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A nouvelle crise – nouvelle croissance

« La crise est ce qui sépare le vieux du neuf » écrivait déjà Gramsci au début du 20ème siècle. Chaque crise fondamentale du capitalisme est en effet le temps d’une profonde mutation, celui de l’apparition douloureuse d’un nouveau mode de régulation, qui se différencie du précédent devenu moins efficace…

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Article à nouvelle crise nouvelle croissance

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Quelles réformes pour limiter l’instabilité financière ?

Dix Propositions

Aujourd’hui, deux évidences s’entrechoquent. En premier lieu, les marchés financiers ne s’autorégulent pas. En finance globalisée et déréglementée, ils conduisent inéluctablement à des crises plus ou moins violentes qui amplifient, voire déclenchent, 295 les cycles de l’économie réelle, tant dans leurs phases euphoriques que dans leurs périodes dépressives. La seconde évidence est le caractère indispensable de ces mêmes marchés financiers qui autorisent la réallocation des risques (de taux d’intérêt et de change, par exemple) et qui permettent, complémentairement aux banques, l’ajustement des besoins et des capacités de financement mondiales. Les banques, seules, ne peuvent pas aujourd’hui assurer la totalité du financement de l’économie.

C’est pourquoi une conclusion s’impose avec force : la nécessité d’une réglementation adéquate et de réformes de diverses natures permettant de limiter l’instabilité intrinsèque de la finance, à défaut de la faire disparaître. Soyons vigilants à ce que ces réformes soient bien engagées avant que l’on ne s’empresse, avec le retour ultérieur d’une nouvelle phase euphorique, d’oublier les leçons récurrentes que nous apporte chaque crise financière.

Les raisons de l’instabilité inhérente à la finance sont de mieux en mieux analysées. Elles se trouvent dans la nature profonde d’un actif financier ou patrimonial, dont le prix n’est pas fonction de son coût de fabrication, à l’instar d’un bien ou d’un service reproductible. Sa valeur correspond en fa$ à l’évaluation d’une promesse de revenus futurs engendrés par l’actif considéré. Or, cette prévision est très incertaine, tant l’avenir est difficilement probabilisable dans une économie décentralisée et monétaire.

En effet, les évolutions du taux d’épargne des ménages comme les multiples interactions des agents privés concurrents et complémentaires rendent les succès ou les échecs des uns et des autres très difficiles à prévoir et encore davantage à quantifier.
Les économistes parlent ici de situation d’incertitude radicale ou fondamentale. Mais la prévision est également incertaine parce que le risque exact de l’émetteur de l’actif en question (action ou titre obligataire, par exemple) est mal connu par le détenteur du titre. Ce dernier ne possède en effet une information parfaite ni sur la situation actuelle de l’émetteur, ni sur ce que celui-là fera demain, modifiant ainsi éventuellement profondément son profil de risque. Cette asymétrie d’information et cette incertitude radicale induisent une difficulté profonde à connaître en toutes circonstances avec vraisemblance les prix d’équilibre, les prix « normaux », des actifs financiers, facilitant en cela les comportements mimétiques et les créations de bulles.

S’ajoute, dans la phase euphorique, une capacité à oublier les effets des crises précédentes et, de ce fait, à ce que les 296 acteurs économiques augmentent leur niveau d’endettement, en poussant l’effet de levier à des niveaux tels qu’ils fragilisent leurs situations financières, et lors de la phase dépressive, à brutalement chercher à réduire cet endettement, aggravant ainsi considérablement le retournement conjoncturel. En outre, ce phénomène s’amplifie encore lorsque les prêteurs apprécient la solvabilité -des emprunteurs non plus à l’aune de leurs revenus futurs probables, mais de l’évolution anticipke des prix des actifs (actions ou immobilier, par exemple) qui sont ainsi financés ou qui servent de garantie.

Enfin, viennent s’ajouter de façon exogène, par exemple, des règles de rémunération des acteurs ou des normes comptables et prudentielles qui peuvent être des causes additionnelles de l’instabilité et de la procyclicité de la finance par rapport à l’économie réelle.

Tout projet de réformes doit donc s’attacher à lutter contre les causes tant endogènes qu’exogènes de cette instabilité. S’attaquer aux causes exogènes est sans doute la tâche la tâche la moins ardue.

S’ATTAQUER AUX CAUSES EXOGÈNES

Première proposition

Les normes comptables IFRS (International Financial Reporting Standards) ont privilégié l’évaluation des actifs au bilan en fair value, fondée essentiellement sur les prix de marché. Cette décision repose sur l’hypothèse que le prix de marché est à tout moment la meilleure représentation de la « vraie valeur de tel ou tel actif. Or, la profonde crise de liquidités que nous connaissons aujourd’hui a montré, si besoin était, que lorsque le marché s’évanouit sous la pression des vendeurs, en l’absence d’acheteurs, les prix s’effondrent au-delà de toute réalité fondamentale. De même et symétriquement, lorsque nous sommes au cœur d’une bulle spéculative, le prix du marché est totalement déconnecté de toute valeur d’équilibre. Il est donc nécessaire, comme la situation de 2008 y conduit, de pouvoir estimer raisonnablement la valeur au bilan des actifs, lorsque le marché ne permet plus de le faire.

Sans quoi, la dévalorisation comptable conduit à des ventes additionnelles qui s’entraînent les unes les autres, dans un mouvement auto-entretenu des prix vers le bas, et symétriquement en cas de hausse. II est donc nécessaire, en cas de défaillance des marchés, d’utiliser d’autres méthodes que celles de la fair value pour d u e r un actif. Sans revenir la méthode de comptabilisation en valeur historique, qui peut être trompeuse en cas d’actifs détenus en trading il peut être utile de procéder au mdrk to model, sous réserve de contrôle extérieur desdits modèles, ou à la simple actualisation des flux futurs raisonnablement attendus.

En outre, à l’opposé de l’effet provoqué par les normes IFRS, afin 297 d’atténuer la procyclicité du crédit, il est hautement souhaitable de favoriser le provisionnement des banques.

Si ces dernières peuvent provisionner par avance les risques futurs non encore avérés de leurs crédits, elles sont moins contraintes d’abaisser leur production de crédit lors de la survenance d’un fort ralentissement économique. L’impact de leurs pertes accrues dues à l’augmentation du coût du risque de crédit sur leurs capitaux propres est dors en effet compensé, au moins pour partie, par leurs reprises de provision. Enfin, il conviendrait de réexaminer les vertus de l’ancien plan comptable des banques sur un point : celui qui permettait la constitution et la reprise discrétionnaire de fonds pour risques bancaires généraux.

Deuxième proposition

De même, les normes prudentielles Bâle II sont-elles procycliques.
Les capitaux propres des banques exigés par Bâle II sont proportionnels aux engagements de crédit notamment, eux-mêmes pondérés en fonction des risques qui leur sont associés. Parallèlement, les positions sur les marchés financiers sont également prises en compte en fonction des risques qui leur sont propres (méthode de la valse at risk).

Les modèles d’évaluation de ces risques, tant de crédit que de marché, étant essentiellement fondés sur les données des quelques années précédentes et prenant mal en compte les risques extrêmes, une phase économique euphorique conduit peu à peu à permettre plus de crédits et plus de positions spéculatives pour une même quantité de fonds propres, donc d’accroître encore l’euphorie. Tandis qu’une phase dépressive impose aux banques d’abaisser leur rythme de crédit ou de diminuer leurs positions sur les marchés, pour une quantité donnée de fonds propres, donc de renforcer la dépression elle-même. Aussi est-il indispen$able de modifier, sans doute, les modèles d’évaluation des risques et la durée de la période passée qu’ils prennent en compte, ou encore d’appliquer des stress scénarios aux modèles, permettant de prendre en compte des cas plus extrêmes (décomposition en facteurs de risque et application de chocs indépendants). Enfin, à modèles identiques, la solution est probablement, à l’instar de ce que fait l’Espagne, d’adapter le ratio de fonds propres exigés lui-même, en fonction de la phase économique traversée, de façon à i’élever pendant la période haussière du cycle et de l’abaisser lors du retournement, afin de lui faire jouer un rôle contracyclique. Le deuxième pilier de Bâle II autorise théoriquement les autorités monétaires à procéder de la sorte, mais, en i’absence de règles plus claires et partagées, il ne le permet pas en pratique de façon satisfaisante et coordonnée.

Troisième proposition

La question du mode de fonctionnement des agences de notation est égaiement au ceur de la réflexion. Leur caractère procyclique est là encore avéré. De plus, le rating des C D 0 (collate~zseddebt obligation) n’est pas semblable à celui des coupoïates. Les modèles d’évaluation des tranches de titrisation ont failli, et pas uniquement parce qu’ils n’intégraient pas le risque de liquidité. Outre le fait que ces modèles utilisaient des données collectées sur une durée trop courte, ils prenaient peu ou pas en compte les effets de non-linéarité liés aux effets de seuil, eux-mêmes dus à la mise en jeu successive du risque des differentes tranches de titrisation. En outre, ils ont mai appréhendé les corrélations des défauts des différents composants des supports de titrisation.

Enfin, il est crucial d’imposer que les agences de notation aient bien l’obligation de réaliser ou de faire réaliser la due dilzgence des sous-jacents de la titrisation, ce qui n’est pas le cas jusqu’à présent (d’où des tricheries sur les documents des crédits subprime, par exemple).

Ajoutons sur un autre plan que ces agences sont rémunérées par les émetteurs qui ont besoin de leur notation, ce qui pourrait inciter à douter de leur impartidité. Cependant, comme il n’est pas possible de concevoir un système viable qui reposerait sur un paiement par les utilisateurs, car les investisseurs sont disséminés et de taille très inégale, il reste soit à rendre ces agences publiques, arguant ainsi qu’elles rendent un service apportant un bien collectif, soit plus proba-blement à les soumettre à uri organisme de supervision qui vérifie la qualité des méthodologies utilisées et des résultats expost, comme le respect d’une déontologie corivenable.

En outre, comme cela a étk fait pour les commissaires aux comptes, il serait judicieux d’établir leur responsabilité civile en cas d’erreur fautive dans leur processus de notation, en comptant sur la régulation jurisprudentielle pour s’assurer davantage que leur mode de paiement n’influe pas sur leurs décisioris. Enfin, il semble qu’il soit absolument nécessaire, dans le même esprit, de séparer leurs activités de conseil (en préparation d’une notation) et de notation.

Quatrième proposition

La question de la rémunération des traders est également décisive, même si l’on ne peut en aucun cas en faire la cause principale des désordres actuels. Les bonus, payés annuellement, représentent des sommes extraordinairement importantes à l’échelle d’un individu et sont fondés sur les gains réalisés grâce aux positions de trading prises. Ce système de rémunération est totalement asymétrique, puisqu’il n’engendre pas de malus en cas de pertes. Aussi, est-il puissamment incitatif à prendre des risques importants. A minima, il serait indispensable. de ne calculer et de ne verser les bonus que lorsque les 299 position sont finalement débouclées. Mais surtout, puisque les phases fastes et moins fastes, voire désastreuses comme aujourd’hui, se succèdent au fil du temps sur les marchés, il pourrait être envisagé de ne payer la partie principale des bonus qu’à l’issue de cycles de trois à cinq ans, par exemple, induisant ainsi un comportement de plus long terme des traders. Il serait sans doute également sage de limiter ces mêmes bonus à un multiple plus raisonnable du salaire fixe, non seulement pour une question éventuelle d’équité sociale, mais aussi et surtout pour éviter les comportements professionnels déraisonnables induits par des sommes hors normes.

Notons enfin que ces systèmes de rémunération pourraient être examinés par les organes de supervision et entrer en ligne de compte dans le niveau d’exigence des fonds propres. Il est probable, en effet, que la seule autorégulation des banques ne puisse parvenir à assagir les modes de rémunération, dès lors que la concurrence interbancaire
sera à nouveau forte en ce domaine.

FAIRE FACE AUX CAUSES ENDOGÈNES

Faire face aux causes endogènes de l’instabilité financière est, par construction, moins aisé. Un certain nombre de pistes doivent être cependant poursuivies.

Cinquième proposition

Commençons par la voie la moins facile à mettre en oeuvre à cette fin : la politique monétaire: Ainsi que le disent nombre de banques centrales, il est, en premier lieu, difficile, voire impossible, d’utiliser l’arme des taux d’intérêt, afin de freiner ou d’empêcher l’apparition des phases euphoriques sur les marchés d’actifs patrimoniaux, car c’est Egalement le taux d’intervention des banques centrales qui permet d’influencer le taux de croissance économique. Or, ralentir la croissance par une augmentation de taux n’est souvent pas souhaitable, alors même qu’il serait utile de ne pas laisser se développer de phase euphorique sur les marchés.

En second lieu, les banques centrales ne peuvent déterminer avec précision la valeur des fondamentaux et ne sont donc pas certaines de bien cerner le début des bulles spéculatives.

En revanche, les autorités monétaires pourraient, à n’en pas douter, mieux régler qu’elles ne le font aujourd’hui les exigences de capitaux propres des établissements financiers en fonction de la phase en cours. En effet, le plus souvent, les bulles spéculatives sur le marché des actions comme celui de l’immobilier s’accompagnent d’un développement trop rapide du crédit, c’est-à-dire du niveau d’endettement et des niveaux de levier. Si l’endettement n’était pas en mesure de s’accélérer de façon anormale, de par une exigence plus forte de fonds propres bancaires, les bulles auraient moins d’oxygène pour se développer. Un réglage des taux de réserve obligatoires suivant le même objectif peut parfaitement s’envisager en complément.

Reste bien entendu le risque pour les banques centrales d’agir à
contretemps.

Sixième proposition

Les bulles viennent, comme nous l’avons vu, d’une capacité des acteurs à développer un fort mimétisme – rationnel à titre individuel, mais conduisant à une irrationalité collective ,en l’absence de repères fiables quant aux valeurs fondamentales.
Les banques centrales tentent ainsi de rendre la parole régulièrement afin de préciser au marché, lorsque c’est nécessaire, que les prix leur semblent sortir des plages « normales » correspondant à une juste appréciation des fondamentaux. Pourtant, ces mises en garde n’ont en général que peu d’effets. Ainsi, Alan Greenspan a-t-il parlé d’exubérance irrationnelle sur le marché des actions dès 1996. Cela n’a pas empêché l’une des plus fortes bulles de se former et d’éclater en 2000.

Peut-être serait-il possible d’imaginer une instance indépendante, un observatoire scientifique composé d’experts de renom, lié au FMI ou à la Banque des règlements internationaux (BRI), capable d’émettre un rapport public, trimestriellement par exemple, mesurant les tensions spéculatives sur les différents marchés d’actifs patrimoniaux.

Les économistes de la BRI ont mis à jour des indicateurs prédictifs assez fiables des crises financières et bancaires à venir. Ils reposent essentiellement sur la mesure de l’écart entre l’évolution instantanée des prix de l’immobilier et des actions et leur tendance longue de croissance, ainsi qu’entre le niveau des crédits sur le PIB et son niveau de référence de long terme. II est possible d’espérer que si de tels rapports étaient régulièrement faits et qu’ils étaient rendus publics avec le retentissement qu’il convient, ils pourraient peu à peu influencer la formation des anticipations des agents sur les marchés. Ils pourraient aussi permettre de diminuer la capacité d’aveuglement au désastre (disaster myopia) des marchés. Ce biais cognitif largement partagé correspond à la désensibilisation progressive de toute personne au risque qu’il encourt, au fur et à mesure que la survenance du dernier évènement à fréquence rare et à effet violent (ici la crise financière) s’éloigne dans le temps, favorisant ainsi des comportements qui conduiront à faciliter l’avènement du prochain désastre.

Septième proposition

Le court-termisme est inhérent à la finance, car il est rationnel pour des gestionnaires de fonds ou des dirigeants de banque d’adopter ou de faire adopter un horizon très court dans la gestion de leurs positions, eu égard précisément à l’incertitude quant aux valeurs fondamentales. Quand on ne sait pas quel est le « vrai » prix, on ne parie pas longtemps sur une convergence du prix de marché vers une anticipation incertaine de la valeur fondamentale. Aussi, est-il difficile de réduire ce court-termisme.

Quelques pistes cependant. Au-delà des fonds souverains qui ne sont pas contraints par le court terme, il serait possible d’orienter certains fonds vers le long terme, les fonds de pension par exemple, car leurs sorties sont programmables de longue date. Leur comptabilité pourrait être adaptée, afin de ne pas exiger un enregistrement comptable des différents soubresauts de marché. De façon parallèle, les règles de sortie des fonds pourraient être revues en fonction de leur nature afin, par exemple, que des fonds actions n’aient pas une liquidité quotidienne, allongeant ainsi l’horizon des gestionnaires et des détenteurs.

Limiter le court-termisme pourrait également passer par une publication de la valeur des fonds et de leur benchmarking à une fréquence moins élevée, afin de ne pas aggraver le mimétisme de leurs propres gestion.

En outre, afin d’encourager les investisseurs particuliers, par exemple, à acheter de tels fonds, il pourrait être envisagé une fiscalité attractive. Il est en effet plus judicieux d’accorder des taux d’imposition bas ou nuls, non à des enveloppes d e produits ou de fonds, tels que les P M en France, par exemple, mais à la détention directe ou indirecte des fonds qui auraient la particularité d’être de long terme. En effet, même au sein d’un P M , il est tout fait possible d’acheter et de vendre des fonds cotés quotidiennement et benchmarkés mensuellement. Détenus’au sein d’un P M ou non, ces fonds sont conduits rationnellement à adopter des horizons très courts et des comportements très mimétiques, sous peine d’être revendus par leurs détenteurs des lors qu’ils n’auraient pas profité d’une hausse, dont d’autres auraient bénéficié, fût-elle au sommet d’une bulle spéculative. Une fiscalité avantageuse réservée à des fonds de long terme pourrait donc être un outil puissant pour limiter le court-termisme inhérent aux marchés financiers.

Huitième proposition

Renforcer la supervision est une nécessité attestée par tous. Elle passe.par la supervision d’organismes jusqu’alors peu ou pas contrôlés, les hedgefinds et les véhicules de titrisation notamment. Ils se comportent, en effet, comme des banques, mais disposent d’un levier non réglementé et de risques non scrutés par des superviseurs. Il en va bien évidemment de même pour les banques d’investissement aux États-unis qui ont été pour la plupart aidées par la Fed, alors même qu’elles n’en dépendaient pas. Ajoutons qu’aux États-Unis encore, la supervision est très éclatée. &si, par exemple, les établissements ayant distribué les crédits subprime n’étaient-ils pas supervisés par la Fed.

En outre, il pourrait certainement être utile d’envisager une mise en commun ou a minima d’une coopération active des superviseurs des banques et des assurances. En effet, la circulation des risques de crédit, par exemple, par le biais du marché des CDS (credit default swaps), entre les assureurs et les banques est intense. Et Son a assisté de plus à une intégration des métiers et parfois des capitaux des uns chez des autres.

Par ailleurs, un superviseur unique, ou à tout le moins fédéral, aurait grand avantage à prendre forme dans la zone euro, voire dans l’Union européenne. Internationalement enfin, les organismes de supervision étant nationaux et les phénomènes de crise financière et de contagion étant mondiaux depuis la globalisation financière, une coordination internationale plus poussée des superviseurs est devenue nécessaire.

Plus généralement, les régulateurs doivent prêter une attention extrême aux capacités des acteurs économiques à augmenter déraisonnablement le levier d’endettement dans les phases euphoriques, parfois en contournant les réglementations ou en utilisant leurs insuffisances (distribution de crédit subprime aux États-Unis, titrisation permettant un fort effet de levier des banques malgré Bâle IL..).

Neuvième proposition

La titrisation et le marché des CDS ont fait couler beaucoup d’encre. Ils sont certes les éléments spécifiques et aggravants de la crise financière actuelle. Ils sont pourtant nécessaires, car ils permettent aux banques d’accorder davantage de crédits que s’ils n’existaient pas. Les banques ne seraient pas en mesure à elles seules de financer l’économie mondiale sur la base de leurs fonds propres. Il n’en reste pas moins qu’ils doivent être repensés pour être à la fois plus efficaces et plus « moraux ». Tout d’abord, les supports de la titrisation comme les CDS doivent être standardisés. Leur hétérogénéité actuelle a ajouté considérablement à la confusion des marchés et à leur manque de liquidités. Pour les CDS, il est indispensable, en outre, de les insérer dans des marchés organisés, avec tutelle de marché et chambre de compensation, afin de garantir la bonne fin des contrats, grâce aux appels de marge quotidiens et aux deposits, qui permettent quasiment de supprimer le risque de contrepartie.

Pour l a titrisation, il est nécessaire d’en atténuer l’aléa moral qui l’accompagne, puisqu’une banque qui titrise ses créances ne supporte plus le risque du crédit qu’elle a octroyé, ni l’obligation de « monitorer » l’emprunteur pendant la durée du crédit. Toutes choses qui pourtant définissent normalement le rôle des banques dans le processus du crédit, de la sélection dans l’octroi de crédit jusqu’à son remboursement. Pour entraver la possibilité des banques de ne pas s’intéresser au remboursement du crédit – donc de ne pas jouer leur rôle de banques -,comme cela a été montré jusqu’à l’absurde sur le marché des subprimes aux États-Unis, devrait être instaurée l’obligation des banques de conserver la responsabilité du risque sur environ 10 %, par exemple, des crédits titrisés, en indiquant précisément dans le prospectus le risque exact conservé par la banque et en imposant un reporting précis auprès des souscripteurs. Enfin, il n’est pas raisonnable d’avoir laissé des titrisations des créances bancaires se faire à travers des structures (conduits) portant des actifs souvent longs, avec un refinancement très court.

Ces conduits sont en quelque sorte des ersatz de banques non contrôlées, permettant de faco aux banques d’augmenter leur levier, sans le même contrôle réglementaire. Or, ces mêmes banques devaient donner des garanties de refinancement de leurs conduits, exerçable en cas de problème de liquidité, les contraignant alors à reprendre les risques précédemment titrisés. De plus, en l’occurrence, ta disparition du refinancement par le marché, à laquelle ont été confrontés les conduits, révèle une très forte incertitude quant à la qualité des créances ainsi titrisées.

Dixième proposition

Plus fondamentalement et plus en amont, la forte instabilité financière est souvent facilitée par des déséquilibres macroéconomiques et macro-financiers mondiaux. C’est certainement le cas de la crise financière actuelle, qui s’est déroulée dans un contexte de déficits courants américains très élevés. Ces déficits sont financés sans limites par des réserves officielles chinoises, elles-mêmes dues à des excédents courants imposants, et permis par une devise chinoise très longtemps sous-évaluée. D’où les réflexions actuelles sur un nouveau Bretton Woods, réglant de façon plus harmonieuse notamment les valeurs des monnaies entre elles. Il est malheureusement probable qu’une telle tentative n’aboutisse pas, tant les intérêts nationaux en cause peuvent ne pas s’accorder. Il n’est pourtant pas inutile de chercher les arrangements possibles, même temporaires, qui seraient éventuellement de façon plus coordonnée les modes de résolution de telles divergences d’intérêt.

Réduire l’instabilité financière n’est pas aisé, mais, comme nous l’avons vu, des pistes sérieuses et pragmatiques sont possibles. Les idées présentées ici ne sont certainement pas exhaustives. Mais il est nécessaire de les étudier et, le cas échéant, de les faire aboutir au plus vite. La stabilité financière est un bien collectif qui contribue à la croissance et au bien-être de chacun. La démonstration par l’absurde est en train d’en être donnée.

Rédaction achevée en janvier 2009.

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La crise financière actuelle : nouveauté ou répétition de l’histoire ?

Publié dans la revue Sociétal – numéro de Printemps 2009

La première de ses formes, et la plus ancienne, est la crise de spéculation. Pourquoi les actifs patrimoniaux (actions, immobilier, or…) peuvent-ils faire l’objet de bulles spéculatives ? Parce que leur prix, au contraire de celui d’un bien ou service industriel ou commercial reproductible, ne dépend pas de leur coût de revient. C’est pourquoi leur prix peut s’éloigner fortement de leur prix de fabrication. Le prix d’un actif financier dépend donc en fait fondamentalement de la confiance que l’on place soi-même dans la chronique des revenus futurs qu’il peut engendrer, une chronique promise par son émetteur. Mais la détermination du prix dépend aussi de ce que chacun anticipe quant à la confiance des autres accordée à cette promesse. Chacun raisonnant de la sorte.

Pour peu que les informations ne soient pas bien partagées (entre le prêteur et l’emprunteur, l’actionnaire et le management, ou entre les acteurs de marchés eux-mêmes) et que le futur soit difficilement probabilisable, ces asymétries d’informations et cette incertitude fondamentale favorisent le mimétisme des acteurs.

Il est alors, en effet, très difficile de connaître la valeur fondamentale de l’actif considéré, et, de ce fait de parier sur elle. En ce cas, le sens du marché est donné par les autres, car il est le pur produit de l’expression de l’opinion majoritaire qui se dégage alors. Les acteurs s’imitent donc rationnellement, afin de tenter d’anticiper et de jouer les tendances du marché, de façon totalement autoréférentielle. Ainsi, peuvent se développer des bulles spéculatives fortes et durables. Ainsi, ces bulles crèvent-elles soudainement, avec le retournement de l’opinion majoritaire, dans un mouvement encore plus fort que celui qui a caractérisé la phase précédente.

La deuxième forme, la crise de crédit, quant à elle, vient du fait que, dans une période longue de croissance, tous (banques et emprunteurs) oublient progressivement la possibilité de survenance des crises et finissent par anticiper une expansion sans limite. Dans cette phase euphorique, le niveau de levier (dettes sur niveau de richesse ou de revenus pour les ménages ou d’actif net pour les entreprises) finit par s’accroître déraisonnablement.

La situation financière des agents économiques s’avère très vulnérable lors du retournement conjoncturel suivant. Bien souvent, pendant cette phase, les prêteurs diminuent dangereusement leur sensibilité au risque et acceptent, par le jeu concurrentiel, des marges qui ne couvriront pas le coût du risque de crédit à venir. Aussi, lorsqu’advient la crise suivante, les prêteurs (banques et marchés) reconsidèrent-ils brutalement le niveau de risque encouru, et par un effet symétrique du précédent, inversent-ils fortement leur pratique d’octroi du crédit, jusqu’à provoquer un « crédit crunch », qui va lui-même renforcer la crise économique qui l’a suscité.

Troisième forme canonique de la crise : la crise de liquidité. Lors de certains déroulements dramatiques des crises financières, une défiance contagieuse apparaît, comme dans la crise financière et bancaire que nous connaissons aujourd’hui. Cette défiance induit pour certaines banques une course fatale de leurs clients aux retraits des dépôts. Elle peut également conduire à une raréfaction, voire une disparition, de l’intention des banques de se prêter entre elles, de par la crainte de faillites bancaires en chaîne. Mais cette illiquidité du marché du financement interbancaire – sans interventions des Banques Centrales en tant que prêteurs en dernier ressort produit les faillites tant redoutées. En outre, d’autres formes d’illiquidité peuvent se produire.

Certains marchés financiers, liquides hier, peuvent se révéler soudainement illiquides, tant la notion de liquidité de marché, comme l’a analysé André Orléan, est là encore hautement autoréférentielle. Un marché n’est liquide que si tous les acteurs pensent qu’il est tel. Si une méfiance sur sa liquidité s’installe, comme sur le marché des ABS récemment par exemple, tous les acteurs se trouveront alors vendeurs pour sortir de ce marché, provoquant du même coup, de façon endogène, son illiquidité.
Ces trois types de crises s’entrelacent souvent et s’entraînent mutuellement dans une situation qui devient alors très critique. La grande crise qui s’est faite jour en 2007 est la combinaison de ces trois formes. Une bulle spéculative immobilière tout d’abord, notamment aux Etats-Unis, au Royaume Uni et en Espagne.

Une crise du crédit ensuite, due à une hausse dangereuse du taux d’endettement des ménages dans ces mêmes pays, et à un effet de levier très élevé des banques d’investissement, des entreprises en LBO et des hedge funds notamment. Une crise de liquidité, enfin, des marchés de produits de titrisation et du refinancement interbancaire.

La composante idiosyncratique de la crise actuelle, quant à elle, repose sur le développement rapide de la titrisation des créances bancaires, ces dernières années.

La titrisation sort du bilan des établissements de crédit des créances bancaires sur des particuliers, des entreprises, comme des collectivités locales. Ces créances sont regroupées de façon souvent hétéroclite dans des supports eux-mêmes à fort effet de levier, supports revendus à d’autres banques, aux assureurs comme à des fonds de placement, c’est-à-dire à tout un chacun.

La titrisation a donc permis un accroissement important du financement de l’économie mondiale, puisqu’elle autorisait les banques à réaliser bien davantage de crédits que si elles avaient dû les conserver à leur bilan.

Mais cette technique, réalisée sans régulation, a également incité les banques qui l’utilisaient le plus (notamment aux Etats Unis) à abaisser considérablement leur niveau de sélection des emprunteurs, puisqu’elles n’encouraient plus aucun risque après titrisation. Cela a provoqué d’importantes dépréciations d’actifs additionnels. C’est ainsi, par exemple, que les encours de crédits subprime se sont multipliés, amplifiant considérablement la crise de crédit qui s’est faite jour, après l’éclatement de la bulle immobilière.

La difficile traçabilité de ces crédits et le mélange de bons et mauvais crédits dans les mêmes supports ont, à leur tour, aggravé l’ampleur de la crise elle-même. Chacun n’ayant plus confiance dans la qualité de ce type de placements, leur liquidité s’en est trouvée en effet brutalement tarie. Cela a accru en outre, pour les pouvoirs publics, la difficulté de résoudre les problèmes ainsi soulevés.
Enfin, les agences de notations, fortes de modèles mathématiques fondés sur des hypothèses restrictives mal appréciées et sur l’analyse exclusive des séries passées, ont donné un label de qualité (note AAA) à des tranches des supports en question. Or ce label s’est révélé être de très piètre qualité au fur et à mesure du déroulement de la crise. Ces notes, qui ne visaient d’ailleurs pas le risque de liquidité, ont conduit nombre d’investisseurs, y compris bancaires, à se rassurer à bon compte et finalement à tort sur la qualité de leurs actifs financiers, sans beaucoup s’interroger sur les raisons pour lesquelles un placement coté AAA pouvait être si bien rémunéré.

L’entremêlement des trois formes canoniques de la crise financière et des éléments spécifiques de la crise actuelle explique la gravité extrême de la situation d’aujourd’hui, avec son cortège de banques en détresse, de panique des investisseurs, de « crédit crunch » en cours, et finalement de puissante crise économique. Seules les fortes actions des pouvoirs publics, au moment même où chacun doute de tous les autres, ont pu très récemment commencer à détendre quelque peu le marché interbancaire et à éviter une explosion du système financier dans son ensemble.

Reste à guetter et à tenter de contrer les conséquences économiques de la crise financière et bancaire la plus grave depuis les années 30. Et à espérer que le risque de crédit à venir sur les entreprises ne ravive pas la crise bancaire, dans un cercle vicieux qui aggraverait à nouveau la récession qui s’annonce.

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Que faire face à l’instabilité financière ?

Les marchés financiers, indispensables au bon fonctionnement d’une économie moderne, sont régulièrement soumis à des emballements spéculatifs et à des crises qui peuvent affecter durablement la croissance. Cette instabilité est inscrite dans leur nature : l’incertitude qui pèse sur la « juste valeur » des titres est inévitable, et les prix des actifs sont déterminés par les croyances communes que se forgent les acteurs économiques. Le mimétisme, comportement qui peut être individuellement rationnel, aboutit à des erreurs collectives et à des retournements brutaux. Comment éviter ces crises, ou du moins en limiter la gravité ? Au-delà de la création, hautement souhaitable, d’une autorité financière européenne, la mise en place d’un Observatoire de l’instabilité financière pourrait permettre de dépister plus précocement les dérives et d’améliorer l’information des acteurs.

Depuis 1987, les fortes secousses financières ont contribué à accentuer, voire à provoquer, les mouvements de l’économie « réelle ».Cette instabilité accrue n’est pas sans lien avec la déré- glementation et la mondialisation de la sphère financière. Pourtant, le développement de la finance est indispensable au bon fonctionnement de l’économie dans son ensemble, puisqu’elle permet de mobiliser efficacement, grâce aux banques comme aux marchés, les ressources en capitaux des agents excédentaires en faveur des agents ayant des besoins de financement. Elle permet par exemple aux entreprises de se développer davantage en obtenant par avance l’épargne nécessaire au financement de leurs investissements, ou aux pays de financer leur croissance grâce à la mobilisation de l’épargne au niveau mondial lorsque l’épargne nationale se révèle insuffisante. Elle permet aussi de redistribuer les risques financiers (risques de taux d’intérêt, de change, de volatilité…) entre ceux qui les refusent et ceux qui acceptent de les encourir. Bref, la finance, qu’elle soit « intermédiée » (par le système bancaire) ou « désintermédiée » (grâce aux marchés financiers) est loin d’être ce mal qui pervertit la vie économique et les échanges réels.

Mais, contrairement à ce qu’affirment certaines théories faisant l’apologie béate des marchés, la finance n’assure pas de façon automatique son autorégulation, ni sa stabilité.Rien ne garantit en fait la capacité des marchés financiers à n’afficher que des « prix d’équilibre », correspondant aux « fondamentaux » économiques. Pendant les cycles de hausse des prix des actifs financiers, ces derniers ont tendance à s’élever de plus en plus au-dessus de leur valeur d’équilibre.

De même, après une phase de croissance soutenue, les crédits accordés aux ménages et aux entreprises augmentent souvent à des rythmes trop rapides en regard du taux de croissance économique, ce qui fragilise la situation financière des débiteurs. Ces deux éléments – augmentation trop vive du prix des actifs financiers et rythme trop rapide du développement du crédit – sont typiques des « bulles » spéculatives durables et dangereuses qui se sont développées ces vingt dernières années. De plus, ces phases d’euphorie financière entretiennent la croissance réelle à des niveaux tôt ou tard insoutenables. Symétriquement, lors d’un retournement de conjoncture, les mêmes mécanismes se mettent en œuvre en sens inverse, précipitant la crise et approfondissant les cycles baissiers. Au total, si la finance est indispensable à l’économie de marché décentralisée et à la croissance économique, elle ne pré- sente pas de garantie de stabilité, et se révèle même « procyclique », car elle accentue les tendances de l’économie « réelle ».

Le retour à un cloisonnement et à une réglementation administrative de la sphère financière est impossible. On ne peut pour autant faire semblant de croire que tout est parfait dans le meilleur des mondes, alors que certaines crises financières ont entraîné des drames sociaux à grande échelle. Sommes-nous alors condamnés à nous lamenter en accusant la mondialisation et la « financiarisation » de rendre inopérante toute action politique permettant de limiter cette instabilité ? Certainement pas. La voie est étroite, mais elle doit être explorée, car la stabilité financière est un bien collectif précieux.

COMMENT NAISSENT LES « BULLES »

Prétendre interdire l’utilisation de certains instruments ou fermer certains marchés est une illusion qui ne nourrit que les discours démagogiques, fondés sur l’idée d’un complot de la finance internationale. L’innovation financière ne peut être limitée : même si cela était souhaitable – ce qui n’est pas prouvé –, ce ne serait pas réaliste. De même, revenir, au plan international, à des cours de change fixés par les autorités publiques ou à des taux d’intérêts très contrôlés dans le cadre d’une finance réglementée, solutions mises en œuvre avec un certain succès dans les trente années d’après-guerre, serait aujourd’hui chimérique.

Quelles sont les raisons fondamentales de l’instabilité financière ? Dans un monde où les agents économiques sont à la fois concurrentiels et complémentaires, et dans une économie monétaire et décentralisée, les acteurs (ménages ou entreprises) sont par construction dans l’incertitude quant à l’avenir. Il est très difficile pour une entreprise, surtout quand l’économie ne suit pas un chemin de croissance régulier, d’anticiper correctement ce que vont faire ses propres concurrents, ou les firmes d’autres secteurs, en termes d’investissement et de distribution de salaires. Il est tout aussi ardu de prévoir avec certitude le niveau de la demande des ménages, c’est-à-dire leur répartition entre consommation et épargne.

Aussi, dans les conjonctures tourmentées que nous connaissons depuis une trentaine d’années, est-il très audacieux de « probabiliser » raisonnablement les chances pour une entreprise d’obtenir tel ou tel résultat à un horizon de temps de moyen terme. Les acteurs économiques sont dans l’incertitude, et les informations qu’ils obtiennent, par les prix constatés des biens et services, sur les désirs de consommer, d’investir, d’épargner, etc. des autres agents ne sont que très imparfaites et incomplètes.

Il existe, en outre, une asymétrie d’information quasi irréductible entre l’émetteur d’actions et l’investisseur, comme entre l’emprunteur et le prêteur. Le prêteur et l’investisseur en actions ne savent pas tout ce qu’il serait possible de connaître sur l’état des entreprises concernées, ni sur les intentions immédiates ou futures de leurs dirigeants.

Il est donc difficile d’anticiper avec une certitude raisonnable par exemple le prix d’une action (ou le spread d’une obligation : écart de rendement entre un titre de créance et un titre sans risque de contrepartie de même durée. Cet écart de taux d’intérêt reflète la confiance que le marché accorde à l’emprunteur. En termes courants, le spread d’une obligation est la différence entre son taux d’intérêt avec celui des titres de dette publique de même durée : l’OAT en France, par exemple), en anticipant le devenir probable d’une entreprise et de ses résultats. Dans ces conditions, comment définir le prix d’équilibre, le « juste prix », d’un actif financier ?

De plus, le prix d’un actif financier, à la différence de celui d’un bien ou d’un service, n’est pas défini par les caractéristiques intrinsèques et immédiates de cet actif. Il ne dépend que de la confiance que l’on accorde aux promesses faites par son émetteur sur les revenus futurs (le rendement) qu’il engendrera. Or la valeur de ces promesses dépend de l’interaction de milliers de décisions présentes et futures (de l’entreprise, de ses concurrents, des autres acteurs économiques). Il est donc très difficile d’établir avec une bonne probabilité les résultats à court ou moyen terme de l’émetteur-emprunteur, donc de sa capacité à tenir ses promesses (verser un dividende, payer des intérêts…).

Poursuivons le raisonnement. Puisque les acteurs des marchés financiers n’ont pas de moyens fiables pour déterminer le « vrai » prix d’un actif, ils sont contraints de s’interroger sur la façon dont les autres acteurs évaluent cet actif. Donc, la valeur d’un titre en situation d’incertitude forte et difficilement probabilisable (on parle dans la théorie d’« incertitude radicale ») repose sur l’opinion commune que s’en font les acteurs du marché, dans un processus auto-référentiel.

C’est ainsi qu’on peut parler du mimétisme des marchés financiers, puisqu’un tel comportement, rationnel individuellement, conduit, lorsqu’il est adopté par tous, à une polarisation mimétique vers une valeur de marché « conventionnelle », fruit des regards croisés des acteurs. Ce mécanisme de formation des prix des actifs financiers aboutit dans certaines circonstances à des prix certes acceptés par tous, mais qui peuvent s’éloigner de plus en plus du prix d’équilibre. Ce dernier ne sera souvent perçu comme tel qu’a posteriori, une fois que la trajectoire du prix constaté – la « bulle » spéculative – s’est révélée erronée. Cette bulle, irrationnelle du point de vue collectif, repose sur l’agrégation de comportements individuels eux-mêmes rationnels.

LA THÉORIE DE L’AVEUGLEMENT AU DÉSASTRE

Les « croyances collectives » des acteurs des marchés sur la valeur des actifs financiers sont fragiles, et peuvent connaître des changements brutaux. Le point de retournement d’un marché financier et le moment de l’éclatement d’une bulle spéculative sont relativement imprévisibles : en effet, même si leur probabilité augmente, il faudra un événement extérieur, un fait additionnel ou une rumeur plus forte qu’une autre, pour qu’un tel déclenchement ait lieu.

On pourrait penser que plus la bulle se gonfle – plus la trajectoire du prix des actifs ou du crédit s’éloigne de la « normale » –, plus les agents devraient anticiper assez rapidement un retournement et, de fait, le provoquer. Mais tel n’est pas forcément le cas. En effet, si les interprétations et les comportements des acteurs sont rationnels, cette rationalité n’est pas absolue, parfaite et intemporelle. Elle est insérée dans un contexte constitué notamment de l’évolution économique qu’ils viennent de connaître, d’opinions partagées, et des pratiques qui régissent leur propre carrière : leur rationalité est « contextuelle ». Elle se heurte également aux limites des capacités humaines de calcul et d’optimisation, et à des biais de pensée (« biais cognitifs ») bien connus de l’économie et de la psychologie expérimentale.

Ainsi, au cours d’une longue période de croissance, il est de plus en plus difficile de « probabiliser » avec objectivité la possibilité d’un retournement de conjoncture et/ou de marché. Le seuil de sensibilité à l’avènement de la « catastrophe » (événement rare et aux conséquences importantes) monte fortement. On assiste alors à un aveuglement au désastre. On continue donc d’emprunter et de prêter, ou d’acheter des actions, comme si la croissance devait sans cesse se poursuivre, voire se renforcer. Des thèses apparaissent même opportunément pour annoncer la « fin de l’histoire » ou la disparition des cycles dans la « nouvelle » économie.

Il est difficile de résister à cette phase euphorique. D’une part, les Cassandre risquent d’encourir les railleries sous prétexte qu’ils ne comprennent pas les temps nouveaux. D’autre part, pour nombre de professionnels des marchés, il est rationnel de continuer à faire « comme si de rien n’était », eu égard au système de punition/récompense auquel ils sont soumis. Il est, en effet, normal (donc non sanctionné) de se tromper avec tout le monde, puisque l’incertitude est générale. Alors qu’il est professionnellement peu correct de se tromper seul, en sortant du marché boursier trop tôt, sans profiter des hausses à venir, ou d’engendrer une perte de part de marché en resserrant avant tout le monde les critères d’octroi de crédit, alors que le risque n’est pas encore avéré. Ces règles de punition/récompense sont elles-mêmes rationnelles de la part des dirigeants des banques ou des responsables de fonds de placement, précisément parce qu’on ne sait pas anticiper la date du retournement.

On voit que des agents individuellement rationnels peuvent, collectivement, prolonger dangereusement des phases d’euphorie, dont les réveils seront d’autant plus douloureux. Cet « aveuglement au désastre » peut symétriquement, en phase dépressive, jouer en sens inverse en prolongeant et en approfondissant la crise.

POUR UNE AUTORITÉ FINANCIÈRE EUROPÉENNE MULTIFONCTIONNELLE

Comment abaisser le degré d’instabilité financière ? Première piste : utiliser la capacité du régulateur de limiter, autant que faire se peut, l’asymétrie d’information entre l’entreprise émettrice et les actionnaires, comme entre l’emprunteur et le prêteur.

À ce titre, tous les efforts en cours pour améliorer l’information comptable vont dans le bon sens (Cependant, les nouvelles normes comptables (IAS), si elles présentent l’avantage d’assurer une harmonisation internationale, risquent d’accroître l’instabilité financière : l’application systématique de la fair value aux titres ou aux instruments financiers tels que les dérivés détenus par les entreprises et les banques contribuerait à accroître la volatilité des variables et des comportements financiers).

La responsabilisation accrue des auditeurs externes participe du même effort de transparence. De même pour la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis (juillet 2002), ou pour la loi de sécurité financière en France (août 2003), qui permettent de mieux définir les responsabilités, notamment quant à la qualité de l’information financière et à la gouvernance des entreprises. Cette même loi, en France, crée un nouvel organe de régulation des marchés financiers, l’AMF (l’Autorité des marchés financiers), réunissant les anciens Conseil pour les marchés financiers (CMF) et Commission des opérations de Bourse (COB).

Reste qu’il est légitime de s’interroger sur l’inexistence d’une autorité de régulation au niveau européen. Dans un espace économique et monétaire unifié, ne serait-il pas souhaitable de créer une tutelle européenne des marchés financiers ? Espace économique et monétaire unifié, ne serait-il pas souhaitable de créer une tutelle européenne des marchés financiers ? Ce régulateur devrait, en outre, être multifonctionnel, et non plus spécialisé, comme aujourd’hui, par catégorie d’acteurs (l’AMF pour les marchés, la Commission bancaire pour les banques, les assureurs avec leur propre système de régulation).

En effet, d’une part, des groupes financiers se sont développés en conglomérats sur ces différents métiers et, d’autre part, le risque, tant de crédit que de marché, circule de plus en plus, de façon difficile à tracer, entre banques commerciales, assureurs et banques de financement et d’investissement. Une même autorité de régulation remplirait donc beaucoup plus efficacement à la fois le rôle de prévention des risques, celui de superviseur, et celui de producteur de règlements.

Enfin, une véritable réflexion européenne devrait être menée sur le mode de gouvernance des agences de notation (leur actionnariat, leurs relations avec leurs clients, le caractère potentiellement procyclique des changements de notation…) comme des banques d’investissement (le rôle des vendeurs de titres et des monteurs d’opérations par rapport à celui des analystes financiers…).

Mais réduire les asymétries d’information par une meilleure régulation microprudentielle n’est pas suffisant. Il faut aussi tenter d’influer sur le déroulement des crises financières pour en réduire les conséquences néfastes, et même sur la formation des croyances collectives, ou du moins sur l’information qui contribue à les forger.

UN OBSERVATOIRE POUR DÉCELER LES EMBALLEMENTS

Le premier point est du ressort des banques centrales et de leur mode de régulation macro-économique. Nous ne discuterons pas ici de leur capacité à intervenir en amont, lors de la création et du développement des bulles spéculatives – sujet abondamment discuté (Voir Philippe d’Arvisenet, « La bulle, la croissance et la Banque », Sociétal n° 43, 1er trimestre 2004 (NDLR)). Mais sous leur égide – ou mieux encore sous l’autorité du Parlement européen – pourrait être créé un Observatoire européen de l’instabilité financière, permettant de repérer les zones de fragilité de la finance internationale : les situations préoccupantes d’endettement des entreprises, les concentrations excessives du risque de crédit, les positions spéculatives dangereuses… Cet observatoire mettrait à jour les points probables de transmission de la crise, susceptibles d’entraîner le passage à un risque systémique. Il renseignerait la Banque centrale européenne sur les accumulations de situations fragiles et nourrirait sa réflexion sur ses possibilités d’intervention en amont et en aval du déclenchement de la crise.

Un tel organe serait également utile aux acteurs financiers, bancaires ou de marché, en jouant un rôle de détection et d’alerte quant aux emballements spéculatifs. S’il parvenait, avec le temps, à rendre crédibles ses méthodes et ses analyses, il contribuerait à améliorer la qualité des anticipations des agents, donc à limiter le déclenchement et l’ampleur des bulles spéculatives.

Certes, le projet peut paraître irréaliste en première instance, car si l’on savait de façon certaine le moment où un prix s’écarte de sa valeur fondamentale, de telles bulles ne se produiraient tout simplement pas. Cependant, la répétition des crises financières depuis une vingtaine d’années permet de tirer quelques leçons et l’approfondissement de l’analyse de ces crises permet d’en repérer quelques formes et enchaînements canoniques. Les travaux récents de la Banque des règlements internationaux (BRI), notamment, mettent à jour des indicateurs avancés assez fiables des bulles spéculatives, à partir d’écarts, par rapport à des trends, de certaines évolutions comme celle des prix des actifs financiers et particulièrement du ratio crédit (bancaire ou de marché) sur PIB.

L’observatoire évoqué ci-dessus pourrait, en association avec les banques centrales et la BRI, conduire des recherches en ce sens et faire connaître régulièrement le fruit de ses analyses. Il ne s’agit en aucune manière de faire des pronostics sur l’évolution du change dollar/euro ou de la Bourse, ou de telle ou telle valeur, en concurrence avec les analystes financiers ou les économistes de marché ; mais d’analyser et de tenter de déceler le moment du cycle où se trouve l’économie, le caractère plus ou moins rationnel (c’est-à-dire plus ou moins compatible avec les fondamentaux) des spreads de crédit, du niveau global de la Bourse, du volume de crédits accordé, etc.Tout cela au regard de critères macro-financiers validés théoriquement et empiriquement, mais qui ne peuvent jamais être définitifs ou certains.

Cette capacité à participer à la formation des opinions permettrait peut-être de limiter notamment l’effet de l’ « aveuglement au désastre ». Elle permettrait aussi de mieux canaliser les « conventions », les croyances collectives, en balisant les chemins compatibles avec les fondamentaux. L’emballement mimétique propre à la finance en serait ainsi peut-être réduit. On pourrait alors mieux lutter contre les sources mêmes de l’instabilité financière : l’information asymétrique, l’incertitude fondamentale des acteurs pris isolément, et le « mimétisme rationnel » qui en découle.

Retrouvez l’article ici : Sociétal n°45 – Que faire face à l’instabilité financière O.Klein

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Les réformes : de l’économie et de la morale !

Article publié dans le journal Les Echos en 2004

Sur le plan macro-économique, pour les retraites, le système de santé comme l’assurance-chômage, ne rien faire ne peut conduire qu’à l’impasse. De deux choses l’une. Soit les systèmes de protection sociale volent prochainement en éclats et seules les personnes aisées pourront se garantir une retraite suffisante, des soins de qualité ou un temps de chômage supportable en l’attente d’un emploi. Mais, en France, ce big bang ultralibéral est peu probable. Soit, plus certainement, nous continuons à solder le coût de notre irresponsabilité collective sur nos enfants et nos petits-enfants par l’accumulation de la dette publique, en même temps que par le nombre toujours grandissant de chômeurs et d’exclus dû à l’augmentation continue parallèle des cotisations sociales et des impôts. La montée de ces prélèvements obligatoires pèse en effet, au-delà d’une limite déjà atteinte, sur le pouvoir d’achat lui-même comme sur le coût du travail. Elle contribue donc puissamment au manque de croissance de l’économie et a, de ce fait, un coût social élevé.

Seules des réformes équitables et bien comprises peuvent sauver ce qui fait le socle de notre culture et de notre façon de vivre ensemble : l’économie sociale de marché, qui, dès après la Seconde Guerre mondiale notamment, a su conjuguer dynamisme économique avec système de santé de même qualité pour tous, retraite pour tous les travailleurs et protection des plus démunis face au chômage et à la précarité. Or, les montées simultanées de la dette, des cotisations et des impôts seraient les réponses, asphyxiantes et injustes _ pour les plus démunis comme pour ceux qui nous succéderont _, que nous apporterions par défaut, si nous devions préférer l’immobilisme craintif aux chantiers, difficiles certes, mais indispensables, de la remise en ordre de notre système de protection sociale.

Dans une société vieillissante dont la natalité a chuté fortement depuis cinquante ans et dont l’espérance de vie a heureusement augmenté considérablement au cours de la même période, sauver les principes de notre système social et de notre bien-être collectif ne peut se faire sans quelques sacrifices pour chacun. La retraite ne peut être la même, sauf à travailler plus longtemps ; et les remboursements des frais médicaux ne peuvent s’élever au même niveau, alors qu’ils sont structurellement en augmentation puisqu’ils augmentent très fortement avec l’âge de la population.

De même, si un pays historiquement riche comme le nôtre peut et doit protéger les plus fragiles des siens par le RMI ou l’assurance-chômage, il est illusoire et néfaste de croire qu’il est possible de laisser dévoyer cette protection en acceptant qu’un nombre que chacun s’accorde à reconnaître non négligeable de ses bénéficiaires en profite indûment ou abusivement, parce que pour ceux-l à il est moins rémunérateur ou plus exigeant de retrouver un emploi déclaré. En outre, ces systèmes se révèlent être trop souvent de véritables trappes à pauvreté. Il est donc indispensable de les réformer afin de les rendre les plus incitatifs possible à retrouver une activité rémunérée, lorsque cela s’avère faisable. Enfin, des comportements de certaines entreprises ont pu être repérés statistiquement, consistant à tirer profit des systèmes sociaux pour reporter sur la collectivité le coût de la mise à l’écart de salariés âgés, par exemple.

La seconde nécessité expliquant l’urgence des réformes est d’ordre moral. La société moderne, notamment en Europe, a développé progressivement l’Etat providence pour le plus grand bien de tous. Cet état de choses ne peut subsister dans son principe même que, d’une part, si les sociétés concernées ont les moyens de s’offrir cette protection sociale, mais aussi, d’autre part, si cette protection ne vient pas à l’encontre même de la justice sociale.

Le pacte de l’économie sociale de marché, ou de la démocratie sociale modernisée de type européen, repose sur les droits des citoyens mais aussi sur leurs devoirs. Chacun doit se comporter de façon responsable devant le système social qui est le fruit de l’effort collectif. Dès lors que chacun pense qu’il peut en profiter parce que les autres paient, parce c’est un dû, et sans se sentir soi-même redevable, l’ensemble du système s’affaiblit. Il devient moins juste socialement. Ce comportement, égoïste individuellement et suicidaire collectivement, ne peut que conduire tôt ou tard à la ruine morale et financière du système.

Or, tout se passe comme si, aujourd’hui en France, personne ne voulait réaliser les efforts indispensables pour sauver l’ensemble. Comme si, soit on préférait faire l’autruche, soit on pensait que les sacrifices indispensables n’étaient bons que pour autrui. Dans le même temps, le sentiment d’un trop grand nombre d’abus non corrigés se développe fortement. Et le fondement même du pacte social s’en trouve attaqué, voire déstabilisé.

La force destructrice de l’égoïsme laissé à lui-même, sans mécanismes suffisants incitatifs à la coopération et au respect de l’intérêt général, nécessite d’urgence de remettre au coeur de la République et de son système social la notion de responsabilité au même niveau que celle des droits, surtout « acquis », alors que l’équilibre même du système est incompatible avec le statu quo. C’est en Scandinavie, au coeur de la social-démocratie, et notamment en Suède, que des réformes en ce sens ont été conduites afin de sauver l’Etat providence, en incitant par exemple les chômeurs à prendre le travail proposé sous peine de perdre rapidement leurs droits, à pourchasser les abus, etc. ; bref à ce que chacun se sente pleinement responsable face à la collectivité et que tous aient le sentiment que le système social est équitable.

Terminons par le souhait que les partis politiques de gouvernement, de droite comme de gauche, pour les uns, proposent et assument ouvertement et clairement les réformes justes et nécessaires, en en expliquant directement au pays _ et pas seulement à ses représentants _ l’urgence, la cohérence et l’équité. Et, pour les autres, souhaitons qu’ils ne crédibilisent pas l’illusion trompeuse autant que dangereuse que les réformes peuvent être indolores, et se faire sans aucun effort partagé, ou, pis, qu’ils ne contribuent pas à laisser croire une contrevérité : que le conservatisme et l’immobilisme sont en la matière des solutions viables et socialement justes.

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Une thérapie pour la croissance

Article publié dans le journal Les Echos en 2004

Une première action pourrait être conduite à l’échelle de la zone euro. Coordonner les politiques budgétaires de façon plus dynamique et plus pertinente que ne l’autorise le Pacte de stabilité conduirait à supprimer le biais restrictif en termes de croissance qu’impliquerait ce même pacte, s’il était appliqué. Et une coordination bien pensée serait également très supérieure à la juxtaposition de politiques indépendantes. Soulignons que le bien collectif qu’est l’euro implique, pour survivre, une discipline collective. Si cette dernière ne doit pas empêcher les politiques budgétaires de jouer leur rôle contra-cyclique, il est urgent de reconstruire un Pacte de stabilité et de croissance intelligent et pragmatique. Seul le déficit structurel, c’est-à-dire corrigé des effets dus aux variations de la conjoncture, et peut-être excluant certains types d’investissements publics porteurs de croissance durable, devrait être encadré.

En outre, la monnaie unique a impliqué une politique monétaire unique. Donc une politique indifférenciée vis-à-vis de la situation de chaque pays et une impossibilité d’ajustement de l’économie d’un pays par l’évolution du change de sa propre monnaie. C’est pourquoi il est également nécessaire que les pays de la zone euro s’entendent pour soutenir ceux qui connaissent un choc conjoncturel. Aux Etats-Unis, lorsqu’un Etat supporte une conjoncture déprimée, un transfert de ressources budgétaires d’origine fédérale s’opère afin de l’aider à revenir à meilleure fortune. De plus, grâce à une langue commune et à une pratique plus forte de la mobilité, les habitants touchés par la montée du chômage sont enclins à déménager vers des Etats mieux dotés. En Europe, le budget fédéral est quasi nul (moins de 2 % du PIB total) et la multiplicité des langues ne facilite pas la mobilité transnationale. L’ajustement ne peut alors se faire que par la baisse des prix et/ou la perte d’emplois.

Par ailleurs, il serait trompeur, voire démagogique, de laisser accroire qu’il n’existe pas de freins structurels à la croissance en France et en Europe. Les politiques permettant de les desserrer sont plus immédiatement à portée de main, puisqu’elles dépendent pour l’essentiel de la volonté des pouvoirs publics nationaux. Il s’agit de jouer sur l’ensemble des facteurs structurels permettant d’accroître le potentiel de croissance de chaque pays. L’augmentation de la population active et les gains de productivité sont les deux grands facteurs qui permettent à un pays de repousser les limites de la croissance. Comment jouer positivement sur eux ?

Le premier repose sur l’évolution démographique. La France, comme de nombreux pays d’Europe, est un pays vieillissant. La population disponible au travail croît de moins en moins rapidement et connaît déjà, ou connaîtra, une quasi-stagnation, puis un abaissement. Outre les problèmes importants induits sur l’équilibre des systèmes de retraite et de santé, cette diminution de la population disponible au travail conduit à un moindre potentiel de croissance.

Plusieurs solutions peuvent être envisagées : mettre en place une politique d’immigration pertinente, comme le Canada. Mais aussi, et surtout, augmenter le taux d’activité de la population. A titre d’exemple, celui des 55-64 ans est de 38 % en France, alors qu’il est supérieur à 50 % dans les pays nordiques et à 60 % aux Etats-Unis ! Sur l’ensemble de la population en âge de travailler, le taux d’activité s’élève en France à 61,1 % en 2000, l’un des plus faibles des pays de l’OCDE. Il est de 66,3 % en Allemagne, 72,9 % aux Pays Bas, 74,1 % aux Etats-Unis, 74,2 % en Suède comme au Royaume-Uni… Cette orientation conduit à tenter de remettre le travail au coeur des valeurs et à le promouvoir comme puissant facteur d’intégration et de promotion sociale. Encourager à vouloir travailler et à être à même de trouver un emploi, tel est l’en jeu. Par la formation, une incitation suffisante à délaisser les allocations chômage ou le revenu minimum lorsqu’un emploi est possible, un soutien au travail des femmes, etc. Les pays nordiques, notamment la Suède, ont connu sur ces terrains des succès certains.

Deuxième facteur augmentant le potentiel de croissance d’un pays : les gains de productivité. Certes la productivité ne se décrète pas. Mais des politiques permettraient de réduire l’écart très important de gains de productivité qui s’est affirmé depuis plus de dix ans entre la zone euro et les Etats-Unis, en faveur de ces derniers. Citons quelques pistes : dépenser plus, mais surtout dépenser mieux en faveur de la recherche-développement et de l’enseignement supérieur.

En orientant les budgets en question vers plus d’efficacité et vers des domaines plus porteurs tels que les hautes technologies. Permettre une articulation nettement plus forte de la recherche entre privé et public. Ici aussi, au début des années 1990, les pays nordiques ont connu de beaux succès, à étudier. Mais encore ? La recherche d’une meilleure efficacité du marché des biens et des services : avancer de façon raisonnée vers moins de réglementations restreignant la concurrence dans l e domaine des télécoms ou de la grande distribution par exemple permettrait d’inciter fortement les entreprises de ces secteurs à développer des gains de productivité accrus.

Le secteur bancaire a connu une telle évolution en France dès 1985. Attention cependant, la déréglementation totale est souvent un leurre. A pratiquer donc avec prudence, sans idéologie anti ou pro-déréglementation, et en tirant les leçons des réussites et des échecs des expériences étrangères. Plus sûrement, la recherche d’économies dans les dépenses publiques et surtout d’une meilleure efficacité de celles-ci reste prioritaire, si l’on veut augmenter le niveau de productivité et de compétitivité en France.

La question n’est ni de droite ni de gauche. Elle est de bonne gestion. De même, augmentent le potentiel de croissance toutes les actions facilitant la création d’entreprises et permettant aux plus jeunes d’entre elles de passer le cap difficile des premières années. C’est bien évidemment ici les règles administratives qu’il convient de simplifier au mieux, l’accompagnement dans la gestion et dans la recherche de financement qu’il faut faciliter.

Augmenter notre richesse par personne et contribuer ainsi notamment à résoudre nos très sérieux problèmes d’équilibre de systèmes de retraite et de santé. Il s’agit bien, par la recherche d’une capacité de croissance plus forte, de préserver notre bien-être collectif et individuel menacé par une société vieillissante. Sous peine, sinon, de n’être plus à même dès demain d’offrir le niveau de vie et la protection sociale qui caractérisent l’Europe depuis de nombreuses décennies. La France a commencé à traiter ses problèmes structurels. Il reste encore beaucoup à faire.