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REAix 2017 : L’euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( texte )

Rencontres économiques d’Aix en Provence juillet 2017

Le succès d’une zone monétaire dépend de la politique monétaire qui y est menée, mais, plus fondamentalement, de la façon dont elle est organisée. Il y a des modes d’organisation, des modes de fonctionnement, qui facilitent ou non la création de richesses et dont il faut parler ici.

Premièrement, quand on a créé la Zone Euro, c’était pour proposer aux populations de la Zone de partager une monnaie unique, ce qui était un symbole fort et très positif pour l’Europe. C’était aussi pour faciliter les échanges intra-zone, parce qu’il n’y avait ainsi plus de risque de change. Or, on sait que quand on facilite les échanges, on impacte positivement le taux de croissance. Il y avait, enfin, un autre objectif, celui de déplacer la contrainte extérieure des bornes de chaque pays aux bornes de la Zone. C’était un argument très important à l’époque.  Quand on gère un ensemble de pays très interdépendants, et que la contrainte extérieure s’exprime aux bornes de chaque pays, vous rencontrez rapidement des freins à la croissance. Un pays qui a plus besoin de croissance qu’un autre, par exemple parce qu’il a une démographie plus forte, peut connaître un différentiel de croissance en sa faveur par rapport à ses voisins et partenaires et voir ainsi ses  importations croître davantage que ses exportations. De ce fait, il butera rapidement sur un déficit difficilement soutenable de balance courante, ce qui limitera sa croissance. C’est déjà ce qui se passait pour la France, par rapport à l’Allemagne, avant la zone euro. L’idée que la contrainte extérieure dans une zone optimale, dans une zone monétaire complète, s’exerce aux bornes de la zone, et non plus aux bornes de chaque pays, donne évidemment des degrés de liberté supplémentaires pour accroître le niveau global de croissance. En effet, le solde critique de la balance courante est celui de la somme de pays aux balances courantes pour les uns positifs et pour les autres négatifs. Le principe en est donc très intéressant.

Que s’est-il passé dans les faits ?

De 2002 à 2009-2010, on a connu un rattrapage en termes de PIB par habitant d’un grand nombre de pays du Sud par rapport au PIB par habitant allemand. Mais on ne peut pas ignorer non plus que, depuis 2010, l’écart est reparti à la hausse. Quelques chiffres : au Portugal, le PIB par habitant représentait avant la Zone Euro 50 % du PIB allemand par habitant, il est passé à 52-53 % vers le milieu des années 2000, mais il est redescendu à 48 %, en 2016. Si je prends la Grèce, qui est évidemment un cas à part, il était de 55 % du PIB allemand en 2002, il est passé à 70 % du PIB allemand, mais a reculé beaucoup plus bas que le niveau atteint avant la Zone Euro, à 42 % en 2016. L’Espagne était à 68 %, elle est passée à 75 %, pour repasser à 62 %. Même l’Italie, qui était à 88 % – beaucoup plus proche de l’Allemagne, est passée à 90 % en 2005, et a rebaissé à 72 %, en 2016. La France était à 96 % – donc, très proche de l’Allemagne –, elle est passée à 100 %, mais elle a reculé jusqu’à 88 %, en 2016.

On voit bien les effets de création de richesses liées à la création de la Zone Euro, mais aussi ceux récessifs de la crise spécifique de la Zone Euro dès 2010.

D’où vient ce double mouvement ? En fait, les conditions de la soutenabilité de la croissance plus forte des pays du Sud après la création de l’Euro n’étaient pas là. Pourquoi ? Parce que précisément l’organisation de la Zone Euro ne prévoyait pas les arrangements institutionnels permettant cette soutenabilité. Et cette croissance, pour partie, s’est faite à crédit simultanément pendant cette première période, on a assisté à une évolution très contrastée de la production industrielle. On a vu les pays du Nord de la Zone avoir une croissance de leur production industrielle, et une décroissance de la production industrielle du côté des pays du Sud, France comprise. Évidemment, de façon assez corrélée, même si la corrélation n’est pas totale, on a vu le solde de la balance courante qui a évolué de façon totalement différente entre l’Allemagne et les Pays Bas, par exemple, qui avaient un excédent de 2 % du PIB, avant la Zone Euro, et qui sont passés à 8 % d’excédent ces dernières années, et ce dès 2008. Or, la Zone Euro hors Allemagne et hors Pays-Bas est passée de 0 % de solde de la balance courante en 2002, à -6 %, en 2008-2009. On a donc des pays du Nord qui caracolent en moyenne, si je prends l’Allemagne et les Pays-Bas pour les représenter, à 8 % d’excédent de leur balance courante, en 2008, alors que les autres connaissent un déficit de 6% ! L’écart est considérable et a entraîné pour la plupart des pays du Sud une grave crise de balance de paiements dès 2010. Le différentiel de croissance sur la même période n’était donc pas soutenable. À l’évidence, alors même qu’un rattrapage s’opérait en termes de PIB par habitant, d’autres écarts se créaient. Tout cela est largement dû à des défauts intrinsèques de la construction de la zone, mais aussi à des politiques structurelles divergentes de certains pays par rapport à d’autres.

Une des raisons de la crise majeure de la Zone Euro de 2010 – 2012 est que l’on n’a pas créé une zone monétaire complète, et qu’on n’a pas mis en place de coordination des politiques économiques, incitant les pays ayant des moyens de tirer la croissance par le haut et relancer, allégeant ainsi la peine de ceux qui devaient ralentir. C’est très dommageable, mais je pense qu’il n’y a pas de raison qu’on ne puisse jamais y arriver. Deuxièmement, nous n’avons pas d’éléments de mutualisation de la dette publique ou de transferts budgétaires des pays qui vont mieux vers ceux qui vont moins bien, comme cela existe entre les Etats composant les Etats-Unis. Dans une zone monétaire unique, en principe, il doit exister ces éléments qui permettent d’éviter qu’il y ait des chocs asymétriques trop forts.

En outre, en amont, faute de politiques structurelles mises en place par les pays du Sud, la création de la Zone Euro, la monnaie unique a facilité une dynamique de polarisation industrielle au profit des pays du Nord. La production industrielle s’est partiellement déplacée vers les pays qui étaient les plus forts industriellement, et qui ont ainsi accentué leurs avantages à la faveur de la création de la Zone. Cela ne s’est pas fait sans effort de leur part, car ils ont accentué leurs avantages grâce à leurs réformes structurelles, mais également grâce au jeu de la Zone Euro. Les investissements  se dirigent en effet spontanément là où les infrastructures physiques et institutionnelles (conditions de production, réseaux de sous-traitants, formation, marché du travail…) sont les plus favorables alors qu’il n’y a plus de risque de change entre ces pays. Plus besoin d’investir autant dans une production dans certains pays du Sud, car l’on ne craint plus de moins pouvoir vendre dans ces pays en cas de dévaluation de leur part. De plus, lorsque l’on ne fait plus jamais d’ajustement de change, si l’on n’a aucune politique pour aider à la convergence, il se passe le phénomène suivant : on donne une prime aux pays qui sont les pays forts et qui ne subissent plus le réajustement de la compétitivité par la dévaluation des devises des autres pays. C’est l’équivalent d’une sous-évaluation régulière, en l’occurrence de l’Allemagne, au fur et à mesure du temps.

La crise des pays du Sud, provoquée notamment  par cette désindustrialisation partielle, qui a fortement contribué à la crise de leur balance des paiements, a été largement due également à la politique monétaire unique qui a abouti par construction à un taux d’intérêt qui correspondait aux besoins de la moyenne des pays de la Zone, et qui, de ce fait, pour des pays qui croissaient plus vite et en rattrapage, a donné des taux d’intérêt trop faibles, ce qui, du coup, a facilité le développement de bulles, notamment immobilières, ou de bulles de crédit, très visibles dans certains pays, bulles qui ont explosé par la suite.

Tout cela a été renforcé par le fait que les marchés financiers ont failli pendant la période, puisque de 2002 à 2009, il n’y a pas eu d’auto-régulation des taux d’intérêt longs qui, malgré les circonstances décrites ci-dessus, n’ont cessé de converger vers les taux d’intérêt allemands, les plus bas de la Zone. De ce fait, les pays qui accroissaient sans cesse leur niveau global de dette, ou leur déficit de balance courante, n’ont pas connu de coup de semonce. Si les marchés avaient bien fonctionné, leurs taux d’intérêt auraient dû monter pour tirer les sonnettes d’alarme nécessaires pour faire en sorte que les pays se régulent mieux et limitent leur endettement extérieur et leur déficit de balance courante.

En fait, le manque de mécanismes d’ajustement équilibrés et symétriques, partagés par tous les pays de la Zone Euro, le manque d’arrangements institutionnels suffisants (comme la coordination des politiques économiques, l’absence de transferts budgétaires…), mais aussi le manque de réformes structurelles internes à chaque pays du Sud, a constitué la base de la crise qui a éclaté en 2010. Comme expliqué précédemment, celle-ci a été une crise de balance des paiements classique, un sudden stop, des pays du Sud. Avec un arrêt de la mobilité des capitaux privés, qui ont cessé de se déverser vers les pays du Sud, alors qu’ils le faisaient naturellement jusqu’alors en provenance des pays du Nord, qui eux connaissaient symétriquement des excédents courants. Cela a provoqué des ajustements asymétriques. Ne disposant pas des arrangements institutionnels pré – cités qui auraient été opportuns, ces pays n’ont plus eu qu’une seule possibilité : s’ajuster isolément par le bas. En abaissant leurs coûts sociaux, en abaissant leurs coûts de production, donc en menant des  politiques d’austérité, de façon à faire baisser d’un côté leurs importations – lorsque l’on baisse la demande, on baisse mécaniquement les importations –, et de l’autre, toujours en abaissant les coûts, de retrouver de la compétitivité pour relancer leurs exportations. Cela induit évidemment un coût social et un coût politique très importants.

Pour finir, il faut dire que, très heureusement, la BCE a sauvé la zone euro en 2012. Elle l’a sauvée, parce que la BCE a mis fin aux cercles vicieux qui s’étaient installés, et qui se déroulaient de façon catastrophique. Le cercle vicieux entre la dette des États et les taux d’intérêt. Les taux d’intérêt qui flambaient, augmentaient encore le poids de la dette des États, ce qui conduisait à son tour à une nouvelle hausse des taux. La BCE a également interrompu le deuxième cercle vicieux qui existait entre les dettes publiques des États et les banques des pays considérés. Puisque les banques portaient des titres des États, les banques augmentaient les risques perçus quant à  leur solvabilité, puisque les États allaient mal. Mais, comme les États étaient obligés de refinancer ou de recapitaliser les banques, ils semblaient eux-mêmes davantage encore en risque. La BCE, par diverses mesures et postures appropriées, a sauvé la zone euro.

Mais la BCE ne peut pas, en permanence – et elle le dit elle-même très clairement – être la seule à porter tous les efforts. Elle le fait remarquablement, mais elle le fait pour acheter du temps aux gouvernements qui ont deux choses à faire, ce qui est également répété à juste titre de façon incessante par la banque centrale. Pour les pays du Sud et la France, il s’agit de faire des réformes structurelles, parce que c’est cela qui apportera le surcroît de croissance potentielle et facilitera leur trajectoire de solvabilité. L’Allemagne ne fera pas d’efforts si les autres pays ne font pas de réformes structurelles, parce que de son point de vue, il n’y a pas de raison d’être solidaire avec des pays qui ne feraient pas les efforts nécessaires pour ne pas être en situation de demander de l’aide à répétition. C’est un nœud crucial. On a simultanément besoin – et la banque centrale le dit aussi – de nouveaux arrangements institutionnels, pour refonder la capacité de l’Euro à créer de la richesse dans la Zone Euro, donc de quelques éléments de solidarité, de coordination et de partage du pilotage de l’économie de la Zone, et sans doute de grands projets européens utiles à la croissance.

Si l’on y parvient, ce sera renouer avec la promesse de l’Euro et de l’Europe. La France a beaucoup à faire pour y contribuer. Elle semble l’avoir compris.

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REAix 2017 : L’Euro est-il vraiment un vecteur de richesses ? ( vidéo )


Christian SAINT-ETIENNE, Cercle des économistes 00:38 Pervenche BERES, Member, European Parliament 07:45
Stéphane BOUJNAH, Chairman and CEO, Euronext 27:10
Olivier KLEIN, Chief Executive Officer, BRED 15:45
Journaliste : Alexandra Bensaid, France Inter 00:16

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Retour des frontières ? L’enjeu de la mondialisation financière

Intervention d’Olivier Klein, Directeur général du Groupe BRED et professeur d’économie à HEC, à la tribune avec Laurence Scialom, Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, responsable du pôle finance de Terra Nova, membre du conseil scientifique de l’ACPR, au cours de la troisième édition des Nocturnes de l’économie, organisée à l’Université Paris X Nanterre par l’association Les Journées de l’Économie, le 30 mars 2017

Jean-Marc VITTORI, éditorialiste au journal les Échos

C’est le troisième temps de cet échange sur la mondialisation ou plutôt la démondialisation financière. Le monde a connu une crise financière avec une accélération des échanges financiers qui a été extrêmement vigoureuse avant 2008, et depuis des courbes qui changent de sens. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça va continuer ? Est-ce que c’est souhaitable ?

Je vais commencer avec Olivier Klein. Olivier est statisticien et économiste de formation. Il est passé par HEC où il enseigne l’économie et la finance. Il est aussi banquier depuis un certain temps, et depuis cinq ans, directeur général de la BRED qui est la banque commerciale la plus importante du groupe BPCE. Alors, la BRED, a peut-être l’image d’une banque locale et régionale, mais elle a aussi des filiales bancaires en Asie du Sud-Est, dans le Pacifique, en Afrique de l’Est, ou encore en Suisse, ainsi qu’une salle de marchés. Ce n’est donc pas seulement une banque française. Olivier, la globalisation financière, ou cela en est-il ?

Olivier KLEIN, Directeur général de la BRED, professeur d’économie et de finance à HEC

Avec la globalisation financière qui a démarré autour de la fin des années 70 et du début des années 80, on a connu un développement tout à fait important des flux de capitaux internationaux. De ce fait, les encours d’avoirs bruts extérieurs et d’engagements extérieurs sont passés, par exemple aux États-Unis, de 25 % du PIB, au début des années 80 – aussi bien pour les avoirs extérieurs que pour les engagements extérieurs, donc les actifs comme les dettes, des États-Unis vis-à-vis de l’extérieur – à 150 % du PIB pour les avoirs et à 175 % pour les engagements. Pour la France, avec l’effet de la zone euro qui a naturellement accru ces phénomènes, on est passé de 20 % au début des années 80, tant pour les engagements que pour les avoirs vis-à-vis du reste du monde, à 300 % du PIB aujourd’hui. Le phénomène de mondialisation financière est donc très clair. Des années 80 à aujourd’hui, on voit bien l’explosion du marché des capitaux internationaux.

Depuis 2008 et jusqu’à récemment, on a observé un fort ralentissement de la croissance du PIB et un très fort ralentissement de la croissance du commerce international. Il est intéressant de noter que ce ralentissement ne s’est pas produit sur les flux internationaux de capitaux, sauf sur les flux de capitaux interbancaires. L’interbancaire n’est pas remonté au niveau qu’il avait atteint avant la crise, et de loin. En revanche, pour les marchés de capitaux hors interbancaires, ces flux ont continué de se développer, même après 2008, et l’interdépendance financière s’est encore accrue.

Je donnerai simplement un exemple de cela, qui est dû, notamment après 2008, au fait que les taux dans les pays européens ou aux Etats-Unis, à cause de la crise financière, sont tombés à des niveaux proches de zéro, voire parfois en dessous de zéro. On a vécu alors un phénomène de carry trade bien connu dans la finance. Les rendements des placements étant considérés insuffisants aux États-Unis, par exemple, des capitaux ont été empruntés aux États-Unis et placés à court terme dans les pays émergents, en dollars – car il y a dans les pays émergents des pays qui acceptent le dollar américain au côté de leur propre devise –, ou ont été changés dans la devise locale, et placé dans les deux cas à des taux bien plus élevés que ceux proposés dans le pays avancé d’origine, les Etats-Unis en l’occurrence.

En faisant cela, naturellement, ils ont favorisé la croissance des pays émergents, et c’est très bien ainsi. Ils ont aussi évidemment créé une instabilité potentielle. Parce que dès lors que les capitaux partent chercher les meilleurs rendements à court terme, à la moindre petite inquiétude, ils peuvent fuir en se retirant très rapidement. Cela crée pour les pays émergents des instabilités potentielles, qui peuvent être fortes. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’en 2013, quand il a été question de limiter le quantitative easing aux États-Unis – qui avait facilité le placement d’énormes masses de capitaux dans les pays émergents –, la seule annonce du tapering, c’est-à-dire de la limitation du quantitative easing, a provoqué un retrait brutal d’une partie des capitaux des pays émergents vers les États-Unis. Cela a asséché soudainement pour partie certains pays qui comptaient sur ces capitaux pour se développer.

De ce fait, aujourd’hui, la Fed, la banque centrale des États-Unis, gère sa capacité à remonter les taux, ou à limiter le quantitative easing, en intégrant ce phénomène, parce qu’elle est co-responsable de ce qui se passe dans les pays émergents. Or, les États-Unis ont aussi besoin des pays émergents. La Fed gère donc cela de façon très précautionneuse, à juste titre.

Pour terminer, on a vu la corrélation entre les marchés actions aux États-Unis et les marchés actions des pays émergents passer d’environ 58 % avant 2008 à 75 % environ en ce moment. Cette corrélation est une conséquence de cette intégration financière très forte. Mais elle démontre aussi un mimétisme, puisqu’à un moment donné, tout peut baisser ou tout peut monter ensemble, ce qui, évidemment, peut être potentiellement déstabilisant.

Ainsi, la globalisation financière recouvre des effets très positifs (des capacités à faire circuler les capitaux entre pays à capacité de financement et pays à besoins de financement, par exemple), en même temps qu’un potentiel d’accroissement de l’instabilité financière. Le degré d’instabilité financière du système dépend des modes de régulation en place.

Jean-Marc VITTORI

C’est justement la question que je voulais poser à Laurence Scialom, professeur d’économie à l’université Paris Nanterre, spécialiste d’économie financière, membre qualifiée de l’ONG Finance Watch, entre autres. Olivier nous a décrit avec un chiffre cette formidable accélération de la globalisation financière. Il nous explique que, sauf sur un segment que sont les prêts interbancaires, cette globalisation continue. Est-ce qu’elle a les effets positifs qui ont souvent été présentés comme devant venir de cet accroissement des échanges de capitaux ?

Laurence SCIALOM, Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, responsable du pôle finance de Terra Nova, membre du conseil scientifique de l’ACPR

La globalisation financière nous a été vendue, avant la crise, comme devant apporter tout un tas de bienfaits. Elle devait permettre une meilleure allocation des capitaux, une meilleure dissémination des risques, la finance et l’hyper financiarisation dans laquelle on est, très liées à la globalisation financière, devaient soutenir la croissance. Or, très largement, ces promesses n’ont pas été tenues.
En termes d’allocation des ressources, très largement, les mouvements internationaux de capitaux, notamment à très court terme, financent des actifs déjà existants plutôt que des activités réelles. Ils financent notamment des bulles immobilières et des bulles sur les marchés boursiers. Cela s’est très bien vu au moment de la crise asiatique, par exemple. Ces afflux de capitaux ont souvent – notamment dans les pays émergents, mais également en Europe avant la création de l’Euro – eu pour effet une appréciation du change nominal et une dépréciation de la compétitivité de ces pays. À un moment, quand cela paraît insoutenable, il y a une crise de change, et des reflux des mouvements de capitaux. Donc, en termes d’allocation des ressources, il y a des problèmes.

Par ailleurs, les marchés dérivés, les marchés de transfert de risques nous ont été vendus comme permettant une meilleure dissémination des risques. En réalité, le risque ne disparaît jamais. Simplement, en réalité, ce qu’il s’est passé, c’est que le risque a été concentré dans des zones relativement opaques. On l’a bien vu, la crise de 2007-2008 est la première crise de l’ingénierie financière. Jamais on n’aurait eu une crise de cette ampleur – le fait qu’une crise née sur un petit segment de la finance américaine soit disséminée sur l’ensemble du monde –, si ces produits n’avaient pas été packagés dans des produits titrisés que tout le monde avait achetés, puisque les notations des meilleures tranches étaient bonnes et qu’il n’y avait pas de capital à mettre devant. Là, on est vraiment dans une crise qui est une crise de l’ingénierie financière et qui est très liée à la globalisation financière.

Enfin, des travaux très récents montrent que l’hyper financiarisation pèse sur la croissance au lieu de la soutenir. En fait, le développement de la finance accompagne la croissance jusqu’à un certain niveau de développement de la finance, mais tous les pays développés sont très au-delà de ce niveau. Or, dans tous ces pays-là, le développement de la finance pèse au contraire sur la croissance. Elle est plutôt prédatrice. Il y a également des liens qui ont été mis en exergue entre hyper financiarisation et montée des inégalités, notamment par les travaux de Reshef, Philippon et d’autres.

Tout cela n’a donc pas donné les fruits attendus. Pourtant, paradoxalement, aujourd’hui, avec la baisse des prêts interbancaires – car la déglobalisation est avant tout bancaire et européenne –, la déglobalisation est dramatique. En effet, la fragmentation de l’espace financier européen que ça traduit porte en germe une crise plus profonde, qui pourrait aller jusqu’à une crise de l’euro. On est donc face à un paradoxe. Je pense que c’est moins la question des frontières que la question de la régulation de la finance qui devrait être posée.

Jean-Marc VITTORI

C’est un peu attristant ce que tu nous proposes, parce que tu dis que la mondialisation a été catastrophique, et que la démondialisation est dramatique… On reviendra sur l’Europe, parce qu’on va naturellement y venir puisque ce qu’il s’est passé sur la baisse des flux interbancaires provient en grande partie de ce qu’il s’est passé en Europe. Mais avant d’y revenir, Olivier, concernant le jugement assez critique que porte Laurence sur les effets de la globalisation financière, est-ce que tu partages ce sentiment ou est-ce que tu penses que ça a tout de même apporté quelque chose qui n’était pas totalement inutile ?

Olivier KLEIN

J’enseigne à peu près la même chose, c’est-à-dire qu’il y a une corrélation assez forte entre les moments de globalisation financière dans l’histoire et l’instabilité financière. Donc, je pense qu’il y a effectivement un lien de cause à effet entre la globalisation, quand elle est peu ou mal régulée, et la récurrence des crises financières, qui sont revenues de façon répétée dès la fin des années 80, alors qu’elles n’existaient plus dans les pays développés pendant la période où les marchés étaient moins globalisés.

Cependant, la globalisation financière a aussi permis, d’une manière ou d’une autre, à la Chine, par exemple, de pouvoir se développer. Elle a en effet pu exporter davantage, en finançant tout ou partie du déficit de la balance courante des États-Unis qui importaient ses biens. C’est ainsi qu’elle a pu fonder son développement sur l’exportation des biens produits chez elle auprès des pays avancés. D’une certaine manière et dans un certain nombre de cas, à partir des années 2000, c’est parce qu’il y avait circulation sur le marché international des capitaux que des pays ont pu se développer, non pas en se finançant à partir des pays développés, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, mais en finançant les importations des pays développés qui provenaient des pays émergents. Dans d’autres cas plus classiques, on a connu des pays émergents qui ont pu accélérer leur développement grâce aux capitaux en provenance des pays avancés.

Je crois que la question n’est pas de dire que la globalisation, est bonne ou mauvaise en soi. De toute façon, c’est ainsi. La bonne question, me semble-t-il, est de se demander ce qu’on peut faire pour essayer de limiter l’instabilité financière dans un monde globalisé financièrement. Là, évidemment, il y a beaucoup de questions à se poser. Si l’on examine la théorie, il est évident que les promesses de la globalisation financière étaient pour certaines erronées.

Au fond, on s’est aperçu que les crises financières les plus graves étaient de retour. À mon humble avis, cela vient du fait que la finance est intrinsèquement instable, parce qu’il est très difficile de valoriser un actif patrimonial en lui donnant un prix fondamental. Quel est le prix d’équilibre d’un actif patrimonial, c’est-à-dire d’une action ou d’un actif immobilier ? Les marchés financiers sont des marchés d’anticipation. Chaque fois que l’on achète ou que l’on vend, c’est parce que l’on anticipe l’évolution future du prix de cet actif dans un sens ou un autre. Ces marchés sont sensibles aux mouvements d’opinion, donc au mimétisme, aux conventions, parce que le futur est de facto difficilement probabilisable, parce que l’asymétrie d’information sur les actifs financiers est importante et parce que, en raison de cela, les biais cognitifs des acteurs sont décisifs.

Cela ne veut pas dire pour autant que l’on n’ait pas besoin des marchés financiers à côté des banques. Non seulement on a besoin des banques, mais on a besoin des marchés financiers aussi. Les banques ne peuvent pas tout faire, d’une part, parce qu’elles ont des quantités de capitaux propres forcément limitées pour faire des crédits tout en respectant les ratios de solvabilité qui sont les leurs, et d’autre part parce qu’il y a beaucoup plus de besoins de financement que de capacités de financement des banques. Les banques sont indispensables, et elles sont des éléments le plus souvent stabilisants, parce qu’elles sont régulées et qu’elles gèrent des relations de long terme avec leurs clients, avec l’objectif de se faire rembourser les crédits octroyés et non de jouer la variation de la valorisation instantanée de leurs engagements en fonction de l’évolution à très court terme des marchés. Elles sont donc beaucoup moins sensibles à la soudaineté des changements d’opinion inhérente aux marchés financiers, qui n’ont pas le repère fixe de la valeur fondamentale révélée.

Mais en même temps, les marchés financiers apportent des compléments à l’action des banques, tant pour le financement de l’économie, comme je viens de le dire, que par leur capacité à faire circuler les risques financiers de change, de taux d’intérêt, de crédit, etc., grâce aux marchés dérivés.

Soulignons que le partage entre la part des financements portée par les marchés financiers et celle portée par les banques est aussi une question structurelle qui détermine pour partie le niveau global de stabilité financière.Enfin, réguler les seules banques, c’est bien, mais c’est absolument insuffisant. D’ailleurs, en ce moment, nous voyons que les fonds d’investissement, les fonds de placement, les assureurs, tout le shadow banking en général, commencent à prendre des risques sur lesquels ils ne sont pas régulés et sur lesquels leur expertise n’est pas toujours avérée. Cela pourrait poser problème, à mon avis, dans les prochaines années, et notamment au prochain retour d’une crise économique réelle, ou même d’un fort ralentissement. La régulation doit couvrir l’ensemble des acteurs, sinon elle est insuffisante, par définition, et favorise les contournements réglementaires.

Donc, oui, il y a une instabilité financière intrinsèque. Et oui, on a besoin de la finance. Il faut donc trouver les moyens théoriques et pragmatiques qui permettent de la réguler le mieux possible pour éviter les crises systémiques.

Jean-Marc VITTORI

Donc, on a besoin de la finance. Cette finance est par nature instable, donc il faut la réglementer, d’autant plus que la mondialisation se poursuit. Quels sont les principaux axes sur lesquels il faut agir ?

Laurence SCIALOM

Je pense qu’on est resté un petit peu au milieu du gué. On a avancé sur un certain nombre de sujets. Indiscutablement, les banques sont mieux capitalisées, mais en même temps, elles étaient tellement mal capitalisées que même si elles ont triplé leur capital, ce n’est pas toujours suffisant. Je pense aussi qu’on a un faux sentiment de sécurité, c’est-à-dire que pour ne pas que les banques se capitalisent plus, on leur impose d’émettre des types de dettes qui permettent du renflouement interne. C’est-à-dire que pour ne pas solliciter le contribuable, on s’est dit qu’on allait solliciter ceux qui détiennent des créances sur les banques. Ce sont les fameux instruments de bail-in. Le problème est que je suis intimement persuadée que ce n’est pas applicable en cas de crise systémique, parce que c’est un vecteur de contagion massif, on l’a vu. En Italie, c’était un cas encore un peu particulier, puisque c’était des épargnants qui détenaient les titres, donc là, évidemment, le contribuable était en première ligne. Mais dans le cas d’une crise systémique, je pense que ça serait un vecteur propagateur. Parce que qui les détient ? Ce sont d’autres acteurs financiers…

La grande avancée a été de mettre en place des réglementations sur la liquidité des banques. Aussi imparfaites soient-elles, c’est reconnaître que le risque de liquidité est le talon d’Achille des banques, et particulièrement des banques européennes, du fait de leur structure de financement qui est très dépendante des financements sur les marchés de gros de la liquidité.

À mon sens, là où on n’a pas suffisamment avancé, c’est sur la réglementation du shadow banking. Là, pour le coup, on est vraiment très en deçà de ce qu’on devrait faire. Un des gros problèmes, notamment, c’est que les liens sont excessivement forts entre les banques systémiques et le shadow banking. Les prêts interbancaires ont diminué, mais pas les prêts des banques au shadow banking. C’est ce qui apparaît très bien dans les travaux les plus récents empiriques sur ces questions.

Je pense également qu’on a mal traité la question des banques « Too big to fail ». Du fait de ce que j’ai dit sur le bail-in, je suis persuadée que les garanties implicites des États demeurent très massives sur l’ensemble des banques. C’est pour ça, qu’à titre personnel, j’étais pour – et je suis toujours pour – une séparation… alors, pas du type Glass-Steagall Act, mais une séparation du type Vickers et Liikanen, c’est-à-dire une filialisation, avec des ratios de capitaux différents, des conseils d’administration différents, etc.

Jean-Marc VITTORI

Avant de passer la parole aux étudiants pour leurs questions, je voudrais tout de même qu’on évoque la spécificité européenne. Il s‘est clairement passé quelque chose en Europe dans la globalisation financière qui a été une rupture absolument majeure. Olivier, comment est-ce que tu l’expliques ? Comment est-ce que ça va évoluer ?

Olivier KLEIN

L’Europe est en réalité l’endroit dans le monde où l’on assiste à une déglobalisation financière, et ce n’est pas du tout une bonne nouvelle. Mon interprétation est simple. La zone euro s’est construite de façon incomplète. J’étais moi-même favorable à la zone euro, simplement je disais qu’il fallait pour que cela fonctionne efficacement et durablement des éléments qui ne pouvaient se résumer aux critères de convergence. Comme aux États-Unis, dans la zone dollar US, il fallait des coordinations de politiques économiques et des possibilités de faire soit des transferts fiscaux, soit des mutualisations partielles de dettes, ce qui à terme implique également des transferts fiscaux. On ne l’a pas fait.

Et les marchés n’ont rien vu. Depuis la création de l’euro jusqu’en 2010, ils ne se sont pas posé les bonnes questions. Tout à coup, ils se sont aperçus, contrairement à ce qu’ils avaient imaginé – ils avaient pensé qu’ils pouvaient regarder les soldes de balances courantes aux bornes de la zone euro, et non pas aux bornes de chaque pays, qu’il y avait des pays qui avaient des balances courantes en déficit profond qui pouvaient avoir du mal à se financer sans mécanisme de solidarité interne à la Zone Euro. Les marchés ont pris peur et du coup, très naturellement, ils ont enclenché un engrenage brutal, contagieux et dangereux entre la dette publique des pays et les taux d’intérêt, les entraînant dans un cercle vicieux qui pouvait déboucher sur l’éclatement de la Zone Euro. Plus personne ne voulait financer à l’intérieur de la zone euro les pays qui étaient en déficit courant important. Heureusement, Mario Draghi est intervenu, en explicitant que la BCE allait protéger la Zone Euro en achetant de la dette publique, puis en mettant en œuvre un quantitative easing et surtout en affirmant le « whatever it takes » de 2012.

Sans cela, la Zone Euro éclatait. Aujourd’hui, la réalité est que l’on n’a toujours pas au sein de la zone euro de marché de capitaux privés qui finance, par les excédents des pays en excédent, les pays en déficit de balance courante. Cela passe par l’Eurosystème, par la banque centrale européenne. En étudiant la chose de près, on le constate très bien dans les balances Target 2. Les pays qui sont en excédent de balance courante prêtent de plus en plus à la banque centrale et les pays qui sont en déficit empruntent de plus en plus à la même banque centrale. Ceci représente les positions cumulées des balances courantes et des positions financières des pays. Pour l’instant, les pays de la zone en déficit courant se financent comme cela, de facto sans l’aide des marchés. Naturellement, ce peut ne pas être durable, parce qu’il peut y avoir des pays – et l’Allemagne en est – qui pourraient hésiter tôt ou tard à financer via l’Eurosystème de façon structurelle des pays qui ont des déficits sans cesse accrus, alors qu’eux-mêmes ont des excédents croissants. Même si ces excédents et ces déficits sont aussi le résultat du jeu structurel de la Zone Euro telle qu’elle existe aujourd’hui, il n’en reste pas moins que cela ne peut pas être durable.

On est donc dans une situation en Zone Euro où le marché des capitaux privés ne fonctionne plus. Tout repose sur le système banque centrale, c’est-à-dire l’Eurosystème. Pour que le système fonctionne bien et que de ce fait les marchés reprennent leur rôle, il nous manque le degré de confiance nécessaire entre les pays de la zone et le ciment culturel qui pourraient conduire à une solidarité entre eux, même partielle. Ce qui se traduirait par quelques éléments de fédéralisme et conduirait à une Zone monétaire complète, donc plus stable.

A cet égard, le fait que la France réalise ses nécessaires réformes structurelles est la condition sine qua non pour permettre à l’Allemagne d’envisager la mise en place d’éléments de solidarité dans le système.

Jean-Marc VITTORI

Laurence, je pense que tu partages l’essentiel.

Laurence SCIALOM

La fragmentation financière en Europe, aujourd’hui, traduit le fait que l’euro est une monnaie incomplète. On a fédéralisé les missions de la monnaie centrale, mais on a oublié que plus de 80 % de la monnaie créée, c’est de la monnaie bancaire. Qui plus est, en Europe, on a des systèmes bancaires excessivement concentrés avec de très grosses banques. Alors, bien sûr, quand vraiment c’est devenu un peu critique, on a fait l’union bancaire. L’union bancaire, qu’est-ce que c’est ? Cela consiste à dire que la supervision des plus grosses banques systémiques va se faire au niveau fédéral et que la résolution des problèmes va se faire également au niveau fédéral. Mais, il y a un troisième pilier qui reste en suspens, c’est l’assurance-dépôt fédérale.

Tant que ce troisième pilier ne sera pas construit, tant qu’on n’aura pas été au bout, un euro dans une banque grecque ne vaudra pas un euro dans une banque allemande, pour la simple raison que le déposant grec est moins bien protégé que le déposant allemand. On l’a vu très bien au moment où la situation se tendait un peu au niveau des banques italiennes. Vous avez des tas d’actifs bancaires italiens qui ont été se mettre dans des banques de pays qui semblaient plus solides. Tant qu’on n’aura pas un back-stop, c’est-à-dire une dose de fédéralisme, comme ça vient d’être dit, et tant que ce sera les États qui seront à la manœuvre pour renflouer leurs propres banques, on n’aura pas été au bout.

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« Investir dans le capital humain : une nécessité »

Pour retrouver une croissance durable, miser sur la connaissance des hommes et des femmes apparaît aujourd’hui bien plus que nécessaire. Trois évolutions économiques majeures m’amènent à cette conviction.

L’économie de l’innovation met la connaissance au cœur de la compétitivité

La première, comme le dit Philippe Aghion dans son excellente théorie de la croissance, c’est que nous ne sommes plus dans une économie de rattrapage, comme c’était le cas au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Une économie dans laquelle nous avions besoin de rattraper le niveau de demande, le niveau de vie, et plus généralement, de rattraper le niveau des pays qui n’avaient pas été confrontés à la guerre de la même manière que nous, accumulant ainsi moins de retard.

Nous sommes entrés depuis les années 80 dans une économie de l’innovation. La croissance est bien sûr toujours dépendante de la dynamique de la demande mais elle l’est aujourd’hui au moins autant de la dynamique de l’offre. Or, cette dynamique de l’offre vient précisément de la capacité d’innovation et de la recherche et développement. Ce sont effectivement des facteurs déterminants de la croissance aujourd’hui. Le progrès technique, la capacité de création et le développement de nouvelles technologies ou encore la création de nouveaux marchés sont cruciaux.

En cela, cette nouvelle croissance n’est atteignable qu’à travers un investissement conséquent dans le capital humain.

La recherche de la valeur élève les besoins de qualification

Le deuxième point que je vais citer s’enchaîne au premier et le complète : il s’agit de la mondialisation. Les pays émergents progressent et rattrapent rapidement les pays développés. Ceux-là n’ont pas d’autres choix que d’innover, s’ils souhaitent continuer sur un sentier de croissance élevée.

Mais, en schématisant, face à la mondialisation, les économies des pays développés peuvent se différencier en deux modèles.

D’une part, une économie de valeur ajoutée de type moyenne, productrice d’une gamme moyenne, qui exige un travail sur la baisse du coût du travail et des prestations sociales pour rester compétitif face aux pays émergents.

D’autre part, une voie qui peut justifier le maintien de salaires et des niveaux sociaux plus élevés, grâce à une recherche de valeur ajoutée à travers un positionnement haut de gamme. On ne parle pas ici de luxe, mais d’une production située en haut de la courbe de la technologie, qui dégage davantage de valeur ajoutée et n’est atteignable qu’à travers des réformes facilitant les innovations et la recherche et développement, ainsi qu’un investissement significatif sur le capital humain.

Nous avons ainsi deux exemples caractéristiques dans la zone Euro. D’un côté l’Allemagne, qui a connu globalement un taux de croissance satisfaisant pour un taux de chômage faible, un excédent de balance courante très élevé et un déficit budgétaire nul. De l’autre, l’Espagne, qui a été obligée d’abaisser son coût du travail pour « s’en sortir » parce que sa gamme était moyenne. Pour autant, ses efforts importants ont été fructueux économiquement, mais ont eu les effets socio-politiques que l’on connaît.

La France, quant à elle, se situe au milieu. Elle a une valeur ajoutée en réalité globalement plutôt moyenne et n’a pas fait suffisamment de réformes pour remonter en gamme, c’est à dire pour faciliter la transition vers une économie d’innovation et à forte valeur ajoutée. Elle n’a pas non plus symétriquement fait beaucoup d’efforts sur son coût du travail, qui se situe environ au niveau de celui de l’Allemagne. Elle a donc un taux de chômage deux fois supérieur à celui de l’Allemagne, une croissance en moyenne plus faible, des déficits publics et de la balance courante élevés.

Cette recherche d’une production à forte valeur ajoutée implique un nécessaire positionnement sur la frontière technologique, qui exige d’investir dans la formation, l’éducation et plus généralement sur le capital humain.

Dans cette optique, il est important d’insister sur le fait que la France n’est en cela pas sur un bon chemin depuis quinze ans. Si l’on prend les comparaisons PISA de l’OCDE, qui mesurent le niveau des élèves à quinze ans, en termes d’écrit, de maths, de sciences et de résolution de problème, la France, qui n’était déjà que 13ème en 2000 avec 511 points au sein de l’OCDE, était 25ème en 2012 avec 495 points. Elle a baissé en points et régressé en rang. Sans compter que plus de 20 % des élèves arrivant en 6ème ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux.

La deuxième enquête de l’OCDE, la PIAAC, ne place le taux de compétence en savoirs applicables aux besoins de l’entreprise des salariés français qu’au 22ème rang de l’OCDE.

Une organisation et un management au service d’une meilleure résilience de l’entreprise et d’une plus forte autonomie des collaborateurs

La troisième grande raison, économique et entrepreneuriale, est celle de l’introduction du digital. La révolution digitale à laquelle nous faisons face change non seulement le comportement du client, mais aussi évidemment le comportement des salariés.

On ne dirige plus, on n’organise plus une entreprise de la même manière aujourd’hui qu’hier. Une entreprise performante doit désormais satisfaire un besoin croissant d’autonomie qui s’exprime autant chez le client au quotidien que chez le salarié. Ces évolutions entraînent le basculement d’un monde très vertical vers un monde plus horizontal. Les salariés ont besoin de comprendre, de participer, de se sentir davantage impliqués, avec une hiérarchie moins forte. Il faut donc multiplier les cadres de travail collaboratif et donner plus de sens au travail de chacun.

C’est la raison pour laquelle le management doit changer lui-aussi. Le manager ne peut plus fonder sa légitimité sur le contrôle de l’information qu’il détient, mais sur sa capacité à entraîner ses équipes, en se positionnant devant elles et non derrière, pour se contenter de les surveiller. Il doit donner le sens, expliquer et faire participer, de manière à ce que les équipes se sentent totalement mobilisées et aient envie de s’engager.

L’objectif est ici évidemment d’avoir une entreprise attractive qui fidélise ses salariés et fait adhérer à son projet. Mais c’est au moins autant de promouvoir un modèle compétitif, parce qu’il offre davantage d’autonomie aux salariés, comme à l’ensemble de ses parties. Cette autonomie accrue est en effet essentielle pour ne pas se rigidifier face aux mutations auxquelles doivent faire face les entreprises aujourd’hui, mais au contraire pour s’assurer d’une capacité à changer plus vite, à se transformer plus aisément pour ne pas risquer de périr. Les structures plus en réseau, laissant davantage d’autonomie aux parties les composant, plus proches ainsi des clients comme des salariés, sont moins rigides, moins fragiles. A l’inverse, une hiérarchie verticale, très centralisatrice, sera moins apte à faire face aux changements rapides et continus. C’est ainsi en mettant plus d’autonomie dans le système – tout en conservant une cohésion de l’ensemble bien sûr – que l’entreprise devient capable d’absorber les chocs extérieurs, qu’elle devient plus vivante, plus agile et au total plus résiliente.

Investir dans le capital humain constitue une nécessité là aussi, pour asseoir la capacité d’autonomie des personnes. A l’évidence, l’autonomie nécessite un investissement continu dans la formation. Elle ne se décrète pas.

Faire le pari de l’intelligence pour « sortir par le haut »

En définitive, faire face aux changements incessants de la conjoncture implique de faire le pari de l’intelligence. Pour être innovant, créateur et non suiveur, dans les entreprises comme dans les pays ; pour être compétitif ; pour trouver les solutions de « sortie par le haut » dans les crises que l’on connaît ; pour rechercher la valeur ajoutée ; pour être efficace ; pour mobiliser les équipes ; pour être capable de faire face aux changements incessants, il faut faire ce pari d’investir dans le capital humain.

Très modestement, nous essayons sans cesse de « sortir par le haut » à la BRED. Les banques traversent une phase très difficile pour faire face aux évolutions de leurs revenus, notamment en raison de l’évolution des taux d’intérêts et de la surréglementation. Nous cherchons à donner plus de valeur ajoutée aux clients. Pour favoriser cette voie, il nous faut investir sur les hommes et les femmes. C’est ce que nous faisons en réalisant d’importants investissements sur la digitalisation, sur l’amélioration des outils et des services pour nos clients et nos collaborateurs, mais aussi en investissant beaucoup auprès des équipes pour leur apporter tous les éléments de compréhension, de partage, et de co-construction à chaque niveau, de la stratégie à mener et l’organisation à mettre en place. Nous avons d’ailleurs créé pour les managers, en partenariat avec HEC, une école de management interne à la BRED qui fonctionne remarquablement bien. Nous y poussons les équipes d’encadrement à réfléchir notamment à ce qu’est le métier de manager d’aujourd’hui et de demain.

Retrouvez le texte complet de l’intervention d’Olivier Klein

En savoir plus sur les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence

Retrouvez en intégralité la conférence « Le capital humain est-il l’avenir des pays ? »

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Nocturnes de l’Économie 2016 : l’Université pour l’économie du XXIème siècle

Lors de la seconde table ronde a eu lieu un débat animé par Benoît Floc’h, journaliste au Monde, entre Philippe Aghion, Professeur au Collège de France, Laurent Batsch, Président de l’Université Paris-Dauphine et Olivier Klein, Professeur d’économie et finance à HEC et Directeur Général de la BRED

Benoît Floc’h :

M. Aghion, en quoi l’université peut-elle constituer un moteur de l’innovation et en quoi consiste son rôle.

Philippe Aghion :

Plutôt que le rattrapage technologique, l’innovation est le moteur de croissance. Pour produire de l’innovation de pointe, ou ce que j’appelle de l’innovation à la frontière, il faut générer du savoir. La Silicon Valley se situe à proximité de Stanford, la route 128 était proche d’Harvard MIT, ce n’est pas un hasard. L’innovation est aussi synonyme de destruction créatrice. Sans arrêt, de nouvelles idées, de nouvelles activités, de nouveaux jobs se substituent à d’autres. Il faut donc organiser une mobilité qualifiante et un marché du travail dynamique. L’université a donc un rôle central à jouer pour générer du savoir et promouvoir une mobilité qualifiante.

Tout d’abord, en matière de recherche, on trouve différents classements, différentes manières de mesurer la performance des universités, comme par exemple les classements de Shanghaï, du Times, des brevets, mais tous se valent. Les pays et universités qui réussissent bien et excellent en recherche s’appuient sur trois leviers essentiels.

Premièrement, les moyens, l’argent. Les États-Unis dépensent 35 000 dollars par étudiant/par an, la Scandinavie, 25 000 euros par étudiant/par an mais la France seulement 9000 euros. Et si ses grandes écoles sont riches, ses universités sont pauvres.

Deuxièmement, la gouvernance des universités, et plus précisément leur autonomie, constitue un facteur important de réussite. Les universités doivent pouvoir décider elles-mêmes de leur budget et de leur politique de ressources humaines. Celles qui fonctionnent bien disposent à la fois d’un Sénat académique, composé de professeurs conseillers du président et d’un « board » externe, réuni régulièrement, rassemblant des enseignants d’autres universités et des personnalités de la région. Ils nomment le président, suivent le budget, etc.

Troisièmement, il est très important de s’appuyer sur les incitations à la recherche, comme par exemple l’ANR (L’Agence Nationale de la Recherche qui finance la recherche sur projets). Il faut susciter l’émulation pour obtenir des bourses, cela stimule l’excellence, la qualité de la recherche.

Ensuite on relève deux facteurs de mobilité. En premier lieu, l’université à un rôle de formation des maîtres car pour générer de la mobilité, il faut que les étudiants aient reçu une bonne éducation dans le primaire, le secondaire et le premier cycle. Deuxièmement, nous devons nous assurer qu’à sa sortie de l’université, l’étudiant trouve un travail sur un contrat long qui correspond à ses appétences. Il faut donc considérer les taux de chômage, les taux de CDI mais également les indices de satisfaction de l’emploi obtenu. Les universités qui ont des moyens peuvent préparer leurs étudiants à l’insertion professionnelle.

Il existe enfin trois notions importantes que nous ne possédons pas. Il faut premièrement instaurer la possibilité d’une deuxième chance. Cela arrive de rater un concours, il ne faut pas que cela conditionne toute une vie. Il faut également ménager une diversité, une flexibilité des parcours. L’université doit proposer aussi bien des formations professionnelles que des formations générales et des grandes écoles dans l’université. Et il est nécessaire d’établir des passerelles des unes aux autres, dans les deux sens et à plusieurs niveaux.

Une deuxième notion à introduire est la spécialisation progressive. Aux États-Unis ou dans d’autres pays, au lieu de choisir directement une spécialisation, on le fait progressivement. Les étudiants choisissent une matière majeure mais celle-ci peut changer en cours de route. Avec ce système, on ne crée plus de sélection par l’échec mais une spécialisation progressive, ce qui donne un bien meilleur résultat.

Finalement, c’est l’information des étudiants sur les programmes et les débouchés qui priment. Il est nécessaire qu’ils soient bien informés de la valeur et de la qualité des professeurs. Pour cela, il faut évaluer les professeurs afin qu’ils soient en mesure de s’améliorer.

Ce sont de grandes révolutions à mettre en place dans les universités pour viser l’excellence en termes d’insertion professionnelle.

L’excellence n’est pas uniforme, il faut de l’excellence en recherche mais il en faut tout autant en insertion. Ces deux aspects là font partie de la croissance par l’innovation. Et la croissance par l’innovation génère de la mobilité sociale. Des universités fonctionnant sur ce modèle généreraient de la croissance inclusive.

Benoît Floc’h :

Merci beaucoup M. Aghion. Je vais passer la parole à M. Batsch.
Pour que l’université puisse jouer ce rôle dans l’économie, elle a donc un certain nombre de défis à relever. L’un des points que vous soulignez souvent est qu’il faut libérer le système de ses entraves. Que voulez-vous dire par là, et jusqu’où peut-on aller dans la libération du système ?

Laurent Batsch :

Pour illustrer la libération du système, je vais prendre deux exemples qui reviennent à dire que nous pourrions passer au système LMD (Licence-Master- Doctorat), près de 20 ans après Bologne.

Première exemple, le master. Recours aux tribunaux administratifs, avis du conseil d’État etc. la décision est tombée, sans surprise, la sélection n’est autorisée ni à l’entrée du master, ni entre la première et la deuxième année. Ce sont les textes. Réaction politique : sécuriser l’existant, avec un décret qui autorise le maintien de cette sélection entre la première et la deuxième année. Autrement dit, aujourd’hui, nous sommes en train de figer un cursus déjà rigide, en deux années distinctes. C’est incohérent pour les étudiants qui doivent mettre le doigt dans l’engrenage sans même savoir s’ils vont pouvoir en sortir. La seule raison de cette situation est de ne pas vouloir assumer une entrée en master sélective en première année : un type d’entrave très simple, qui est réglementaire.

Benoît Floc’h :

Mais cette entrée est souvent sélective ? Beaucoup d’établissements pratiquent une sélection, il me semble.

Laurent Batsch :

La sélection existe de fait mais elle est illégale, à l’entrée, comme en cours de cycle. Comme nous ne voulons pas adopter un texte qui établisse une sélection à l’entrée du master, nous figeons une situation dans laquelle le master est coupé en deux parties, avec une sélection décalée au milieu du cursus. C’est une entrave qui procède d’une stricte volonté politique, elle est extrêmement facile à lever

Benoît Floc’h :

N’y a-t-il pas une contradiction entre la volonté d’emmener 60 % d’une génération au niveau de l’enseignement supérieur et celle d’établir une sélection ?

Laurent Batsch :

Nous pouvons accueillir un grand nombre d’étudiants dans un master en deux années, dès lors qu’ils y ont été préparés. La contradiction réside dans la volonté d’élever le niveau général de qualification tout en « coupant leur élan » à des étudiants au milieu d’un diplôme de master.

Mais je réponds à votre question avec un deuxième exemple très intéressant, la Licence. Elle n’est pas sélective. On constate 92 % de réussite au baccalauréat général et le premier grade universitaire, l’entrée à l’université, est aujourd’hui offerte à pratiquement tout étudiant de classe terminale.

Mais aujourd’hui, à travers les classes préparatoires, STS, IUT, 450 000 étudiants sont engagés dans des formations à bac + 2. Or nous sommes dans un système de licence à bac + 3. Pourquoi les classes préparatoires ne sont-elles pas reconnues comme deux années de licence ? Ce qui permettrait de les inscrire dans une dynamique de cycle en 3 ans. Et ainsi, de faire en sorte que les lycéens qui s’engagent sur une classe préparatoire ne soient pas seulement tournés vers les concours mais aussi vers la réalisation d’un cycle complet. La seule raison pour laquelle ce système est maintenu est que la classe préparatoire est sélective.

Pourquoi a-t-on maintenu des IUT ou des DUT en 2 ans sans établir une équivalence avec le temps du cursus de la licence universitaire de technologie dans le système LMD ? La seule raison est que nous ne voulons pas admettre une licence sélective. C’est ici encore une entrave réglementaire qui constitue un blocage, un tabou mental.

Ainsi on s’interdit de développer des programmes cohérents et qualifiants sur 3 ans. Les premiers pénalisés sont les étudiants, issus de baccalauréats technologiques notamment, qui s’engouffrent dans des voies universitaires. 6 étudiants sur 10 ne terminent pas la licence en 3 ans et ne se voient pas offrir de deuxième chance. Si bien que je propose d’établir, sur la base de l’acquis des formations en 2 ans de DUT, un cycle qualifiant, cohérent, en 3 ans, qui prépare à des fonctions de cadres intermédiaires. C’est une idée de bon sens, partagée par tous mais que nous n’appliquons pas pour deux raisons. Tout d’abord parce que les IUT sont sélectifs ce qui implique que cette licence le soit aussi, et ce d’autant plus qu’elle serait très attractive. Par ailleurs, une telle licence, qui déboucherait sur un emploi à la fin du cycle, n’ouvrirait pas automatiquement l’entrée en master. Ce dernier recruterait donc lui-même sur des prérequis.

Ces entraves sont elles aussi très simples à lever afin de construire un cycle d’études cohérent dans lequel les étudiants pourraient s’engager en sachant qu’ils vont pouvoir le terminer.

Cette licence technologique, tournée vers l’emploi, permettrait d’ouvrir à des étudiants, actuellement victimes de la centrifugeuse sociale, une nouvelle voie sociale de réussite. Mais nous ne le faisons pas en raison des tabous que nous ne pouvons pas lever.

Un dernier exemple concerne l’absence de sélection à l’université. Dans de nombreuses universités les licences ont des capacités limitées. Les étudiants qui candidatent en une certaine filière très demandée, sont tirés au sort. Cela est une forme extrême de la démocratie sociale que de tirer au sort les étudiants pour les répartir. Avec une chance sur deux de tomber sur un étudiant de niveau très moyen et doté d’une motivation faible versus un étudiant qui y serait lui davantage à sa place. Nous touchons là quelque chose de profondément absurde.

Et je conclus en relevant que les filières d’excellence, en particulier en licence, sont des filières semi-clandestines. C’est-à-dire que vous empêchez certains établissements d’assumer leur filière d’excellence, de les mettre en avant, d’en faire en interne une force de locomotion et, vis-à-vis de l’externe, une force d’attraction.

Nous nuisons aux étudiants comme à l’institution, alors qu’il suffirait de lever deux entraves réglementaires, qui procèdent d’un blocage intellectuel.

Benoît Floc’h :

Je vais vous relancer sur la sélection. Pour l’enseignement scolaire, les pays nordiques, qui ne pratiquent pas la sélection, occupent les meilleures places dans les enquêtes PISA. L’enseignement inclusif, qui accueille tous les enfants, est donc facteur de succès. Pourquoi cela serait-il différent dans l’enseignement supérieur ? En quoi le fait d’accueillir les moins bons et les meilleurs n’offrirait pas aussi une chance de faire progresser l’ensemble ?

Laurent Batsch :

C’est exactement ce que je suis en train de proposer…

Benoît Floc’h :

Non, si vous établissez une sélection, vous excluez les moins bons.

Laurent Batsch :

Il ne faut pas assimiler la sélection à l’écrémage. Pour exprimer cela autrement, il faut une certaine exigence de prérequis pour telle ou telle formation. D’ailleurs, ce que je propose de mettre en œuvre n’est pas une sélection qui exclut mais une orientation dans des voies diversifiées, nouvelles, qui permettent la réussite et la promotion de publics aujourd’hui victimes de ce que j’appelle la « centrifugeuse sociale ».

La seconde réponse consisterait à penser que le niveau de l’enseignement supérieur ne serait pas comparable à celui de l’enseignement scolaire et qu’être agrégé de mathématiques n’est réservé qu’à certains types d’étudiants. Ce n’est pas cela la démocratie sociale et l’égalité des chances.

Il faut sortir d’un certain angélisme, les enfants de tout milieu aiment être stimulés. Les enfants des milieux dits « difficiles » apprécient que l’on ait des attentes à leur égard dès leur plus jeune âge. Ils aiment la compétition et il faut la leur offrir, car ils savent réussir. Ce n’est pas en levant toute exigence que l’on démocratise socialement. La démocratie sociale, consiste à être exigeant avec des enfants dans des domaines où ils auront autant de chance de réussir que les autres, ce qui n’est pas exactement la même chose.

Benoît Floc’h :

Je passe la parole à M. Olivier Klein, Professeur d’Economie et Finance à HEC et Directeur général de la BRED. Vous pointez vous aussi les défaillances du système éducatif français, en nous incitant à nous inspirer des dispositifs existant à l’étranger pour nous améliorer. C’est bien cela ?

Olivier Klein :

Oui, absolument. Tout d’abord, je crois que nous reconnaissons tous l’importance considérable de l’enseignement et de l’enseignement supérieur. Je vais paraphraser mon ami Philippe Aghion dans une économie passée d’une phase de rattrapage à une phase d’innovation, il importe que l’enseignement supérieur soit au cœur des investissements car il est facteur de transmission et de progression du savoir.

Aujourd’hui, même si l’université française a évolué positivement depuis 20 ans, l’ensemble de l’enseignement supérieur en France pâtit encore d’inefficiences qu’il faut prendre à bras le corps. Il faut donc nous libérer de nos blocages intellectuels afin de passer du constat à l’action.

Un premier critère à prendre en compte est le niveau de nos scores PISA et PIAAC, qui mesurent l’adaptation et le niveau des personnes dans leur formation pour l’un et leur qualification au travail pour l’autre. Nos scores sont moyens. Un résultat certes pas déshonorant, mais peu valorisant dans la compétition internationale. En France, les niveaux de rémunération sont en moyenne plus élevés, nous devons donc créer davantage de valeur ajoutée pour les justifier. Cela passe par améliorer nos scores PISA ET PIAAC.

Ensuite, à l’inverse de beaucoup d’autres pays européens, notre mobilité sociale, c’est-à-dire l’égalité des chances, déjà plutôt moyenne, a encore baissé depuis plus de 10 ans. Cela se mesure par la corrélation entre le niveau des diplômes ou des revenus des parents et celui de leurs enfants. Cette corrélation malheureusement monte légèrement en France affichant ainsi une moindre mobilité sociale.

Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’un système dans lequel l’égalité des chances baisse car la mobilité sociale crée la dynamique d’une société. Elle permet de mobiliser les ressources, les plus grandes compétences, etc. L’égalité des chances fabrique aussi la cohésion sociale. Donc c’est fondamental.

Enfin, nous critiquons parfois le classement des universités, des établissements d’enseignement mondiaux, mais ils existent. C’est un fait, et beaucoup les regardent, cela attire l’élite mondiale ou au contraire la repousse. En termes d’établissements supérieurs, la France n’est pas si bien placée, comparée aux autres pays européens. Sur les 200 meilleurs établissements supérieurs dans le monde, le Royaume-Uni en compte 34, l’Allemagne 20, les Pays-Bas 12, l’Australie (avec 22 millions d’habitants) en a 8, le Canada 7, la Suisse 7 également, la Suède 6 et la France en a seulement 5, juste avant la Corée du Sud.

La première mesure qui fonctionne ailleurs, c’est l’absence d’une spécialisation prématurée. En France, en terminale, les élèves ne savent pas nécessairement s’ils veulent faire par exemple de l’économie, du droit ou de la médecine. Or l’université française débute par la spécialisation. Il y a beaucoup d’autres pays où les études commencent par une ou deux années d’ouverture, avec une spécialisation plus tardive, une fois que l’étudiant a exploré plusieurs domaines. A mon sens, cela favorise une orientation pertinente et diminue les risques d’échec.

Le deuxième point, qui est un sujet très sensible et se heurte à un blocage intellectuel considérable en France, c’est la sélection. La sélection, cela veut dire que nous regardons comment orienter au mieux pour avoir le moins d’échecs possibles. En France, la solution par l’échec est très répandue. Plus d’un étudiant sur 2 ne passe pas en deuxième année. Parfois, seulement une quinzaine de pourcents d’étudiants d’une promotion passent en deuxième année d’université. En outre, comme le décrit aussi Laurent Batsch, les étudiants intègrent un master 1, mais la vraie sélection ne se fait que pour l’entrée en master 2. Que font les étudiants qui ne sont pas sélectionnés ? Cela n’est pas logique et démontre un problème.

Il existe également un paradoxe étonnant en France, nous refusons la sélection à l’université, mais les IUT font de la sélection, les BTS aussi. Et les entreprises apprécient ces formations. Les grandes écoles sélectionnent également et les entreprises y recrutent pour d’autres catégories d’emplois. Cela n’est pas sain, car la sélection se fait aussi à l’université, mais de façon inavouée et, encore une fois, le plus souvent par l’échec, par l’exclusion.

Qui plus est, ce n’est pas équitable. L’université possède souvent des professeurs merveilleux, des enseignants remarquables, exactement comme les grandes écoles. Sauf que dans le secteur professionnel, il existe une asymétrie d’information entre l’employé et l’employeur. Il est plus facile pour l’employé de se renseigner sur une entreprise, que pour l’employeur de savoir qui il embauche. Pour gagner du temps, l’employeur va tout d’abord sélectionner les candidats en fonction de leur cursus. Et dans ce cas, pourquoi ne pas choisir, pour plus de sécurité, un candidat sélectionné dès le début de son cursus supérieur ? Bien sûr après avoir mené son recrutement, l’employeur jugera par lui-même si la personne est compétente. Mais il a moins de chance de se tromper avec ceux déjà sélectionnés à l’avance.

D’où l’importance d’une sélection positive qui, au lieu d’exclure, oriente au fur et à mesure vers le bon cursus. Car évidemment il existe différents niveaux d’écoles, comme il y a différents niveaux d’universités. Et il faut accepter cela. Et cela permet in fine d’inclure tous ceux qui le souhaitent, sachant que tout le monde ne veut pas, mais aussi ne peut pas, devenir chercheur en physique nucléaire par exemple.

La compétition et la complémentarité entre les universités fonctionne bien dans d’autres pays. Mettre en place une compétition, c’est intelligent car cela pousse à devenir meilleur en visant l’excellence. Cela permet aussi d’intégrer largement, par différentiation. Cette concurrence conduit en effet les universités moins dotées et moins cotées à inventer pour se différencier, s’adapter à leur territoire. L’uniformité et l’égalité absolue entre universités sont juste un mythe. Tout le monde sait, notamment les employeurs, qu’il est préférable de sélectionner des étudiants issus de telle université ou de tel master spécialisé plutôt que de tel ou tel autre moins côté. Il faut donc revoir le fonctionnement de façon intelligente, dans une coopération et dans une compétition entre universités.

Je pense aussi que les professeurs doivent être évalués, en transparence, par leurs étudiants. C’est un stimulant certain pour essayer d’être un bon enseignant et toujours se remettre en question. Il y a une fierté à bien enseigner. C’est fait à l’étranger. C’est fait dans les Grandes Écoles. C’est un plus indéniable pour les étudiants eux-mêmes et la qualité de l’enseignement.

Une autre approche très efficace à l’étranger est la possibilité d’intégrer le monde professionnel après quelques année d’études puis de reprendre un cursus afin d’évoluer vers un autre domaine ou d’approfondir dans le même. Ces étudiants sont beaucoup plus décidés, motivés. Ce système permet de « raccrocher » quand le nôtre le permet peu. Et cela devrait changer.

Pour finir, je pense que l’université française ne s’est jamais beaucoup penchée sur la formation professionnelle, ce que font beaucoup les grandes écoles, à l’inverse. La formation professionnelle conduit les professeurs à toujours être en prise avec le monde professionnel. Et cela permet donc de rapprocher l’université du monde du travail, de ses exigences, voire de ses évolutions. Cela renforce aussi le lien relationnel entre l’université et le monde professionnel, ce qui permet de placer beaucoup plus facilement les étudiants sur le marché du travail. Ce lien manque aujourd’hui, alors que les grandes écoles le font très bien.

Les universités ont des atouts considérables, des professeurs remarquables, mais donnons à nos universités la chance de pouvoir donner le meilleur.

Benoît Floc’h :

Faut-il mettre davantage l’accent sur les compétences que sur les connaissances ? Faire évoluer l’évaluation à l’université pour vérifier que l’étudiant a les bonnes compétences pour entrer sur le marché du travail, plutôt que des connaissances abstraite, inutiles sans compétences développées conjointement ?

Question d’une étudiante :

Oui car, nous sommes face à d’employeurs dont les attentes sont spécifiques.

Olivier Klein :

De mon point de vue, les bonnes universités comme les bonnes écoles font inévitablement un mix. En effet, si elles se cantonnaient à un académisme détaché du monde de l’entreprise, elles produiraient uniquement des chercheurs. Évidemment le nombre de chercheurs issus de l’université est très inférieur à celui des étudiants qui se destinent à travailler dans les entreprises. Donc les établissements sont obligés d’orienter leurs études de façon à ce qu’elles correspondent à un besoin existant.

Et en même temps, les bonnes universités comme les bonnes grandes écoles évitent de s’arrêter sur une vision à court terme. Elles fournissent un savoir, des connaissances, des méthodologies intellectuelles qui permettent aux étudiants, une fois intégrés dans le monde du travail, d’évoluer plus longuement, avec plus de succès que ceux qui auront appris des « recettes de cuisine » à court terme.

Je pense donc que l’excellence vient de la capacité à donner de la profondeur et une aptitude à raisonner qui soient durables. Bien sûr, les écoles, les universités, ne doivent pas être déconnectées du monde tel qu’il est. Il faut qu’il y ait une correspondance entre l’enseignement théorique et la réalité. Mais nous ne pouvons proposer d’apprendre uniquement des notions immédiatement utiles à l’entreprise. Il faut un bon mix des deux.

Question d’un étudiant :

Je suis étudiant, en double licence droit et économie à l’Université Paris 10 – Nanterre. J’aimerais rebondir sur la question qui vous a été posée sur les connaissances et les compétences. Vous avez dit que les formations données à l’université n’étaient pas purement théoriques mais qu’elles donnaient une capacité de raisonnement. Ma question est, est-ce suffisant ? Aujourd’hui, la principale différence entre les grandes écoles et les universités est le fait que les écoles ont pour la plupart des partenariats avec de grandes entreprises, avec des universités à l’étranger qui permettent une mobilité. C’est plutôt cela qui rend ces formations plus attirantes du point de vue de l’employeur. J’aimerais votre avis M. Klein.

Olivier Klein :

C’est exact. Mais en même temps les universités ont su se doter de master, pour certains extrêmement réputés et de bon niveau, en mixant des professeurs qui font de la recherche et d’autres issus du monde de l’entreprise. Cela les a rapprochées du monde du travail. Bien sûr, si le parcours universitaire prévoyait un dispositif obligatoire, une année de césure par exemple pour tester ses connaissances dans le monde du travail, ce serait sûrement positif. Tout comme de proposer beaucoup plus d’échanges avec l’étranger. Cela enrichirait de façon considérable l’attractivité pour les employeurs.

Pour finir, la croissance inclusive, ce n’est pas refuser la sélection constructive, mais c’est refuser d’exclure trop de gens par l’échec, comme cela se fait aujourd’hui. Et si sélection il y a, elle ne doit pas être seulement faite sur la mathématique, comme le soulignait une étudiante, mais également sur l’envie, la motivation, les intérêts exprimés par la personne. Cela doit compter tout autant, comme doivent compter les connaissances et les aptitudes à raisonner.

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Echanges avec Philippe Aghion sur le thème du « mouvement » – Convention Groupe BRED, décembre 2015

Intervention de Philippe Aghion

Je suis un théoricien de la croissance. J’ai développé le paradigme schumpetérien, c’est-à-dire une théorie de la croissance basée sur l’innovation. Pour moi, c’est ce que j’ai défini comme « l’innovation à la frontière » qui est le moteur à long terme de la croissance. Cela repose sur quelques idées importantes.

La croissance de long terme c’est l’innovation. La croissance ne tombe pas du ciel. Elle résulte d’investissements réalisés par des entrepreneurs en recherche de développement. C’est tout ce que vous faites pour améliorer votre productivité, trouver des nouveaux marchés, etc. Ces investissements sont motivés par la perspective d’obtenir une rente de l’innovation.

La politique économique est importante car elle influe sur les rentes de l’innovation. Si vous êtes dans un pays avec de l’hyperinflation, toute vos rentes de l’innovation seront absorbées. De la même façon, dans les pays qui ne respectent pas le droit de propriété, comme le Zimbabwe, il ne peut y avoir de rente de l’innovation. Les institutions politiques influent sur la croissance car leurs décisions influent sur « l’investment climate », c’est-à-dire sur tous les éléments qui vous encouragent à prendre des risques, à innover. Il y a donc un enjeu très important autour des « politiques de croissance ».

Enfin il faut aborder le thème de la destruction créatrice. Les nouvelles innovations rendent obsolètes les réalisations précédentes. Le nouveau remplace l’ancien. La croissance est un processus souvent conflictuel au cours duquel le nouveau et l’ancien se font concurrence. Cela introduit le sujet de l’économie politique de la croissance. Car si on veut obtenir un système qui favorise l’innovation, il est nécessaire de garantir le droit de propriété, les rentes de monopoles temporaires.

Mais les innovateurs d’hier mettent souvent des barrières à l’entrée pour les nouveaux. Et cela, ce n’est pas bon ! Il faut donc parvenir à garantir des rentes de l’innovation tout en limitant la possibilité de barrer la route aux nouveaux innovateurs.

C’est tout le processus de la destruction créatrice. Certaines institutions favorisent la destruction créatrice, d’autres pas.

La destruction créatrice, c’est également l’idée que grâce à l’innovation, il y a en permanence des destructions et des créations d’entreprises et d’emplois. Il faut adopter un système qui accommode ce mouvement. On parle beaucoup en France de la nécessaire sécurisation des parcours et de l’importance de la formation professionnelle. Dans un monde où l’on change souvent d’emploi, il est important de donner aux gens la possibilité de rebondir. Tout cela c’est l’économie politique de la croissance.

J’ajouterais une quatrième idée. Les politiques qui produisent de la croissance dans les pays en développement ou émergents ne sont pas les mêmes que celles des pays industrialisés.

Par exemple, en France, pendant les trente glorieuses, on a beaucoup innové mais il y avait beaucoup de rattrapage à réaliser. Et quand vous faites du rattrapage, le problème de la concurrence ne se pose pas. Il y en avait assez peu, d’ailleurs. La rigidité du marché du travail ne posait pas problème puisque tout le monde passait la totalité de sa carrière dans la même entreprise. Les faiblesses du système éducatif, notamment dans l’enseignement supérieur, ne posaient pas encore trop de problèmes.

De la même façon, ce n’était pas très grave d’avoir un système financier « frileux », qui ne mettait pas l’accent sur les investissements risqués.

Mais dans une économie de l’innovation, la concurrence est un stimulant. Elle devient très importante car elle est la clé de l’innovation à la frontière. On innove pour gagner des parts de marchés sur les autres. C’est l’environnement compétitif qui stimule la croissance. De même, il faut de la flexibilité sur le marché du travail.

Nous avions des institutions qui étaient bonnes pour la croissance des trente glorieuses. Mais maintenant nous devons devenir une vraie économie de l’innovation. Parce que le rattrapage est désormais le fait des pays émergents « imitateurs », qui le mènent à coûts plus faibles que les nôtres. Nous n’avons pas d’autre choix que d’être une économie d’innovation à la frontière. C’est l’objectif des différentes commissions, telle que celle d’Attali, de trouver des nouvelles voies car nous ne pouvons-nous contenter de reproduire ce qui a été fait dans le passé.

Le problème réside dans notre incapacité à changer nos structures. D’autres pays d’Europe comme la Suède, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne se sont réformés de façon efficace.

En France, on l’a encore vu lors des dernières élections, il y a les tenants d’un retour au modèle d’organisation de l’Etat des trente glorieuses, ceux qui veulent fermer les frontières et les réformistes.

Mais comment concilier croissance et environnement, croissance et réduction des inégalités, croissance et création d’emplois ?

Pour répondre à cette question centrale j’ai développé le concept de « croissance schumpétérienne ».

Cette théorie permet deux choses. D’abord de comprendre certaines énigmes de la croissance. Par exemple, pourquoi des pays comme les pays asiatiques rattrapent-ils les pays développés alors que d’autres comme l’Amérique latine ou l’Afrique n’y arrivent pas ?

L’Argentine par exemple a connu une période de croissance rapide jusqu’aux années 30. Et depuis plus rien. On appelle cela la « middle income trap », la trappe du revenu moyen (médian). On peut se demander pourquoi le Japon a connu un croissante très forte jusqu’au milieu des années 80, puis plus rien et pour quelles raisons l’Europe est en panne de croissance.

En fait ces pays ont d’abord crû par accumulation du capital et par imitation technologique mais n’ont pas su adapter leurs institutions pour devenir des économies de l’innovation. C’est aujourd’hui le problème des Chinois. Peuvent-ils devenir une économie de l’innovation sans changer leurs institutions politiques qui brident la concurrence et la liberté académique ?

La stagnation séculaire constitue une autre énigme. A chaque grosse crise financière, il y a les tenants de la croissance, conçue comme une parenthèse qui a commencé au 19ème siècle et qui se termine maintenant. Une parenthèse courte finalement au regard de l’histoire de l’humanité. Robert Gordon pense que les grandes innovations ont été réalisées (la machine à vapeur, l’électricité, les ordinateurs) et que le ralentissement de l’innovation est la principale cause de l’affaiblissement de la croissance potentielle. Les inventions les plus faciles à mettre en œuvre auraient déjà été mises à jour. Comme si, sur un arbre fruitier, on avait cueilli tous les fruits les plus mûrs et les plus faciles à attraper.

Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Je pense que la révolution des TIC (technologies de l’information) a changé la technologie de production des idées. Elle s’est incroyablement améliorée grâce aux outils de communication à distance (Skype, Dropbox, etc.).

Ensuite, il y a des demandes énormes pour de grandes innovations comme par exemple produire de l’énergie renouvelable à bas coût ou dans le domaine de la santé guérir des cancers en faisant des greffes d’organes… On ne connait pas encore les technologies qui seront mises en œuvre mais il est évident que d’immenses progrès seront faits.

En réalité Gordon s’interroge sur le fait que les innovations actuelles ne se voient pas dans la croissance des Etats-Unis. Encore qu’avec plus de 2 points de croissance, les Etats-Unis surperforment largement l’Europe. On se contenterait de tels chiffres !

Je pense qu’il y a un problème de mesure. Quand on est dans un processus de destruction créatrice, de remplacement d’ancien par du nouveau, les outils statistiques ne permettent pas de bien mesurer les apports de l’innovation à la croissance.

Je travaille sur ces questions.

Quand on s’interroge sur les différentiels de croissance entre les Etats-Unis et l’Europe, on se rend vite compte que la France n’a pas mené les réformes structurelles nécessaires. J’entends bien les partisans de la relance de l’économie. Mais l’euro, le pétrole et les taux d’intérêts sont bas. Et pour autant, la croissance est atone. Cela ne suffit donc pas. Il est nécessaire de réformer le marché du travail pour le rendre plus flexible et plus dynamique. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas des politiques contracycliques, c’est-à-dire baisser les taux d’intérêt en période de récession, faire du quantitative easing, à savoir du rachat de dette d’Etat par la BCE, pour redonner un peu de souplesse budgétaire aux Etats. Je crois aux stabilisateurs automatiques pour les entreprises afin qu’elles puissent maintenir leur budget R&D tout au long du cycle économique. Je travaille à montrer qu’il y a complémentarité entre les politiques macroéconomiques contracycliques d’un côté et des réformes structurelles de l’autre. C’est ce que Mario Draghi, le patron de la BCE, disait il y a quelques années à Bretton-Woods, « moi je fais du quantitative easing, vous, les pays, vous devez faire votre partie du travail en faisant les bonnes réformes.»

Le premier problème de l’Europe est la différence de point de vue entre la France et l’Allemagne sur les réformes structurelles à entreprendre. Mais il faut aussi des politiques macroéconomiques plus proactives. Car il y a complémentarité entre l’un et l’autre. Aux Etats-Unis, les deux se complètent très bien. Ils mènent une politique macroéconomique plus proactive et encouragent un marché du travail, des biens et des services, plus efficace. De même les pays d’Europe du Nord sont plus résilients car ils ont su mettre en œuvre les deux.

Politique structurelle et relance doivent donc aller de pair.

S’agissant de la politique industrielle nous manions pendant les trente glorieuses une politique très Colbertiste. L’Etat choisissait les secteurs dans lesquels il voulait ses champions mondiaux. Une politique qui, par principe, fausse la concurrence. A bon droit, Bruxelles refuse cette politique Colbertiste. Mais l’Europe est allée un peu trop loin en refusant les aides des Etats à des secteurs définis. Car il y a des secteurs porteurs que l’on peut vouloir financer, à condition, bien sûr de préserver la concurrence.

Vous l’aurez compris, je plaide pour une nouvelle politique industrielle favorable à la concurrence. Au lieu d’aider quelques grands champions ma conviction est qu’il faut soutenir les nouveaux entrants, les petites entreprises. C’est d’ailleurs pour cela que la BRED, en tant que banque des petites entreprises, a un rôle essentiel à jouer pour être l’un des vecteurs d’une politique industrielle « pro concurrente ».

L’arbitrage ne se fait donc pas entre l’Etat Providence des trente glorieuses et l’Etat réduit à son rôle régalien. L’Etat doit investir dans l’éducation, dans la santé, dans tous ce qui implique des externalités. Si l’Etat investit sur moi, c’est pour moi, pour les gens qui travaillent avec moi, pour mes enfants, etc.

C’est pareil pour la santé et l’innovation. Elle a des externalités.

Il faut trouver une nouvelle manière d’organiser l’Etat.

Permettez-moi de dire un mot sur les inégalités.

Comment expliquer l’augmentation des inégalités ? Les révolutions technologiques nécessitent dans un premier temps des gens qualifiés pour les mettre en œuvre. Ce qui augmente les écarts salariaux entre les diplômés et les autres. Mais faut aussi prendre en compte le phénomène de la capacité d’adaptation. L’innovation donne un premium à ceux qui s’adaptent le plus vite et le mieux. L’innovation semble donc un facteur d’inégalités dans un premier temps.

Prenons le top 1% des gens les plus riches. Les revenus de cette catégorie ont fortement augmenté. Dans ce top 1 %, se trouvent des vrais innovateurs comme Steve Jobs, le fondateur d’Apple, et d’autres comme Carlos Slim, un milliardaire mexicain qui a fait fortune en développant l’ancien opérateur public de télécoms, et s’est contenté d’exploiter d’anciens monopoles.

Si l’on s’écarte de cet indicateur pour en prendre de plus larges, on constate que l’innovation bouleverse les hiérarchies. Et surtout elle génère de la mobilité sociale à cause de la destruction créatrice. Les endroits où il y a le plus d’innovation sont également ceux où il y a le plus de mobilité sociale (Californie, Massachussetts, etc.)

La fiscalité doit donc être adaptée pour permettre de faciliter l’émergence d’innovateurs tout en réduisant les inégalités.

La Suède, par exemple, s’est dotée en 1990 d’une fiscalité offrant une prime au risque et à l’innovation, avec une taxation progressive sur le revenu du travail avec un taux maximum à 57 %, une taxation forfaitaire sur les revenus du capital à 30 %, un impôt sur les bénéfices des sociétés à 20 %. Surtout, ils ne l’ont plus modifié depuis 1990 ! Au final les revenus fiscaux ont augmenté et permettent de financer la santé et l’éducation. Et la croissance a été multipliée par quatre. Le pays est l’un des moins inégalitaires au monde. L’homme le plus riche est désormais celui qui a inventé Skype. Alors qu’il n’existait pas il y a quinze ans, il a détrôné les grandes fortunes familiales comme les Wallenberg.

Voilà un exemple d’un pays qui a réconcilié redistribution et maîtrise des inégalités.

Je voudrais revenir sur le sujet de la finance.

Pour développer l’innovation, il faut bien sûr du « venture capital » et du « private equity », du capital risque pour investir dans des sociétés non cotées.

Pour les financer, vous devez bénéficier d’une part de « l’Upside », le potentiel de hausse de la valeur d’un actif, et de son contrôle.

Mais j’ai fait des études (sur la base de chiffres américains) pour montrer le rôle clé des investisseurs institutionnels dans le financement de l’innovation. Les managers ont souvent peur de prendre des risques de peur d’être licenciés en cas de mauvaises performances. L’investisseur institutionnel apporte une certaine sécurité au manager, ce faisant il lui permet de prendre davantage de risques. On revient toujours à l’idée que l’innovation et le risque sont indissociables. A condition de créer des filets de sécurité.

D’où l’importance de sécuriser les parcours professionnels pour offrir une garantie de revenus à ceux qui perdent leur emploi. Cela va de pair avec une formation professionnelle qui accompagne l’ensemble de la vie professionnelle. Il faut que la mobilité et l’innovation deviennent source de motivation et non d’angoisse.

Les réformes nécessaires doivent nous permettre de passer d’un monde corporatiste dans lequel les gens ne changent pas d’entreprise à une société plus ouverte et souple qui favorise la culture du risque.

Nous traiterons le risque environnemental par l’innovation, les inégalités aussi grâce à la mobilité sociale et d’éducation. Nous serons alors dans des conditions permettant une « croissance inclusive », une croissance qui ne laisse personne sur le bord de la route, notamment les générations futures, en ne les assommant pas avec nos dettes.

Des pays montrent le chemin. Nous avons notre génie pour nous, alors je suis résolument optimiste.

Echange entre Philippe Aghion et Olivier Klein

Olivier Klein :

Il me semble que le débat politiques de l’offre versus politiques de la demande est éculé. Ceux qui affirment qu’il ne faut que des politiques de l’offre ou que des politiques de la demande ne se posent pas les bonnes questions. Car si nous ne disposons pas d’un système économique compétitif -ce qui ne veut pas dire moins cher, mais un système au sein duquel le coût est compatible avec la valeur ajoutée offerte-, on se retrouve avec du chômage et une baisse de croissance, donc une demande plus faible. Mais un système économique compétitif a besoin symétriquement d’une demande suffisante. Sans quoi les investissements peuvent baisser et peu à peu l’économie être moins compétitive.

Deuxième point. Notre déficit de la balance courante ne s’améliore pas. Pour autant, avec un pétrole et une monnaie peu chers, si on augmentait seulement la demande on s’enfoncerait encore un peu plus.

La première des choses à faire est donc de travailler sur la demande et sur l’offre simultanément via l’investissement, par exemple en infrastructures liées à l’informatique et les télécoms et à l’éducation, donc à l’amélioration de la compétitivité, et parallèlement de réaliser les réformes de structure indispensables.

Philippe Aghion :

Evidemment on a besoin des deux leviers car les entreprises produisent pour répondre à la demande, c’est ce que l’on appelle le « market size effect ». Mais il faut être compétitif. C’est tout l’enjeu du débat sur la dévaluation fiscale. En Allemagne, les réformes Schröder ont fait baisser les coûts de production. Les allemands ont longtemps connu un coût du travail équivalent au nôtre mais en produisant du plus haut-de-gamme. Si nous avions conservé le franc, nous aurions dévalué notre monnaie. Du fait de l’euro, on procède autrement. On fait une dévaluation fiscale qui consiste en une réduction des charges. Certains affirment que la dévaluation fiscale n’est pas une bonne solution car elle réduirait la demande, donc la croissance. Je pense que c’est faux. Cette opération permet en fait de donner une bouffée d’air aux entreprises qui peuvent ainsi investir davantage, en R&D notamment. On transforme la compétitivité coût en compétitivité hors coût. Bien sûr la dévaluation a des effets temporaires car la demande est internationale. Mais la compétitivité est la clé. Il faut donc soutenir la demande en devenant compétitifs.

Olivier Klein :

Je voudrais parler de l’égalité des chances. Les rentes produisent de l’inégalité. Au vu des classements internationaux, la France est mal placée et recule sur les critères de mobilité sociale. Comment pourrait-on améliorer l’égalité des chances dans notre pays ? 

Philippe Aghion :

Nous sommes le pays de l’OCDE dans lequel la réussite scolaire dépend le plus de l’origine sociale. C’est un problème important.

Il faut changer les choses dès la maternelle. Prenons exemple sur les Finlandais qui dépensent autant que nous avec de biens meilleurs résultats. Ils mettent l’accent sur la qualité des professeurs (bac+5 et 18 mois de formation sur le terrain) qui évoluent par ailleurs régulièrement. Ils ont aussi un système de tutorat très efficace dès le plus jeune âge.

Nous pourrions tout à fait nous en inspirer et rebâtir les fondamentaux de l’éducation plutôt que de s’intéresser aux rythmes scolaires ou à l’enseignement de la RSE.

Il nous faut par ailleurs des universités autonomes, bien financées et bien gouvernées, avec des « boards », comme dans les entreprises. La séparation Grandes écoles/universités n’est pas bonne. De même la logique des « grands corps » n’a pas de sens. Il faut multiplier les passerelles entre l’université et les écoles, entre formation professionnelle et études générales. Nous avons érigé un système sans seconde chance. Son rang de sortie détermine toute sa carrière.

Il faut diversifier le recrutement des élites, faciliter les passerelles, la mobilité et les promotions dans l’entreprise. La libéralisation du marché des biens et des services est un facteur de mobilité sociale. 

Olivier Klein 

Je conclurai en disant que l’égalité des chances est nécessaire autant par éthique que par efficacité.

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