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Banque Crise économique et financière

Les banques changent de paradigme économique et financier

De fortes évolutions macrofinancières se sont produites à la sortie de la pandémie. Comment impactent-elles les métiers bancaires ?

Aujourd’hui, l’inflation est revenue et elle n’est pas que transitoire. Elle implique une remontée des taux d’intérêt, pour partie par le mouvement spontané des marchés financiers pour protéger peu ou prou les rendements réels des placements – même si les marchés semblent surestimer la rapidité et l’intensité de la baisse de l’inflation sous-jacente – et davantage encore par le changement de politique monétaire qui s’est imposé, avec la remontée des taux directeurs des banques centrales – qui sera pour les mêmes raisons probablement plus forte et sans doute plus longue que celle anticipée par les marchés – et la sortie lente mais régulière et programmée du « quantitative easing ».

Ces forts changements macro-financiers modifient en profondeur l’environnement dans lequel évoluent les banques. Par là-même, ils tendent de façon délibérée les conditions financières (taux de crédit, comme appétit au risque des prêteurs, primes de risque…) qui sont celles que ressentent tous les agents économiques. Et ce, afin précisément de réduire l’inflation. Notons par ailleurs que les marchés financiers, notamment boursiers, semblent sous-estimer l’effet sur l’économie de ce resserrement des conditions financières, ce qui pourrait provoquer plus tard une révision d’autant plus brutale des valorisations que cette prise en compte tarde.

Analysons donc les effets de ce changement de paradigme macro-financier pour les banques.

La liquidité

Pendant la crise de l’euro, les banques manquaient de liquidité. Les banques américaines avaient pratiquement d’ailleurs cessé de prêter aux banques européennes. Puis, à la sortie de la crise de la zone euro, avec les politiques de TLTRO, de « quantitative easing », etc., la liquidité était devenue surabondante et les surliquidités bancaires étaient devenues coûteuses, avec la politique de taux négatifs de la Banque centrale européenne (BCE). Le taux de la facilité de dépôt (taux de placement de la monnaie banque centrale détenue par les banques) a atteint – 0,5 %. Il s’agissait alors pour les banques d’éviter de détenir trop de liquidités.

Mais la remontée régulière des taux directeurs de la BCE, la sortie progressive dès mars de cette année en zone euro du « quantitative easing » – le « quantitative tightening » –, comme la fin progressive des TLTRO, changent la donne. La FED a commencé son « quantitative tightening » depuis juin 2022.

Cela signe la fin de la liquidité très abondante. C’est également la fin de l’argent gratuit. Et la fin de l’argent magique du même coup. Les conséquences immédiates en sont une montée de la compétition entre les banques pour attirer dans leur bilan les dépôts des clients, donc une montée accélérée de leur coût de ressources clientèle, tandis que le refinancement sur les marchés financiers a connu également un renchérissement marqué, avec la politique d’élévation des taux d’intérêt des banques centrales elles-mêmes.

Enfin, ces deux-trois dernières années ont connu une forte croissance des dépôts bancaires de par le soutien des pouvoirs publics aux entreprises et aux ménages pendant la pandémie – soutien lui-même permis par le financement du surcroît induit de la dette publique par la Banque centrale – et de par la chute temporaire des dépenses pendant les confinements. Ce phénomène a disparu. Poursuivre la croissance des crédits, sans faire davantage appel aux marchés financiers, demande donc à chaque banque une politique plus active de collecte des dépôts. Ce qui, au niveau des banques prises dans leur ensemble, renchérit mécaniquement déjà l’accès aux ressources clients, outre l’effet de la hausse des taux par la BCE.

La marge nette d’intérêt évolue

En apparence, ce sujet est paradoxal. Auparavant, les banques expliquaient à juste titre que l’effet taux d’intérêt sur leur MNI était négatif lorsque les taux longs se rapprochaient des taux courts, eux-mêmes tangentant zéro. Et effectivement, cette évolution de la structure des taux d’intérêt a été coûteuse pour les banques. Le taux de marge nette d’intérêt a ainsi été divisé environ par deux ces dix dernières années, les taux de la production de crédits et les taux de collecte des dépôts se rapprochant et tendant dangereusement vers zéro. Quelle industrie supporte-t-elle de diviser par deux ses taux de marge ?

Aujourd’hui, les taux montent et les banques commerciales énoncent que leur taux de marge nette d’intérêt en sera à nouveau transitoirement affecté. À la hausse comme à la baisse, notamment en France, les mouvements de taux seraient-ils donc défavorables aux banques ? Non. Mais, effectivement, pendant 12 à 18 mois environ, le coût des dépôts – notamment celui des livrets réglementés dont les taux sont fixés par des règles intégrant l’évolution du taux d’inflation – augmente plus vite que le rendement des crédits, parce que, par exemple en France, les encours de crédit dans les bilans des banques de détail sont pour beaucoup d’établissements plus à taux fixe qu’à taux variable, eu égard à l’importance des crédits aux particuliers, aux professionnels et aux PME qui empruntent globalement à taux fixe. Les ETI comme les grandes entreprises, quant à elles, empruntent davantage à taux variable et gèrent par elles-mêmes leur risque de taux d’intérêt.

Ainsi, plus les banques ont d’épargne réglementée (Livret A, etc.) à leur passif et de crédits immobiliers (à taux fixe en France et d’une durée de 20-25 ans) à l’actif, plus la hausse des taux d’intérêt détériore leur taux de MNI, et ce plus longtemps.

Cependant, à environ 18 mois, même pour ces banques, le rendement de l’actif remonte au-dessus du coût du passif, c’est-à-dire de leurs ressources. Reste que l’effet taux d’intérêt ne s’établira positivement après cette période de transition que si la structure des taux est normale, c’est-à-dire si les taux longs sont plus élevés que les taux courts. Une situation de taux inversée, généralement et heureusement non durable, est coûteuse pour les MNI bancaires, puisque, en ce cas, la production des crédits à moyen-long terme à taux fixe se réalise à des taux inférieurs aux coûts des dépôts qui sont indexés implicitement ou explicitement (pour les livrets réglementés) sur les taux courts et sur l’inflation.

La plupart des banques de détail ayant pour clientèle des particuliers, des professionnels et des PME ont donc connu un dernier trimestre 2022 plus difficile et connaîtront une année 2023 en retrait. Au cours de 2024, sous réserve d’une courbe des taux normale, leurs comptes de résultat devraient à nouveau s’améliorer.

L’effet volume sur la MNI bancaire pourra également être moins favorable, la moindre croissance et l’effet de la hausse des taux sur la demande de crédit pouvant conduire à une moindre production de crédits.

Le retour du coût du risque

2023 sera donc une année où la liquidité sera plus tendue et où, en moyenne, les banques commerciales connaîtront des baisses de leur taux de MNI. Elle sera également très probablement une année de remontée du coût du risque de crédit. Nous avons en effet connu ces dernières années un abaissement du coût du risque de crédit.

Les taux longs, très bas, trop bas, pendant trop longtemps, ont en effet conduit des entreprises à survivre alors qu’elles auraient disparu si les taux s’étaient établis à des niveaux « normaux » (égaux au taux de croissance nominal). Ce que l’on appelle dans la littérature économique des « entreprises zombies ».

De plus, à juste titre, les pouvoirs publics ont soutenu les entreprises pendant la pandémie, pour protéger la capacité de production nationale et les emplois, en faisant, en France par exemple, distribuer des prêts garantis par l’État (PGE). Or, parmi celles qui en ont bénéficié, plusieurs auraient naturellement disparu sans ces aides. Le début du remboursement de ces PGE en conduira indubitablement certaines à ne pas survivre.

Ne doutons pas en outre qu’avec des taux qui remontent et qui se normaliseront sans doute vers les 4 %, à travers les cycles, ces « entreprises zombies » ne pourront pas résister. De même que celles supportant des leviers trop importants. D’où une remontée irrépressible et normale du coût du risque à venir pour les banques.

L’année 2023 marquera donc pour les banques de détail un recul probable de leurs résultats. Et l’inflation impactant les frais généraux de toutes les entreprises ne pourra se répercuter de la même manière sur la tarification bancaire. Mais, si l’économie ne rentre pas en récession – elles semblent bien résister jusqu’alors et les anticipations de croissance s’améliorent – et si les bulles immobilières mondiales ne se dégonflent pas brutalement, de même que si les valorisations boursières élevées ne connaissent pas un changement prononcé et soudain d’opinion, les banques commerciales pourront au cours de 2024 commencer à voir leurs résultats s’améliorer à nouveau. Elles seront alors à même de continuer à contribuer activement au financement de la croissance économique.

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Conjoncture Crise économique et financière

La fin durable de l’argent gratuit

C’est entendu. L’inflation doit être combattue et la politique des banques centrales va y contribuer activement. Mais les marchés financiers anticipent que, lorsque l’inflation reviendra vers sa cible, les banques centrales rebaisseront leurs taux d’intérêt et les taux longs reviendront progressivement par anticipation – ils le font déjà pour partie – à des niveaux bas, en se référant ainsi à la dernière décennie.

Analysons pourquoi il n’en sera probablement pas ainsi. Les années 2010 à 2021 ont connu des taux longs très bas pour plusieurs raisons conjuguées. Nous étions dans une phase qui se prolongeait de mondialisation et de révolution technologique. Cela poussait ainsi les prix vers le bas et ne permettait pas aisément de hausse des salaires. L’inflation étant très basse, elle induisait des taux d’intérêt très faibles. Et les banques centrales craignant à juste titre dans un premier temps la déflation, puis faisant face à une inflation en-deçà de leur cible, ont baissé à zéro ou même en territoire négatif leurs taux directeurs, tout en initiant une politique de « quantitative easing », prenant ainsi peu ou prou le contrôle des taux longs et des primes de risque.

Mais à partir de 2016-2017, alors que la croissance se normalisait après la très grave crise de 2007- 2009 et que les crédits reprenaient une bonne dynamique, les taux longs se sont installés à des niveaux très (trop) bas, très (trop) longtemps, certes avec une inflation obstinément très (trop) basse. Or, des taux longs durablement crantés en-dessous du taux de croissance, hors période de crise ou de convalescence, déclenchent la montée de l’instabilité financière. C’est-à-dire un endettement en croissance permanente et difficilement soutenable en cas de remontée significative des taux ; l’endettement public et privé a ainsi crû de plus de 45 points de PIB dans les pays avancés et de 60 dans les pays émergents entre 2008 et 2021. Et le développement de bulles sur les actions et l’immobilier ; les prix de l’immobilier résidentiel ont crû de plus de 40 % dans les pays avancés entre 2008 et 2021 et de 35 % dans les pays émergents. L’ensemble s’accompagnant de primes de risque trop faibles.

La remontée actuelle des taux d’intérêt correspond ainsi à une normalisation tout autant qu’à une lutte contre l’inflation. S’est abaissée progressivement la composante de l’inflation qui est due à une offre insuffisante – car disloquée partiellement par l’effet des mesures contre la contagion – et à une demande qui a rebondi fortement à l’issue des confinements. Mais quelques facteurs structurels vont probablement perdurer. Les effets d’un mouvement de démondialisation partielle et du coût durable de la transition énergétique. Comme ceux de l’indexation partielle des salaires et probablement d’une meilleure capacité des salariés à l’avenir à négocier le partage de la valeur ajoutée, qui s’est déformé depuis 30 ans en faveur des profits dans l’OCDE (sauf en France et en Italie notamment). L’inflation structurelle s’établira ainsi sans doute entre 2 et 3 %. Une fois l’inflation revenue vers ces niveaux, et hors effets du cycle des affaires, les taux longs normalisés s’établiront en moyenne probablement au taux de croissance potentielle, soit en zone euro entre 1 et 1,5 %, auquel il convient d’ajouter le taux d’inflation, soit 2 à 3 %. Des taux longs ainsi à 4 % environ devraient redevenir la norme à travers les cycles. Ils ne conduiraient pas à faciliter le développement de cycles financiers, qui passent de phases de croissance à des phases d’euphorie, entraînant un surendettement progressif et la constitution de bulles. Ce qui engendre des crises financières et économiques violentes. Les taux courts pourront toutefois monter au-delà pour mordre sur l’inflation, puis rebaisser quelque peu ensuite.

Nous assistons très probablement à la fin durable de l’argent gratuit.

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Crise économique et financière Economie Générale

Face à l’inflation, un chemin étroit mais praticable

L’inflation est de retour et elle n’est pas que transitoire. Que faire ? Financer la croissance. Le chemin est très étroit mais il existe.

Les faits ont tranché. Certains économistes assuraient ces dernières années que la dette n’avait pas d’importance car ils pensaient que les taux d’intérêt très bas par rapport au taux de croissance (i-g négatif) se maintiendraient très longtemps. Une analyse qui, d’une part, reposait sur une anticipation audacieuse sur l’inflation future, et qui, d’autre part, ne prenait pas en compte la contrainte budgétaire qui, même si elle est faible lorsque le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, existe malgré tout (1). Donc, cette assertion conduisait à recommander de dépenser davantage, certes pour faire face aux grands enjeux que nous connaissons, mais sans se soucier d’une dette en expansion permanente. Comme si les banques centrales étaient entrées dans une politique illimitée de « quantitative easing », tant en durée qu’en montant. J’ai expliqué antérieurement pourquoi (2), même à supposer que l’inflation ne revienne pas, ce qui n’était pas écrit, une telle situation pouvait ne pas être durable eu égard aux vulnérabilités financières qu’elle accroissait. Ou à la possibilité d’une récession majeure. Ou encore, in fine, le système monétaire étant un système de règlement des dettes, à la confiance dans la monnaie qui pourrait disparaître parce que les dettes ne peuvent être sans cesse en expansion plus rapide que l’économie réelle.

Aujourd’hui, l’inflation est revenue (3 et 4) et elle n’est pas que transitoire. Analysons ainsi les conséquences de son retour en force pour tous les acteurs.

Les banques centrales : elles doivent lutter contre l’inflation. C’est indispensable car il faut éviter, en effet, un régime inflationniste, c’est-à-dire un système où l’indexation serait enclenchée entre les prix et les prix, les prix et les salaires, les salaires et les prix. Où donc le taux d’inflation n’est ni faible ni stable. Une telle inflation crée des inégalités entre les ménages qui n’ont évidemment pas tous la même capacité à réagir pour protéger leur pouvoir d’achat. Elle conduit également à des inégalités entre les entreprises qui n’ont pas toutes la même capacité à « faire les prix ». En outre, l’histoire nous l’a montré, dès lors que la stabilité et la prévisibilité du taux d’inflation se dérèglent, la confiance vient à manquer entre les acteurs économiques, entre les producteurs et les consommateurs. On ne sait plus fixer facilement les prix et il devient nécessaire de les refixer plusieurs fois par an, voire bien davantage en cas d’hyperinflation. Ce qui abîme la confiance. Entre les salariés et les entreprises où les représentants des salariés peuvent être conduits à demander une seconde négociation dans l’année, ou plus. Ce qui désorganise la fiabilité de la négociation entre les salariés et les dirigeants de l’entreprise, provoquant ainsi des tensions. Entre les prêteurs et les emprunteurs, les prêteurs ne sachant plus comment fixer les taux de crédit, puisque les taux d’intérêt augmentent sans cesse. Cette incertitude généralisée est ainsi créatrice de tensions et mine la confiance qui est l’une des clés de voûte de l’efficacité économique, de la croissance, comme de la vie en société. C’est ainsi qu’une inflation plutôt basse et stable, idéalement autour de 2 % ou 3 %, est plus que souhaitable et que les banques centrales n’ont pas d’autre choix que de mener une politique monétaire qui, au mieux, permet d’assurer en permanence ce niveau et, le cas échéant, d’y ramener.

Pour indispensable qu’elle soit, cette mission des banques centrales est difficile dans les circonstances actuelles. Une remontée trop vive ou trop forte des taux d’intérêt peut aisément provoquer une récession, un « hard landing ». Elle pourrait être en effet trop fortement calibrée, si l’on pense que la composante transitoire de l’inflation actuelle s’affaiblira prochainement. Les contraintes d’offre peuvent et doivent en effet s’atténuer dans le temps, hors conséquences du développement de la guerre en Ukraine qui pourrait accentuer les pénuries d’énergie et de certains produits agricoles.

Mais une remontée trop lente des taux d’intérêt conduirait à ne pas assez combattre le retour d’une forte inflation en laissant se développer les indexations. Et réagir tardivement, une fois que les anticipations d’inflation ne sont plus ancrées à un niveau bas et que les indexations se sont mises en place, coûte beaucoup plus cher en termes de croissance, les récessions profondes étant alors difficilement évitables.

Mais il y a plus. La mission des banques centrales est d’autant plus délicate que nous avons connu des taux d’intérêt trop bas, trop longtemps. Il fallait bien sûr conduire les taux longs et courts vers zéro pour sortir de la crise majeure de 2007-2009 et du risque de déflation qu’elle induisait. Il le fallait aussi pendant la pandémie. Mais, dès le retour de la croissance (en 2016-2017), conserver des taux d’intérêt aussi bas, sous prétexte que le taux d’intérêt naturel était très bas, était dangereux. D’ailleurs, le taux d’intérêt naturel est un concept et non une variable observable. Ni théoriquement fondé de façon indiscutable (5), ni facilement utilisable. De même, il est possible que le taux d’inflation très bas de la période – que les politiques de « quantitative easing » ne sont d’ailleurs pas parvenues à remonter – ait été dû à des forces structurelles (mondialisation et révolution technologique), avec une courbe de Phillips rendue plate de ce fait, et non à une insuffisance de la demande, donc à un phénomène cyclique. Maintenir ainsi des taux trop bas trop longtemps a entraîné des conséquences que la Banque des Règlements Internationaux décrit très bien depuis des années. Quand le taux d’intérêt est trop bas par rapport au taux de croissance pendant trop longtemps et que l’on est en phase de croissance, les bulles se construisent. Bulles actions, bulles immobilières et surendettement des États comme des agents privés. Aujourd’hui, si les taux doivent être remontés et les politiques de « quantitative easing » prendre progressivement fin face à un risque majeur de changement de régime d’inflation, les actifs patrimoniaux (actions et immobilier) étant très valorisés et le niveau de dette mondiale étant très élevé, les banques centrales doivent faire face au risque d’éclatement brusque de ces bulles et de crises de solvabilité des acteurs économiques trop endettés. Avec les risques induits en retour sur la croissance (6). Cette situation de vulnérabilité macro-financière est donc nécessairement problématique pour les banques centrales et elles doivent, de ce fait, se montrer tout à la fois très déterminées et très prudentes. C’est pourquoi elles ont entamé la normalisation de leur politique et iront sans débat jusqu’à ce qu’elles estiment être leur  neutralisation ( c’est à dire une politique monétaire ni restrictive ni favorisant la croissance ) vers la fin de l’année 2022 ou le début de 2023. Mais une fois ce stade atteint, elles agiront en fonction des circonstances. Si le ralentissement de la croissance s’accroît brutalement, si les marchés chutent fortement, elles aviseront. L’état de l’indexation des salaires et des prix, donc du niveau de l’inflation sous-jacente, sera alors scruté, pour s’interroger sur l’opportunité ou le danger de positionner les taux d’intérêt au-dessus des taux déjà atteints . Si la trajectoire d’inflation ne prenait pas un chemin baissier satisfaisant, gageons que les banques centrales continueraient alors à resserrer leur politique monétaire pour la rendre mordante , tant par une remontée plus forte des taux directeurs ( donc courts ) que par un « quantitative tightening » soutenu aux États Unis et par son initiation en zone euro , contribuant ainsi à faire remonter plus fortement et plus rapidement les taux d’intérêt longs.

Les banques centrales doivent rester crédibles face à l’inflation. Elles doivent être claires dans leur discours en affichant une détermination sans faille pour lutter contre elle. En revanche, elles doivent être graduelles et prudentes dans l’action, sans toutefois être sous domination des gouvernements ou des marchés financiers.

Les gouvernements, quant à eux, n’ont d’autre choix que d’afficher une trajectoire de solvabilité crédible à moyen terme (7). Une politique budgétaire trop rigoriste et trop brutale conduirait à casser la croissance, mais ne rien faire lorsque le niveau d’endettement est élevé entacherait considérablement leur crédibilité, ce qui provoquerait un risque élevé sur les marchés de la dette publique à court terme. Il faut donc mettre en place une politique de gestion des finances publiques sans austérité, mais qui soit en réalité une sortie des politiques de soutien tous azimuts, avec une concentration sur les populations les plus faibles. La pandémie par essence inattendue, brutale et passagère est en effet à clairement différencier d’un changement possible de régime d’inflation.

En outre, il faut financer les investissements nécessaires à l’augmentation de la croissance potentielle ou à la croissance verte. Mais ce financement doit être gagé par une gestion plus rationnelle et plus efficace des dépenses publiques, notamment des dépenses courantes, de même que par les réformes structurelles (8). Ces dernières sont strictement nécessaires à l’augmentation de la croissance potentielle, aux finances publiques, comme à l’accroissement de l’offre, lui-même facteur de lutte contre l’inflation. Certaines politiques de l’offre peuvent avoir des effets positifs rapidement, d’autres plus à moyen terme, tant sur l’inflation que sur la croissance. Il s’agit ici notamment des politiques qui permettent d’accroître le taux d’emploi, dont la réforme de la retraite, comme celle de l’indemnisation du chômage. La pénurie d’emplois de ces derniers mois empêche en effet l’offre de biens et de services d’être plus élevée, de même qu’elle soutient le phénomène d’indexation (partielle à ce jour) des salaires.

Les entreprises trop endettées, par exemple au regard de ratios proposés par la BCE elle-même, doivent mener une politique de désendettement raisonnable mais réelle pour mieux aborder cette période de remontée des taux d’intérêt et de moindres facilités de financement à venir.

Pour les ménages, se pose la question du pouvoir d’achat (9). Il sera difficile de le préserver totalement. Du côté des entreprises, en effet, il ne sera pas possible d’indexer systématiquement les salaires sur l’inflation. D’ailleurs, depuis 1983, la loi Delors et Bérégovoy interdit aux entreprises d’indexer les salaires sur les prix. Si elles le faisaient, elles précipiteraient la montée de l’inflation et détruiraient en outre leur compétitivité ou leur rentabilité, ce qui réduirait gravement dans les deux cas leur possibilité d’investissement et d’emplois ultérieurement. Les entreprises ne peuvent donc pas tout faire. Et, elles ne peuvent faire qu’en fonction de leur situation spécifique. Impossible également pour les États d’assurer longuement une protection de tous contre l’inflation, car pour nombre d’entre eux leurs marges de manœuvres budgétaires sont déjà éprouvées. Notons également qu’une telle politique est contraire à celle menée par les banques centrales. Cette non-coopération entre les politiques économiques pourrait s’avérer dangereuse en termes de stabilité financière. Le soutien généralisé du pouvoir d’achat, côtoyant une offre insuffisante, précipite en outre la dégradation du déficit du commerce extérieur, déjà touché par la hausse du coût de l’énergie importée. La remontée des taux d’intérêt accentuera encore fortement les contraintes budgétaires des États, pour ceux d’entre eux qui sont plus endettés. Reste une possibilité pour protéger au mieux le pouvoir d’achat des ménages : nous vivons une situation particulière où l’on doit réduire l’inflation, protéger le pouvoir d’achat et faire face à une pénurie de main d’œuvre avérée. La plupart des entreprises manquent de salariés. Augmenter un peu les salaires en échange d’une remontée modérée du temps de travail pourrait être une partie de la solution, dans la mesure où cela résulterait du choix des entreprises et des salariés eux-mêmes.

Ce serait bon pour la croissance, bon pour les finances publiques et bon pour le commerce extérieur.

Bibliographie :

  1. r minus g negative: Can we sleep more soundly? Paolo Mauro, Jing Zhou
    IMF working papers – March 13, 2020
  2. Comment éviter le piège de la dette après la pandémie ? Olivier Klein
    Revue d’Economie Financière – 20 mai 2021
  3. Opinion | Pourquoi l’inflation pourrait faire son grand retour Olivier Klein
    Les Echos – 6 juillet 2021
  4. The return of inflation Speech by Agustin Carstens
    BIS – 5 April 2022
  5. What anchors for the natural rate of interest? Claudio Borio, Piti Disyatat and Phurichai Rungcharoenkitkul
    BIS Working papers – N° 777 – 26 March 2019
  6. Opinion | Inflation, taux et dette : le cocktail explosif Olivier Klein
    Les Echos – 16 mai 2022
  7. L’équation nouvelle de la dette dans le prochain quinquennat Olivier Klein
    TELOS – 21 avril 2022
  8. A story of tailwinds and headwinds: aggregate supply and macroeconomic stabilization Speech by Agustin Carstens
    BIS – 26 August 2022
  9. Inflation et pouvoir d’achat : sortir d’une équation impossible Olivier Klein
    Les Echos – 15 juin 2022
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  • Mme Vera Songwe, Secrétaire général adjointe des Nations Unies et Secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique.

De 13’20 à 24’26 » retrouvez mon intervention sur les conséquences du durcissement des politiques monétaires dû à l’inflation sur la dette tant pour les banques centrales, les Etats, les entreprises que les ménages.