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L’Etat providence: changer pour éviter le déclin

L’offre d’État et la demande d’État forment un système où le développement de l’une entraîne le développement de l’autre, et réciproquement. Il existe un enchaînement, insoutenable et très défavorable tant à la société qu’à l’économie, de causalités enchevêtrées qui conduisent sans cesse à la sur-administration et à la mise en dépendance de populations qui demandent de ce fait toujours plus de protection, cette demande légitimant en retour l’accroissement de la sur-protection.

Cette dynamique systémique qui s’auto-entretient amène à la situation d’aujourd’hui : un taux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires sur le podium mondial. Avec simultanément un déficit public sur PIB le plus élevé d’Europe et un tres fort taux d’endettement public dont la trajectoire est non maîtrisée.

Mais aussi paradoxalement -seulement en apparence- avec une qualité de l’enseignement qui s’est dégradée fortement, des salaires d’enseignants en moyenne, comme d’infirmières par exemple, qui sont inférieurs à ceux des pays comparables. Ajoutons cet exemple frappant d’inefficacité et d’injustice : un taux comparativement très élevé de jeunes sans formation et sans emploi. Plus généralement, nous avons des services publics mesurés comme étant de qualité seulement moyenne dans les comparaisons internationales, alors que notre taux de dépenses publiques est le plus élevé.

Cette sur-protection et sur-administration ne produisent ainsi ni bonheur, ni même satisfaction. Ni santé financière. Elles engendrent au contraire une dépendance toujours croissante, entraînant perte d’autonomie et inquiétude croissantes. Le tout s’accompagnant de la montée d’un dangereux individualisme et d’une incivilité destructrice, le sens de la responsabilité vis-à-vis des autres et de la société ayant été perdu, en s’en déchargeant sur l’État, dont on attend tout.

En ligne de fuite, le social, les relations interpersonnelles, y compris de solidarité, et les actions et les entreprises individuelles comme collectives, deviennent alors vides, l’État occupant tout l’espace. La société (civile) perdant ainsi de sa vitalité et de sa capacité de résilience.

Il ne s’agit en aucun cas de défendre une sous-protection, ni un État faible. Tout au contraire. Il est indispensable de re-proportionner le tout, afin de retrouver une efficacité globale et une viabilité de notre système. De veiller à ce que chacun soit responsabilisé quant à l’utilisation de la protection sociale, qui est un bien commun précieux, afin qu’il soit puissant et soutenable. Que la quantité de travail et la vitalité de l’économie qui en sont les conditions d’existence soient suffisantes à cet effet.

Il s’agit donc d’éviter l’entropie de notre système qui ne sait plus répondre de façon efficace et qui engendre, de par le poids croissant incontrôlé qu’il représente, une difficulté pour les ménages et les entreprises à trouver le travail suffisamment attractif pour les uns et à être suffisamment compétitives pour les autres.

Pour éviter les dérives fatales de notre État providence et lui permette de se perpétuer, il nous faut impérativement retrouver un équilibre responsable donc viable. Ce ne sera pas aisé. Mais c’est vital et dans l’intérêt de tous.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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Hyper démocratie et hyper social-démocratie

La pensée sociale-démocrate, telle qu’elle existe en France, a vécu. Elle a beaucoup apporté pendant des décennies. Mais son modèle intellectuel n’a pas beaucoup évolué, alors que, sans même parler de la nécessaire transition climatique, a minima quatre mouvements d’importance se sont produits : la question de l’autorité publique, de la sécurité et du phénomène migratoire avec le développement de l’idéologie islamiste, tout d’abord, embarquant ainsi la réflexion sur ce qui fait nation. La montée d’un individualisme farouche, ensuite, avec la survalorisation des droits de chacun et la dévalorisation des devoirs. Troisième mouvement, l’obsession de l’égalité, impliquant un dangereux égalitarisme, au détriment-même de la recherche de l’égalité des chances et de l’équité. Le développement enfin d’une hypertrophie de la sphère publique, dont l’entropie engendre inefficacité, découragement, perte de confiance et montée de l’inquiétude.

Nous nous intéresserons ici particulièrement à l’obsession de l’égalité, et avec elle à la pente naturelle de la démocratie comme de la social-démocratie, sur leur dynamique endogène : ce que j’appelle l’hyper-démocratie et l’hyper social-démocratie. Toutes deux peuvent en effet produire par elles-mêmes leurs propres excès. Si l’on ne développe pas une réflexion approfondie sur ces trajectoires, la démocratie, de même que la social-démocratie, peuvent conduire à leur propre affaiblissement, mais aussi, au bout du chemin, à leur possible disparition. Avec en point de mire l’avènement au pouvoir du populisme, fût-il très à droite ou très à gauche.

De l’hyper-démocratie

Tocqueville déjà prévenait de cette logique endogène à la démocratie : le droit de tous, étendu, sans fin, à tout, opposable à tous les autres, et symétriquement, l’abandon progressif des devoirs — c’est-à-dire l’individualisme poussé au maximum et l’essor d’un communautarisme animé par la revendication de droits spécifiques. L’un comme l’autre peuvent être vus comme des signes de repli sur soi avec, en surplus, comme manifestation et justification idéologiques du phénomène, une vision moralisante et simplifiée de la société l’idée où chacun est obligatoirement oppresseur ou oppressé. La simplicité de cette idéologie va de pair avec la vigueur des normes qu’elle impose. Cette nouvelle bien-pensance conduit, à rebours des déclarations de ses promoteurs, à la haine de l’autre, des autres, accablés de la faute d’être l’oppresseur par assignation préétablie à résidence et à culpabilité indélébile. Ces oppresseurs ayant privé de leurs droits les oppressés, ces derniers se voient délivrés, en retour, de tout devoir comme de toute responsabilité. Le salut éventuel du présumé oppresseur ne pourra survenir que dans le cas d’un complet reformatage, d’une restructuration de l’individu ayant avoué ses fautes et s’étant ou ayant été rééduqué. Ce fantasme se joue dans une manipulation de l’histoire réécrite à travers l’unique et simplissime couple oppresseur-oppressé, chacun étant pour toujours, ou presque, affecté dans sa case d’origine. Toute ressemblance avec le totalitarisme… 

Cette idéologie ne s’avoue pas comme telle. Elle se cache derrière des mots devenus totem, et répétés inlassablement. Des mots vidés, énucléés, mais obligatoires, parce qu’appartenant au camp du bien. La police des mœurs va de pair avec une police de la pensée : d’autres mots sont interdits, honteux. Le wokisme est à l’évidence la caricature et l’expression aujourd’hui la plus aboutie de ce dévoiement du concept de démocratie. Il n’en est en rien une extension : il est la nouvelle idéologie de ses excès, idéologie in fine destructrice de la réalité-même de la démocratie.

La pensée sociale-démocrate ne peut ni ne doit laisser la critique et le combat contre le wokisme au populisme. Car elle risque sinon de s’y dissoudre elle-même, jusqu’à disparaître. L’exemple américain le montre bien, avec un Parti démocrate défait face à Trump jusque dans ses bastions géographiques et, ironie de l’histoire, abandonné par une partie conséquente des électeurs appartenant à des minorités. En France, le cas du Parti socialiste d’aujourd’hui en est un exemple également frappant, happé, sauf sursaut délibéré encore possible, par un NFP organisé autour des idées de LFI. 

Les excès de la social-démocratie 

Doivent également et parallèlement être pensés et analysés les excès de la social-démocratie elle-même. Sans omettre que la social-démocratie et la démocratie sont évidemment deux concepts non totalement distincts.  Nous les distinguons ici formellement, parce qu’ils ne se résument pas l’un à l’autre, aussi bien que pour faciliter l’analyse. Ses excès, développés aussi de façon endogène, peuvent être résumés dans la recherche de l’égalité poussée à l’extrême. Cet horizon d’une égalité parfaite anime une pensée magique, qui s’abîme dans ses propres contradictions : l’égalité en tout, de tous avec chacun, conduit en effet à la jalousie généralisée. Comment ne pas voir qu’une société ainsi aplatie — par la fiscalité, par la redistribution, par différentes politiques publiques – est le lieu des passions tristes ?

Une telle vision condamne aussi ce qui fait la dynamique d’une société, le moteur de l’effort et la recherche de la progression – en d’autres termes, de ce qui fait le progrès. Tocqueville encore : « Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme et pour la société que cet amour de l’égalité, qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle. »

La social-démocratie, sans réflexion sur elle-même et sans régulation de ses propres dérives, connaît ce genre de glissement fatal. Doivent donc être étayées à nouveau les différences entre égalité « absolue », égalité des droits, égalité des chances et équité. Et leurs conséquences réciproques, morales, économiques et sociales. 

Aussi, l’hyper démocratie comme l’hyper social-démocratie induisent-elles des régressions et un potentiel d’extinction progressive de la dynamique des sociétés et des économies, donc du bien-être. Elles conduisent à la faillite financière, et donc à la faillite sociale. Mais aussi, et cela va de pair, elles abîment gravement la capacité de vivre ensemble et de respecter les compromis nécessaires entre liberté et règles. Donc elles amènent à la faillite morale. En laissant les passions les plus basses s’exprimer en toute impunité : la jalousie, le ressentiment, la haine. Elles sont pourtant déjà à l’œuvre. 

l n’y aura ni renouveau de la pensée social-démocrate, ni diminution de la méfiance actuelle vis-à-vis de la démocratie, sans cet effort d’analyse de la montée naturelle des excès propres à la démocratie et à la social-démocratie et de leur hypertrophie, de la suradministration et de ses effets, de même que du besoin légitime et républicain d’un retour de l’autorité publique et que d’une meilleure régulation et intégration de l’immigration. La montée généralisée du populisme ne trouve certes pas son origine que dans ces facteurs-là. Mais il serait dangereux de nier que son développement a également sa source ici.  

Toute la question est ainsi la capacité de la démocratie et de la social-démocratie (et de façon intimement liée la sphère publique) à ne pas tomber dans l’entropie et à se stabiliser à un point d’équilibre qui marie durablement l’éthique (ou la justice) et l’efficacité (la production de richesse) et le bien-être économique et social. Il s’agit d’une question de survie de notre modèle économico-social européen. Avec ses défauts spécifiquement français, rendant le système de plus en plus inefficient, notre modèle de régulation sera tôt ou tard incapable de se reproduire, c’est-à-dire de survivre. Avec pour corollaires, si le sursaut ne vient pas à temps, un appauvrissement généralisé et une déconfiture morale et financière. 

La réflexion doit donc se poursuivre. Comment induire des mécanismes de limitation de ces excès ? Comment retrouver les équilibres vitaux qui permettent à nos sociétés de survivre et de se revigorer ? C’est tout l’enjeu. C’est une question fondamentale pour notre avenir, notre « modèle », notre Europe et notre pays. 

Ce texte est extrait d’une note plus longue, publiée sur le site d’Olivier Klein : « La pensée de la social-démocratie doit se renouveler profondément en France ».

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Le modèle français, de l’excès à l’indispensable renouveau

Publié par Les Échos le 15 mai 2025

Le modèle européen et français de régulation politique, économique et sociale traverse une crise profonde. Ce modèle, sous la pression de ses dérives, s’avère difficilement capable de répondre aux défis contemporains.

Cinq mouvements majeurs mettent en lumière ses limites : l’affaiblissement de l’autorité publique et du sentiment de sécurité, l’insuffisance de la régulation migratoire et de l’intégration de la population immigrée, la montée d’un individualisme exacerbé, l’expression d’un égalitarisme excessif, enfin l’hypertrophie étatique et normative. Ces dynamiques fragilisent les institutions et alimentent la défiance envers le politique, en favorisant la montée du populisme.
Le marché, indispensable pour dynamiser l’économie, nécessite une régulation publique efficace afin d’en éviter les dérives. Cependant, en France, la sphère publique s’est développée de manière hypertrophiée, engendrant tout à la fois inefficacité et découragement. L’Etat omniprésent tend à infantiliser les citoyens et à interférer dans leurs relations, tout en réduisant le rôle des corps intermédiaires. Comme le souligne Hannah Arendt : « Lorsque l’Etat monopolise cette capacité d’agir, les citoyens sont réduits au rôle de spectateurs. » La suradministration provoque en effet une perte de responsabilité individuelle et collective, tout en affaiblissant le respect des autres et des règles de vie en société.

Vivre ensemble

Parallèlement, dans nos sociétés, des excès pathogènes mettent en péril jusqu’à la démocratie elle-même. Ces excès se manifestent par une extension illimitée des droits individuels au détriment des devoirs de chacun, favorisant un égoïsme, un repli sur soi, comme un communautarisme exacerbé. Mais aussi un affaiblissement du sens collectif et de la nécessité du travail. Ces excès consistent en outre en une obsession égalitariste, au point d’alimenter jalousie, ressentiment et haine. Freinant de plus les moteurs de la croissance et du progrès. Tocqueville avertissait déjà : « Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme que cet amour de l’égalité qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle. »

Ces dérives menacent la capacité de vivre ensemble et peuvent conduire à une ruine aussi morale qu’économique. Le financement de la suradministration et le manque de responsabilisation face aux dépenses de protection sociale se traduisent en effet par un déficit public permanent, induisant une dette publique bientôt insoutenable, renforçant à leur tour la défiance.

Retrouver un équilibre

Pour éviter un déclin irréversible, il est impératif de réinventer l’équilibre de notre modèle autour de plusieurs axes. Réconcilier éthique (comprenant la justice sociale) et dynamique économique. Aucun des deux termes n’est durablement viable sans l’autre. Aujourd’hui, les normes et systèmes de prélèvements entravent outre mesure l’innovation et la croissance, sous peine de rendre vains les efforts en faveur de l’éthique. Traiter républicainement et efficacement les questions sociétales, sans penchant moralisateur ni mépris. Ce qui évitera de surcroît que le populisme ne monopolise ces débats.
Retrouver une meilleure mobilité sociale par un enseignement approprié de qualité. Lutter contre les excès égalitaristes en opérant un rappel indispensable des notions d’égalité des droits et des devoirs, d’égalité des chances et d’équité pour ne pas les confondre avec l’égalité absolue en toute chose, bien souvent antinomique des premières.

La survie du modèle européen démocratique et d’économie sociale de marché dépend de sa capacité à se renouveler. Sans un sursaut intellectuel pour limiter les excès qui s’y sont développés et pour retrouver les équilibres indispensables qui les fondent, notre système politico-économico-social sombrera dans l’entropie. Qui plus est, dans un monde où les seuls rapports de force sont redevenus la règle. Ce renouveau est crucial pour restaurer la confiance dans les institutions et la politique, comme dans la démocratie elle-même. Il est aussi crucial pour retrouver une vitalité et un dynamisme sans lesquels rien n’est possible. La pérennité de notre beau modèle européen en dépend.

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.

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Conjoncture Economie Générale Politique Economique

LES STABLECOINS ADOSSÉS AU DOLLAR : UNE NOUVELLE ARME STRATEGIQUE POUR LES ÉTATS-UNIS

Les stablecoins connaissent une croissance fulgurante comme monnaie de règlement. En 2024, ils ont traité plus de transactions que Visa et Mastercard réunis. Contrairement aux cryptomonnaies « pures » émises sans aucune contrepartie et dont la valeur est par essence spéculative et éminemment fluctuante, car dépendante de la seule opinion auto-référentielle du marché lui-même sur cette valeur, les stablecoins sont des cryptomonnaies adossées à des actifs comme le dollar. Pour chaque unité de stablecoin émise et achetée en échange de n’importe quelle devise, le montant reçu dans cette devise est immédiatement utilisé pour acheter en l’occurrence du dollar américain et investi en titres du Trésor américain. C’est donc en vertu de cette règle de 1 pour 1 que ces cryptomonnaies spécifiques sont dites stables et non purement spéculatives.


Face à la montée des incertitudes sur le marché obligataire américain, manifestée par une réduction des achats des émissions du Trésor, les États-Unis voient dans les stablecoins une opportunité stratégique : attirer une nouvelle demande pour leur dette souveraine et renforcer la domination du dollar dans les échanges mondiaux. En effet, plus les stablecoins adossés au dollar sont utilisés à l’international, plus les émetteurs doivent acquérir de la dette américaine pour garantir leur valeur. Washington utilise ainsi les stablecoins comme un outil de refinancement de sa dette extérieure, tout en étendant la dollarisation de l’économie mondiale. La récente adoption du projet de loi Genius Act, soutenu par l’administration américaine, vise à accompagner et encadrer le développement des stablecoins adossés au dollar, offrant un avantage compétitif aux émetteurs américains et consolidant la suprématie du dollar.


Cette stratégie n’est pas sans danger pour le reste du monde. L’adoption massive des stablecoins adossés au dollar pourrait accélérer la fuite des capitaux depuis les économies émergentes ou fragiles, dont les citoyens chercheraient à se protéger de l’inflation ou de la dévaluation de leur monnaie locale en se réfugiant dans ces moyens de paiement stables. Les stablecoins affaiblissent plus généralement la souveraineté monétaire des pays, hors États-Unis en l’occurrence, réduisent leur capacité à financer leur économie par leur épargne locale, en exposant leur système financier à des risques de désintermédiation bancaire. La réorientation de l’épargne mondiale vers les stablecoins adossés à la dette américaine détourne en effet des ressources du financement du secteur privé local, au profit du Trésor américain. Les banques nationales, privées de dépôts, voient ainsi leur capacité de crédit diminuer à due proportion, freinant la croissance économique de ces pays.


L’expansion des stablecoins pose enfin des défis majeurs en matière de régulation, de lutte contre le blanchiment et de protection des consommateurs. Ces actifs peuvent en effet circuler sans contrainte et faciliter ainsi les flux illicites et éroder l’intégrité des marchés financiers. Enfin, la dépendance accrue au dollar via les stablecoins renforce l’asymétrie du système monétaire international, rendant les économies notamment émergentes encore plus vulnérables aux décisions de politique monétaire américaine.


Au total, en développant les stablecoins adossés au dollar, les États-Unis disposent d’un levier inédit pour dollariser davantage les échanges mondiaux et refinancer leur dette extérieure. Mais cette stratégie fait peser de lourds risques sur la souveraineté monétaire, la stabilité financière et le développement économique du reste du monde.


Mais c’est aussi une arme à double tranchant pour les États Unis eux-mêmes. Les stablecoins adossées au dollar peuvent accélérer aussi bien la hausse que la baisse du dollar . Donc accroître la volatilité macro-financière globale.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC et banquier

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INDUSTRIE ET ÉCOLOGIE : ATTENTION AUX OPPOSITIONS DANGEREUSES !

Publié le 17 avr. 2025

La France s’est engagée depuis plusieurs années dans un effort important de réindustrialisation. Mais au-delà de l’indispensable poursuite d’une meilleure compétitivité et de la mise en place d’une politique industrielle française et européenne adaptée, il nous faut être très vigilants quant au développement d’une nouvelle forme de vulnérabilité. Une fragilisation de notre industrie peut en effet également prendre des formes peu visibles, diffuses, éventuellement coordonnées. Sommes-nous suffisamment armés pour y faire face ?

Certains influenceurs, ONG, élus, peuvent relayer parfois des discours partiels, voire partiaux, sur certains secteurs industriels. Dans quelle mesure ces narratifs s’inscrivent-ils dans une stratégie d’influence ? Et sommes-nous capables de les identifier, de les décrypter, d’y répondre pour protéger notre industrie et notre économie ?

Surtransposition de normes

Certains excès de normes, mises en place avec de bonnes intentions, ont pu affaiblir durablement notre tissu productif. Le paradoxe, relevé à plusieurs reprises, réside dans le fait que ces surtranspositions – parfois motivées par un excès de prudence ou une volonté d’exemplarité – se sont traduites par un affaiblissement de nos entreprises face à la concurrence. Dans ces cas, la norme est devenue un frein, et non un levier, précisément au moment où la France aurait besoin d’un tissu industriel réactif, exportateur, capable d’innover sans être pénalisé par cadre réglementaire exagérément rigoureux.

Au niveau européen même, nous avons encore vu récemment que l’influence de certaines ONG est réelle pour établir un tissu de normes, dont l’intention semble louable, mais qui cachent parfois de l’idéologie sans fondement, mêlée ou non d’intérêts moins transparents, liés à la compétition entre les différentes zones du monde, voire entre les pays européens eux-mêmes.

Le nucléaire – pourtant validé comme énergie bas carbone par de nombreuses agences internationales – a failli disparaître parce qu’ayant fait l’objet d’attaques peu étayées scientifiquement. Le cas des PFAS par exemple – dénommés inutilement par les militants écologistes « polluants éternels » – est régulièrement cité et semble suivre le même procédé. Il en est bien d’autres.

Lobbying écologiste

Une récente émission de François de Rugy, « Et si l’économie sauvait l’écologie » lève le voile sur un phénomène qui, bien que connu des industriels et de certains chercheurs, reste largement ignoré de l’opinion publique : les manoeuvres de lobbying d’écologistes radicaux forts bien outillés peuvent menacer notre tissu productif national.

Instrumentalisation de l’émotion publique, attaque frontale sans légitimité scientifique, construction de récits anxiogènes sur la base de données contestées, voire erronées, peuvent être à l’oeuvre. Des méthodes similaires – dans de tout autres domaines – sont contestées très légitimement quand elles sont utilisées par les ultra-conservateurs américains par exemple.

Défendre notre industrie, ce n’est pas s’enfermer dans un camp : c’est refuser les simplismes.

Il devient essentiel de distinguer ce qui relève d’un débat démocratique légitime de ce qui relève d’une instrumentalisation susceptible d’entraver notre reconquête industrielle ou notre autonomie stratégique. Nationale ou européenne. Une question fondamentale doit se poser systématiquement sur ces sujets : qui parle ? au nom de qui ? sur quelles données ? La réponse ne peut pas être dogmatique. Elle suppose rigueur, esprit critique, approche scientifique et exigence collective pour ne pas céder à l’émotion contre l’analyse, ni au soupçon généralisé contre la connaissance validée.

Car le risque est celui de décrédibiliser notre capacité à produire dans le respect de l’environnement. Il ne s’agit pas seulement d’économie. Il s’agit aussi de notre capacité à exister dans un monde où la concurrence entre pays prend des formes parfois plus sophistiquées. Et sans industrie forte, pas de résilience, pas de maîtrise technologique, pas de capacité stratégique.

Nos usines, nos brevets, nos normes, nos récits économiques sont désormais des objets de rivalité. Aussi serait-il fâcheux de se satisfaire d’un face-à-face stérile entre militants écologistes et industriels inquiets. Ce serait surtout une erreur stratégique, pour la France comme pour l’Europe, à l’heure où le reste du monde avance à grande vitesse. Défendre notre industrie, ce n’est pas s’enfermer dans un camp : c’est refuser les simplismes. C’est choisir de comprendre, avant de normer ou d’interdire. Sans naïveté, de part et d’autre.

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.

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Conjoncture Crise économique et financière Politique Economique

Trump : cohérence des préoccupations, incohérence de l’action ?

Trump a quelques idées économiques centrales qui semblent guider son verbe et son action. Et s’il apparaît à beaucoup comme désordonné, incohérent, contradictoire, ses idées sont dénuées ni de réalité ni d’une certaine cohérence.

Les difficultés de l’économie américaine ne reposent pas sur son taux de croissance ou ses gains de productivité, lesquels ont été significativement supérieurs à ceux de la zone euro notamment depuis quinze ans. En revanche, entre 2000 et 2024, le poids de l’industrie dans le PIB est passé de 23 à 17 % avec les effets défavorables induits pour les ouvriers et cadres moyens américains.

En outre, les déficits jumeaux , publics et courants, ont conduit, sur les vingt-cinq dernières années, les Etats-Unis à voir leur dette publique s’envoler de 54 % à 122 % du PIB et leur dette extérieure nette être multipliée par un facteur 4 (environ de 20 % à 80 % du PIB).

Dilemme monétaire

Cette explosion des deux dettes posera tôt ou tard un problème quant au caractère de monnaie internationale attribué au dollar. Or les Etats-Unis ont un besoin structurel de financement de leurs dettes, donc un besoin d’attirer les capitaux du reste du monde.

Et le fait de détenir la monnaie internationale (environ 90 % des opérations de change, 45 % des paiements des transactions internationales, 60 % des réserves officielles des banques centrales) facilite grandement ce financement, puisque les pays connaissant un excédent de balance courante, le plus souvent en dollars , replacent quasi-systématiquement ces liquidités sur le marché financier américain. D’autant que les Etats-Unis ont un rendement des actions et en général une rentabilité du capital surperformants, et le marché des capitaux de loin le plus profond.

Ce statut de monnaie internationale impose d’ailleurs au pays ayant cet avantage considérable d’accumuler un déficit courant à travers les années, afin que le reste du monde puisse détenir la quantité de monnaie internationale qui leur est nécessaire.

Mais, comme en toute chose, l’équilibre est essentiel, et en la matière, il est difficile à préserver. Les Etats-Unis ne règlent pas en effet les volumes de leurs déficits et dettes en fonction des besoins du reste du monde, mais en fonction de leurs besoins propres. Ce qui confère d’ailleurs un caractère intrinsèquement instable au système monétaire international, la monnaie mondiale n’étant que la dette de l’un des acteurs du système qui s’impose aux autres, et non celle d’une institution ad hoc, hors du jeu des acteurs eux-mêmes.

Robert Triffin, dès les années 1960, énonçait que si les Etats-Unis ne connaissaient pas suffisamment de déficit courant, le système périrait par asphyxie. Et si ce déficit (donc la dette extérieure) devenait trop important, le système mourrait par manque de confiance.

Face à la dynamique dangereuse de la dette extérieure notamment, Trump doit donc aujourd’hui protéger la confiance dans le dollar pour perpétuer son financement par le reste du monde sans (trop de) douleur, c’est-à-dire à des taux non prohibitifs, et, dans le même temps, tenter de réduire l’excès d’importations par rapport aux exportations pour que la trajectoire de cette dette puisse être soutenable. Avec un objectif cohérent de réindustrialisation, permettant ainsi de diminuer cet écart, par la limitation des importations de produits industriels, tout en satisfaisant ses électeurs.

Une confiance fragile dans le dollar

Or, Trump semble n’avoir qu’une arme dans sa panoplie pour y parvenir : les droits de douane. Avec le souhait, semble-t-il, de faire baisser le dollar. En première analyse, effectivement, une hausse des droits de douane comme une baisse du dollar peuvent conduire simultanément à une baisse des importations américaines, à une hausse de la production intérieure, ainsi qu’à une nécessité pour les non-Américains de développer leur industrie sur le sol américain lui-même pour continuer à y être présent commercialement.

Cependant, cette stratégie, si elle a l’apparence de la cohérence, se cogne à la nécessité contradictoire d’un dollar stable, si l’on souhaite conserver la confiance du reste du monde qui achète la dette américaine.

De plus, la « weaponization » (utilisation comme arme) du dollar par les administrations précédentes, pour asseoir les sanctions financières imposées par les Etats-Unis, a déjà sérieusement écorné la confiance et l’envie du reste du monde de détenir sans limite des dollars. Celles des pays du « Sud Global » notamment, qui contestent parallèlement le « deux poids deux mesures » américain.

En outre, les annonces brutales et apparemment erratiques sur les droits de douane ne facilitent pas non plus la confiance dans le système économico-financier américain. Sans même compter leur potentiel très dangereusement régressif pour l’économie mondiale.

Protéger la stabilité financière

Trump a donc raison quant à ses « obsessions », mais sans nul doute tort dans le caractère fruste et violent de sa réponse. Aussi brandit-il également des menaces vis-à-vis des pays qui envisageraient de construire des systèmes de paiement alternatifs au dollar, et peut-être bientôt vis-à-vis de ceux qui adresseraient moins leurs excédents d’épargne vers les marchés financiers américains.

Et peut-être rêve-t-il également de transformer leurs créances sur les Etats-Unis en créances à très long terme et à taux bas (cf. Stephen Miran, président du Conseil des conseillers économiques de Trump). Ce qui précipiterait bien entendu la perte de confiance dans le dollar par le reste du monde.

Il n’est pas impossible également, avec le même objectif, qu’il pense à faciliter le développement des stablecoins, ces cryptomonnaies adossées en l’occurrence au dollar, en espérant qu’elles se diffusent dans le monde entier, dollarisant ainsi de facto la planète. Au détriment de la souveraineté monétaire des autres zones du monde. Gageons alors que, dans les pays du monde entier, les autorités l’empêcheraient par une réglementation sur les paiements au sein de leurs frontières, protégeant ainsi leur souveraineté et la stabilité monétaire et financière globale.

Les enjeux économiques et financiers américains sont de poids. Mais les solutions pour y faire face sont très certainement plus multiples et plus structurelles (notamment afin de retrouver une meilleure compétitivité) que la seule agitation des droits de douane.

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.