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Fragmentation du monde : conséquences économiques et financières

Les tensions géopolitiques croissantes ont et auront des effets durables sur le commerce international (réallocation des flux de marchandises…) aussi bien que sur le système monétaire international. Elles organisent de fait une fragmentation progressive du monde en accroissant les polarisations commerciales et financières autour de zones d’influence de plus en plus marquées des deux hyper-puissances américaine et chinoise. Même si de nombreux pays aimeraient s’en tenir à équidistance. Et ce après quelques décennies de mondialisation du commerce et de l’investissement et de globalisation financière qui, ensemble, ont apporté notamment une diminution très significative de la pauvreté dans le monde et une réduction notable des écarts entre les pays avancés et les autres. Ainsi d’ailleurs qu’un long phénomène de désinflation. Mais aussi des bouleversements profonds des structures industrielles des différents pays, avec de nécessaires reconversions, parfois douloureuses.


On évoque aujourd’hui de fait de plus en plus les risques économiques, financiers et sociaux liés à ce processus de fragmentation. Et les grands organismes internationaux s’inquiètent à juste titre du processus de fragmentation en cours. La mondialisation a en effet permis de réduire considérablement les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches. En 1981, 40 % de la population mondiale vivait en-dessous du seuil de l’extrême pauvreté, contre environ 10 % avant la pandémie. En Chine et en Inde, pour ne prendre que ces pays, deux milliards de personnes sont passées au-dessus du seuil de pauvreté. Et ce qui est vrai des revenus est vrai de la santé. La différence d’espérance de vie entre les pays avancés et les autres s’est également très fortement réduite. Les effets d’un commerce international très développé et de marchés de capitaux globalisés sont, selon ces critères, clairement établis.

Nous savons aussi que, pour que la mondialisation fonctionne au mieux, il est absolument nécessaire qu’il y ait, d’une part, des règles mutuellement acceptées et respectées, qui fixent le cadre régulé de ces échanges, et d’autre part, des politiques nationales qui permettent d’accompagner les transformations des structures de production comme de la nature des emplois qui en résultent. Or, cette dernière décennie, la reconnaissance du caractère indispensable de ces règles internationales et de ces modes de régulation a été mise à mal notamment avec la montée de la volonté de puissance chinoise et la réaction qu’elle a induite aux États-Unis.

Ainsi, les tensions sino-américaines sont-elles évidemment au cœur de ces inquiétudes, avec, côté américain, la montée du protectionnisme déjà affichée dans la politique proposée par Trump, mais aussi bien sous Biden, avec notamment les mesures de sécurité restreignant les exportations de technologie et avec très récemment l’IRA (Inflation Reduction Act). Et dans le camp opposé, les nombreuses et durables politiques anti-concurrentielles chinoises, explicites comme implicites.

Cependant, les conséquences de la Covid, du Brexit, comme la guerre en Ukraine par exemple, participent également de la réorganisation constatée des routes commerciales et des flux de capitaux. Sont notamment en effet venues renforcer le risque de fragmentation la guerre en Ukraine et, en résultante, la montée des sanctions touchant tant au commerce qu’aux investissements ou encore aux avoirs détenus par les institutions ou les personnes sanctionnées.

Ces constats comme les implications en termes économiques et financiers ici évoquées ne sont pas analysés sous l’angle de la morale, ni sous celui, réaliste, du rapport de force exercé entre puissances porteuses de régimes politiques opposés. La fragmentation du monde que nous voyons se développer engendre de facto des effets au-delà des intentions qui l’induisent.

Une démondialisation partielle, comme une relocalisation pour partie des usines de production, produiraient tout à la fois des conséquences favorables pour le climat et probablement pour les emplois et leur qualification pour les classes moyennes des pays avancés. La plus forte inflation structurelle qui en résulterait cependant ne serait a minima pas favorable à leur pouvoir d’achat. Symétriquement, ralentirait le rattrapage de pays moins avancés, avec des effets sociaux induits. Enfin, la mobilité réduite des capitaux qui résulterait de cette fragmentation du monde engendrerait moins de possibilités de financement, notamment de projets de développement des pays moins avancés. Le coût des emprunts en serait parallèlement renchéri.

L’accroissement des tensions géopolitiques et des sanctions induites réduit de facto et de jure la mobilité internationale des capitaux sur les marchés financiers aussi bien que sur les prêts bancaires transfrontières.

Ainsi les vulnérabilités financières monteraient-elles également, puisque les capitaux pourraient être plus rares pour certains pays, les banques moins financées internationalement, donc plus fragiles, et les crises de « sudden stop » ou de change plus fréquentes. La stabilité financière mondiale pourrait en être ébranlée. Et au total, commerce, investissements et finances combinés, la croissance mondiale en serait réduite.

Ce mouvement de fragmentation pose in fine la question du système monétaire international et de sa mutation éventuelle. Quelle place pour le dollar américain demain et pour le renminbi chinois ? Le dollar peut-il et va-t-il perdre de plus en plus de poids au sein des réserves de change et des paiements internationaux ? La question a son importance tant macro financièrement que pour la puissance américaine elle-même.

Tout d’abord, depuis une vingtaine d’années, la part du dollar dans le commerce international est restée assez stable, alors que le poids relatif de l’économie américaine dans le commerce mondial, comme dans le PIB mondial, a légèrement décliné, mesuré en parité de pouvoir d’achat.

En revanche, la part du dollar américain dans les réserves des banques centrales a perdu plus de 10 points. Au profit non pas de l’euro, du sterling ou du yen, les candidats pourtant habituels à la diversification des réserves de change. Mais au bénéfice du renminbi pour ¼ de cette baisse et de quelques autres devises telles que celles de l’Australie, du Canada, de la Corée ou de Singapour, notamment, pour les ¾ restants. L’or est redevenu en outre une source de diversification des réserves des banques centrales des pays émergents notamment.

Or les États-Unis ont fondamentalement besoin du dollar américain en tant que monnaie internationale de fait, sinon de droit. Leur balance courante est en effet structurellement et significativement déficitaire et leur dette extérieure nette en croissance permanente (10% du PIB en 2000, environ 70% à l’heure actuelle).

Que la monnaie de réserve et de transaction mondiale soit le dollar américain est donc indispensable pour les États-Unis dans le maintien de leur rôle d’hyper-puissance. C’est ainsi qu’ils refinancent globalement sans difficulté leurs déficits et que le coût de leurs emprunts en est rabaissé. C’est d’ailleurs cette corrélation entre puissance mondiale et monnaie mondiale que la Chine a bien comprise puisqu’elle construit patiemment les bases d’une internationalisation de sa propre monnaie. Elle incite les pays qui sont entrés dans sa zone d’influence à progressivement se dédollariser ou facturer et échanger moins en dollar américain. Elle construit également peu à peu les infrastructures nécessaires en créant de futures chambres de compensation off-shore en renminbi.

Soulignons enfin que les États-Unis, en utilisant leur dollar pour développer l’extraterritorialité de leur droit, comme pour l’imposition de sanctions (y compris en exigeant le gel des réserves de la banque centrale russe) risquent de précipiter le moindre usage du dollar américain tant en tant que monnaie internationale de transaction que de monnaie de réserve. L’arme monétaire de la puissance est ainsi à double tranchant. Car le refinancement des déficits et le très fort endettement extérieur des États-Unis supporteraient mal une dédollarisation progressive dans le champ des transactions comme des réserves.

Notons symétriquement que tant que la Chine a une politique qui dominent largement l’économie, sa propre monnaie aura de fortes difficultés à s’internationaliser. Pour s’imposer, la monnaie doit donner confiance. La monnaie est une dette. La dette des banques vis-à-vis des agents économiques non bancaires, au sein d’un pays. Au niveau international, la monnaie au total est la dette d’un pays. La confiance multiforme dans la puissance politique, militaire et économique est donc clé. Mais cette confiance repose aussi sur les modes de régulation de cette monnaie, donc sur la validité et la stabilité des institutions qui la définissent et l’encadrent. Le mouvement de dé-dollarisation, s’il a lieu, sera donc très progressif et ne se fera au sur le temps long.

La fragmentation en cours est une conséquence évidente du désordre du monde et de la multipolarisation en cours. Les forces politiques, militaires, économiques et démographiques, ainsi que la plus ou moins grande sagesse des dirigeants et des peuples, détermineront la forme finale (transitoirement du moins) des transformations que nous vivons. Ces évolutions ne seront pas sans effet sur la croissance, les niveaux et la qualite de vie, comme la stabilité financière des différentes parties du monde.

Bibliographie :

  • Geo-economic fragmentation and the world economy
    Shekhar Aiyar, Anna Ilyina
    March 27, 2023 – Vox Eu columns
  • Confronting Fragmentation Where It Matters Most: Trade, Debt, and Climate Action
    Kristalina Georgieva
    January 16, 2023 – IMF
  • Geopolitics and Fragmentation Emerge as Serious Financial Stability Threats
    Mario Catalán, Fabio Natalucci, Mahvash S. Qureshi, Tomohiro Tsuruga
    April 5, 2023
  • The Stealth Erosion of Dollar Dominance: Active Diversifiers and the Rise of Nontraditional Reserve Currencies
    Serkan Arslanalp, Barry J. Eichengreen, Chima Simpson-Bell
    March 24, 2022 – IMF
  • Le passage à une situation de multiples monnaies de réserve
    Patrick Artus
    5 Janvier 2023, Flash Economie
  • Le système monétaire international et le financement des Etats-Unis
    Patrick Artus
    30 Mars 2023, Flash Economie
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Banques centrales : vers une politique des « petits pas »

L’économie mondiale est en voie de ralentissement. Cela compliquera la situation des États et des acteurs privés très endettés. Mais cela devrait en principe faciliter la désinflation, donc ralentir la hausse des taux d’intérêt et peut-être faciliter ultérieurement leur baisse. Pourtant, l’activité résiste mieux que prévu et les marchés du travail continuent d’afficher des tensions – taux d’emploi élevés et taux de chômage faibles – qui entretiennent le niveau de l’inflation sous-jacente. Ce qui s’accompagne par voie de conséquence de gains de productivité très faibles, voire nuls.

Ainsi les politiques monétaires devront-elles poursuivre, avec beaucoup de prudence toutefois, leurs hausses de taux d’intérêt. Et a minima maintenir longtemps – plus longtemps que ne l’anticipent les marchés financiers – ce niveau de taux d’intérêt. Les causes de cette prudence impérative sont multiples. Les nouvelles conditions financières sont en effet resserrées et œuvrent par elles-mêmes au ralentissement du crédit et de l’économie. Les taux d’intérêt sont ainsi plus élevés, les primes de risque (« spreads ») plus importantes, les conditions d’octroi des crédits plus strictes, la liquidité à laquelle accèdent les banques moins abondante, etc. Il n’est donc pas absolument nécessaire de durcir encore fortement la politique monétaire. Les petits pas seront dorénavant de mise, avec une étude entre chaque décision de toutes les données disponibles, pour n’en faire ni trop ni trop peu.

Mais avant tout, les banques centrales sont évidemment rendues très prudentes par les vulnérabilités du système financier dans son ensemble. Certes les manifestations récentes de cette instabilité avaient des causes partiellement idiosyncratiques. La Silicon Valley Bank était mal gérée et sous-supervisée. La multiplication simultanée des cas et la contagion qui en a résulté montrent cependant le caractère potentiellement systémique de ces événements. Les taux longs trop bas trop longtemps ont conduit à une forte vulnérabilité de beaucoup de bilans. Au passif, parce que nombre d’entreprises et d’États, voire de particuliers, tant dans les pays avancés qu’émergents, ont pu s’endetter sans douleur apparente, jusqu’au surendettement avéré lorsque les taux d’intérêt se normalisent. À l’actif, parce que pour rechercher un peu de rendement en des temps de taux nuls, voire négatifs, les investisseurs finaux, directement ou à travers les divers gestionnaires d’actifs, ont été incités à prendre de plus en plus de risques, que ce soit par un allongement des maturités des actifs achetés, par une dissymétrie plus forte entre la duration de l’actif et du passif, par l’acceptation de risques de crédit ou actions plus élevés, par du levier toujours plus fort, etc. La remontée rapide des taux a rompu brutalement avec cette longue période de taux trop bas (id. inférieurs au taux de croissance), pendant laquelle l’accumulation de ces fragilités s’est réalisée. Aujourd’hui, les fortes bulles immobilières mondiales semblent de plus en plus vulnérables et le marché des actions connaîtra une chute d’autant plus forte qu’il continuera longtemps d’ignorer les effets progressifs du resserrement généralisé des conditions financières. Et le risque d’insolvabilité de nombreux acteurs très endettés a fortement monté.

Les banques centrales sont fort conscientes de cet état de fait, comme des risques engendrés par une situation géopolitique très tendue, entraînant entre autres une fragmentation coûteuse des zones économiques. Et bien que les banques en moyenne soient bien plus solides que lors de la grande crise financière, le « shadow banking » restant quant à lui nettement moins réglementé, les responsables de la politique monétaire redoubleront de prudence, mais préserveront leur indispensable crédibilité dans leur lutte contre l’inflation.

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L’interview de l’Hémicycle : stratégie bancaire, inflation et crises financières

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Retour de l’inflation et hausse des taux d’intérêt, un contexte risqué

J’étais invité au Risk & Governance World Forum 2023, à l’Hôtel de l’Industrie, pour partager mon analyse sur les risques pour les différents agents économiques dans le nouveau contexte économico-financier avec le retour de l’inflation et la hausse des taux d’intérêt aux côtés de Jacques de Larosière, et en présence de Bernard Cazeneuve; Jean-Pierre Maureau; Jocelyn Grignon; Muriel de Szilbereky; Anne-Charlotte Gros et Sébastien Crozier.

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Les banques changent de paradigme économique et financier

De fortes évolutions macrofinancières se sont produites à la sortie de la pandémie. Comment impactent-elles les métiers bancaires ?

Aujourd’hui, l’inflation est revenue et elle n’est pas que transitoire. Elle implique une remontée des taux d’intérêt, pour partie par le mouvement spontané des marchés financiers pour protéger peu ou prou les rendements réels des placements – même si les marchés semblent surestimer la rapidité et l’intensité de la baisse de l’inflation sous-jacente – et davantage encore par le changement de politique monétaire qui s’est imposé, avec la remontée des taux directeurs des banques centrales – qui sera pour les mêmes raisons probablement plus forte et sans doute plus longue que celle anticipée par les marchés – et la sortie lente mais régulière et programmée du « quantitative easing ».

Ces forts changements macro-financiers modifient en profondeur l’environnement dans lequel évoluent les banques. Par là-même, ils tendent de façon délibérée les conditions financières (taux de crédit, comme appétit au risque des prêteurs, primes de risque…) qui sont celles que ressentent tous les agents économiques. Et ce, afin précisément de réduire l’inflation. Notons par ailleurs que les marchés financiers, notamment boursiers, semblent sous-estimer l’effet sur l’économie de ce resserrement des conditions financières, ce qui pourrait provoquer plus tard une révision d’autant plus brutale des valorisations que cette prise en compte tarde.

Analysons donc les effets de ce changement de paradigme macro-financier pour les banques.

La liquidité

Pendant la crise de l’euro, les banques manquaient de liquidité. Les banques américaines avaient pratiquement d’ailleurs cessé de prêter aux banques européennes. Puis, à la sortie de la crise de la zone euro, avec les politiques de TLTRO, de « quantitative easing », etc., la liquidité était devenue surabondante et les surliquidités bancaires étaient devenues coûteuses, avec la politique de taux négatifs de la Banque centrale européenne (BCE). Le taux de la facilité de dépôt (taux de placement de la monnaie banque centrale détenue par les banques) a atteint – 0,5 %. Il s’agissait alors pour les banques d’éviter de détenir trop de liquidités.

Mais la remontée régulière des taux directeurs de la BCE, la sortie progressive dès mars de cette année en zone euro du « quantitative easing » – le « quantitative tightening » –, comme la fin progressive des TLTRO, changent la donne. La FED a commencé son « quantitative tightening » depuis juin 2022.

Cela signe la fin de la liquidité très abondante. C’est également la fin de l’argent gratuit. Et la fin de l’argent magique du même coup. Les conséquences immédiates en sont une montée de la compétition entre les banques pour attirer dans leur bilan les dépôts des clients, donc une montée accélérée de leur coût de ressources clientèle, tandis que le refinancement sur les marchés financiers a connu également un renchérissement marqué, avec la politique d’élévation des taux d’intérêt des banques centrales elles-mêmes.

Enfin, ces deux-trois dernières années ont connu une forte croissance des dépôts bancaires de par le soutien des pouvoirs publics aux entreprises et aux ménages pendant la pandémie – soutien lui-même permis par le financement du surcroît induit de la dette publique par la Banque centrale – et de par la chute temporaire des dépenses pendant les confinements. Ce phénomène a disparu. Poursuivre la croissance des crédits, sans faire davantage appel aux marchés financiers, demande donc à chaque banque une politique plus active de collecte des dépôts. Ce qui, au niveau des banques prises dans leur ensemble, renchérit mécaniquement déjà l’accès aux ressources clients, outre l’effet de la hausse des taux par la BCE.

La marge nette d’intérêt évolue

En apparence, ce sujet est paradoxal. Auparavant, les banques expliquaient à juste titre que l’effet taux d’intérêt sur leur MNI était négatif lorsque les taux longs se rapprochaient des taux courts, eux-mêmes tangentant zéro. Et effectivement, cette évolution de la structure des taux d’intérêt a été coûteuse pour les banques. Le taux de marge nette d’intérêt a ainsi été divisé environ par deux ces dix dernières années, les taux de la production de crédits et les taux de collecte des dépôts se rapprochant et tendant dangereusement vers zéro. Quelle industrie supporte-t-elle de diviser par deux ses taux de marge ?

Aujourd’hui, les taux montent et les banques commerciales énoncent que leur taux de marge nette d’intérêt en sera à nouveau transitoirement affecté. À la hausse comme à la baisse, notamment en France, les mouvements de taux seraient-ils donc défavorables aux banques ? Non. Mais, effectivement, pendant 12 à 18 mois environ, le coût des dépôts – notamment celui des livrets réglementés dont les taux sont fixés par des règles intégrant l’évolution du taux d’inflation – augmente plus vite que le rendement des crédits, parce que, par exemple en France, les encours de crédit dans les bilans des banques de détail sont pour beaucoup d’établissements plus à taux fixe qu’à taux variable, eu égard à l’importance des crédits aux particuliers, aux professionnels et aux PME qui empruntent globalement à taux fixe. Les ETI comme les grandes entreprises, quant à elles, empruntent davantage à taux variable et gèrent par elles-mêmes leur risque de taux d’intérêt.

Ainsi, plus les banques ont d’épargne réglementée (Livret A, etc.) à leur passif et de crédits immobiliers (à taux fixe en France et d’une durée de 20-25 ans) à l’actif, plus la hausse des taux d’intérêt détériore leur taux de MNI, et ce plus longtemps.

Cependant, à environ 18 mois, même pour ces banques, le rendement de l’actif remonte au-dessus du coût du passif, c’est-à-dire de leurs ressources. Reste que l’effet taux d’intérêt ne s’établira positivement après cette période de transition que si la structure des taux est normale, c’est-à-dire si les taux longs sont plus élevés que les taux courts. Une situation de taux inversée, généralement et heureusement non durable, est coûteuse pour les MNI bancaires, puisque, en ce cas, la production des crédits à moyen-long terme à taux fixe se réalise à des taux inférieurs aux coûts des dépôts qui sont indexés implicitement ou explicitement (pour les livrets réglementés) sur les taux courts et sur l’inflation.

La plupart des banques de détail ayant pour clientèle des particuliers, des professionnels et des PME ont donc connu un dernier trimestre 2022 plus difficile et connaîtront une année 2023 en retrait. Au cours de 2024, sous réserve d’une courbe des taux normale, leurs comptes de résultat devraient à nouveau s’améliorer.

L’effet volume sur la MNI bancaire pourra également être moins favorable, la moindre croissance et l’effet de la hausse des taux sur la demande de crédit pouvant conduire à une moindre production de crédits.

Le retour du coût du risque

2023 sera donc une année où la liquidité sera plus tendue et où, en moyenne, les banques commerciales connaîtront des baisses de leur taux de MNI. Elle sera également très probablement une année de remontée du coût du risque de crédit. Nous avons en effet connu ces dernières années un abaissement du coût du risque de crédit.

Les taux longs, très bas, trop bas, pendant trop longtemps, ont en effet conduit des entreprises à survivre alors qu’elles auraient disparu si les taux s’étaient établis à des niveaux « normaux » (égaux au taux de croissance nominal). Ce que l’on appelle dans la littérature économique des « entreprises zombies ».

De plus, à juste titre, les pouvoirs publics ont soutenu les entreprises pendant la pandémie, pour protéger la capacité de production nationale et les emplois, en faisant, en France par exemple, distribuer des prêts garantis par l’État (PGE). Or, parmi celles qui en ont bénéficié, plusieurs auraient naturellement disparu sans ces aides. Le début du remboursement de ces PGE en conduira indubitablement certaines à ne pas survivre.

Ne doutons pas en outre qu’avec des taux qui remontent et qui se normaliseront sans doute vers les 4 %, à travers les cycles, ces « entreprises zombies » ne pourront pas résister. De même que celles supportant des leviers trop importants. D’où une remontée irrépressible et normale du coût du risque à venir pour les banques.

L’année 2023 marquera donc pour les banques de détail un recul probable de leurs résultats. Et l’inflation impactant les frais généraux de toutes les entreprises ne pourra se répercuter de la même manière sur la tarification bancaire. Mais, si l’économie ne rentre pas en récession – elles semblent bien résister jusqu’alors et les anticipations de croissance s’améliorent – et si les bulles immobilières mondiales ne se dégonflent pas brutalement, de même que si les valorisations boursières élevées ne connaissent pas un changement prononcé et soudain d’opinion, les banques commerciales pourront au cours de 2024 commencer à voir leurs résultats s’améliorer à nouveau. Elles seront alors à même de continuer à contribuer activement au financement de la croissance économique.

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Conjoncture Crise économique et financière

La fin durable de l’argent gratuit

C’est entendu. L’inflation doit être combattue et la politique des banques centrales va y contribuer activement. Mais les marchés financiers anticipent que, lorsque l’inflation reviendra vers sa cible, les banques centrales rebaisseront leurs taux d’intérêt et les taux longs reviendront progressivement par anticipation – ils le font déjà pour partie – à des niveaux bas, en se référant ainsi à la dernière décennie.

Analysons pourquoi il n’en sera probablement pas ainsi. Les années 2010 à 2021 ont connu des taux longs très bas pour plusieurs raisons conjuguées. Nous étions dans une phase qui se prolongeait de mondialisation et de révolution technologique. Cela poussait ainsi les prix vers le bas et ne permettait pas aisément de hausse des salaires. L’inflation étant très basse, elle induisait des taux d’intérêt très faibles. Et les banques centrales craignant à juste titre dans un premier temps la déflation, puis faisant face à une inflation en-deçà de leur cible, ont baissé à zéro ou même en territoire négatif leurs taux directeurs, tout en initiant une politique de « quantitative easing », prenant ainsi peu ou prou le contrôle des taux longs et des primes de risque.

Mais à partir de 2016-2017, alors que la croissance se normalisait après la très grave crise de 2007- 2009 et que les crédits reprenaient une bonne dynamique, les taux longs se sont installés à des niveaux très (trop) bas, très (trop) longtemps, certes avec une inflation obstinément très (trop) basse. Or, des taux longs durablement crantés en-dessous du taux de croissance, hors période de crise ou de convalescence, déclenchent la montée de l’instabilité financière. C’est-à-dire un endettement en croissance permanente et difficilement soutenable en cas de remontée significative des taux ; l’endettement public et privé a ainsi crû de plus de 45 points de PIB dans les pays avancés et de 60 dans les pays émergents entre 2008 et 2021. Et le développement de bulles sur les actions et l’immobilier ; les prix de l’immobilier résidentiel ont crû de plus de 40 % dans les pays avancés entre 2008 et 2021 et de 35 % dans les pays émergents. L’ensemble s’accompagnant de primes de risque trop faibles.

La remontée actuelle des taux d’intérêt correspond ainsi à une normalisation tout autant qu’à une lutte contre l’inflation. S’est abaissée progressivement la composante de l’inflation qui est due à une offre insuffisante – car disloquée partiellement par l’effet des mesures contre la contagion – et à une demande qui a rebondi fortement à l’issue des confinements. Mais quelques facteurs structurels vont probablement perdurer. Les effets d’un mouvement de démondialisation partielle et du coût durable de la transition énergétique. Comme ceux de l’indexation partielle des salaires et probablement d’une meilleure capacité des salariés à l’avenir à négocier le partage de la valeur ajoutée, qui s’est déformé depuis 30 ans en faveur des profits dans l’OCDE (sauf en France et en Italie notamment). L’inflation structurelle s’établira ainsi sans doute entre 2 et 3 %. Une fois l’inflation revenue vers ces niveaux, et hors effets du cycle des affaires, les taux longs normalisés s’établiront en moyenne probablement au taux de croissance potentielle, soit en zone euro entre 1 et 1,5 %, auquel il convient d’ajouter le taux d’inflation, soit 2 à 3 %. Des taux longs ainsi à 4 % environ devraient redevenir la norme à travers les cycles. Ils ne conduiraient pas à faciliter le développement de cycles financiers, qui passent de phases de croissance à des phases d’euphorie, entraînant un surendettement progressif et la constitution de bulles. Ce qui engendre des crises financières et économiques violentes. Les taux courts pourront toutefois monter au-delà pour mordre sur l’inflation, puis rebaisser quelque peu ensuite.

Nous assistons très probablement à la fin durable de l’argent gratuit.