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Politique Economique Zone Euro

Pourquoi a-t-on autant de mal en France à faire les réformes structurelles ?

Tout d’abord, comme nous réfléchissons sur les difficultés institutionnelles à mener des réformes structurelles, il est important de prendre le mot « institutionnel » au sens large, c’est-à-dire au sens de culture, d’histoire, de place de l’État, de mode de régulation hors marché.

Il est nécessaire d’enclencher les réformes structurelles et de les réaliser progressivement. Fondamentalement, faire des réformes structurelles c’est augmenter le potentiel de croissance. En France, on a aujourd’hui un potentiel de croissance terriblement faible, d’environ 0,5 ou 0,7 %. Augmenter le potentiel de croissance permet de préserver ou d’augmenter la richesse par personne, d’abaisser sans souffrance les déficits publics, de mettre sous contrôle l’endettement public, de trouver la solvabilité budgétaire, d’assurer l’équilibre des systèmes sociaux. Si la croissance n’est pas suffisante, nos équilibres des systèmes sociaux ne sont pas tenus et sont donc financés soit par l’endettement, soit in fine par une baisse drastique de la protection sociale.

Des pays comme les pays nordiques et le Canada ont mené des réformes structurelles de manière très réussie durant la première moitié des années 90, l’Allemagne durant la première moitié des années 2000. Les pays du Sud tels que l’Espagne ou le Portugal les réalisent actuellement mais sont en grandes difficultés car ils le font totalement à chaud dans cette période de grande crise. La France a beaucoup de mal à mettre en place ces réformes puisque tout le monde, de droite comme de gauche, les repousse. La question est de connaître la raison pour laquelle on ne peut y arriver simplement, alors que sur le fond il y a une convergence d’idées extraordinaire dans tous les rapports qui sont parus (le rapport Camdessus ; le rapport Pébereau; le rapport Gallois ; le rapport Attali 1 et 2).

L’important est de constater que le potentiel de croissance d’une économie se développe avec les gains de productivité du travail. C’est-à-dire avec le progrès technique, avec l’intensité capitalistique et avec l’augmentation de la population active. Également avec l’augmentation de la compétitivité structurelle, par la recherche de l’efficience de l’État pour avoir, pour une qualité donnée, la meilleure efficacité des dépenses publiques. En France, il y a un sujet fondamental : nous avons les dépenses publiques sur PIB et la fiscalité sur PIB les plus élevées de toute l’Europe, pour un service public rendu dans la moyenne de l’Europe, c’est-à-dire bien en dessous du niveau des dépenses. Il est donc nécessaire soit d’améliorer considérablement l’efficacité, soit, pour une qualité donnée, de rechercher à faire des économies.

Pour la compétitivité, il faut évidemment avoir un regard sur le coût du travail. Mais attention, il y a le coût du travail pour une productivité donnée et le coût du travail pour une qualité donnée. Le coût du travail de l’Allemagne est très légèrement plus faible que celui de la France, alors que sa balance courante est excédentaire, son taux de croissance est beaucoup plus élevé et son taux de chômage beaucoup plus faible. Nous avons tout de même un problème fondamental en France, celui de la qualité de la production par rapport au coût du travail. Sur ce sujet il est important de ne pas raisonner en « moyenne » mais plutôt de faire attention à ce que le coût du travail soit fonction de la qualification des personnes, et de faire en sorte que les non-qualifiés travaillent, quitte à ce que des prestations sociales les protège en complément de salaires peu élevés. Et puis, il est indispensable de monter en qualité la moyenne de notre industrie et de nos services afin de justifier les coûts du travail élevés. Tout le monde s’accorde ainsi sur la nécessité de travailler sur les gammes de produits et sur l’importance de la recherche et développement. Et depuis plusieurs années la France réalise de beaux efforts sur ce sujet. Tout le monde est aussi conscient de la nécessité d’investir. Pour investir, les entreprises doivent avoir un taux de profit suffisant. Or, depuis dix ans, la France est le seul pays à avoir fait baisser la profitabilité de ses entreprises, c’est-à-dire le taux de profit sur la valeur ajoutée. Ce qui ne facilite pas l’investissement, la modernisation, l’innovation, etc.

Dans ce contexte notre population au travail doit être accrue car elle est un déterminant de la croissance de long terme. L’immigration doit évidemment être bien choisie et correspondre notamment aux gammes de produits souhaitées. La mise en place d’une politique familiale est aussi nécessaire pour favoriser la possibilité et l’envie de travailler. La réforme des retraites doit aussi permettre d’accroître la population en âge de travailler. La France est l’un des pays où l’on travaille le moins longtemps dans l’année, mais également le moins longtemps dans la vie. Ce qui entraîne évidemment des difficultés à atteindre un potentiel de croissance suffisant. Plusieurs questions sont ainsi à régler, comme celle de la préretraite pour inciter au travail, celle de la garde d’enfants, ou évidemment celle du revenu minimum par rapport aux revenus du travail. L’incitation à rechercher un travail passe aussi par l’aide à la formation, par le retour à l’emploi, par la flexisécurité. La France détient la plus longue et la plus haute protection du chômage pour un taux de chômage extrêmement élevé. Or nous savons que la corrélation entre la longueur de la protection, la hauteur de la protection et le taux de chômage est réelle. Il est urgent d’accélérer et d’accentuer l’incitation à retrouver un emploi. Et ce en protégeant mieux, en formant mieux et en accompagnant mieux ce retour à l’emploi.

Alors, puisque les idées convergent dans le même sens, pourquoi a-t-on tant de difficultés à mener ces réformes en France ? Très certainement, vaut-il mieux les faire lorsqu’il y a de la croissance. Mais la croissance, quand elle est présente, n’incite pas non plus à les conduire. Une autre façon de penser consiste à se dire que « nous ne sommes pas assez dans la crise » pour les entreprendre. Tous ces raisonnements concernent des questions conjoncturelles, et non institutionnelles. Essayons, avec modestie et sans prétention à l’exhaustivité, de trouver quelques raisons institutionnelles dans les modes de régulation de la société française pour comprendre les difficultés à mener ces réformes sur lesquelles tout le monde s’accorde. En voici deux.

La première raison concerne notre culture historique, conflictuelle et de rapports de force. Depuis Louis XI, en passant par Colbert, Louis XIV, Napoléon et en continuant avec l’après-guerre, la France s’est constituée en un État hyper-puissant, centralisateur. Nous nous sommes construits avec une élite française, progressivement devenue une élite d’Etat, occupant tout l’espace politique, mais aussi celui des entreprises. Alors, qu’est-ce qui empêche cet État tout puissant de faire des réformes ? Son intermédiation. De par son omniprésence, l’Etat intermédie la relation entre chacun et la société, entre chacun et les autres. Ainsi, au lieu de se sentir responsable face à la collectivité, de sentir que l’on a des droits mais aussi des devoirs, il y a une demande permanente de l’Etat qui fait office de « maman ». Ce qui explique le caractère particulièrement anxiogène de la population française. Dès que quelque chose ne va pas, que l’on soit chef d’entreprise ou particulier, on se retourne vers l’État en lui demandant des solutions. Et on refuse la réforme.

La seconde raison, sans doute liée, tient dans le fait qu’il y a en France – comme partout d’ailleurs – des groupes d’intérêt corporatistes cherchant à défendre chacun leurs propres intérêts. Mais cette situation mène à un vide de construction du social où ne sont présents que l’État et les groupes corporatistes. Et finalement, au lieu d’avoir une social-démocratie qui fonctionne, on a une sorte de social-corporatisme doublé de social-technocratie. C’est pourquoi les réformes sont difficiles à accepter, car on attend tout de l’État en refusant de penser que les droits et les devoirs de chacun devraient pouvoir justifier et protéger la protection sociale, la croissance et le bien-être.

Réponses au débat post intervention

Sur la capacité de la France à mener ces réformes

En France, on vit sur des principes qui sont très forts et très bons en soi, mais on oublie souvent que pour que ces principes fonctionnent il faut en comprendre les causes qui leur permettent justement de fonctionner. Bossuet disait : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». À partir du moment où l’on veut lutter contre l’inégalité, contre le chômage, il est nécessaire d’accepter d’en analyser clairement les causes, et de mener les actions en conséquence pour conserver nos protections sociales et défendre ce principe d’égalité.

Prenons l’exemple de l’université. À partir du moment où il n’y a pas de sélection suffisante, il est évident que les étudiants qui en sortent ont moins de chance d’être embauchés que ceux qui proviennent d’une grande école. Tout simplement car il existe une asymétrie d’information du côté de l’employeur qui va employer au plus sûr, pour moins se tromper, alors que d’excellents profils sortent aussi de l’université. Il faut donc des universités d’excellence, faire converger ces profils par l’excellence. Aujourd’hui, le taux d’échec en première année à l’université française est l’un des plus élevés d’Europe. Et beaucoup de ceux qui sortent de l’université en première année ne font rien. Pourquoi donc ne pas mieux sélectionner en amont ? Mais pour mieux sélectionner, il ne faut évidemment pas d’un baccalauréat très général où il est, à la sortie, directement demandé aux étudiants de se spécialiser en médecine, en droit ou en économie, alors qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit. Le système doit comprendre un tronc commun de démarrage plus long et plus complet, dans lequel les étudiants pourront choisir leurs matières.

Au fond, il faut arriver à dépasser le « compassionnalisme ». Et il n’y a pas de politique aujourd’hui qui ose aller contre le compassionnel. Ce n’est pas parce qu’une chose émeut la population que l’État doit tout faire, tout de suite. Il est fondamental de trouver les vraies causes, d’avoir le courage de les analyser et de mener les réformes appropriées pour protéger le système. Heureusement, chez beaucoup de français le principe d’égalité est toujours chéri et mis en avant. Et tout le monde comprend que l’État ne peut pas tout, n’a pas toutes les ressources, car il y a trop de demandes de dépenses publiques et qu’il ne peut taxer suffisamment en échange, sauf à étouffer l’économie. La société doit être poussée à s’entendre, à évoluer ; les syndicats doivent être moins nombreux mais plus représentatifs afin de favoriser le consensuel, la négociation, la concertation, et non le conflit qui fige et qui empêche d’évoluer.

Sur le désamour envers les politiques et la lutte contre les inégalités

Il est mauvais de survendre la capacité de la femme ou de l’homme politique à tout résoudre. Redéfinir le rôle de l’État ainsi que la possibilité du politique serait préférable. Il faut s’orienter vers un État stratège plutôt que vers un État omniprésent. Cet effort de réflexion et d’honnêteté des politiques vis-à-vis de la société est nécessaire.

Une réflexion sur les inégalités. Dans la société, il y a des inégalités naturelles entre ceux qui ont du talent et ceux qui en ont moins. Ce ne sont pas les inégalités en soi qui sont insupportables, ce sont les injustices. D’ailleurs la France est l’un des rares pays qui, depuis 20 ans, n’a pratiquement pas aggravé les inégalités économiques de revenus. Le niveau d’inégalité des revenus est stable. Le vrai sujet est celui des injustices, de l’inégalité des chances, de se dire que l’on est capable de faire mais de ne pas y arriver car on est bloqué. Le blocage dans une société trop hiérarchique, mandarinale, qui survalorise les diplômes, est considérable. Il faut travailler sur cette notion d’injustice que l’on retrouve dans toute la société, dans nos entreprises, dans l’éducation, etc., qui est plus fondamentale encore que celle de l’inégalité des revenus.

Sur la simplification du système bureaucratique français et le retour de l’efficacité

Pendant très longtemps, le fonctionnement des entreprises était très hiérarchique, ce qui pouvait limiter la capacité d’expression des talents, la capacité d’initiative et l’esprit d’entreprise de chacun. Même si certaines sont toujours très hiérarchiques, la plupart des entreprises fonctionnent aujourd’hui en réseau, moins verticalement. Passer par le haut de sa direction qui passe elle-même par le haut d’une autre direction n’est plus obligatoire pour obtenir une autorisation. Le fonctionnement par réseaux améliore l’efficacité en impliquant davantage chacun, ce qui génère également plus de confiance. La société hiérarchique, qui fonctionnait il y a trente ou quarante ans, crée moins de confiance dans la mesure où le sur-pouvoir de la toute petite élite est remis en question, parce que les temps sont plus difficiles, parce que les mutations sont plus fortes. Il devient donc difficile de tout attendre du seul haut.

Ces mutations profondes que nous vivons nécessitent une organisation plus souple, moins strictement hiérarchique. Et ce afin de recréer un cadre de travail qui empêche l’injustice et qui permet de s’exprimer, de retrouver cette confiance et cette envie de faire. L’envie de faire est fondamentale. Elle pousse la compétitivité de l’entreprise dans le sens où elle favorise le développement d’un esprit d’équipe et d’une capacité à aller de l’avant, à se battre. L’État devrait peut-être aussi réfléchir de cette manière. La décentralisation est bonne à condition de faire attention à ne pas simplement juxtaposer les niveaux. Sinon, dans l’ensemble des collectivités publiques, l’Etat crée certains endroits où l’impôt est collecté et d’autres où l’impôt est dépensé. La situation est alors catastrophique puisqu’il y a moins de responsabilités collectives. 

Sur « l’économie française malade de ses institutions »

Il y a certes beaucoup de pays dans lesquels les institutions fonctionnent moins bien qu’en France. La question n’est pas là. Le sujet n’est pas de regarder les institutions au sens de justice, de routes ou de ministères. Il faut s’interroger sur la manière de nous positionner face à la tendance actuelle. Face à la faible croissance potentielle, face aux déficits de balance courante, face à la dette publique, face au taux de chômage…ne se dirige-t-on pas vers un appauvrissement progressif de notre pays ? Nos modes de régulation, qui ne sont pas strictement marchands, vont-ils bien s’adapter au monde qui arrive ? Sûrement pas suffisamment. La pédagogie est essentielle pour faire comprendre que, précisément, si l’enfer est souvent pavé de mauvaises intentions, il l’est également de bonnes. Par exemple, il ne suffit pas de vouloir moins de chômeurs pour qu’il y en ait moins. En France, on s’accorde sur la nécessité de baisser le chômage, mais en pratique on s’accommode toujours du nombre de chômeurs qui est très élevé. Il faut donc réussir à en déterminer les vraies causes. Heureusement la conscience collective progresse sur l’importance de mener des réformes, qui peuvent certes entraîner des efforts, mais des efforts indispensables pour protéger l’essentiel. Et le fait de changer pour protéger l’essentiel est de mieux en mieux partagé grâce à ces notions de responsabilités individuelles et de responsabilités collectives vis-à-vis de la société.

Retrouvez la vidéo originale de mon intervention dans l’article : L’économie française malade de ses institutions ?

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Événement Politique Economique Zone Euro

« La gouvernance économique de l’Europe » – les Nocturnes de l’Économie 2021

Programme complet et inscriptions : http://www.journeeseconomie.org/index.php?arc=e26

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Economie Générale Zone Euro

Il n’y a pas d’argent magique, ou comment sortir du piège de la dette

Lors des crises graves, la politique monétaire conventionnelle et non conventionnelle joue un rôle essentiel. Elle conduit les taux d’intérêt courts et longs à des niveaux très bas, inférieurs au taux de croissance. Ces taux très bas jouent favorablement directement sur la demande, et indirectement en augmentant la valeur des actifs patrimoniaux (immobilier et actions notamment). Cette politique facilite également le désendettement en rendant la dette plus aisée à rembourser. Les « spreads » sont de même poussés à la baisse afin d’éviter qu’ils ne déclenchent un enchaînement catastrophique de faillites par une montée brutale de l’insolvabilité.

Pourtant, une telle politique monétaire menée trop longtemps peut elle-même devenir une source sérieuse de danger et un risque important pour la stabilité financière. S’il est très utile et même indispensable que les banques centrales aient adopté ce type de politiques dans ce genre de situations, de la grande crise financière à la profonde récession due aux conséquences économiques du traitement de la pandémie, on assiste en réalité à une asymétrie problématique  lorsque la croissance est de retour avec une reprise notable du crédit et que les banques centrales n’inversent que peu ou pas leur politique, en n’augmentant pas ou trop peu leurs taux d’intérêt et en ne diminuant pas ou trop peu leur politique de « Quantitative Easing ».

Dès 2017, la croissance en zone euro se rétablissait de façon satisfaisante et l’octroi du crédit avait retrouvé un rythme élevé. Cependant la politique de la BCE restait inchangée. La raison affichée en était une inflation encore trop basse, c’est-à-dire une cible d’inflation non encore atteinte. Ce qui justifiait aux yeux de la banque centrale le maintien d’une politique monétaire ultra accommodante. Mais la politique monétaire pouvait-elle la faire remonter ? L’inflation n’était-elle en effet pas structurellement et non conjoncturellement basse ? Or, en tel cas, il devenait dangereux de continuer de mener une telle politique trop longtemps car elle maintient alors des taux d’intérêt inférieurs aux taux de croissance, donc des taux d’intérêt trop bas et ce, trop longtemps (too low for too long). Ce qui induit le retour d’un cycle financier, c’est-à-dire d’un endettement qui montait plus vite que la croissance économique, comme le retour de bulles sur les actifs patrimoniaux, et notamment sur l’immobilier et les actions. Avec un effet de boucle, comme dans tout cycle financier, car l’endettement sert aussi en ce cas à acheter ces actifs, ce qui nourrit les bulles et rend à son tour possible le fait de s’endetter davantage.

La conséquence en est, à chaque fois que les taux d’intérêt sont trop bas trop longtemps,  d’augmenter la vulnérabilité financière de l’ensemble de l’économie, avec des risques dangereusement aggravés incorporés dans les bilans, tant à l’actif des uns qu’au passif des autres.

1/ A l’actif des investisseurs financiers et/ou des épargnants

Dans une telle situation de taux d’intérêt, ces acteurs cherchent à tout prix un peu de rendement, puisque les taux d’intérêt sont trop bas. Ils vont donc prendre de plus en plus de risque à cette fin. Les primes de risque sont ainsi comprimées à leur tour de manière anormale et dangereuse, car lorsque les bulles éclatent, les « spreads » n’auront tout simplement pas couvert le coût du risque avéré. L’actif des épargnants, comme l’actif des investisseurs financiers, qui travaillent pour les épargnants (les fonds de pension, les assureurs, les fonds de placement, etc.), sont ainsi rendus vulnérables. Cela a conduit, dès avant la pandémie, à une baisse historique des rendements des placements dans les infrastructures, à des « spreads » historiquement bas sur les dettes « High yield » comme « investment grade » , à des niveaux de valorisation des entreprises en bourse ou en « private equity » très élevés, à des fonds de placement détenant de plus en plus d’actifs illiquides et/ou de maturité très longue, alors qu’ils assurent  une liquidité quotidienne de ces mêmes fonds, etc.

2/ Au passif des emprunteurs

Dans cet environnement, les emprunteurs ont tendance à trop s’endetter, puisque le coût de l’argent est faible en regard du taux de croissance, ce qui entraîne des leviers trop élevés. Avec entre autres des rachats d’actions par les sociétés elles-mêmes, notamment aux Etats-Unis. Les entreprises concernées deviennent ainsi vulnérables. Elles sont vulnérables à une baisse des cashflows liés à un ralentissement de la croissance, aussi bien qu’à une remontée des taux d’intérêt. Cela conduit ainsi à un risque fortement accru d’insolvabilité dans le futur.

La conjugaison des deux points ci-dessus provoque donc une situation de forte vulnérabilité financière globale. En outre, cette situation entraîne une croissance du nombre d’entreprises zombies, c’est-à-dire d’entreprises qui subsistent, bien qu’elles ne soient pas rentables structurellement. Elles feraient en effet faillite avec des taux d’intérêt normaux, c’est-à-dire égaux au taux de croissance nominale. Ce phénomène induit une moindre efficacité globale de l’économie et des gains de productivité affaiblis.

Le maintien de taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que de tels taux ne sont plus nécessaires pour lutter contre une croissance insuffisante de l’économie et des crédits, installe donc une situation macro-financière très risquée à long terme. Cette asymétrie de la réaction de la politique monétaire peut ainsi conduire à  de graves crises financières.

Telle était d’ailleurs la situation pré-Covid. La situation financière a ainsi tourné à la catastrophe au tout début du Covid, car la pandémie a produit une chute vertigineuse de la production et à des contractions violentes de revenus et des cash-flows pour les entreprises de plusieurs secteurs. Fin mars, la crise financière entraînée par le Covid était ainsi plus forte que celle de 2008-2009, avec une volatilité des actions deux fois plus grande, des « spreads » qui ont bondi violemment, une liquidité, notamment des fonds de placement, devenue soudainement très problématique. Heureusement, les banques centrales ont répondu extrêmement rapidement : elles ont abaissé leurs taux lorsque c’était encore possible, aux États-Unis notamment. Elles se sont mises également à acheter des dettes publiques et privées, y compris du « High yield », et parfois même des actions, en accroissant considérablement leur Quantitative Easing. Elles ont aussi adapté utilement les mesures de réglage macro-prudentiel. Les banques centrales ont ainsi permis à très juste titre de soulager en quelques semaines une situation financière catastrophique et ont soutenu les efforts des Etats en faveur de l’économie, grâce à une utilisation massive de la politique monétaire non conventionnelle.

La question va commencer à se poser, si la pandémie ne repart pas : comment peut s’envisager la sortie d’une telle politique monétaire, lorsque la croissance sera revenue de façon régulière à un niveau satisfaisant, alors que l’endettement des Etats et des entreprises a cru encore bien davantage qu’avant la pandémie ? Sans mettre fin de façon précipitée aux mesures extraordinaires de soutien des Etats et des banques centrales, il faut malgré tout réfléchir dès à présent à la sortie à terme d’une situation exceptionnelle où les Banques Centrales auront à raison suspendu transitoirement la logique du marché, en mettant entre parenthèses la contrainte monétaire portant sur les acteurs privés comme sur les Etats.

Il faudra faire face à une situation de très fort endettement de nombreux Etats mais aussi d’entreprises, et à des bulles sur les actifs patrimoniaux. Si l’on remonte alors trop rapidement les taux notamment par un retrait mal calibré des « Quantitative Eeasing », cela peut avoir un effet désastreux sur l’insolvabilité privée et publique, et entraîner un krach sur les marchés des actifs patrimoniaux, ce qui renforcerait l’insolvabilité générale. La sortie doit donc être très progressive et mesurée.

Ajoutons que, si l’inflation n’était pas qu’un phénomène transitoire (elle se renforce actuellement alors que l’on a soulevé le couvercle pesant sur les économies et que la pénurie de main d’œuvre dans de nombreux secteurs, à forte comme à faible valeur ajoutée, se fait jour de plus en plus clairement), cela poserait des questions très compliquées aux banques centrales. Devraient-elles maintenir la solvabilité des agents économiques au prix d’une inflation éventuellement incontrôlée ? Ou l’inverse ?

Mais, même si un nouveau régime inflationniste n’apparaissait pas, les banques centrales devraient-elles poursuivre leur « Quantitative Easing » à l’infini, si les Etats et les entreprises volens nolens ne se désendettaient pas ? Ce serait au prix alors d’une instabilité financière structurellement accrue, tant en termes de surendettement que de bulles de plus en plus fortes, avec les très graves risques économiques, financiers et sociaux inhérents à l’avènement inéluctable de crises en résultant. Et au prix d’un aléa moral de plus en plus élevé, les emprunteurs, privés et publics, ne craignant plus les situations de surendettement. Au prix encore d’investisseurs comprenant qu’ils détiennent à tout jamais une option gratuite de la part des banques centrales les protégeant contre les krachs et qui seraient ainsi incités à sous-pondérer durablement le prix du risque dans leurs calculs financiers. Au prix enfin d’une économie qui connaîtrait de plus en plus d’entreprises zombies, empêchant la destruction créatrice nécessaire à la croissance et entraînant une baisse durable des gains de productivité, donc, entre autres, freinant structurellement les augmentations de pouvoir d’achat non inflationnistes.

A l’horizon, le risque d’une monétisation sans limite des dettes conduirait en outre à une situation catastrophique de fuite devant la monnaie. Un système monétaire sain et efficace est, en effet, un système de règlement des dettes fiable et digne de confiance. Donc, si une solvabilité artificielle était trouvée grâce à un maintien des taux d’intérêt à un niveau durablement trop bas, le niveau d’endettement pourrait alors s’élever sans contrainte apparente, jusqu’à créer une véritable crise de confiance dans la valeur des dettes et in fine de la monnaie.

Ainsi, pour conserver leur crédibilité, donc leur efficacité, y compris lors des futures crises systémiques, les banques centrales doivent se prémunir contre le risque bien connu de « fiscal dominance ». Mais aussi contre celui de « financial market dominance ». C’est-à-dire qu’elles ne soient pas dominées par les Etats, qui pourraient souhaiter une intervention ininterrompue des banques centrales pour « garantir » leur solvabilité. Mais qu’elles ne soient pas non plus dominées par les marchés financiers. Les banques centrales doivent en effet être dans une relation stratégique avec les marchés financiers, mais elles ne doivent pas avoir peur de les canaliser autant que possible vers des plages de fluctuation soutenables, voire de contrer les représentations collectives et opinions moyennes des marchés lorsque leur mimétisme les amène à développer des bulles spéculatives. Et ce, alors même que les marchés demandent aujourd’hui toujours plus d’injections monétaires pour poursuivre leur dynamique haussière. Jérôme Powell, le Président de la Fed, disait d’ailleurs très justement récemment : « Le danger, c’est de rester coincé dans une zone où nous ne voulons pas être, sur le long terme. Ce que je redoute, c’est que certains veuillent que nous utilisions ces pouvoirs plus fréquemment, davantage que dans les seules situations de crise impérieuse ». 

Mais,à côté des politiques de banques centrales – qui doivent déjà réfléchir à la meilleure façon de sortir ultérieurement de leurs politiques ultra accommodantes-, il est nécessaire de conduire des politiques budgétaires soutenables à moyen terme. En prenant soin de ne pas provoquer de récession en agissant trop brutalement. Mais il leur faut en même temps bien expliquer qu’il ne peut y avoir d’argent magique et que les mesures prises pendant la pandémie ne peuvent être que strictement extra-ordinaires et en aucun cas poursuivies durablement. Il faut donc que les Etats mènent des politiques structurelles (investissements et réformes) qui sont indispensables pour augmenter le potentiel de croissance de leur économie. Il leur faut dès à présent expliquer qu’il est temps de se mobiliser fortement pour faciliter la croissance, par plus de travail. En France, notamment par la réforme des retraites et celle du marché du travail, alors que nombre d’entreprises font face à des goulots d’étranglement, y compris dans leurs embauches. Il s’agit là in fine de la meilleure façon de sortir progressivement du surendettement.

Les Banques Centrales ne peuvent en effet pas tout faire toutes seules et leur en demander trop peut s’avérer très dangereux. Pour l’économie, mais aussi pour leur efficacité même, lorsque cela s’avérera à nouveau nécessaire.

Bibliographie 

Olivier KLEIN : « Le rôle irréductible des banques commerciales » La revue Banque & Stratégie, avril 2021
https://www.oklein.fr/le-role-irreductible-des-banques-commerciales/

Olivier KLEIN : les voies économiques étroites de l’après Covid – Les Echos, 16 février 2021
https://www.oklein.fr/les-voies-economiques-etroites-de-lapres-covid/

Olivier KLEIN : Le non remboursement de la dette ? Un risque de perte de confiance dans la monnaie et un risque pour la société – Les Echos, 20 novembre 2020
https://www.oklein.fr/le-non-remboursement-de-la-dette-un-risque-de-perte-de-confiance-dans-la-monnaie-et-un-risque-pour-la-societe/

Olivier KLEIN : L’après confinement : ni austérité ni économie vaudoue ! – Les Echos , 14 mai 2020
https://www.oklein.fr/lapres-confinement-ni-austerite-ni-economie-vaudoue-retrouvez-la-version-complete-de-ma-tribune-publiee-dans-les-echos-du-14-mai-2020/

Olivier KLEIN : The debt issue : risk of financial instability and of a loss of trust in money – Conference EuroGroup 50, 12 décembre 2020
https://www.oklein.fr/en/the-debt-issue-risk-of-financial-instability-and-of-a-lost-of-trust-in-money/

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Politique Economique Zone Euro

L’Europe face à la pandémie

Le plan de relance Next Generation EU est une novation remarquable permettant à la Commission européenne de verser 750 Mds€ (répartis entre subventions et prêts) aux vingt-sept pays membres, en fonction, non plus de leur « poids relatif », mais des besoins de chacun des pays et d’objectifs partagés. Mais c’est aussi une grande novation car ce plan de relance permet en outre pour la première fois à l’Europe de lever une dette commune, solidaire, du même montant.

Né de l’accord historique trouvé entre la France et l’Allemagne, ce plan représente un important bond en avant dans la construction nécessaire d’une Union européenne plus forte, plus efficace et plus solidaire. Il était particulièrement légitime que ce plan soit salué comme une avancée européenne majeure. Sans aller pourtant jusqu’à le qualifier de « moment hamiltonien » de l’Europe. Alexandre Hamilton, premier secrétaire au Trésor des États-Unis, a en effet organisé en 1790 la reprise par le gouvernement fédéral des dettes des différents États américains, que la guerre d’indépendance avait alourdies considérablement. Parallèlement, il a établi des taxes à l’importation, source de revenus fédéraux récurrents. Hamilton, chef du parti fédéraliste, a ainsi permis aux États-Unis de franchir une étape décisive dans leur construction fédérale. L’Europe n’a pas franchi ce cap.

Pour commencer, cette évolution notable elle-même est aujourd’hui freinée par plusieurs types de dysfonctionnements et de blocages. Le déboursement des subventions et prêts apparaît en effet lent et complexe à mettre en œuvre. Le Parlement européen ayant adopté le plan, il faut pour être mis en œuvre qu’il soit approuvé et ratifié par la totalité des vingt-sept parlements nationaux, et les vingt-sept pays devront justifier auprès de la Commission européenne les utilisations de leurs subventions et leur accompagnement par des réformes nécessaires à leur économie. Une exigence sans doute compréhensible avant d’engager un tel acte de solidarité, mais une lenteur et une complexité malheureusement incompatibles avec le besoin de financement immédiat des États, à l’heure où l’on annonce une reprise plus lente pour l’Union européenne, avec des prévisions de croissance 2021 de + 4,4 % contre + 6,4 % aux États-Unis, qui auront en outre nettement moins ralenti en 2020 (- 3,5 %, contre – 6,8 % pour l’Europe).

Plus encore, rien ne garantit qu’un tel budget communautaire soit maintenu à l’avenir et que la dette commune qui l’accompagne puisse être renouvelée. Beaucoup de pays dits « frugaux » ont déjà laissé entendre, en effet, qu’il ne s’agissait que d’une opération « one off », uniquement liée à l’existence de la pandémie. La mise en place opportune de ces instruments ne conduira pas ainsi obligatoirement à la construction d’une Europe plus fédérale.

Par ailleurs, la pandémie accélère considérablement de nombreuses mutations qui étaient en cours, et ce dans tous les domaines. L’Europe n’échappe évidemment pas à ces mutations, mais elle n’est pas bien placée dans les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Elle doit donc envisager rapidement de mettre en commun plus de moyens pour amplifier et accélérer les investissements dans ces domaines. Ce que le plan Next Generation EU prévoit de faire certes, mais peut-être pas à la hauteur des enjeux de la compétition économique et technologique mondiale. Pour bien participer au dynamisme retrouvé de l’économie mondiale et être actrice dans les nouveaux secteurs moteurs de la croissance, il est nécessaire que notre Europe, vieille civilisation, ne perde pas sa vitalité, son goût pour l’innovation et sa capacité à prendre des risques. Le seul principe de précaution ne peut servir de guide pour préparer l’avenir.

En outre, il devient urgent de reprendre la construction institutionnelle de l’Union et a minima de la zone euro. Si elle veut défendre durablement son intégrité et son modèle social de marché, elle doit être tout à la fois efficace économiquement et solidaire. Les politiques structurelles nécessaires doivent donc être conduites pays par pays pour rassurer les pays « frugaux » quant au fait qu’ils n’auront pas ad vitam aeternam à payer pour les pays « dépensiers », en échange d’une mise en place d’éléments d’une union de transferts. Une politique d’investissement européenne pour réindustrialiser les régions déficitaires en est également une condition complémentaire et indispensable. Les politiques structurelles – à supposer qu’elles soient effectivement mises en œuvre – ne pourront à elles seules suffire. L’Europe devra d’ailleurs faire face au fait que les pays la composant sortiront de la pandémie avec davantage encore de disparités qu’en y entrant.

Enfin, il lui faut porter une stratégie commune pour exister sur la scène internationale entre les deux hyperpuissances américaine et chinoise, si elle souhaite peser à l’avenir dans le concert international, en y défendant ses valeurs tout autant que son poids politique, diplomatique et économique.

Si le sursaut de l’Europe face à la pandémie est à saluer clairement, l’ambition européenne doit rebondir avec un sens certain de l’urgence, en portant les modifications indispensables, notamment en termes de mode de régulation institutionnelle, si elle veut faire face aux très forts enjeux du temps présent. Le chemin ne sera pas facile, mais le temps presse.

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L’Europe Face à la pandémie

« Une crise est une occasion à ne pas manquer pour aller de l’avant ». Telle était la conclusion de la prise de position d’ELEC international en juin dernier : « Utilisons le Fonds L’U.E. de la prochaine génération comme moteur du changement ». Avec l’adoption pour la première fois d’un plan de relance commun et d’un emprunt communautaire pour le financer, l’Europe avance et a une belle occasion d’affirmer un meilleur mode de régulation de l’Union des vingt-sept.

Le plan de relance Next Generation EU est une novation remarquable permettant à la Commission européenne de verser 750 Mds€ (répartis entre subventions et prêts) aux vingt-sept pays membres, en fonction, non plus de leur « poids relatif », mais des besoins de chacun des pays et d’objectifs partagés. Mais c’est aussi une grande novation car ce plan de relance permet en outre pour la première fois à l’Europe de lever une dette commune, solidaire, du même montant.

Né de l’accord historique trouvé entre la France et l’Allemagne, ce plan représente un important bond en avant dans la construction nécessaire d’une Union Européenne plus forte, plus efficace et plus solidaire. Il était particulièrement légitime que ce plan soit salué comme une avancée européenne majeure. Sans aller pourtant jusqu’à le qualifier de « moment hamiltonien » de l’Europe. Alexandre Hamilton, premier secrétaire au Trésor des États-Unis, a en effet organisé en 1790 la reprise par le gouvernement fédéral des dettes des différents États américains, que la guerre d’indépendance avait alourdies considérablement.

Parallèlement, il a établi des taxes à l’importation, source de revenus fédéraux récurrents. Hamilton, chef du parti fédéraliste, a ainsi permis aux États-Unis de franchir une étape décisive dans leur construction fédérale. L’Europe n’a pas franchi ce cap. Et les évolutions porteuses d’espoir sont aujourd’hui freinées par plusieurs types de dysfonctionnements et de blocages.

Pour commencer, le déboursement des subventions et prêts apparaît lent et complexe à mettre en œuvre. Le Parlement européen ayant adopté le plan, il faut pour être mis en œuvre qu’il soit approuvé et ratifié par la totalité des vingt-sept parlements nationaux, et les vingt-sept pays devront justifier auprès de la Commission européenne les utilisations de leurs subventions et leur accompagnement par des réformes nécessaires à leur économie. Une exigence sans doute compréhensible avant d’engager un tel acte de solidarité, mais une lenteur et une complexité malheureusement incompatibles avec le besoin de financement immédiat des États, à l’heure où l’on annonce une reprise plus lente pour l’Union européenne, avec des prévisions de croissance 2021 de + 4,4 % contre + 6,4 % aux États-Unis, qui auront en outre nettement moins ralenti en 2020 (- 3,5 %, contre -6,8 % pour l’Europe).

Plus encore, rien ne garantit qu’un tel budget communautaire soit maintenu à l’avenir et que la dette commune qui l’accompagne puisse être renouvelée. Beaucoup de pays « frugaux » ont déjà laissé entendre, en effet, qu’il ne s’agissait que d’une opération « one off », uniquement liée à l’existence de la pandémie. La mise en place opportune de ces instruments ne conduira pas obligatoirement à la construction d’une Europe plus fédérale. C’est en ce sens qu’on ne peut parler de moment hamiltonien pour l’Union.

Par ailleurs, la pandémie accélère considérablement de nombreuses mutations qui étaient en cours, et ce dans tous les domaines. L’Europe n’échappe évidemment pas à ces mutations, mais elle n’est pas bien placée dans les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Elle doit donc envisager rapidement de mettre en commun plus de moyens pour amplifier et accélérer les investissements dans ces domaines. Ce que le plan Next Generation EU prévoit de faire certes, mais peut-être pas à la hauteur des enjeux de la compétition économique et technologique mondiale. Pour bien participer au dynamisme retrouvé de l’économie mondiale et être actrice dans les nouveaux secteurs moteurs de la croissance, il est nécessaire que notre Europe, vieille civilisation, ne perde pas sa vitalité, son goût pour l’innovation et sa capacité à prendre des risques. Le seul principe de précaution ne peut servir de guide pour préparer l’avenir.

Aussi, il devient urgent de reprendre la construction institutionnelle de l’Union et a minima de la zone euro. Si elle veut défendre durablement son intégrité et son modèle social de marché, elle doit être tout à la fois efficace économiquement et solidaire. Les politiques structurelles nécessaires doivent donc être conduites pays par pays pour rassurer les pays « frugaux » quant au fait qu’ils n’auront pas ad vitam aeternam à payer pour les pays « dépensiers », en échange d’une mise en place d’éléments d’une union de transferts. Une politique d’investissement européenne pour réindustrialiser les régions déficitaires en est également une condition complémentaire et indispensable. Les politiques structurelles – à supposer qu’elles soient effectivement mises en œuvre – ne pourront à elles seules suffire. L’Europe devra d’ailleurs faire face au fait que les pays la composant sortiront de la pandémie avec davantage encore de disparités qu’en y entrant.

Il lui faut également porter une stratégie commune pour exister sur la scène internationale entre les deux hyperpuissances américaine et chinoise, si elle souhaite peser à l’avenir dans le concert international, en y défendant ses valeurs tout autant que son poids politique, diplomatique et économique.

Pour terminer, l’exemple de la politique d’achats en commun des vaccins menée par l’Union révèle lui aussi les divers blocages dont peut souffrir la construction d’une Europe solidaire et ambitieuse. L’idée pertinente et généreuse d’une « Union des vaccins » avait notamment pour vertu d’éviter une concurrence malsaine entre les vingt-sept pour l’obtention des doses – favorisant ainsi les plus riches aux dépens des autres – et pouvait démontrer la puissance du modèle européen, en garantissant un accès équitable entre les États membres par une distribution au prorata des populations. Négocier au nom de tous les pays, disposant ou non d’industrie pharmaceutique, impliquait de privilégier la recherche de consensus, de négocier âprement les prix, de privilégier les producteurs européens, de respecter rigoureusement les procédures… À un moment où le Royaume-Uni et les États-Unis appliquaient la politique du « quoi qu’il en coûte », en termes d’achat de vaccins, l’Union perdait un temps précieux dans la course à la vaccination, alors même que de sa rapidité dépend la santé de tous et la reprise économique.

Il convient enfin de nuancer quelque peu les nombreux critiques et commentaires qui remettent quotidiennement en cause la gestion de la pandémie par l’Europe, et par la France d’ailleurs. Un simple rappel paraît de circonstance : personne n’est encore aujourd’hui capable de produire les réels bilans, effets, conséquences, évolutions…ni même l’origine exacte du virus ! Une étude récente de France Stratégie visant à identifier la véritable mortalité du Covid au niveau mondial remet largement en cause les comparaisons internationales effectuées depuis le début de la pandémie, et notamment les méthodes de calcul qui varient d’un pays à l’autre. En définissant comme base de comparaison le taux de surmortalité, à savoir le ratio entre décès attendus et observés, il ressort que l’Europe est la deuxième région la moins touchée du monde, derrière l’Extrême Orient. Il apparaît également que la France est nettement moins atteinte que la moyenne des pays d’Europe. L’heure des bilans viendra donc ultérieurement.

Si le sursaut de l’Europe face à la pandémie est à saluer clairement, l’ambition européenne se heurte à de nombreux blocages pratiques et institutionnels, reposant trop souvent sur des différences d’intérêt entre les membres de l’Union. L’Europe doit rebondir avec un sens certain de l’urgence, en portant les modifications indispensables, notamment en termes de mode de régulation institutionnelle, si elle veut faire face aux très forts enjeux du temps présent. Le chemin ne sera pas facile, mais le temps presse. C’est dans ce contexte que notre Ligue doit poursuivre son action en portant haut ses réflexions dans le débat, pour promouvoir une Europe efficace, dynamique et forte de ses valeurs, comme de son économie.

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Les monnaies numériques des banques centrales : intérêts et dangers

Face à la raréfaction des règlements en espèces, accélérée avec la pandémie, comme en réponse à l’attrait croissant pour les crypto-monnaies privées et à l’avance prise par certains pays dont la Chine, la Banque centrale européenne (BCE) envisage elle aussi la possibilité de créer sa propre monnaie numérique.

Une monnaie banque centrale numérique peut être une monnaie « de gros » utilisée  entre les banques et la banque centrale – en ce cas,  hors la technique,  l’économie de l’ensemble du système monétaire n’est guère modifiée – ou une monnaie banque centrale détenue par le public, coexistant  alors avec les billets physiques, émis aussi par les banques centrales.

Pour une partie du public et suivant les pays, l’importance de la monnaie fiduciaire permettant de mieux protéger la vie privée est plus ou moins prégnante. C’est pour cela que la BCE prend soin d’énoncer qu’elle créera une monnaie numérique au côté, et non à la place, de la monnaie fiduciaire et de préciser que la « crypto-monnaie » BCE pourrait éventuellement garantir l’anonymat de ses utilisateurs. Dans les pays où les banques sont peu accessibles parce que les réseaux d’agence sont bien moins denses, la monnaie numérique banque centrale pourrait faciliter l’inclusion financière.

Pourquoi les banques centrales souhaitent-elles lancer de telles monnaies, au-delà de l’intérêt légitime de ne pas être décalées vis-à-vis des nouvelles technologies ? Les raisons fondamentales tiennent à leur volonté  on ne peut plus légitime de préserver l’efficacité de certains canaux de transmission de la politique monétaire à l’économie. Et à leur besoin d’avoir un contact (monétaire) avec le public, qui pourrait s’atténuer, puis éventuellement s’effacer, avec la réduction progressive de l’usage des billets. La concurrence avec les crypto- monnaies privées ne me semble pas un argument en revanche, car c’est à la monnaie bancaire libellée en devise nationale (ou en Euro, dans le cas de la zone euro), donc au système monétaire « officiel » dans son ensemble, de s’imposer en étant plus crédibles que les (crypto) monnaies privées, et non aux seules banques centrales.

Si les intentions sont parfaitement compréhensibles, il faut prendre bien garde en revanche que cette volonté de création d’un euro numérique ne provoque pas d’instabilité financière. Il ne faudrait pas qu’à la moindre inquiétude, fondée ou non, à l’égard du système bancaire dans son ensemble ou d’une banque en particulier, des transferts massifs s’opèrent des comptes bancaires vers la monnaie numérique de la banque centrale. Les possibilités de panique seraient ainsi considérablement accrues. Pour pallier cet écueil, la BCE envisage de plafonner les dépôts dans sa monnaie numérique. Si le plafond n’était pas très faible (inférieur à ce qu’une personne physique détient en billets dans son portefeuille en moyenne), la création d’une telle monnaie précipiterait éventuellement la possibilité d’un risque systémique.

En outre, une telle monnaie -que celle-ci soit ou non tenue en compte dans les banques commerciales n’y change rien- en quantité insuffisamment faible pourrait faire craindre qu’une partie significative des dépôts bancaires s’évaporent progressivement, amoindrissant mécaniquement le rôle des banques commerciales en tant qu’intermédiaires financiers. On peut même imaginer à long terme que les dépôts soient totalement détenus en monnaie banque centrale numérique, contraignant in fine les banques commerciales à se refinancer quasi exclusivement sur les marchés financiers ou auprès des banques centrales pour assurer les crédits. Ce serait alors créer un grave dommage à l’économie, car le résultat d’une sous-estimation du rôle des banques commerciales, dont le rôle économique fondamental est d’être une centrale de risques, provoquerait de graves conséquences économiques. En transformant les dépôts dont la durée souhaitée est généralement à très court terme en des crédits dont la durée moyenne est plutôt à moyen/long terme, les banques prennent en effet sur elles les risques de liquidé et de taux d’intérêt que les agents économiques, les ménages et les entreprises, ne savent ou ne veulent pas prendre. Ce rôle est profondément utile, car il est constitutif du bon fonctionnement du système financier qui consiste à faire se correspondre les capacités de financement des uns avec les besoins de financement des autres, alors qu’ils ne se rencontrent spontanément que rarement en termes d’échéances, de liquidité, comme d’appétit au risque crédit.

Enfin, la création d’une monnaie numérique banque centrale en dollar par la Fed pourrait précipiter, dans des pays tiers à monnaie moins fiable, une dollarisation de leur économie, qui réduirait encore davantage leurs marges de manœuvre en termes de politique économique.

Il est donc crucial que les banques centrales prennent bien leur décision, et fassent leurs calibrages et réglages, en pesant au mieux l’intérêt mais aussi les enjeux et les dangers d’une telle innovation en termes d’efficacité finale du financement de l’économie comme de stabilité financière. Les risques engendrés potentiellement pourraient, sinon, être considérables.