabilité de la croissance plus forte des pays du Sud après la création de l’Euro n’étaient pas là. Pourquoi ? Parce que précisément l’organisation de la Zone Euro ne prévoyait pas les arrangements institutionnels permettant cette soutenabilité. Et cette croissance, pour partie, s’est faite à crédit simultanément pendant cette première période, on a assisté à une évolution très contrastée de la production industrielle. On a vu les pays du Nord de la Zone avoir une croissance de leur production industrielle, et une décroissance de la production industrielle du côté des pays du Sud, France comprise. Évidemment, de façon assez corrélée, même si la corrélation n’est pas totale, on a vu le solde de la balance courante qui a évolué de façon totalement différente entre l’Allemagne et les Pays Bas, par exemple, qui avaient un excédent de 2 % du PIB, avant la Zone Euro, et qui sont passés à 8 % d’excédent ces dernières années, et ce dès 2008. Or, la Zone Euro hors Allemagne et hors Pays-Bas est passée de 0 % de solde de la balance courante en 2002, à -6 %, en 2008-2009. On a donc des pays du Nord qui caracolent en moyenne, si je prends l’Allemagne et les Pays-Bas pour les représenter, à 8 % d’excédent de leur balance courante, en 2008, alors que les autres connaissent un déficit de 6% ! L’écart est considérable et a entraîné pour la plupart des pays du Sud une grave crise de balance de paiements dès 2010. Le différentiel de croissance sur la même période n’était donc pas soutenable. À l’évidence, alors même qu’un rattrapage s’opérait en termes de PIB par habitant, d’autres écarts se créaient. Tout cela est largement dû à des défauts intrinsèques de la construction de la zone, mais aussi à des politiques structurelles divergentes de certains pays par rapport à d’autres.

Une des raisons de la crise majeure de la Zone Euro de 2010 – 2012 est que l’on n’a pas créé une zone monétaire complète, et qu’on n’a pas mis en place de coordination des politiques économiques, incitant les pays ayant des moyens de tirer la croissance par le haut et relancer, allégeant ainsi la peine de ceux qui devaient ralentir. C’est très dommageable, mais je pense qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse jamais y arriver. Deuxièmement, nous n’avons pas d’éléments de mutualisation de la dette publique ou de transferts budgétaires des pays qui vont mieux vers ceux qui vont moins bien, comme cela existe entre les Etats composant les Etats-Unis. Dans une zone monétaire unique, en principe, il doit exister ces éléments qui permettent d’éviter qu’il y ait des chocs asymétriques trop forts.

En outre, en amont, faute de politiques structurelles mises en place par les pays du Sud, la création de la Zone Euro, la monnaie unique a facilité une dynamique de polarisation industrielle au profit des pays du Nord. La production industrielle s’est partiellement déplacée vers les pays qui étaient les plus forts industriellement, et qui ont ainsi accentué leurs avantages à la faveur de la création de la Zone. Cela ne s’est pas fait sans effort de leur part, car ils ont accentué leurs avantages grâce à leurs réformes structurelles, mais également grâce au jeu de la Zone Euro. Les investissements  se dirigent en effet spontanément là où les infrastructures physiques et institutionnelles (conditions de production, réseaux de sous-traitants, formation, marché du travail…) sont les plus favorables alors qu’il n’y a plus de risque de change entre ces pays. Plus besoin d’investir autant dans une production dans certains pays du Sud, car l’on ne craint plus de moins pouvoir vendre dans ces pays en cas de dévaluation de leur part. De plus, lorsque l’on ne fait plus jamais d’ajustement de change, si l’on n’a aucune politique pour aider à la convergence, il se passe le phénomène suivant : on donne une prime aux pays qui sont les pays forts et qui ne subissent plus le réajustement de la compétitivité par la dévaluation des devises des autres pays. C’est l’équivalent d’une sous-évaluation régulière, en l’occurrence de l’Allemagne, au fur et à mesure du temps.

La crise des pays du Sud, provoquée notamment  par cette désindustrialisation partielle, qui a fortement contribué à la crise de leur balance des paiements, a été largement due également à la politique monétaire unique qui a abouti par construction à un taux d’intérêt qui correspondait aux besoins de la moyenne des pays de la Zone, et qui, de ce fait, pour des pays qui croissaient plus vite et en rattrapage, a donné des taux d’intérêt trop faibles, ce qui, du coup, a facilité le développement de bulles, notamment immobilières, ou de bulles de crédit, très visibles dans certains pays, bulles qui ont explosé par la suite.

Tout cela a été renforcé par le fait que les marchés financiers ont failli pendant la période, puisque de 2002 à 2009, il n’y a pas eu d’auto-régulation des taux d’intérêt longs qui, malgré les circonstances décrites ci-dessus, n’ont cessé de converger vers les taux d’intérêt allemands, les plus bas de la Zone. De ce fait, les pays qui accroissaient sans cesse leur niveau global de dette, ou leur déficit de balance courante, n’ont pas connu de coup de semonce. Si les marchés avaient bien fonctionné, leurs taux d’intérêt auraient dû monter pour tirer les sonnettes d’alarme nécessaires pour faire en sorte que les pays se régulent mieux et limitent leur endettement extérieur et leur déficit de balance courante.

En fait, le manque de mécanismes d’ajustement équilibrés et symétriques, partagés par tous les pays de la Zone Euro, le manque d’arrangements institutionnels suffisants (comme la coordination des politiques économiques, l’absence de transferts budgétaires…), mais aussi le manque de réformes structurelles internes à chaque pays du Sud, a constitué la base de la crise qui a éclaté en 2010. Comme expliqué précédemment, celle-ci a été une crise de balance des paiements classique, un sudden stop, des pays du Sud. Avec un arrêt de la mobilité des capitaux privés, qui ont cessé de se déverser vers les pays du Sud, alors qu’ils le faisaient naturellement jusqu’alors en provenance des pays du Nord, qui eux connaissaient symétriquement des excédents courants. Cela a provoqué des ajustements asymétriques. Ne disposant pas des arrangements institutionnels pré – cités qui auraient été opportuns, ces pays n’ont plus eu qu’une seule possibilité : s’ajuster isolément par le bas. En abaissant leurs coûts sociaux, en abaissant leurs coûts de production, donc en menant des  politiques d’austérité, de façon à faire baisser d’un côté leurs importations – lorsque l’on baisse la demande, on baisse mécaniquement les importations –, et de l’autre, toujours en abaissant les coûts, de retrouver de la compétitivité pour relancer leurs exportations. Cela induit évidemment un coût social et un coût politique très importants.

Pour finir, il faut dire que, très heureusement, la BCE a sauvé la zone euro en 2012. Elle l’a sauvée, parce que la BCE a mis fin aux cercles vicieux qui s’étaient installés, et qui se déroulaient de façon catastrophique. Le cercle vicieux entre la dette des États et les taux d’intérêt. Les taux d’intérêt qui flambaient, augmentaient encore le poids de la dette des États, ce qui conduisait à son tour à une nouvelle hausse des taux. La BCE a également interrompu le deuxième cercle vicieux qui existait entre les dettes publiques des États et les banques des pays considérés. Puisque les banques portaient des titres des États, les banques augmentaient les risques perçus quant à  leur solvabilité, puisque les États allaient mal. Mais, comme les États étaient obligés de refinancer ou de recapitaliser les banques, ils semblaient eux-mêmes davantage encore en risque. La BCE, par diverses mesures et postures appropriées, a sauvé la zone euro.

Mais la BCE ne peut pas, en permanence – et elle le dit elle-même très clairement – être la seule à porter tous les efforts. Elle le fait remarquablement, mais elle le fait pour acheter du temps aux gouvernements qui ont deux choses à faire, ce qui est également répété à juste titre de façon incessante par la banque centrale. Pour les pays du Sud et la France, il s’agit de faire des réformes structurelles, parce que c’est cela qui apportera le surcroît de croissance potentielle et facilitera leur trajectoire de solvabilité. L’Allemagne ne fera pas d’efforts si les autres pays ne font pas de réformes structurelles, parce que de son point de vue, il n’y a pas de raison d’être solidaire avec des pays qui ne feraient pas les efforts nécessaires pour ne pas être en situation de demander de l’aide à répétition. C’est un nœud crucial. On a simultanément besoin – et la banque centrale le dit aussi – de nouveaux arrangements institutionnels, pour refonder la capacité de l’Euro à créer de la richesse dans la Zone Euro, donc de quelques éléments de solidarité, de coordination et de partage du pilotage de l’économie de la Zone, et sans doute de grands projets européens utiles à la croissance.

Si l’on y parvient, ce sera renouer avec la promesse de l’Euro et de l’Europe. La France a beaucoup à faire pour y contribuer. Elle semble l’avoir compris.

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REAix 2017 : L’Euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( vidéo )


Christian SAINT-ETIENNE, Cercle des économistes 00:38 Pervenche BERES, Member, European Parliament 07:45
Stéphane BOUJNAH, Chairman and CEO, Euronext 27:10
Olivier KLEIN, Chief Executive Officer, BRED 15:45
Journaliste : Alexandra Bensaid, France Inter 00:16