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« A quoi servent les banques ? Retour aux fondamentaux »

Coupables ! Les banques n’ont elles pas été accusées d’être responsables de la crise financière déclenchée en 2007 ? Utiles exutoires aux difficultés économiques, elles affrontent en permanence un procès en légitimité. Et pourtant, sans banques… pas d’économie.

Il me paraît  urgent de remettre à l’endroit deux ou trois idées.

Les banques commerciales jouent un rôle fondamental : elles collectent l’épargne et font des crédits, en servant d’intermédiaire entre les agents disposant de capacité de financement et ceux connaissant des besoins de financement. Dans les pays en développement, une partie importante de l’épargne nationale échappe à tout circuit d’allocation rationnel et efficace. La majorité de la population, non bancarisée, investit dans des biens patrimoniaux ou thésaurise en liquide ses avoirs. Ce système est inefficace puisque l’épargne n’est pas investie au bénéfice de la croissance, c’est-à-dire au service des projets des individus et des entreprises. Les marchés financiers sont de facto réservés à peu d’entreprises, de taille importante,  eu égard aux informations régulières  coûteuses à produire pour attirer les investisseurs sur les émissions obligataires.

Grâce à leur connaissance approfondie de leurs clients, ménages, professionnels, PME voire grandes entreprises, les banques peuvent mieux appréhender le profil de l’emprunteur, donc prendre raisonnablement en compte le risque de crédit. Elles sont, par construction, un réducteur de l’asymétrie d’information qui régit la relation entre l’emprunteur et le prêteur. Elles permettent ainsi à d’innombrables acteurs économiques de financer leurs projets.

En outre, en investissant dans des produits bancaires, les épargnants prennent un risque sur la banque et non sur la multitude d’emprunteurs auxquels la banque fait crédit. De par son activité d’intermédiation, la banque joue donc un rôle économique et social crucial.

La deuxième fonction de la banque commerciale est d’assumer le risque – dit de transformation – de taux d’intérêt et de liquidité. Ces risques découlent du fait que les ménages comme les entreprises privilégient le plus souvent les placements à court terme et disponibles alors que les emprunteurs souhaitent le plus souvent des financements de long terme, d’une durée suffisante pour rentabiliser un investissement ou dégager une capacité d’épargne pour rembourser un emprunt immobilier.

La banque commerciale agit donc au service de l’économie comme une centrale de risques, en prenant ces risques en lieu et place des acteurs économiques, facilitant ainsi la croissance. Les marchés financiers mettent quant à eux face à face directement emprunteurs et prêteurs suffisamment importants ou avertis, en laissant à leur compte l’ensemble de ces risques.

On comprend d’autant mieux l’enjeu de définir les réglementations  les plus adaptées pour que les banques remplissent au mieux le rôle qui est le leur, tout en assurant le maximum de sécurité à leurs clients déposants et au système financier dans son ensemble.

La dernière crise a confirmé l’instabilité intrinsèque de la finance. Et partant l’ardente nécessité d’une réglementation bancaire efficace.  Mais le dosage doit être habile. Surréagir, corseter trop fortement les risques pris par les banques ferait courir un autre danger tout aussi inquiétant : asphyxier l’activité économique en bridant les financements. Les marchés ne peuvent que dans certains cas se substituer aux banques.  Un carcan excessif peut aussi  pousser les banques à transférer les risques aux entreprises et aux particuliers en leur vendant directement ou indirectement leurs crédits titrisés ou, par exemple, en octroyant essentiellement des crédits immobiliers à taux variable. Cela peut aussi favoriser le développement d’une forme parallèle de financement, la « finance de l’ombre » (shadow-banking), quasi non régulée.

Trop réduire le risque bancaire, dans l’idée par ailleurs parfaitement légitime d’obtenir des « banques Phénix », renaissant toutes seules de leurs cendres (« bail in »)  et ne nécessitant pas le sauvetage des Etats (« bail out »), pourrait aboutir à déplacer le risque professionnellement pris par les banques commerciales sur les autres acteurs économiques, c’est-à-dire in fine sur les contribuables.

Il convient donc de bien analyser les situations pour trouver la juste réglementation. De bien comprendre le rôle indispensable et irréductible des banques dans l’économie pour ne pas parvenir éventuellement à un résultat qui n’irait pas dans le sens de celui recherché.

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A quoi servent les banques ? (version complète)

La responsabilité des banques a largement été mise en cause lors du déclenchement de la crise en 2007. La réalité est plus complexe, même si des banques, notamment anglo-saxonnes, y ont à tout le moins participé et ont pu l’amplifier. Cependant, notre propos n’est pas ici de revenir sur la genèse de la crise, mais plutôt de répondre aux questions qui se sont posées quant à la finalité des banques et leur utilité au service de l’économie.

De fait, le rôle fondamental d’une banque commerciale est de collecter l’épargne et de faire des crédits. C’est une évidence, mais elle est essentielle. Et cela se vérifie par contraste dans les économies en développement, y compris les économies émergentes, où la population est faiblement bancarisée. Dans ces pays, une partie de l’épargne nationale, la plus importante, échappe à tout circuit d’allocation rationnel et efficace. La majorité de la population investit dans des biens patrimoniaux, conduisant ainsi, le cas échéant, à des bulles, ou thésaurise en liquide (billets) ses avoirs. Un système inefficace au total, puisque l’épargne n’est pas investie au bénéfice de la croissance, c’est-à-dire au service des projets des individus et des entreprises.

En France, naturellement, la réalité est tout autre car le déploiement des agences depuis les années 60 s’est traduit par un taux de bancarisation de la population aujourd’hui proche de 100%. Dans les pays développés, les banques jouent donc un rôle essentiel dans la collecte et la bonne allocation de l’épargne. D’autant qu’à l’exception des grandes entreprises et épisodiquement de certaines moyennes entreprises, les possibilités d’emprunter des agents économiques sur les marchés financiers sont extrêmement réduites. Car émettre sur ces marchés nécessite de se faire connaître, d’émettre régulièrement, de recourir souvent à des agences de notation, donc de dépenser beaucoup d’argent pour assurer une information abondante sur soi-même. Il faut être suffisamment important pour pouvoir absorber ces coûts et pour intéresser les investisseurs à l’analyse de ses comptes et, ainsi, réduire ce qu’on appelle en économie l’asymétrie d’information entre le prêteur et l’emprunteur.

Or, tous les acteurs économiques ont des besoins de financement. Et c’est précisément le rôle des banques que d’y répondre grâce à leur connaissance approfondie et durable des emprunteurs, quels qu’ils soient, ménages, professionnels, PME, moyennes entreprises, voire grandes entreprises. Cette connaissance approfondie, sur la durée, permet aux banques de mieux appréhender le profil de l’emprunteur, le contexte de l’emprunt, donc de prendre raisonnablement en compte le risque de crédit. Elles sont aussi aidées en cela par la gestion des flux de paiement de ces clients.

Pour les épargnants (les placeurs), l’utilité de la banque est également manifeste. La plupart en effet n’ont pas une surface financière suffisante pour assumer un risque de crédit concentré sur quelques émetteurs de dette. Il revient donc à la banque d’emprunter auprès des épargnants et de prendre elle-même ce risque de crédit sur des clients à besoin de financement, ce qui impacte, en cas de risque avéré, son propre compte de résultat. Autrement dit, en investissant dans des produits bancaires, les épargnants prennent un risque sur la banque et non sur la multitude d’emprunteurs auxquels la banque fait crédit. De par son activité d’intermédiation, la banque joue donc un rôle économique et social crucial, tant en faisant se correspondre les besoins et les capacités de financement des uns et des autres qu’en prenant elle-même le risque de crédit en lieu et place des épargnants.

Le second rôle d’une banque est d’assumer le risque de taux d’intérêt et de liquidité engendré par son activité de collecte d’épargne et d’octroi de crédit. C’est son activité de « transformation » (des échéances des dépôts et des crédits).

En effet, les ménages, comme les entreprises, privilégient le plus souvent les placements à court terme, rapidement disponibles. Mais la plupart des emprunteurs souhaitent emprunter sur le long terme, c’est-à-dire sur une durée suffisante pour rentabiliser un investissement dans une entreprise ou dégager peu à peu une capacité d’épargne pour rembourser un emprunt immobilier, par exemple. Les marchés peuvent certes jouer un rôle à cet égard. Mais l’achat d’une obligation à 7 ans par exemple émise par une entreprise comporte pour le placeur non seulement un risque de crédit sur de nombreuses années, mais aussi un risque de taux d’intérêt entraînant un risque de perte sur le capital, en cas de revente avant le terme.

L’achat d’obligations, ou de tout titre de créance, comporte en effet un risque de plus-value/moins-value en fonction notamment des fluctuations des taux d’intérêt. Or ils peuvent varier fortement comme cela s’est produit à maintes reprises durant les trente dernières années. En revanche, si un épargnant choisit un placement bancaire, il ne supporte aucun risque de plus ou moins-value, il reporte de fait le risque de taux d’intérêt sur la banque qui dispose du professionnalisme nécessaire pour le gérer et qui respecte des réglementations prudentielles établies à cet effet. La banque inscrit les pertes liées à la matérialisation de ce risque sur ses propres comptes de résultat, sans mettre en jeu la valeur des placements de ses épargnants-clients, sauf à disparaître elle-même.

Prêter à moyen-long terme et emprunter à court terme comporte, outre le risque de taux d’intérêt, un risque de liquidité. En effet, les épargnants qui ont effectué des placements ou des dépôts à court terme peuvent souhaiter retirer leur argent alors qu’il est bloqué par la banque dans des prêts à moyen-long terme. Sur les marchés, le risque de liquidité est en principe résolu par le marché secondaire. Il est possible, en principe, d’y revendre une action ou une obligation, avec une plus-value ou une moins-value à la clé (cf. ci-dessus). Mais en réalité la liquidité est « autoréférentielle ».

Un marché n’est pas liquide par essence, intrinsèquement, mais parce que les investisseurs en sont convaincus. Si cette conviction vient à disparaître, si les investisseurs craignent pour la liquidité, ils cessent d’acheter et plus aucune vente ne peut avoir lieu ou à des prix très en deçà de la valeur « normale » des titres considérés. Ce risque de liquidité est porté par tous ceux qui interviennent directement sur le marché financier. Dans le cas des banques, ce risque de liquidité est géré par la banque, avec professionnalisme, et à nouveau en respectant des ratios prudentiels ad hoc. En dernier recours, les banques centrales peuvent intervenir et redonner des liquidités aux banques. Cela s’est produit internationalement en 2008, puis en 2011 avec la crise de liquidité spécifique à la zone euro.

En résumé, la banque est non seulement indispensable à une allocation rationnelle de l’épargne, mais, en outre, et contrairement aux marchés, elle prend à la fois les risques de crédit, de taux d’intérêt et de liquidité à la place de ses clients. Et ces prises de risques sont réalisées de façon réglementées et supervisée. C’est l’ensemble de ces fonctions qui fonde l’utilité économique et sociale spécifique et irréductible des banques.

Le propos n’est pas ici d’évoquer les banques d’investissement qui jouent un rôle de conseil et ont vocation notamment à intervenir sur les marchés, en tant qu’intermédiaire mettant en face à face direct les acheteurs et les vendeurs et en y originant des titres pour le compte des emprunteurs.


Une question se pose aujourd’hui : les réglementations bancaires nouvelles permettent-elles de gérer encore mieux le risque bancaire ?  Les réglementations macro-prudentielles sont indispensables, car les marchés peuvent être régulièrement déconnectés des fondamentaux économiques. Et plus les marchés sont globalisés, plus ils sont volatils, et plus le risque de bulles est important.

Il se produit donc régulièrement des erreurs de marchés manifestes. Les banques, comme les marchés, peuvent par exemple être entraînées, dans des phases euphoriques, à trop prêter en laissant se développer un surendettement chez les emprunteurs. A contribuer ainsi au développement de bulles de crédit et de bulles sur les actifs patrimoniaux (actions, immobilier…). Puis lors des retournements, à des rationnements trop brutaux de crédit et des plongées dépressives des prix des actifs. En outre, et c’est le fondement historique de la réglementation, une réglementation micro-financière est nécessaire pour protéger l’épargne des déposants dans chaque banque et assurer par là-même la stabilité du système bancaire et financier, indispensable à la bonne marche de l’économie. Mais, s’il existe manifestement des erreurs de marché à répétition, il peut exister aussi des erreurs de réglementation.

La réglementation, de par une exigence de ratios de solvabilité minimum à respecter, oblige ainsi les banques à disposer de capitaux propres suffisants en face des risques qu’elles prennent (risques de marchés et de crédit). La réglementation permet également de réduire le risque de liquidité depuis Bâle 3. Mais certaines réglementations ont parfois des effets indésirés.

Par exemple, dans Bâle 2, certaines modalités étaient procycliques. Elles accentuaient en effet les effets euphoriques comme les effets dépressifs. En permettant aux banques de diminuer leurs capitaux propres ou d’augmenter leurs engagements en cas d’évolution favorable de la conjoncture et des marchés financiers, elles favorisaient une prise de risques accrue, ce qui contribuait au développement de bulles spéculatives (de crédits, de marchés, etc.). A l’inverse, en cas d’évolution défavorable, les banques devaient renforcer leurs capitaux propres ou diminuer leurs engagements dans l’urgence, alors même qu’elles devaient passer des provisions sur les crédits et assumer des positions défavorables sur les marchés financiers, renforçant alors le caractère dépressif de l’économie. Bâle 3 est venu au moins partiellement corriger ces effets pro-cycliques en prévoyant des coussins de capitaux propres contracycliques. Le régulateur corrige parfois davantage les crises passées qu’il n’anticipe les crises futures.

Un problème se pose dans chaque nouvelle réglementation prudentielle : arbitrer entre le trop peu de régulation, ce qui serait dangereux pour la stabilité financière, et le trop de régulation, qui induit un danger non moins tangible sur la croissance et potentiellement sur la stabilité financière elle-même. Réduire trop fortement les risques de taux d’intérêt, de crédit ou de liquidités pris par les banques dans leur propre activité commerciale, reviendrait à réduire l’activité économique ou à transférer ces risques aux autres acteurs économiques, les entreprises, les particuliers ou les professionnels.

Par exemple, pour ne pas prendre de risque sur les taux d’intérêt, les banques espagnoles et les banques anglaises ont développé le crédit immobilier à taux variable. Quand les taux montent, ce sont ainsi les emprunteurs qui se retrouvent contraints, voire piégés. Contrairement aux banques, les acteurs économiques non bancaires n’ont que rarement les moyens de gérer ces risques qui sont inhérents à l’activité économique et au décalage entre les désirs des agents économiques à capacité de financement et de ceux qui connaissent des besoins de financement.

Ainsi, chaque fois que l’on demande aux banques de prendre trop peu de risques induits par leur pure activité commerciale de prêteur et de collecteur d’épargne[1], on fait porter ce risque par des acteurs qui ne sont ni régulés, ni supervisés, ni professionnalisés. Une trop forte réglementation qui réduirait exagérément la capacité des banques commerciales de prendre du risque inhérent à leur rôle économique conduirait en effet à réduire leur activité et à déplacer ces risques vers des acteurs non régulés, soit directement vers les agents économiques qui sont mal équipés pour les gérer, soit vers la finance de l’ombre (« le shadow banking ») qui accumulerait ainsi des risques sans contrôle. C’est à nouveau ce qui se produit depuis trois ans à une très forte échelle, comme s’en alerte très récemment le FMI, en en dénonçant le danger potentiel en termes de risque systémique.

En outre, si pour réduire la quantité de risques pris par les banques, on les incite à titriser davantage leur crédits, elles transfèrent ici encore ces risques de taux d’intérêt, de crédit, comme de liquidité, vers des investisseurs peu ou pas régulés. Ajoutons que par la titrisation, on augmente la volatilité des résultats bancaires. Normalement, la variation des résultats des banques commerciale est lente, car elles vivent des marges entre le taux d’intérêt de leurs stocks de crédits et celui de leurs emprunts et dépôts, et des commissions sur les services et produits qu’elles ont commercialisés. Mais si demain il était demandé aux banques de titriser bien davantage leurs crédits, leur résultat, au lieu d’être calculé sur des stocks, serait dépendant du volume de crédits produits dans l’année, donc des flux, induisant ainsi une instabilité de leurs résultats qui ne contribuerait guère à la stabilité financière globale.

Porteuse ainsi d’instabilité à plusieurs titres (moindre régularité des résultats des banques comme externalisation des risques de banques régulées vers d’autres acteurs qui ne le sont pas), la titrisation peut néanmoins être vertueuse, à condition d’être faite à la marge et si elle est produite dans de bonnes conditions. L’exemple des « subprimes » nous prouve que les banques sont capables du pire en la matière. Pour éviter ces dérives, les banques doivent rester responsables des crédits qu’elles accordent (de par un pourcentage minimal de risque conservé en cas de titrisation, disposition prévue dans Bâle 3, pour éviter l’effet d’« aléa moral »), et doivent conserver l’essentiel de leurs crédits dans leur bilan. La titrisation ne peut être qu’une solution – réglementée – d’appoint, si l’on veut protéger la stabilité financière.

A la suite de la grande crise financière, un nouvel objectif est apparu, bien compréhensible, mais dangereux s’il frise l’obsessionnel. Celui d’éviter tout nouveau sauvetage des banques par l’argent public, c’est-à-dire par les contribuables. D’où toutes les nouvelles réglementations et celles en préparation pour éviter les « bail-out », c’est-à-dire les renflouements par les Etats, et forcer aux « bail-in », c’est-à-dire au renflouement par les actionnaires et les créanciers des banques, suivant l’idée d’une banque « Phenix », renaissant de ses cendres.

Le but est louable. Mais il ne doit pas rater sa cible. Rappelons tout d’abord qu’en France, les banques ont remboursé l’intégralité des sommes prêtées par l’Etat pendant la grande crise. Mais surtout, le souhait de ne pas avoir à renflouer les banques avec l’argent des contribuables, s’il doit très légitimement conduire à des règles prudentielles plus efficaces, ne doit pas vouloir réduire trop fortement le risque pris naturellement par les banques de par leur activité commerciale.

Les banques ne sont que des centrales de risque, notamment de taux d’intérêt, de crédit et de liquidité, comme nous l’avons explicité. Elles prennent ces risques sur elles, répétons-le. Et cela permet aux autres acteurs économiques de ne pas les prendre ou d’en prendre significativement moins. Elles le font de façon professionnelle et réglementée, avec une supervision qui doit être sans faille. Aller trop loin dans la réduction des risques pris par les banques ne conduirait pas à éviter aux contribuables de dépenser moins.

Si les banques ne les concentraient plus suffisamment sur elles, on étoufferait l’économie ou, sans réduire le risque et même en l’accroissant pour les raisons analysées ci-dessus, on le transférerait en amont aux acteurs économiques , c’est-à-dire aux contribuables, en les fragilisant dans les moments de tension ou de crise, et on le disséminerait, en en perdant la traçabilité. Donc, à terme, on augmenterait l’instabilité financière globale.

Bien entendu, nous nous sommes intéressés ici aux risques inhérents à l’activité commerciale des banques et non à l’activité de marché pour compte propre. Il convient donc de bien dissocier les situations pour trouver la juste réglementation. De bien comprendre le rôle indispensable et irréductible des banques dans l’économie pour ne pas l’abîmer et parvenir éventuellement à un résultat inverse à celui recherché. Enfin, et comme souvent, à penser que les solutions efficaces et durables sont une question de discernement et de mesure.

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[1] Une réflexion est en cours actuellement à Bâle sur la mise en place d’une réglementation plus stricte du risque de taux d’intérêt pris par les banques commerciales, en modifiant les conventions d’écoulement des dépôts à vue, considérant – contrairement à l’expérience à tout le moins française – que les dépôts sont moins stables et à contraindre ainsi davantage les banques dans leur capacité à transformer de l’épargne courte en crédits longs. Cela conduirait alors les banques soit à davantage titriser, soit à transférer le risque de taux et de liquidité sur les acteurs économiques non bancaires.

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«Réformes structurelles : les graphes»

13 graphes, en complément aux articles :

«Manque de croissance et manque de réformes : le temps de l’action», publié dans les Echos du 17 juillet 2014,

«Les réformes structurelles sont difficiles, mais indispensables», publié dans le Monde le 20 mars 2014 »

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« L’entreprise du XXIe siècle »

L’entreprise aux XXIème siècle, retranscription de l’intervention d’Olivier Klein aux Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence de juillet 2014  (disponible également en vidéo).

Le capitalisme a connu dans ses mutations à travers les âges différentes formes de gouvernance et d’organisation des entreprises. Celles-ci se sont chevauchées et se chevauchent encore, mais, à chaque étape, des formes se sont révélées dominantes. Au XIXème siècle et au début du XXème,les pays occidentaux ont connu une forte domination du capitalisme dit « familial », dans lequel les familles qui possédaient le capital exerçaient le pouvoir. A cette forme de capitalisme a succédé, du milieu du XXème siècle jusqu’aux années 1980, un capitalisme « managérial », caractérisé par la prise de pouvoir de la technostructure dans les entreprises. Les familles actionnaires s’étaient fractionnées, leurs actions ayant été revendues pour tout ou partie par les générations suivantes ou le capital ayant été accru pour faire face au développement des affaires par appel à des actionnaires « anonymes.

Ces actionnaires acceptaient alors, en échange de la liquidité de leur capital et de la possibilité de valoriser à long terme leurs actions, de céder peu ou prou leur pouvoir de décision à des managers professionnels sans intérêt capitalistique. Les années 80 ont marqué le retour au sein des entreprises d’un pouvoir actionnarial, pas spécifiquement familial, qui a fait converger à nouveau l’intérêt des dirigeants vers les intérêts des actionnaires. Ainsi, pour contrecarrer la tendance de la période précédente qui avait par trop négligé l’intérêt des actionnaires, différentes méthodes ont été mises en place pour que l’objectif réel des dirigeants soit bien, non l’accroissement de leur propre pouvoir et/ou sécurité, mais le rendement pour l’actionnaire. Depuis les années 2000 et ses crises à répétition, la question peut se poser de savoir si le XXIème siècle verra naître un capitalisme « partenarial », qui permettrait de prendre en compte à la fois l’intérêt des actionnaires, des clients, des salariés et de la société toute entière.

Ces formes successives de capitalisme, qui se sont succédé à chaque fois pour des raisons objectives, sont liées à des modes d’organisation spécifiques des entreprises. Elles sont une bonne clé pour appréhender l’entreprise du XXIème siècle.

La question est double :

  • Quelles sont les forces favorisant le passage du capitalisme actionnarial au capitalisme partenarial ?
  • Dans la mesure où chaque forme de capitalisme induit une organisation spécifique, quels nouveaux modes d’organisation des entreprises vont correspondre au capitalisme partenarial ?

Le capitalisme actionnarial, à travers ses excès, notamment dans les années 90 et 2000, a contribué à provoquer une rupture accompagnée de crises économiques et financières majeures, puisque l’exigence de ROE (Return On Equity, soit le rendement des capitaux propres) démesuré était devenue insoutenable. On a vu apparaître une coupable créativité comptable, un surendettement des ménages comme des entreprises, des constructions puis des déconstructions accélérées de groupes d’entreprises ou d’entreprises elles-mêmes, des LBO, des LBO de LBO, etc. Mais aussi une progression de la part des dividendes dans les profits, pour sécuriser les rendements des actionnaires. En transférant souvent le risque sur les salariés.

L’échec partiel du capitalisme actionnarial est évidemment la première force susceptible de conduire vers le capitalisme partenarial. Mais la réaction de l’opinion pour une plus grande moralisation de l’économie reste un argument insuffisant pour fonder le passage à un capitalisme partenarial qui prendrait mieux en compte les intérêts des clients, des salariés et de la société, aux côtés de ceux de l’actionnaire. A chaque fois qu’une crise majeure se produit, elle s’accompagne d’un retour de la morale. Mais la phase de crise est suivie d’une sorte d’aveuglement au désastre, d’un oubli progressif des raisons qui l’ont provoquée. La situation peut alors reprendre son cours. Le seul fait qu’il y ait eu crise du capitalisme actionnarial ne paraît donc pas suffisant, même s’il s’agit d’un facteur évident, pour expliquer et comprendre l’apparition d’un capitalisme partenarial.

Plusieurs forces profondes et durables me semblent soutenir cette transition. La première, qui engendre les autres, est la révolution technologique.

Elle induit tout d’abord une révolution commerciale qui bouleverse les rapports entre les producteurs, les distributeurs et les clients. Ces derniers voient leur pouvoir très renforcé puisqu’ils sont aujourd’hui plus libres d’agir, plus avertis, disposent de plus d’informations, peuvent comparer les prix et bénéficient ainsi d’une plus grande liberté de choix. Le client devient alors évidemment le centre d’intérêt des entreprises. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entreprises développent depuis quelques temps déjà des discours orientés clients, comme si c’était une préoccupation nouvelle.

Les rapports de pouvoir s’en trouvent donc inversés au bénéfice du client. Mais, dans nombre de secteurs économiques, ce phénomène est également perceptible dans les rapports entre les producteurs et les distributeurs dont la position se trouve renforcée. La prise de pouvoir du client met fin à la hiérarchie traditionnelle, née au XXème siècle, reposant sur la capacité du producteur à imposer ses produits aux distributeurs qu’il a choisis et sur celle du distributeur à imposer ces mêmes produits aux consommateurs.

Dorénavant le client a le pouvoir. Ainsi, si le distributeur dispose d’une bonne connaissance de ses clients, s’il sait utiliser son « big data », s’il développe un CRM (Customer Relationship Management) pertinent, s’il parvient donc à anticiper les besoins de chacun d’entre eux et à les satisfaire, s’il considère enfin le client comme un « consom’acteur » capable de rechercher avec lui la bonne combinaison de produits et de services, alors il trouve les solutions adéquates pour chaque client et le fidélise.

Le service prend d’ailleurs le pas sur le produit lui-même. Nous ne sommes plus dans une économie conduite par la mise en avant du produit, mais dans un monde où l’usage, le service, devient plus important que la détention du produit lui-même. Les applications sont plus importantes que le téléphone lui-même. La bicyclette peut se louer pour le trajet à effectuer, et de plus en plus, l’automobile elle-même suit ce même chemin. Le « cloud » rend progressivement désuet la possession de gros ordinateurs…

La qualité de la relation avec son commercial, son conseiller, et la possibilité de trouver les bonnes solutions adaptées à chacun, c’est-à-dire le bon service, prennent donc le pas sur le produit en tant que tel. Ce faisant, le distributeur peut ainsi prendre le pouvoir sur le producteur, en le mettant naturellement en concurrence avec d’autres producteurs pour chercher la meilleure combinaison, en prix comme en qualité, de produits et de services qui correspondent le mieux aux besoins du client individualisé.

Un bouleversement des rapports de forces historiques est donc en train de voir le jour dans nombre de secteurs entre producteurs, distributeurs et consommateurs. A l’évidence, cela contraint le distributeur à une excellente gestion des clients. Si le distributeur, en revanche, n’est pas en capacité de les comprendre et de les fidéliser, il s’en trouve très fragilisé, d’autant qu’il est aujourd’hui également possible pour le producteur  de vendre en direct. La non qualité du conseil et l’incapacité de proposer les meilleures combinaisons de produits et de services adaptées à chacun conduisent tout droit à la numérisation totale de la relation client-fournisseur et à la disparition du rôle économique du distributeur. Avec l’apparition d’une relation directe producteur-client, lorsque cela s’avère possible, ou avec l’apparition de « pure players » internet de la distribution, forme de low cost de la relation client.

La révolution technologique induit également des changements de comportement des salariés, changements qui les positionnent au centre de l’entreprise avec des impacts sur l’organisation. Les hiérarchies verticales sont effectivement beaucoup moins acceptées, et acceptables, et bien moins pertinentes. Aujourd’hui, les cadres ne peuvent plus être crédibles et entraîner leurs salariés s’ils ne fondent pas leur autorité sur la valeur qu’ils apportent à leurs équipes, et non sur la détention d’informations qui sont maintenant libres et gratuites et circulent dans toute l’entreprise. Ainsi, il n’est plus envisageable d’être cadre et manager, en se prévalant exclusivement de son positionnement hiérarchique.

Parallèlement, les salariés expriment un besoin accru d’autonomie, soutenu et renforcé par la même révolution technologique, posant ainsi la question de l’entreprenariat au sein même de l’entreprise. Développer l’esprit d’initiative est devenu un véritable enjeu pour les grandes entreprises, alors même que, par essence, elles le réduisent à sa portion congrue, de par leur mode d’organisation même. Aujourd’hui, les individus salariés aspirent à comprendre le sens de leur contribution à l’entreprise, ils souhaitent en partager la stratégie et le mode d’organisation choisi pour adhérer à son projet. Cette aspiration doit absolument être prise en compte dans la dimension managériale.

Aussi, les organisations très hiérarchisées, verticales, nées de la phase du capitalisme managérial et de la technostructure dominante, sont-elles devenues beaucoup moins efficaces et nettement plus difficiles à gérer :

  • d’une part, elles mobilisent moins bien leurs salariés, puisque la proximité managériale est plus cruciale que jamais ;
  • d’autre part, elles s’avèrent plus rigides, moins flexibles, et ne sont plus en phase avec un monde et un environnement de plus en plus complexes. La complexité croissante et les chocs extérieurs plus nombreux et plus intenses exigent en effet plus de souplesse dans les organisations, comme plus d’autonomie de chacun et des équipes, afin de réagir promptement et de gérer habilement les dysfonctionnements et de s’adapter efficacement à la nouvelle donne.

Aujourd’hui, la taille et la centralisation engendrent de l’entropie. Au contraire, les entreprises organisées en réseau, réseau entre les différentes parties de l’entreprise ou entre différentes entreprises, sont plus adaptables, plus efficaces. Le couple centralisation/décentralisation penche plutôt dorénavant du côté de la décentralisation.

En outre, la relation commerciale devenant centrale, l’organisation doit être tournée totalement vers le client, de la production à la vente, des front offices aux back offices. Valoriser davantage encore ses commerciaux, pour leur donner plus de capacité encore à maîtriser leur relation client, plus d’autonomie pour être réactifs et pro-actifs face à chaque client, devient donc un impératif. Pour que chaque commercial se trouve en fait en situation d’entreprendre, de gérer et de valoriser le fonds de commerce qui lui est confié, avec les outils et la responsabilité pour le faire. Donc, avec plus de plaisir à travailler et de capacité à maîtriser son travail.

Une plus grande proximité managériale, une meilleure compréhension des attentes clients, une ouverture au mode entrepreneurial, une importante capacité d’absorption des chocs, des mutations et de la complexité, tels sont les ingrédients de l’entreprise de demain.

Faut-il insister de plus sur la révolution technologique qui implique pour les dirigeants de prendre plus que jamais en compte la réputation de leur entreprise, et les aspirations de la société dans son ensemble, puisqu’il est devenu impossible de fonctionner sans avoir en permanence sur internet des commentaires sur ce que fait l’entreprise ou ce qu’elle est ? Sur son rapport à l’environnement, sur la qualité de ses produits ou de ses services… ? Le facteur sociétal doit donc être traité sérieusement et la société devient ainsi une véritable partie prenante de l’entreprise.

En fait, toute entreprise est un organisme biologique, et comme tout organisme biologique, elle vit un compromis permanent, un équilibre instable, entre l’ordre, la verticalité, les routines homogènes de gestion et, à l’opposé, l’autonomie des parties, la capacité d’initiative, le besoin d’entreprendre,  etc .  La combinaison se fait aujourd’hui clairement au bénéfice de la seconde caractéristique, au détriment de la première, même si les deux sont utiles.

Pour conclure, le passage au capitalisme partenarial, qui modifie les modes d’organisation des entreprises, remet à une place de choix, aux côtés des actionnaires, les clients, les salariés et la société. Fort heureusement, cela n’est pas seulement dû à un échec du mode de gouvernance et d’organisation précédent et à une remontée temporaire de la morale, mais à des révolutions commerciales, comportementales et managériales, fondées elles-mêmes sur les évolutions technologiques. Ce sont des forces très puissantes, durables et objectives, qui amèneront, espérons-le, à cette forme nouvelle du capitalisme.

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«Manque de croissance et manque de réformes : le temps de l’action»

Les réformes structurelles, qui améliorent le potentiel de croissance et l’efficacité d’une économie, sont aujourd’hui bien connues. La question n’est ni de droite ni de gauche. Il y a une urgence économique et sociale à enrayer le déclin français et défendre notre modèle en le rendant soutenable. Pourquoi alors éprouvons-nous autant de difficultés à résoudre les problèmes jumeaux de l’économie française, le manque de croissance et de réformes ?

Notre culture conflictuelle-droite/gauche, patrons/salariés, pays riches/pays pauvres, multinationales/peuples, etc.-, ne peut plus nous empêcher de voir la réalité et de mettre en place les solutions concrètes et pragmatiques qui s’imposent. 

Autre frein aux réformes : un Etat historiquement hyperpuissant et centralisateur. Cette organisation, jadis utile à la France, n’est plus adaptée à une société et à une économie globalisées et organisées en réseaux. Le digital bouscule les rapports d’autorité. Par son omniprésence, l’Etat intermédie la relation entre chacun et la société, entre chacun et les autres. Au lieu de se sentir responsable face à la collectivité, l’individu exprime une demande forte d’Etat. Chacun refuse alors les réformes, méfiant quant à la réalité de l’effort réclamé aux autres et questionnant l’incapacité de l’Etat à prendre en charge tous les problèmes. 

Simultanément se sont érigés, au fil du temps, des groupes d’intérêt corporatistes puissants. Et des syndicats trop faiblement représentatifs dans les entreprises privées. Résultat : un vide de construction du social, une sorte de «social corporatisme» doublé de «social technocratie»*. Difficile donc de penser symétriquement à ses devoirs autant qu’à ses droits et d’accepter les réformes. 

Ajoutons un mélange culturel historique qui fait trop souvent de la compassion l’alpha et l’oméga de l’action politique et du débat médiatique et nous empêche de voir les choses telles qu’elles sont ou de nous donner les moyens de les corriger. Compétitivité en déclin, chômage élevé, exclusion trop forte du marché du travail des jeunes, inégalité croissante des chances, niveau moyen relatif de compétence trop faible… Face à la réalité des faits, la compassion ne peut nous servir de politique et nous exonérer de bousculer quelques a priori et habitudes de pensée très spécifiquement françaises. 

Heureusement les Français prennent conscience des limites d’une compétitivité insuffisante. De règles trop lourdes. D’abus trop nombreux et non corrigés. Et de déficits publics permanents, dûs à une sphère publique qui n’a pas suffisamment recherché depuis longtemps l’efficacité du système, conduisant ainsi à des dépenses sur PIB (et de fait à des impôts) parmi les plus élevées d’Europe, alors que la qualité des prestations publiques ne se situe que dans la moyenne. 

Nos compatriotes appréhendent mieux, fort des exemples de nos voisins étrangers, les réformes nécessaires pour mettre fin à cette spirale suicidaire et protéger notre mode de vie et notre protection sociale. Pour permettre le mariage heureux et nécessaire du vivre ensemble et de l’envie d’entreprendre. Dans une société fondée sur l’équité. 

Cette prise de conscience nouvelle doit permettre aujourd’hui aux gouvernements de lutter contre ces atavismes spécifiquement français et de traiter de façon crédible ces questions afin que les Français cessent d’être parmi les peuples les plus pessimistes au monde quant à l’avenir collectif de leur pays. 

S’appuyant sur l’opinion, osant éventuellement les referendums pour contrer les oppositions corporatistes, nos gouvernements doivent avoir le courage de trouver le chemin du changement, d’en expliquer le sens et de convaincre. Baisser les dépenses publiques certes, mais avec un plan d’ensemble pour réorganiser efficacement la sphère publique. Mais encore réformer sans idéologie, notamment le marché du travail et le système de retraite, pour prendre en compte l’allongement de la durée de vie en équilibrant les comptes. Enfin, conduire des politiques de compétitivité, notamment en baissant la fiscalité et les cotisations sociales des entreprises. C’est l’ensemble de ces changements qui donnent la possibilité, dans les contraintes qui sont les nôtres, de protéger durablement notre niveau de vie et notre protection sociale, en combinant à moyen terme augmentation de la croissance et réduction des déficits publics. 

Reste un élément clé : en formuler la bonne programmation et le bon accompagnement. Gageons que si le chemin en est vertueux et résolu, le rythme en sera ajustable.

* Expression de Denis Olivennes

«En complément de l’article, 13 graphes»

«Manque de croissance et manque de réformes : le temps de l’action

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Economie Générale

«La crise financière : enseignements et perspectives»

J’articulerai mon propos autour de trois axes :

  • Les causes de la grande crise financière et économique de 2007-2009
  • Les causes de la crise de la Zone Euro
  • Les enseignements. Quels enseignements peut-on en tirer ? Les a-t-on tirés ? A-t-on résolu cette crise ou peut-elle rebondir ?

I) Les causes de la crise financière de 2007-2009

  • Remontons un peu en amont pour tenter d’expliquer d’où vient cette crise. Et tout d’abord au violent krach de 2000 qui correspond à l’éclatement de la bulle technologique. Le CAC 40 en juin 2000 était à 7000 et en mars 2003 à 2300. C’est donc un krach boursier gigantesque. Rappelons qu’il y a eu, entre 2000 et 2003, le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, qui a sapé un peu plus les bases de la confiance. En 2002-2003 en outre, a été découvert qu’un certain nombre d’entreprises, et parfois parmi les plus grandes, avaient cédé à la créativité comptable. On se rappelle des bilans falsifiés d’ENRON, de WORLDCOM ou de PARMALAT, par exemple. Cela avait entraîné une crise de confiance considérable et une violente crise du crédit, puisqu’en 2003 il y a eu une quasi-disparition de la liquidité sur le marché des obligations d’entreprises. Tous les grands groupes quasiment ne pouvaient pratiquement plus emprunter sur les marchés financiers et leur prime de risque s’est élevée vertigineusement.
    Ces événements conjugués ont conduit à une forte récession et à une crainte de déflation qui n’était pas feinte. Heureusement, la FED et les différentes banques centrales ont réagi fortement et assez rapidement en lâchant les liquidités et en baissant les taux. Rappelons que le taux directeur de la FED en 2000 était à 6%/7% et qu’en 2003 il était à 1%. Une division quasiment par 7 des taux d’intérêts en très peu de temps. Cela mesure aussi l’importance de la crise. Avec l’intervention indispensable de la FED et des autres banques centrales, on a connu un environnement de taux bas jusqu’en 2004 et on a réussi à éviter une récession mondiale plus forte encore. L’action sur les taux d’intérêt a en effet soutenu, en l’occurrence, pas tant le marché des actions que le marché de l’immobilier, ce qui a permis, par un effet richesse, au consommateur américain de servir de « consommateur en dernier ressort ». Ainsi, fin 2003-début 2004, la croissance est repartie.
  • Le deuxième élément de contexte, est la mondialisation, qui contribue également à expliquer la crise de 2007-2009. La mondialisation est évidemment le fait des pays émergents, qui choisissent un mode de développement, à partir des années 2000, très différent que celui choisi par les pays asiatiques, avant qu’il n’échoue avec la crise de 1997-1998. Ce dernier était fondé sur la consommation interne et a buté sur des contraintes de balances courantes, avec un retournement très brutal des marchés de capitaux trop euphoriques antérieurement.
    En 1997, on a vu se retirer soudainement, et avec un effet de panique, les capitaux qui s’étaient investis à court terme dans les pays émergents, à la recherche de rendements élevés. Les pays émergents, et notamment asiatiques, en en tirant la leçon, ont cherché un autre mode de développement leur étant plus favorable. Ils ont adopté un modèle fondé sur l’exportation, en allant chercher la demande des pays développés.
    Cela est totalement légitime et rationnellement fondé sur leurs avantages comparatifs, qui étaient un faible coût du travail, donc des prix très compétitifs sur certaines gammes de produits. Le modèle s’est également développé sur la base de devises sous-évaluées pour faciliter leurs exportations, donc pour soutenir leur dynamique de croissance. Durant les années 2000, les capacités de production des émergents se sont accrues fortement. Dès lors, l’offre mondiale a fini par connaître des surcapacités de production importantes, puisque simultanément les pays développés, qui se faisaient en conséquence contester leur propre production sur certaines gammes, n’ont évidemment pas baissé leur propre niveau de production à due proportion. Et la demande interne des pays émergents ne tirait pas encore la croissance mondiale par un surcroît de demande suffisante.
    L’offre mondiale de biens et services s’est ainsi retrouvée supérieure à la demande, avec pour corollaire une épargne mondiale très forte et supérieure à l’investissement. C’est ce que Bernanke, l’ancien président de la FED, quand il était encore professeur, a appelé le « saving glut », « l’excès d’épargne ». Effectivement, les pays émergents eux-mêmes épargnaient beaucoup puisqu’ils ne consommaient que peu, avec des revenus en accroissement. Ils ont ainsi dégagé des excédents d’épargne considérables qui n’étaient pas suffisamment absorbés par un surcroît d’investissement interne. Les taux d’intérêts ont donc été structurellement bas parce que les capacités de financement mondiales étaient supérieures aux besoins de financement.
    Dans le même temps, les salaires réels des pays développés augmentaient très peu, voire pas, car la compétition mondiale salariale sur des branches d’activités données, sur les gammes de produits concernées, ne permettaient pas de continuer à autoriser des augmentations de pouvoir d’achat régulières. Cela a donc conduit à nouveau à une inflation très basse et à des taux d’intérêts très bas.
  • Troisième élément de contexte : le refinancement automatique du déficit de la balance courante américaine, qui est la contrepartie de ce qui précède. La Chine, les pays pétroliers et d’autres pays émergents décident, comme nous venons de le voir, de développer leur croissance par l’augmentation de leurs exportations, avec une consommation interne encore faible. Ils connaissent donc une croissance des excédents courants de leur balance des paiements.
    Symétriquement, les Etats-Unis connaissent en conséquence des balances courantes de plus en plus déficitaires. Mais, avec en outre des cours de change maintenus volontairement sous-évalués, ces déficits accentués n’agissent pas comme une contrainte pour une raison très simple : au fur et à mesure que les Chinois accumulent des réserves de change, par accumulation des excédents courants, ils les placent aux Etats-Unis. Donc ces capitaux se replacent aux Etats-Unis spontanément, finançant au fond sans douleur l’accroissement des dettes américaines (des particuliers, des entreprises, voire des Etats).
    Il y a en quelque sorte un recyclage automatique des excédents des pays émergents vers les pays déficitaires, et, en premier lieu, vers les Etats-Unis. Les taux longs, ici encore, restent donc très bas, puisque les dettes additionnelles américaines sont refinancées sans aucune difficulté, sans aucune tension. Et, dès début 2004, dès le retour de croissance, bien que la FED remonte ses taux courts de façon importante, jusqu’à 5%, les taux longs eux ne remontent pas ou peu. Cette décorrélation historique entre le mouvement des taux longs et celui des taux courts fait parler Greenspan, alors patron de la Banque Centrale américaine, de « conundrum », c’est-à-dire d’énigme. L’énigme était la suivante : « Comment, alors que la FED remonte significativement ses taux courts, les taux longs ne montent-ils pas de façon automatique ? ». La raison n’était probablement pas si énigmatique, comme nous l’avons vu.

Les conséquences du côté des emprunteurs privés ont été un endettement très facilité par des taux plus bas que le taux de croissance nominale, de 2003 à 2007. D’une certaine manière, tout s’est passé comme si au fond la surproduction mondiale née de la mondialisation, mondialisation non régulée, avait été occultée par l’accroissement de la consommation dans les pays développés, mais sur base d’un endettement progressivement insoutenable, c’est-à-dire débouchant sur une situation de réel surendettement.

L’augmentation de l’endettement des uns et des autres, sur fond de stagnation des pouvoirs d’achat dans les pays développés, a soutenu très artificiellement des niveaux de croissance qui sinon n’auraient pas pu être atteints.

L’endettement des ménages aux Etats-Unis en 2000 était de 100% de leur revenu disponible, en 2007 il était de 140%. En Espagne ou en Grande Bretagne, il est passé de 100% à 170%. En France, de 55% à 70% et, dans la Zone Euro de 65% à 85%. Le seul pays qui n’a pas connu d’augmentation de taux d’endettement des ménages est l’Allemagne : 70% en 2000, de même qu’en 2007.

Le taux d’endettement des entreprises est également monté de façon significative entre 2000 et 2007. Avec le retour à la croissance à partir de 2004, les emprunteurs comme les prêteurs sont entrés dans une phase euphorique oubliant les règles de prudence traditionnelles tant quant aux niveaux d’endettement, qui ont dépassé leur moyenne historique, que quant aux primes de risque qui se sont abaissées dangereusement, comme dans toute bulle de crédit. C’est l’effet d’un biais cognitif, bien connu que l’on appelle « l’aveuglement au désastre ».

On oublie, en effet, au fur et à mesure de l’éloignement de la dernière grande crise, le fait qu’une nouvelle crise de forte ampleur peut survenir à nouveau, de même que l’on oublie ses conséquences désastreuses. Plus le temps passe, moins on sait probabiliser le retour d’une crise catastrophique.

De ce fait, dans le domaine financier, on accumule des dettes progressivement, donc des positions fragiles, qui évidement se révèleront dangereuses quand la bulle crèvera avec le retournement de la conjoncture. Les banques, mais aussi les prêteurs de marché, abaissent leurs conditions d’octroi de crédit, commençant à demander moins de garanties, à accepter des marges plus faibles. La sélection devient moins forte, le niveau de levier monte. Parallèlement, les emprunteurs oublient les règles de prudence élémentaires.

Ajoutons que depuis le milieu des années 90, avec une accélération dans les années 2000, on a connu un phénomène qui a facilité cet endettement : la titrisation. La titrisation consiste, en effet, à sortir du bilan des banques des crédits pour en faire des objets marchands et à les vendre à des investisseurs financiers ou indirectement à des particuliers.

A partir de 2005, la titrisation a connu une trajectoire exponentielle, notamment dans les banques américaines. Les titrisations non réglementées se sont faites de la façon la plus anarchique qui soit. On a vu des titrisations de créances peu homogènes, des titrisations de titrisations…

La complexité ajoutée à l’opacité a conduit à une très grande difficulté à apprécier la véritable valeur de ces placements. En outre, la titrisation a permis à certaines banques de ne pas se sentir responsables des crédits qu’elles octroyaient. En effet, si une banque fait un crédit qu’elle titrise et revend ainsi peu après, elle peut s’exonérer tout à la fois d’une analyse sérieuse des risques de l’emprunteur comme du suivi (« monitoring ») du client emprunteur. Or il fait partie du rôle économique des banques de suivre et de conseiller le client ne serait-ce que pour éviter qu’il ne se surendette, qu’il s’agisse d’une entreprise comme d’un particulier.

Se généralise alors, dans certains types de banques, un comportement dit « d’aléa moral », puisqu’elles engendrent un surcroit de risque pour le système économique de par leurs propres actions. Enfin, la dissémination des objets titrisés au sein d’investisseurs non avertis comme prétendument avertis conduit à une incertitude générale sur qui détient le risque, sur les effets systémiques ou non de cette situation, donc au total ne permet plus d’avoir une véritable supervision prudentielle.

La théorie économique et financière traditionnelle, qui suppose qu’une diffusion large du risque est meilleure qu’une concentration dans des banques supervisées et professionnalisées pour les gérer, s’est révélée totalement erronée. Les montages de plus en plus sophistiqués (CDO, CDO de CDO, etc.) ont permis à de nombreuses banques d’investissement d’engranger des revenus croissants, puisque c’était elles qui en faisaient l’ingénierie financière, en en assurant le montage

Côté américain, le paroxysme de la titrisation a consisté dans le montage de certains crédits subprime. Dans nombre de cas, des crédits immobiliers étaient proposés à des personnes qui n’avaient pas les revenus pour pouvoir les rembourser. On a parlé à cet effet de crédits NINJA pour « No Income, no Job, no Asset ». Tout reposait sur l’idée que l’immobilier devait connaitre une évolution haussière de son prix permanente et qu’il suffirait de revendre le bien pour pouvoir rembourser, indépendamment des revenus récurrents des ménages. Au moment où ces titrisations se sont révélées problématiques, les détenteurs de ces véhicules de titrisation cherchant à se faire rembourser par le débiteur se sont parfois aperçus que même les documents contractuels n’existaient pas. C’était donc non seulement « No Income, no Job, no Asset », mais aussi parfois « No Document ».

Les investisseurs, qu’ils aient été particuliers ou spécialistes, ont été pris par un biais cognitif bien classique : l’effet d’ancrage. Effectivement, jusqu’à la fin des années 80, les taux d’intérêt longs s’établissaient à des niveaux très élevés. Les années 90 et 2000 n’ont cessé de voir ces taux baisser régulièrement et fortement.

Les investisseurs avaient en tête (c’est l’effet d’ancrage) des taux de rendement beaucoup plus élevés que ceux qui leur étaient proposés et qui étaient compatibles alors avec le taux de croissance économique et le taux d’inflation

Ils étaient donc en attente de proposition de rendement satisfaisant à leurs yeux, quitte à ne pas chercher à comprendre comment ces taux de rendement « anormaux » étaient possibles. C’est-à-dire quitte à ignorer un peu trop facilement le niveau de risque incorporé dans le placement, par des niveaux d’endettement élevé ou des cascades d’endettement, par exemple. Certaines entreprises, quant à elles, acceptaient d’élever leur niveau d’endettement afin de présenter un taux de rendement sur leurs actions (ROE) compatible avec les attentes des investisseurs, au prix parfois d’acrobaties comptables ou financières.

La période 2003-2004 jusqu’à 2007 a donc été une phase euphorique, peu différente en réalité des phases euphoriques du XIXème siècle ou de la première moitié du XXème siècle. Elles se composent de bulles de crédit, de bulles immobilières et / ou de bulles sur les actions. Dans la phase récente, nous avons assisté à une bulle immobilière et à une bulle de crédit, qui se sont auto-entretenues. Dans toutes ces phases euphoriques, l’aveuglement au désastre, (« desaster myopia ») s’amplifie. Les comportements de prévention s’émoussent alors au fur et à mesure du temps, provoquant de ce fait la possibilité même d’un retour de ces crises.

Pour conclure cette première partie, notons que la crise de 2007-2009 est bien une répétition de l’histoire, aggravée par un élément nouveau qu’est la titrisation. On a en effet connu une crise immobilière peu banale aux Etats-Unis, en Angleterre et en Espagne notamment. Conjointement, on a vu une crise de l’endettement et du levier (« leverage »), suivie naturellement d’un désendettement et d’un « deleveraging » généralisés qui se poursuivent encore et qui laissent à penser que pendant un temps certain la croissance devrait être très faible.

Ajoutons encore qu’une crise majeure de liquidité s’est faite jour, entremêlée à la crise de l’immobilier et à la crise du crédit et de l’endettement.

En 2008, survenait une crise de liquidité d’une violence inouïe. Face à l’incertitude fondamentale quant à qui détenait quoi et quant au contenu même des titrisations, plus personne ne voulait prêter à personne. Le marché inter-bancaire notamment était totalement figé. Si les banques centrales n’étaient pas intervenues massivement, il n’y aurait plus de banques. Une très grave crise de liquidité est également apparue en 2010-2011 pour les banques de la Zone Euro.

La globalisation financière mal régulée, à partir de 1987, a entrainé de facto la réapparition et la répétition de crises systémiques qui ont vu s’entremêler les trois formes de crises financières précitées.

II) Analyse de la crise de la Zone Euro

Je vais à présent faire porter l’analyse sur la crise de la Zone Euro. On pourrait dire que la crise de la Zone Euro est la conséquence de la crise financière mondiale précédente. Je ne suis pas totalement d’accord avec cette assertion. Pour autant un certains arguments sont vrais : les Etats ont connu un endettement public qui est monté à partir de la crise de 2008-2009, car d’une part certains Etats ont apporté des fonds à leurs banques pour les sauver, et d’autre part, la croissance s’étant effondrée, les Etats ont essayé de lutter de façon contracyclique et ont dépensé beaucoup plus, ce qui était assez légitime.

Cependant, dans les pays européens, cet accroissement des dépenses est venu s’ajouter dans certains cas à des dérives des finances publiques largement antérieures. La France, par exemple n’a pas connu de budget équilibré depuis 1974. Je crois beaucoup à l’efficacité de la politique budgétaire, et à l’utilité des déficits publics, mais à une seule condition, qu’ils soient temporaires et que lorsque la conjoncture s’améliore on connaisse des excédents.

Cela permet de s’endetter en temps utiles et de rembourser cet excès d’endettement quand les temps sont meilleurs. Des déficits permanents épuisent en réalité la politique budgétaire, car lorsque les niveaux d’endettement publics sont trop élevés, l’arme budgétaire n’est plus utilisable. La crise de la dette publique en Zone Euro, n’est cependant pas la simple conséquence de la crise financière précédente, puisque la même augmentation des taux d’endettement public, succédant à celle de l’endettement privé n’a pas posé les mêmes problèmes fondamentaux aux Etats-Unis, au Japon, ou ailleurs. Il y a bien un problème idiosyncratique de la Zone Euro. Pourquoi ? En consolidé, en effet, la Zone Euro ne connaîtrait pas de problème. Sa situation serait même meilleure que celle des Etats-Unis, et nettement meilleure que celle du Japon.

La création de la Zone Euro était un pari très intéressant et porteur, sous réserve soit de la compléter des ingrédients vitaux qui lui manquaient, soit de n’y faire entrer que des pays connaissant durablement une convergence économique forte. Deux écoles de pensée s’opposaient donc à la création de l’euro. Celle qui imaginait, dans la lignée de la création de l’Europe depuis l’origine, que les avancées économiques entraîneraient les avancées politiques. En effet, si une zone monétaire incorpore des pays qui ne sont pas tous semblables en termes de niveau économique comme d’évolution conjoncturelle, il est indispensable alors pour qu’une telle zone monétaire puisse fonctionner efficacement et durablement qu’elle connaisse trois attributs :

  • Une coordination des politiques économiques des pays composant la zone monétaire,
  • Un système de transferts fiscaux permettant, ainsi que cela se passe aux Etats-Unis, d’aider un Etat en difficulté transitoire, grâce à l’existence d’un budget fédéral,
  • Une mobilité de la main d’œuvre entre différents pays en fonction de l’évolution de leurs conjonctures réciproques, afin de ne pas accumuler de zone de chômage dans les Etats connaissant une phase conjoncturelle plus difficile.

Sous ces conditions, la création d’une monnaie unique facilite tout à la fois le commerce intra-zone et la stabilité des anticipations des acteurs économiques. Mais surtout, elle présente un intérêt fort, celui d’analyser la balance courante aux bornes de la zone monétaire et non de chacun des Etats la composant. Ce qui permet de ne pas freiner immédiatement la croissance d’un état qui connaîtrait une conjoncture économique plus favorable que les autres, par exemple du fait de sa démographie, alors que si la contrainte extérieure s’exerçait à ses bornes à lui, un tel différentiel de croissance entraînerait immédiatement un déficit de la balance courante qui nécessiterait tôt ou tard une politique restrictive pour rétablir l’équilibre de ses importations et de ses exportations. C’est ce bon cas de figure qui fonctionne entre les différents Etats des Etats-Unis.

La Zone Euro, malheureusement, ne comporte aucun de ces attributs :

  • la mobilité de la main d’œuvre : en Europe, elle est freinée car on y parle des langues différentes. Aux Etats-Unis, l’anglais est la langue parlée par tous. Cela facilite la mobilité. Historiquement, la mobilité géographique y est également plus forte qu’en Europe,
  • la coordination des politiques économiques : en Europe, il n’y a pas de gouvernement économique. Seule la France semble désirer un gouvernement économique européen, quelle que soit la couleur politique de son gouvernement. Il n’y a donc pas à proprement parler de coordination construite et obligatoire des politiques économiques qui permettrait, le cas échéant, d’organiser une relance en Allemagne pendant que les pays du sud seraient contraints de freiner pour rétablir les équilibres budgétaires, afin d’adoucir les effets économiques et sociaux de ce freinage,
  • les transferts budgétaires : le budget européen s’élève à environ 1% du PIB de l’Union Européenne. Et chacun des pays et des peuples ne se sent pas solidaire des autres et n’accepte pas l’idée d’un transfert nécessaire au bon fonctionnement de la zone monétaire. Evidemment, pour que de tels transferts existent, une condition nécessaire mais malheureusement insuffisante consiste à mettre en place une supervision fédérale des budgets nationaux.
    En effet, aucun peuple ne peut être solidaire s’il pense que cette solidarité est sans fond, voire incite même certains autres peuples à n’exercer sur eux-mêmes aucune discipline et favorise donc par là même un comportement d’aléa moral. Mais cette condition de supervision n’est pas suffisante, manque en Europe manifestement, pour des raisons historiques, comme certainement pour des raisons de volonté politique, une envie de partage, un désir de solidarité entre les Nations, facilités par un sentiment d’appartenance à une même communauté d’intérêts partagés.

Sans mobilité de la main d’œuvre, sans coordination des politiques monétaires et sans transferts budgétaires, le seul mode d’ajustement restant, en cas de choc asymétrique entre les pays de la zone, est pour les pays en difficulté de rechercher le moins disant social, le moins disant économique et le moins disant réglementaire. Chercher à faire de la dévaluation interne, puisque l’ajustement par le mouvement du cours de change n’est plus envisageable. Ce nouveau mode de régulation et d’ajustement conduit alors à un déficit de croissance durable dans la zone et à des difficultés sociales et politiques à moyen ou long terme devant l’obligation permanente de s’ajuster par le bas.

Cela ne signifie en rien que dans une zone monétaire complète les pays peuvent se permettre un quelconque laxisme ou qu’ils soient exonérés des réformes structurelles indispensables à la recherche de la compétitivité et au réhaussement de leur potentiel de croissance. Une zone monétaire complète ne les exonérerait pas davantage des efforts pour supprimer le caractère insoutenable de leur déficit et de leur dette publics. Mais à supposer que tous les pays aient réalisé leurs réformes structurelles, il n’en reste pas moins qu’une zone monétaire incomplète, c’est-à dire sans les attributs pré-cités, conduit inéluctablement à des pressions déflationnistes au sein de la zone. La Zone Euro est incomplète et comporte ce biais dangereux.

La deuxième école de pensée, à la création de la Zone Euro, reposait sur le postulat que toute forme de fédéralisme n’était soit pas souhaitable, soit pas réaliste. Les attributs d’une Zone Euro complète n’étaient donc, selon eux, pas envisageables. La solution consistait donc à faire en sorte que tous les pays participant à la zone soient semblables et partagent la même conjoncture. Aussi était-il nécessaire qu’ils respectent des critères de convergence (sur les taux d’inflation, sur les déficits publics, comme les dettes publiques) au moment de l’entrée dans la zone, comme par la suite. Ce faisant, cette école de pensée faisait elle-même plusieurs erreurs qui se sont avérées en tant que telles, au fil du temps.

La première erreur tient au fait que l’on a laissé rentrer dans la zone des pays qui n’étaient pas convergents. Soit parce qu’ils avaient « arrangé » leurs statistiques, et qu’on ne le savait pas, soit même parce qu’ils l’avaient fait, et qu’on le savait.

La deuxième erreur est que l’on n’a pas compris qu’une zone monétaire conduisait très probablement à une polarisation industrielle. Avec une monnaie unique, en effet, par construction il n’y a plus de variation de cours de change entre les pays participants. Cela induit de la part des entreprises la possibilité de ne produire que dans un seul pays de la zone pour profiter des meilleures conditions de production. Ces entreprises n’ont donc plus à s’implanter directement dans les différents grands pays concernés dans le but de ne pas avoir à subir des variations de cours de change capables d’abîmer la compétitivité de leurs usines.

Ajoutons qu’une seule politique monétaire pour des pays connaissant des situations divergentes peut aggraver ces divergences. En Espagne, par exemple, qui a connu un taux de croissance et d’inflation plus élevé que ceux de l’Allemagne, le taux d’intérêt fixé par la Banque Centrale Européenne pour l’ensemble de la zone s’est établi à un niveau inférieur à celui souhaitable pour l’Espagne elle-même, ce qui a permis un endettement sans douleur qui a favorisé notamment la bulle immobilière. Et pendant un temps long, un taux de croissance y a été tiré par l’accroissement de l’endettement des ménages, comme des entreprises.

La troisième erreur était une erreur de marché. Les marchés financiers, contrairement à la théorie traditionnelle, ne sont pas omniscients. Ils ne se trompent pas en permanence, mais ils se trompent souvent. Et en l’occurrence, avec la création de la Zone Euro, ils ont cru que la balance courante grecque ou espagnole ne devait pas être supervisée en tant que telle. Ils ont donc fait converger les taux longs de tous les pays de la zone vers le taux allemand. En conséquence, il n’y a eu aucun coup de semonce des marchés, aucun avertissement quant aux trajectoires non soutenables de certains pays de la zone. Les marchés n’ont pas joué leur rôle. Si, préalablement à l’avènement de la crise, les marchés avaient tiré les sonnettes d’alarme en faisant monter les taux d’intérêts longs pour avertir que leur risque s’élevait, eu égard à un endettement intérieur et à un déficit de balance courante difficilement soutenables, une contrainte macro-financière aurait alors pu s’exercer en amont et permettre d’éviter pour tout ou partie la crise.

En 2010, les marchés ont finalement pris conscience brutalement du fait de la divergence croissante de la Zone Euro et de son incapacité à s’autoréguler. Les deux écoles de pensée avaient en réalité failli. Aucun traitement de ce genre de situation n’avait été prévu par les autorités publiques, quelles qu’elles soient, au sein de la Zone Euro. De ce fait, pendant trop longtemps, la crise grecque a-t- elle était niée. Puis, lorsqu’elle a été reconnue comme un problème grave, trop de temps s’est écoulé pour la traiter.

Mais surtout, eu égard à l’absence des attributs précités constituant une zone monétaire complète, nous n’avons connu ni véritable coordination économique ni transferts assumés de subsides publics de pays les mieux lotis vers les pays les moins bien lotis, comme cela se fait pourtant utilement au sein des Etats-Unis.

Au-delà de la question spécifique de la Grèce, qui n’avait que très peu respecté les règles de base et de bon sens économique, le seul mode d’ajustement au sein de la Zone Euro s’est révélé être la demande d’efforts considérables à réaliser par chaque pays en difficulté pour abaisser les dépenses publiques, monter la pression fiscale et pour retrouver de la compétitivité par une dévaluation interne à la zone, c’est-à-dire par abaissement des coûts.

Cela conduit certes à un affaissement de la demande, qui à son tour permet rapidement une baisse des importations et de ce fait une réduction drastique du déficit courant. Mais ce genre de politique, en outre menée dans plusieurs pays à la fois, conduit inéluctablement à un ralentissement généralisé de la croissance.

Or, les recettes fiscales sont liées au niveau de croissance. On a donc eu une sorte de course-poursuite entre, d’un côté, la baisse des dépenses publiques associée à la compression des coûts et à l’augmentation des impôts, et, de l’autre, les moindres recettes fiscales dues au ralentissement induit de la croissance.

Cela ne signifie en rien pour autant que les réformes structurelles n’étaient pas strictement indispensables pour les pays concernés, car seules ces réformes sont susceptibles de rehausser le potentiel de croissance et d’assainir en profondeur la situation, en passant d’une croissance tirée par l’endettement à une croissance fondée sur les gains de productivité, l’innovation et la mobilisation de la population active. Toutefois, ces réformes structurelles, pour être réussies et acceptées, doivent être accompagnées d’une politique conjoncturelle qui ne soit pas elle-même dépressive.

La Zone Euro, face à ce manque d’institutions permettant la régulation, a alors connu la mise en place de deux cercles vicieux.

Le premier cercle vicieux est celui de la dette publique et des taux d’intérêt. Les politiques de dévaluation compétitive interne et d’abaissement des dépenses publiques, comme décrit ci-dessus, ont pour effet de comprimer la demande et d’affaisser la croissance, ce qui à son tour ne permet pas de faire rentrer les impôts au niveau espéré, donc de réduire autant que prévu les déficits budgétaires. La dette publique continuant ainsi d’augmenter, les marchés financiers accroissent leur méfiance quant à la soutenabilité de la trajectoire des finances publiques des pays en question. Ils font alors augmenter brutalement les taux d’intérêt longs de ces pays, accroissant en spirale les déficits publics de ces mêmes pays, leurs Etats devant emprunter de plus en plus cher. Le premier cercle vicieux se boucle alors de façon fatale.

Le deuxième cercle vicieux est celui qui relie les Etats aux banques. Les banques européennes détiennent en général des dettes de leur Etat, mais aussi, eu égard à l’intégration financière due à la création de la Zone Euro, des autres Etats de la zone. Lorsque certains de ces Etats sont considérés comme surendettés, les actifs correspondants des banques sont alors considérés comme potentiellement toxiques. S’enclenche alors le cercle vicieux suivant : les marchés financiers se méfient des banques considérées et leur prêtent beaucoup plus cher ou beaucoup moins de capitaux, ce qui les fragilisent beaucoup. C’est ainsi que les Etats apparaissent encore plus affaiblis, car éventuellement dans l’obligation de sauver leurs propres banques. Ce qui déclenche à nouveau une méfiance accrue vis-à-vis de ces mêmes banques.

Nous sommes sortis de ces deux cercles vicieux fatals grâce à deux mesures. La première : Mario Draghi lance un vaste programme de fourniture de liquidité aux banques européennes (VLTRO) et, plus encore, énonce à l’été 2012 que la Banque Centrale Européenne pourra acheter la dette publique des Etats de la Zone Euro dès lors que leur taux d’intérêt serait trop élevé et s’éloignerait spéculativement de leur taux d’équilibre. Mario Draghi ajoute : « Whatever it takes ». Par cette annonce, le Président de la BCE a réussi à dompter les marchés, permettant ainsi aux taux d’intérêts longs des Etats en difficultés de revenir sur une trajectoire bien plus soutenable, c’est-à-dire à un niveau plus proche de celui de la croissance économique nominale. La BCE détient in fine significativement moins de dette publique des Etats membres que réciproquement la Banque d’Angleterre ou que la FED.

La deuxième a été la mise en place de l’union bancaire européenne. Celle-là comprend trois éléments. Tout d’abord, pour qu’une solidarité puisse s’exercer valablement, il convient d’accepter une supervision au niveau fédéral. C’est ainsi que la supervision des grandes banques européennes s’est déplacée du niveau national au niveau fédéral, au siège de la BCE à Francfort. La solidarité quant à elle s’exerce à deux niveaux. Après avoir appliqué des règles de « bail in », soit de renflouement des banques en difficulté par leurs propres actionnaires et créanciers, pourra intervenir un fonds mutualisé entre les banques européennes pour sauver la banque qui connaîtrait encore des difficultés sérieuses. Second pilier de la solidarité : un fonds de garantie interbancaire des dépôts des clients.

III) Enseignements et perspectives

Pour conclure, peut-on penser aujourd’hui que tous les problèmes de fond de la Zone Euro sont résolus ? La confiance à court terme est de mise, principalement parce que la BCE est crédible dans sa volonté d’intervention, si la situation devait empirer. Pourtant les pays considérés de la Zone Euro parviendront-ils à redresser leur situation, grâce au temps que Mario Draghi leur a acheté avec beaucoup de talent ? De nombreux pays dits « périphériques » de la zone ont redressé significativement leur solde de balance courante. Le temps semble jouer favorablement. Mais si l’on y regarde de plus près, c’est essentiellement, comme nous l’avons noté précédemment, la baisse de la demande qui a joué. La restructuration des appareils productifs et la réindustrialisation, si elle se fait, ne pourra se faire que lentement. Le désendettement des acteurs économiques, privés ou publics, prend également du temps. La conséquence en est un niveau de croissance très bas pour une durée significative, avec des taux de chômage en corrélation. Les questions portent donc sur la patience des populations quant à ces phénomènes durables. La montée des populismes et du sentiment anti-européen n’y est pas étrangère. A nouveau, il ne s’agit en aucun cas d’une mise en cause des réformes structurelles trop longtemps repoussées et strictement nécessaires, mais de la difficulté d’abaisser les dépenses et de provoquer le désendettement dans de nombreux pays simultanément et à un rythme élevé.

Enfin, reverra-t-on des crises financières ? Notre opinion est qu’elles sont inéluctables dans le monde tel qu’il est. D’une part parce que la finance est intrinsèquement instable et que l’on vit depuis trente ans des cycles financiers faisant se succéder des phases euphoriques  avec des bulles de crédit comme du prix des actifs patrimoniaux – actions et immobilier notamment -, et des phases dépressives avec éclatement de ces mêmes bulles, réapparition des crises de liquidité, donc avec des crises financières majeures.

Les réglementations financières et bancaires sont nécessaires, mais à supposer qu’elles soient parfaitement efficaces, elles ne tendraient qu’à adoucir les hauts et les bas, sans pour autant abolir la succession de ces phases. D’autre part, les réglementations prudentielles elles-mêmes ne sont pas exemptes d’erreurs. De temps en temps, elles tentent de corriger les causes de la crise précédente avec une sous-estimation des causes futures. Enfin, certaines réglementations excessives ou mal calibrées peuvent elles-mêmes accroître la pro-cyclicité de la finance, voire engendrer les prochaines crises.

Il est à notre avis ainsi possible d’atténuer l’instabilité financière par de bonnes mesures et une bonne réglementation prudentielle, mais illusoire de prétendre la supprimer. De même, il est absolument indispensable de réglementer les banques. Mais, il serait dangereux de vouloir trop abaisser le niveau de risque pris par elles, alors que leur utilité économique et sociale réside dans le fait même d’être des centrales de risque – de crédit, de taux d’intérêt, de liquidité, etc.- et de gérer ces risques professionnellement et de façon supervisée. Ce serait très certainement provoquer une instabilité bien plus grande encore que de repousser ces risques hors des banques sur du « shadow banking » et hedge funds peu ou pas contrôlés ou sur les entreprises et les ménages eux-mêmes qui ne sont pas armés pour le faire.

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