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Crise économique et financière Politique Economique

Finances publiques et justice sociale : attention à ne pas se tromper de diagnostic

C’est dans le développement du taux d’emploi, l’incitation au travail, la revalorisation de la valeur travail, la mobilité sociale, l’encouragement à l’entrepreneuriat, l’éducation (facteur décisif), l’innovation et la croissance qu’il faut trouver les solutions… Et non par des impôts supplémentaires sur les revenus du travail ou de l’épargne, pas plus que sur les entreprises

Corriger la mauvaise trajectoire de nos finances publiques est une nécessité devenue une priorité urgente. Pour éviter une crise de la dette publique, assurer l’indépendance de la France et retrouver une crédibilité, donc une réelle capacité d’influence au sein de l’Union Européenne. A cette fin, il est théoriquement envisageable d’augmenter les impôts et cotisations sociales, de baisser les dépenses publiques et de renforcer la croissance par des réformes structurelles et des investissements d’avenir.

Cependant, chacune de ces mesures, dans la situation spécifique de la France, ne produira le même effet et n’aura la même efficacité. Concentrons-nous ici sur l’augmentation des impôts, qui pourrait sembler, en première analyse, tout à la fois diminuer le déficit public et améliorer la justice sociale. La réalité est tout autre. Augmenter les impôts en France pourrait aggraver le cercle vicieux existant entre une redistribution très forte – en soi et comparativement aux pays semblables – et une inégalité des revenus avant redistribution relativement élevée. En dégradant encore le manque de compétitivité et l’insuffisance de notre offre et en réduisant ainsi la croissance et en abîmant in fine le niveau de vie de tous et la base imposable elle-même.

Manque de compétitivité. Voilà bien longtemps que le taux de prélèvements obligatoires connaît une tendance haussière en France pour atteindre plus de 43 % du PIB en 2023, soit l’un des plus élevés de l’Union européenne avec environ 6 points de plus que la moyenne de la zone euro. Avec des dépenses publiques en partie inefficaces (exemples : la situation des hôpitaux, de l’enseignement, la redondance des frais de fonctionnement administratif, etc.) et largement plus élevées elles aussi que la moyenne européenne – d’environ 8 à 10 points de PIB –, et ce pour un résultat moindre. Cet état de fait contribue au manque de compétitivité de notre offre, qui est bien actuellement le cœur du sujet.

De plus, après redistribution, les inégalités de revenus en France, mesurées par le rapport entre le revenu des 10% les plus aisés et celui des 10% les moins aisés ou encore par le taux de pauvreté relative, n’ont pas ou peu évolué depuis plus de 20 ans. Et sont parmi les plus faibles en Europe. L’indice Gini des inégalités post-redistribution quant à lui s’établit à 0,298, alors que l’Allemagne atteint 0,303 et que l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni connaissent des niveaux compris entre 0,320 et 0,354. Ajoutons encore que la part du revenu national après redistribution détenue par les 1 % les plus riches en France est également l’une des plus faibles à 7,17 %, contre 8,72 % en Suède, 10,32 % en Italie ou 14,35 % aux Etats-Unis. La France connaît de fait l’un des niveaux de redistribution les plus élevés de l’OCDE. Au total, en France, la redistribution réduit le rapport entre les revenus avant redistribution des 10% les plus aisés et ceux des 10% les moins aisés d’environ 20 à 9. Et ce rapport passe à 3 en y ajoutant l’effet des services publics, en comparant pour chacun le coût payé versus l’équivalent monétaire de ce qui est reçu en les utilisant. Les plus aisés payant davantage, de par la forte progressivité des impôts. Ainsi, 85% des personnes parmi les 30% les plus modestes reçoivent plus en termes de services publics qu’ils ne paient, contre 57% pour l’ensemble des personnes en France (étude de l’INSEE de 2023 sur la redistribution élargie).

Le taux marginal d’imposition des revenus des ménages s’élève à 55,2 %, contre 47,5 % en Allemagne. Il est plus élevé qu’en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas ou en Belgique, par exemple. Et le taux de taxation des revenus du capital reste encore supérieur à la moyenne européenne malgré les baisses récentes fort utiles à l’économie française, ce qui a été bien documenté.

Ignorer cela dans la construction des programmes économiques est évidemment source de propositions inadéquates et dangereuses pour l’économie et in fine pour les moins aisés.

Inégalité des chances. La vraie justice sociale, eu égard à la réalité française, est de s’attaquer à l’inégalité des chances qui, elle, est comparativement assez élevée par rapport à la moyenne européenne. Et c’est dans le développement du taux d’emploi, l’incitation au travail, la revalorisation de la valeur travail, la mobilité sociale, l’encouragement à l’entrepreneuriat, l’éducation (facteur décisif), l’innovation et la croissance qu’il faut trouver les solutions … Et non par des impôts supplémentaires sur les revenus du travail ou de l’épargne, pas plus que sur les entreprises. Augmenter encore et toujours la redistribution, au niveau particulièrement élevé où nous sommes, c’est aggraver le mal, en induisant moins de compétitivité, donc moins de production et moins de croissance. Le risque est très fort au total de provoquer plus d’inégalité de revenus avant redistribution et plus d’inégalité des chances. Et de ne pas améliorer la soutenabilité de nos finances publiques, voire de la détériorer encore. L’histoire française des dernières décennies témoigne de cette boucle non vertueuse. L’économie, de même que les revenus, est en fait une dynamique, pas un jeu à somme nulle. Les études sérieuses sur longue période le montrent sans ambiguïté.

Restent donc l’action sur la baisse progressive des dépenses publiques (bien choisies et bien conduites) par rapport au PIB, ainsi que les réformes structurelles et les investissements d’avenir pour augmenter la compétitivité de notre offre et notre potentiel de croissance, et du même coup favoriser la justice sociale et rétablir la soutenabilité de nos finances publiques. Et ainsi protéger durablement le bien précieux que sont le niveau des revenus et la protection sociale en France.

Ne confondons pas les effets et les causes.

Olivier Klein est directeur général de Lazard Frères Banque et associé gérant. Il est également professeur de macroéconomie financière et de politique monétaire à HEC

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Conjoncture Economie Générale Politique Economique

Abroger la réforme des retraites serait dangereux

Les Échos , 5 septembre 2024  

La reforme des retraites a été critiquée pour avoir été mal préparée et mal négociée. Soit. Pour autant, l’abroger serait très dangereux eu égard à la fragilité de nos finances publiques et à l’absolue nécessité de les redresser. Tout signe d’aggravation de la situation pourrait déclencher une grave crise de financement de la dette française. Aussi, l’abrogation de cette réforme serait-elle comprise par les épargnants et les marchés comme irresponsable. Les dépenses publiques de retraite sur PIB représentent en 2022 déjà en effet 14,4 % en France, contre 11,9 % en zone euro.

Mais l’abrogation serait également très défavorable économiquement aux Français (pour les ménages ou les entreprises) et, en fin de compte, pénaliserait l’emploi et le pouvoir d’achat. Les seuls moyens possibles d’assurer l’équilibre des régimes de retraites par répartition sont en effet, primo, de baisser le niveau des retraites, ce qui n’est évidemment bon ni pour les retraités ni pour l’économie.

Secundo, d’augmenter les cotisations sociales. Pour les salariés, cela provoquerait une perte de pouvoir d’achat et une pression baissière sur la demande. Pour les entreprises, sachant que ces cotisations sociales sur PIB sont déjà de 50 % plus élevées en France qu’en Allemagne, cela reviendrait à réduire leur compétitivité et entraînerait une pression baissière sur l’emploi et les salaires.

Troisième et dernière solution : moduler la durée de la vie active en fonction de l’évolution de la démographie. Les mesures d’âge (âge de départ à la retraite ou, mieux, nombre d’annuités), aménagées bien entendu suivant la pénibilité du travail de chacun, sont seules à même de rendre compatibles l’intérêt des retraités actuels ou futurs et la recherche du meilleur potentiel de croissance de l’économie, de l’emploi et du pouvoir d’achat. D’autant plus qu’encore aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ne peuvent atteindre tout leur potentiel de croissance en raison d’un manque de main-d’oeuvre, qualifiée ou non.

Rappel : en France, nous avions 4 cotisants pour 1 retraité en 1960. En 2010, 1,8 cotisant seulement pour 1 retraité et ce sera 1,2 en 2050. Dans le même temps, en 1958, l’espérance de vie à l’âge de la retraite était de 15,6 ans pour les femmes et de 12,5 ans pour les hommes. En 2020, ces chiffres atteignent respectivement 26,9 ans et 22,4 ans… L’âge de départ à la retraite est pourtant moins élevé aujourd’hui qu’en 1958 !

L’espérance de vie en bonne santé après la retraite a également considérablement progressé. En France, seuls 30 % environ des personnes de 60 à 64 ans travaillent, alors que dans les autres pays de la zone euro, ils sont presque 50 % (57 % en Allemagne, 68 % en Suède).

Tous les pays voisins ont effectivement remonté, pour les mêmes raisons et par réalisme, l’âge de la retraite, en le plaçant de 65 à 67 ans. Le principe de réalité doit aussi, enfin, nous saisir , pour que notre système de retraite par répartition ne soit pas mis en danger par l’incapacité à le financer. La réforme discutée, même si insuffisante, va dans le bon sens. Il est toujours possible de l’amender quelque peu, mais attention de ne pas ouvrir la boîte de Pandore…

Enfin, deux réflexions. Tout d’abord, le travail n’est pas seulement nécessaire économiquement, il est aussi le plus souvent un moyen d’intégration, de socialisation et de réalisation de soi. Facilitons donc le travail des plus de 60 ans et incitons les entreprises à les conserver, voire à les embaucher. La seconde : le travail n’est pas à partager parce qu’il serait en quantité finie. C’est une vue statique et erronée de l’économie qui conduit à penser ainsi. Le travail crée le travail dans une dynamique où l’offre et la demande se nourrissent réciproquement. Tous les travaux empiriques le confirment.

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Conjoncture Economie Générale Politique Economique

Inflation, fin de partie ?

Après avoir surpris par sa vigueur, l’inflation, due à un choc de demande -qui a rebondi très fortement une fois les confinements terminés- et à un choc d’offre -violemment réduite pendant la pandémie-, semble revenir progressivement à des niveaux raisonnables. Les causes de ce repli sont à mettre du côté d’une remontée progressive des capacités de production mondiales et à la baisse du surcroît de demande, par l’épuisement progressif de l’excès d’épargne engendré par les confinements. Mais la désinflation a été également engendrée par une politique monétaire très réactive et très coordonnée internationalement ainsi qu’à la forte crédibilité des banques centrales qui ont affiché une grande détermination à vouloir faire revenir l’inflation à sa cible. Ce qui a permis que les anticipations d’inflation des différents acteurs économiques -entreprises comme ménages -ne se désancrent pas. Ajoutons que jusqu’à présent, à l’encontre de nombre de prévisions justifiées par des données historiques, nous avons assisté à un atterrissage en douceur de l’économie (soft landing), c’est-à-dire sans récession et sans choc financier systémique. La partie est-elle donc gagnée ? Bien possible. Plusieurs points doivent cependant nous faire rester prudents quant à ce diagnostic.

Les salaires ont évolué ces derniers temps à un rythme qui reste élevé (entre 4 et 5% par an). Or, en zone euro, les gains de productivité quasi-nuls ne permettent pas de compenser cette évolution. Les marges des entreprises sont donc en jeu. En zone euro toujours, c’est la baisse des prix des importations qui a permis d’assurer une grande partie de la désinflation. Mais peuvent-ils continuer à baisser davantage ? Et les prix des services augmentent toujours rapidement. Par ailleurs, jusqu’alors, la forte augmentation des taux d’intérêt dans un contexte pourtant de dettes publiques et privées historiquement très élevées, n’a pas produit le choc financier craint. N’avait-on pas pourtant parlé de possible « tempête parfaite » à ce sujet ? Quelques raisons à ce non-évènement : l’utilisation du surcroît d’épargne et les politiques de protection contre l’inflation ont nourri la croissance qui aide à surmonter la hausse des coûts de l’endettement.

La réglementation bancaire, fortement resserrée depuis la dernière grande crise financière (2007-2009), a globalement réussi à sauvegarder les banques. Les entreprises, profitant des taux très bas précédant le retour de l’inflation, avaient allongé leurs crédits et les avaient contractés plutôt à taux fixe. Toutefois, gardons à l’esprit quelques éléments incitant là aussi à la prudence. Le secteur immobilier professionnel, dans la bulle immobilière précédant la pandémie, avait pu connaître ici et là des excès d’endettement, d’où des insolvabilités commençant à se manifester. Beaucoup d’entreprises de tout secteur, parfois à fort levier, auront à refinancer leurs crédits dès 2024 et ces toutes prochaines années. De nombreux États eux-mêmes, très endettés, auront progressivement à supporter des charges d’intérêt en forte hausse qui viendront entrechoquer leurs trajectoires de solvabilité.

La sensibilité des marchés financiers à ce type de situation pourrait ainsi s’élever notoirement et peut-être brutalement. De plus, les banques centrales auront certainement à cœur de ne pas reproduire de phases de taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps, phases qui affaiblissent la stabilité financière. Et elles désireront conserver des marges de manœuvre pour faire face aux futures crises systémiques. L’inflation, qui plus est, pour des raisons structurelles, ne sera plus aussi basse que pendant les 30 dernières années. Nous devrions donc avoir changé de régime de taux d’intérêt pour longtemps, retrouvant des taux plus normaux, c’est-à-dire plus proches des taux de croissance nominaux. Aussi, si la situation jusqu’alors s’est révélée être un atterrissage réussi de l’inflation sans dommage majeur sur l’économie, pour éviter un choc de forte ampleur encore possible, c’est aux acteurs économiques privés et publics, appuyés sur des règles macro prudentielles bien fixées par les autorités, de s’adapter avec vigueur pour assurer la soutenabilité de leur solvabilité et de leur croissance.

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Finance Politique Economique

Le cercle vicieux français des hausses d’impôts

La hausse d’impôts n’est pas la solution, seule une politique de réformes, une bonne maîtrise de nos finances publiques, des investissements d’avenir nous permettront de préserver notre niveau de vie et de protection sociale, écrit Olivier Klein.

Voilà bien longtemps que le taux de prélèvement obligatoire connaît une tendance haussière en France pour atteindre plus de 43 % du PIB en 2023, soit le plus élevé de l’Union européenne (environ 6 points plus élevés que la moyenne de la zone euro). Le taux marginal d’imposition des revenus des ménages s’élève à 55,2 %, contre 47,5 % en Allemagne. Il est plus élevé qu’en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas ou en Belgique, par exemple.

Le taux de taxation du capital reste encore supérieur à la moyenne européenne malgré les baisses récentes fort utiles à l’économie française, ce qui a été bien documenté. Quant aux entreprises, malgré les efforts des dernières années, elles sont soumises à des impôts de production supérieurs de plus de 2 points du PIB à la moyenne de la zone euro et de presque 4 points par rapport à l’Allemagne.

Faute de maîtriser les dépenses publiques (notamment de fonctionnement), le déficit public est souvent resté élevé, y compris en 2023, où il a été l’un des plus forts de la zone euro. Les effectifs de la fonction publique, par exemple, approchaient en effet 6 millions de personnes en fin 2023, en hausse constante (33 % de plus qu’en 1990), avec une part totale très élevée dans l’emploi total (plus de 21 %). Or il n’y a pas de corrélation positive à long terme entre l’accroissement des dépenses publiques et la croissance économique.

Un des niveaux de redistribution les plus élevés de l’OCDE

L’augmentation des prélèvements sur les ménages ne peut pas avoir non plus pour raison de lutter contre l’inégalité de revenus. Après redistribution, cette dernière est en France l’une des plus basses en Europe. L’indice Gini des inégalités post-redistribution s’établit à 0,298, alors que l’Allemagne atteint 0,303 ; l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni s’élèvent à des niveaux compris entre 0,320 et 0,354. En outre, le niveau d’inégalité en France reste sensiblement stable depuis 1990. La France connaît de fait l’un des niveaux de redistribution les plus élevés de l’OCDE. Ajoutons encore que la part du revenu national après redistribution détenue par les 1 % les plus riches en France est également l’une des plus faibles après redistribution à 7,17 %, contre 8,72 % en Suède, 10,32 % en Italie ou 14,35 % aux Etats-Unis. De même, le taux de pauvreté y est inférieur à la moyenne européenne.

Ainsi, l’augmentation des prélèvements obligatoires, comme du niveau de la redistribution, serait contre-productive, conduisant à des effets contraires à ceux recherchés tant sur l’emploi que sur la croissance. La course sans fin entre les dépenses et les prélèvements publics nettement plus élevés chez nous qu’ailleurs n’a cessé de provoquer une hausse de l’endettement, qui désormais atteint des niveaux inquiétants. Rappelons qu’entre 2000 et 2022, la dette publique française a crû deux fois plus rapidement que celle de la zone euro. Le résultat est une fragilisation de plus en plus forte de l’économie française, sans gains en matière de croissance relative.

Politique de réformes

Plus d’impôts encore, au-delà d’un seuil déjà élevé, conduirait à affaiblir notre compétitivité et notre attractivité, donc notre taux d’emploi, qui est pourtant déjà faible en comparaison de celui des pays du nord de l’Europe. Ce qui induirait à son tour plus d’inégalités avant redistribution, l’emploi étant décisif en la matière. Conduisant ainsi à élever à nouveau le taux de redistribution, donc à provoquer à nouveau plus de prélèvements. Le cercle vicieux est bouclé.

Seule une politique de réformes, une bonne maîtrise de nos finances publiques (notamment des dépenses de fonctionnement), des investissements d’avenir permis par une réallocation de nos dépenses publiques, nous permettront de préserver notre niveau de vie et de protection sociale. Ne pas le comprendre conduirait très vite à décourager le travail et les talents, à abîmer une compétitivité déjà insuffisante, donc à aggraver les inégalités des chances et à produire massivement de la pauvreté.

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Economie Générale Politique Economique

« L’union européenne des marchés de capitaux, utile mais pas suffisante ! » – la tribune d’Olivier Klein

« Le projet d’union européenne des capitaux gagnerait à être complété par l’implémentation de réformes dans les pays du Sud (France incluse) et par une impulsion européenne sur le dynamisme de l’économie », estime Olivier Klein, directeur général de Lazard France Banque, professeur d’économie à HEC

Ne surestimons pas le caractère décisif du changement souhaité par le projet de l’union européenne des marchés de capitaux. Le réinvestissement de la capacité (surplus) de financement de l’Union Européenne en Europe même, plutôt qu’aux États-Unis, en résultera-t-il de façon certaine ? En effet, avant la crise idiosyncratique de la zone euro, débutant en 2010, les capacités de financement des pays du Nord venaient bien financer les besoins de financement des pays du Sud de la zone avec, pourtant, une organisation des marchés financiers telle qu’elle est encore aujourd’hui.
Les mesures proposées en faveur de l’union des marchés de capitaux, par Christian Noyer par exemple, me paraissent très utiles. Mais pas un « game changer ». Aujourd’hui, on peut investir librement sur chaque bourse européenne ou financer des entreprises européennes par le biais de dépôts dans les banques ou de placement dans des fonds de dette ou de private equity… Certes, un marché plus intégré, plus harmonisé, supervisé plus européennement, donnerait plus de profondeur, de liquidité aux marchés financiers européens. Ils deviendraient donc plus attractifs. L’unicité du marché européen protégerait en outre mieux les épargnants en les sécurisant davantage. Donc, ce serait indéniablement un plus significatif, mais pas suffisant pour assurer le recyclage des excédents d’épargne de certains pays européens en Europe même. Pourquoi ? Comment s’en assurer avec plus de certitude ?

Deux éléments seraient aptes à déclencher un changement d’orientation géographique de l’excédent d’épargne européenne. D’une part, l’implémentation de réformes dans les pays du Sud (France incluse) visant à ne pas connaître de déficits publics forts en permanence et à s’approcher progressivement du niveau de dette publique sur PIB des pays du Nord. Cela permettrait l’acquisition d’une crédibilité des finances publiques durable. Ce qui permettrait de progresser significativement dans la solidarité réelle et structurelle entre les pays de la zone. Et de favoriser ainsi le « risk sharing » entre pays européens. Donc la confiance des épargnants-investisseurs du Nord dans la soutenabilité de la dette des pays du Sud.

Les investisseurs des pays du Nord ont en effet cessé d’investir dès 2010 leurs excédents courants pour financer les besoins de financement des pays du Sud, lorsqu’ils ont compris que la solidarité n’était pas automatique. Et ils rechignent encore très fortement à assurer une telle solidarité, craignant que la fourmi n’ait à aider les cigales toute l’année et ce, chaque année. Ainsi, aujourd’hui les soldes des balances courantes du Sud sont à zéro +, depuis la sortie de la crise de la zone euro, parce qu’un déficit courant pourrait leur être difficile à financer. Et les excédents du Nord sont placés essentiellement aux États-Unis…

Aujourd’hui, les excédents du Nord de l’Europe sont essentiellement placés aux États-Unis…

D’autre part, ⁠une impulsion européenne pour un plus grand dynamisme de l’économie européenne et une croissance schumpétérienne favorable à l’innovation. Impulsion passant par des incitations à élever le niveau de R&D, par des subventions bien mesurées et ciblées et des garanties partielles sur des investissements bien sélectionnés, par des investissements publics-privés, par des incitations à l’innovation et à l’industrialisation dans les secteurs des industries du futur, etc.

Développer une culture du risque et non une religion de la précaution

De même, une réglementation non naïve ( CSDR, concurrence, vert …) et prenant en compte la compétitivité de nos industries, ainsi qu’une fiscalité appropriée, enfin le développement d’une culture du risque et non une religion de la précaution, signe de notre vieillissement, devraient permettre également que les épargnants et leurs représentants (les investisseurs institutionnels) aient envie d’investir davantage dans de nombreux projets d’avenir en Europe, parce qu’ils offriraient de belles perspectives de rentabilité.

Ces deux éléments ne sont pas contradictoires, plutôt complémentaires et non opposables, avec le projet d’union européenne des capitaux. Mais ils semblent plus décisifs. Privilégier ou même ne se focaliser que sur l’union des capitaux hypertrophierait symboliquement le rôle de la finance et entraînerait le risque de fortes déceptions ultérieures. Les bons projets n’ont pas de mal à se financer.

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Economie Générale Finance Politique Economique

Le modèle européen sera insoutenable sans réformes

Les constats sur moyenne période quant aux performances économiques de l’Europe imposent une réflexion critique. Et les anticipations quant aux difficultés à venir nécessitent de penser les réformes à mettre en place très rapidement pour protéger le niveau de vie et de protection sociale européen, bien commun inestimable mais insoutenable sans changement en profondeur.

Quelques données. Sur les 20 dernières années (2002-2023), le taux de croissance économique cumulée des Etats-Unis s’est élevé à 60 %. Celui de la zone euro à 30 %. La consommation des ménages américains a progressé de 60 %, celle des Européens de 20 %. Le taux de recherche et développement privé et public américain a dépassé d’environ un point le PIB européen depuis 20 ans, etc. Ainsi, les gains de productivité ont-ils crû de plus de 45 % aux Etats-Unis contre 10 % en zone euro. De 2019 à 2023, ils ont progressé de 1,7 % l’an aux Etats-Unis et de 0,3 % en zone euro (-0,8 % en France). Or la population en âge de travailler croît d’environ 0,2 % par an aux Etats-Unis alors qu’elle baisse d’environ 0,5 % par an en zone euro. Elle baissera de 0,8 % vers 2030, le pourcentage de la population de plus de 65 ans ne cessant d’augmenter (22 % aujourd’hui, 26 % en 2030).

Pour faire face à cet effet démographique négatif et protéger le niveau de vie européen, il serait indispensable de connaître plus de croissance, donc plus de gains de productivité. L’innovation, la recherche-développement, la robotisation devraient être très largement encouragées. D’autant que l’Europe n’est pas bien placée dans les industries stratégiques du futur: éoliennes, panneaux voltaïques, batteries électriques, voitures électriques, industries de la quatrième révolution technologique…

Il nous faut donc changer de paradigme en facilitant bien davantage la croissance schumpétérienne, par destruction créatrice. En repensant le poids de la réglementation qui, en Europe, est toujours supérieure à celle du reste du monde. En accroissant la mobilité du travail et de celle des capitaux. En luttant contre la baisse de la qualité et de l’efficacité de l’enseignement. En maîtrisant et en allouant mieux les dépenses publiques… En effet, une croissance potentielle européenne de l’ordre de 0,5 à 1 %, résultant de gains de productivité proches de zéro, d’une démographie déclinante et d’un ralentissement de l’élévation du taux d’emploi, ne pourra en aucun cas assurer la persistance de la prospérité économique européenne.

Une immigration qualifiée permettrait également de résoudre cette difficile équation ; aux Etats-Unis, l’immigration ayant, au total et en moyenne, un niveau d’éducation supérieur à celui de la population résidente. Enfin, une augmentation de la quantité de travail (nombre d’heures travaillées dans la vie comme nombre de personnes travaillant en pourcentage de la population), avec une moindre désaffection culturelle pour le travail, sera indispensable.

La préférence des Européens, comme de leurs institutions, pour la précaution contre le risque, de même que l’extension permanente des droits sans les accompagner de celle des devoirs, ne sont pas soutenables, sauf à risquer un déclin inexorable. Une certaine naïveté stratégique doit céder la place à un pragmatisme éthique. L’éthique sans l’efficacité ne peut subsister bien longtemps. L’Europe ne peut longuement encore supporter sans danger la critique que Péguy faisait du kantisme : avoir les mains pures, mais ne pas avoir de mains du tout. Pour préserver l’essence même de ce qui a fait l’Europe d’après-guerre, il faut donc d’urgence changer notre logiciel. Reste à bien penser les réformes institutionnelles, celles du mode de régulation de l’Europe elle-même, pour permettre ce sursaut et lui permettre de conserver sa place dans le monde.