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La question de la dette : risque d’instabilité financière et de perte de confiance dans la monnaie.

Tout d’abord, je tiens à remercier Euro 50 pour cette invitation à débattre de la question de la dette en Europe.

Les politiques budgétaires et monétaires actuelles sont indispensables pour limiter les dégâts provoqués par la pandémie, chacun en est bien conscient. Et tout ce qui a été entrepris par les États et les banques centrales devait l’être. Nous savons également que le fait de baisser trop précipitamment la garde en la matière serait une grave erreur.

Mais, eu égard à l’ampleur de la dette engendrée par la crise, succédant à une montée globale de la dette depuis 20 ans a minima, ne doit-on pas redouter ce qui risque d’arriver lorsque la situation sanitaire et la croissance reviendront à la normale ? La dette ne devrait-elle pas nous inquiéter ?

Le non-remboursement de la dette publique aux créanciers privés aurait des conséquences considérables pour l’économie et la société, avec un impact catastrophique sur l’épargne et les retraites des ménages. De toute évidence, cette option n’est pas viable. Et ne pas rembourser la dette publique à la seule banque centrale, même si cela était possible, serait jouer un jeu à somme nulle dans la mesure où les actionnaires des banques centrales sont les États et qu’il faut donc analyser la situation de façon consolidée. 

On pourrait éventuellement imaginer que seule la dette supplémentaire résultant de la pandémie soit refinancée très longtemps par la banque centrale. Mais peut-on imaginer que cette option soit étendue aux futures augmentations de la dette publique ?

Comment éviter alors de succomber à la logique de l’argent magique ? D’autant plus, au final, que nous avons trouvé pendant la pandémie les ressources financières nécessaires pour financer ce qui semblait auparavant impossible. Dans ces conditions, il pourrait sembler à certains qu’il n’y a aucune raison de ne pas poursuivre dans cette voie.

Mais une politique d’assouplissement quantitatif sans fin ne fonctionnerait pas et doit être écartée. Permettre à l’État de dépenser sans limites et aux agents privés d’accumuler indéfiniment des dettes sans aucune contrainte aurait des conséquences majeures sur l’instabilité financière ainsi engendrée. Avec le retour d’une croissance plus normale de l’économie, maintenir des taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps reviendrait à encourager, voire à déclencher des cycles financiers. Ce qui donnerait lieu à des bulles spéculatives encore plus importantes et tôt ou tard à leur inévitable éclatement. Ces phénomènes bien connus sont à l’origine de crises majeures, financières, économiques et sociales. Ce point est capital. Au cours des dernières décennies, chaque fois que les taux d’intérêt sont restés trop bas pendant trop longtemps, on a observé une inflation des actifs financiers et/ou immobiliers et non une inflation des biens et des services. Cela s’explique par la mondialisation et la révolution digitale qui n’ont pas permis aux salaires et aux prix d’augmenter.

Enfin, à plus long terme, on pourrait finir par connaître une fuite devant la monnaie. L’absence de contrainte de paiement, c’est-à-dire de contrainte monétaire, due à une politique d’assouplissement quantitatif trop forte et trop longue, permettant de financer les dettes durablement sans contrainte, pourrait susciter une crise de confiance vis-à-vis des monnaies « officielles » dans la mesure où le système monétaire est essentiellement un système de règlement des dettes, conférant une cohérence aux échanges commerciaux. L’efficacité de l’économie en dépend. En effet, les seules entreprises susceptibles de survivre à moyen et long terme sont celles qui ne subissent pas de pertes de manière ininterrompue. Sinon, l’efficacité économique serait impossible et aucune croissance schumpétérienne ne serait envisageable. Il en est de même des ménages, qui ne peuvent pas durablement dépenser plus que ce qu’ils gagnent.

L’ensemble du système repose sur cette confiance. En substance, la confiance est la capacité de se fier à la parole de quelqu’un ou à un contrat signé. Dans ce cas, les contrats relatifs aux dettes et aux créances, sur lesquels repose l’ensemble du système, doivent être respectés. La confiance dans les banques elles-mêmes est elle aussi primordiale. Il en est de même de la confiance dans les banques centrales. Cette dernière est capitale, car les banques centrales sont chargées de la régulation monétaire, c’est-à-dire de la confiance dans la monnaie, pièce maîtresse qui assure la cohésion de tout le système économique. Si elles venaient à émettre trop de monnaie centrale pendant trop longtemps et sans limite, une crise majeure pourrait survenir, comparable par exemple à l’effondrement de l’assignat durant la Révolution française. Ou à l’hyperinflation lors de la République de Weimar. Au-delà d’un seuil indéterminé, la monnaie nationale ou régionale risque d’être rejetée. Cette situation entraînerait la désintégration du système de dettes et de créances et, par voie de conséquence, la désintégration potentielle de toute notre société. Cette confiance doit être protégée, faute de quoi on s’expose au risque de fuite vers une monnaie étrangère. Et même si toutes les banques centrales agissaient simultanément de la même manière, il serait possible de trouver refuge dans l’or ou dans des biens physiques comme l’immobilier ou dans une cryptomonnaie émise un jour ou l’autre par un GAFA devenu plus solvable que les États eux-mêmes.

La monnaie est une institution et doit être gérée comme telle. Elle doit être fondée sur la confiance et le respect des règles qui sont l’alpha et l’oméga des institutions solides. Dans la mesure où les dettes des entreprises et des États sont généralement remboursées par l’émission de nouveaux emprunts, la contrainte monétaire repose donc sur l’obligation de maintenir une trajectoire d’endettement soutenable. Le maintien des taux d’intérêt à des niveaux extrêmement bas ne suffira pas à lui seul à garantir cette viabilité indispensable, d’abord parce que rien ne garantit à long terme que les taux d’intérêt n’augmenteront plus jamais. Les craintes quant à l’inflation future le montrent déjà. Mais aussi parce que les banques centrales finiront par ne plus acheter les nouvelles émissions de dettes et que les marchés financiers ne viendront pas en substitution, si la trajectoire de solvabilité n’est alors pas crédible.

Il est par conséquent possible de suspendre provisoirement les contraintes monétaires, comme c’est le cas aujourd’hui, mais pas de manière durable.

La légitimité des banques centrales repose sur leur capacité à se maintenir au-dessus des intérêts privés et publics. Autrement dit en veillant à se prémunir contre toute domination par les États comme contre toute domination par les marchés financiers. Au final, le devoir des banques centrales est donc de défendre l’intérêt général et de préserver leur crédibilité. À défaut, elles seront dans l’impossibilité de maintenir un système économique efficace et la confiance dans la monnaie, comme de recourir de manière valable à une politique monétaire expansionniste si celle-ci se révèle à nouveau nécessaire. C’est ainsi qu’elles contribuent au bien commun et à la préservation de l’ordre social lui-même. Les Etats et les banques centrales doivent donc assez rapidement annoncer leur engagement, le temps venu, à reprendre des politiques budgétaires, structurelles et monétaires engendrant des trajectoires crédibles.

Je vous remercie.

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Le non-remboursement de la dette ? Un risque de perte de confiance dans la monnaie et un risque pour la société – version complète

Face aux conséquences de la pandémie, les politiques budgétaires et monétaires menées sont indispensables pour tenter de sauver l’essentiel. Et abaisser la garde rapidement serait une grave erreur. Mais que peut-il se passer ensuite, après retour à la normale, eu égard au niveau très élevé de dette en résultant ?

Le non-remboursement de la dette publique vis-à-vis des détenteurs privés provoquerait des conséquences économiques et sociales lourdes, touchant à l’épargne et à la retraite des ménages. À supposer que les textes permettent de ne pas rembourser cette dette à la seule banque centrale, le jeu avec les États, qui en sont actionnaires, serait à somme nulle. Et même s’il pourrait être imaginé qu’une partie de la dette additionnelle due à la pandémie soit financée de manière quasi perpétuelle par la banque centrale à un taux proche de zéro, pourrait-on étendre cette possibilité à l’ensemble de la dette et à ses futurs accroissements ?

Comment ne pas entrer dans la pensée de la monnaie magique et se dire qu’au fond, puisqu’on a pu trouver les moyens financiers pour ce qu’il semblait hier impossible de financer, il n’y a pas de raison de ne pas continuer ainsi ?

Il faut récuser l’idée d’une politique de « quantitative easing » sans fin. Permettre à l’État de dépenser sans limite et aux acteurs privés de s’endetter sans contrainte, indéfiniment, aurait des conséquences considérables sur l’instabilité financière que cela provoquerait. Maintenir des taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que l’économie reviendrait à un taux de croissance plus normal, reviendrait à faciliter, voire à engendrer les cycles financiers. C’est-à-dire l’apparition de bulles spéculatives de plus en plus fortes, puis leur éclosion. Ces phénomènes bien connus donnent lieu à des crises majeures.

Enfin, nous pourrions avoir à plus long terme une fuite devant la monnaie. Sans contrainte de paiement, une crise de confiance dans la monnaie peut survenir, car le système monétaire est par essence un système de règlement des dettes qui donne de la cohérence aux échanges et qui est nécessaire à l’efficacité économique. Tout le système est fondé sur cela : si l’on achète, alors on doit ; si l’on vend, alors on nous doit. Et l’on emprunte parce que l’on fait le pari que les revenus engendrés par l’investissement réalisé devraient permettre de rembourser l’emprunt.

La confiance, au fond, c’est l’idée que la parole donnée ou que les contrats signés sont fiables. Ici, les contrats de dettes et de créances sur lesquels l’ensemble est construit doivent être respectés. La confiance dans les banques elles-mêmes est cruciale, ce sont elles qui créent la monnaie ex nihilo en faisant crédit. Et la confiance dans la banque centrale l’est aussi. Parce qu’elle est la banque des banques, et surtout parce qu’elle assure la régulation monétaire, c’est-à-dire qu’elle régule le rythme de croissance de la monnaie, pierre angulaire du tout.

Si la banque centrale émettait trop de monnaie banque centrale durant trop longtemps et sans contrainte, alors une grave crise pourrait advenir, du type de celle des assignats. Au-delà d’un seuil indéterminé a priori, il y a un rejet possible de la monnaie officielle. Et une désagrégation du système de dettes et de créances à la clé, donc une possible désagrégation de la société.

Il est impératif de protéger cette confiance, sinon il pourrait y avoir des fuites dans les monnaies étrangères. Et même si toutes les banques centrales font la même chose au même moment, le refuge dans l’or ou dans quelques actifs matériels tels que l’immobilier est possible. L’on peut aussi imaginer un jour trouver refuge dans une cryptomonnaie émise par un GAFA plus solvable qu’un État. Elle deviendrait une monnaie privée, ligne de fuite des systèmes officiels.

La monnaie est une institution qui doit être gérée comme telle, comme un ensemble nécessitant de la confiance et des règles. Les règles, c’est le règlement des dettes, donc la contrainte monétaire. C’est-à-dire, alors que les dettes des entreprises comme des États sont généralement remboursées par la mise en place de nouveaux prêts, par l’obligation de maintenir une trajectoire soutenable de l’endettement. Et le seul maintien d’un taux d’intérêt très bas ne peut suffire à garantir cette nécessaire soutenabilité, car non seulement il n’est pas assuré sur le long terme, mais les revenus peuvent aussi s’affaisser lors d’une récession, y compris en présence de taux très bas. Il est donc possible de suspendre la contrainte monétaire momentanément, comme aujourd’hui, mais pas durablement.

Pour être légitimes, les banques centrales doivent donc être au-dessus des intérêts privés comme de ceux des États, en se prémunissant contre la « fiscal dominance » et la « financial market dominance » : elles ne doivent ni être dominées par les États, qui les obligeraient à maintenir durablement des taux d’intérêt trop bas, ni par les marchés financiers qui appellent à toujours plus d’injections monétaires.

Les banques centrales doivent ainsi défendre l’intérêt général et conserver leur crédibilité. C’est crucial pour préserver la possibilité d’utiliser valablement la politique monétaire en cas de nouveau besoin, pour l’économie en tant que telle et son efficacité, comme pour l’ordre même de la société.

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Opinion | Ne pas rembourser les dettes, un risque pour la société

Face aux conséquences de la pandémie, les politiques budgétaires et monétaires menées sont indispensables pour tenter de sauver l’essentiel. Et abaisser la garde rapidement serait une grave erreur. Mais que peut-il se passer ensuite, après un retour à la normale, eu égard au niveau très élevé de dette en résultant ?

Le non-remboursement de la dette publique vis-à-vis des détenteurs privés provoquerait des conséquences économiques et sociales lourdes, touchant à l’épargne et à la retraite des ménages. À supposer que les textes permettent de ne pas rembourser cette dette à la seule Banque centrale, le jeu avec les États, qui en sont actionnaires, serait à somme nulle. Et même s’il pouvait être imaginé qu’une partie de la dette additionnelle due à la pandémie soit financée de manière quasi perpétuelle par la Banque centrale à un taux proche de zéro de la dette publique, pourrait-on étendre cette possibilité à l’ensemble de la dette et à ses futurs accroissements ? Comment ne pas entrer dans la pensée de la monnaie magique et se dire qu’au fond, puisqu’on a pu trouver les moyens financiers pour ce qu’il semblait hier impossible de financer, il n’y a pas de raison de ne pas continuer ainsi, en supprimant la contrainte monétaire ? Il faut récuser l’idée d’une politique de « quantitative easing » sans fin. Permettre à l’Etat de dépenser sans limite et aux acteurs privés de s’endetter sans contrainte, indéfiniment, aurait des conséquences considérables et provoquerait une terrible instabilité financière. Maintenir des taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que l’économie reviendrait à un taux de croissance plus normal, reviendrait à faire émerger des bulles spéculatives de plus en plus fortes. Ces phénomènes bien connus donnent lieu à des crises majeures.

Enfin, nous pourrions avoir à plus long terme une fuite devant la monnaie. Sans contrainte, une crise de confiance dans la monnaie peut survenir, car le système monétaire est par essence un système de règlement des dettes qui donne de la cohérence aux échanges et qui est nécessaire à l’efficacité économique. Tout le système est fondé sur cela : si l’on achète, alors on doit ; si l’on vend, alors on nous doit. Et l’on emprunte parce que l’on fait le pari que les revenus engendrés par l’investissement réalisé devraient permettre de rembourser l’emprunt.

La confiance, au fond, c’est l’idée que la parole donnée ou que les contrats signés sont fiables. Les contrats de dettes et de créances doivent ainsi être respectés. La confiance dans les banques elles-mêmes est cruciale, ce sont elles qui créent la monnaie ex nihilo en faisant crédit. Avoir confiance dans la monnaie, c’est donc avoir confiance dans les banques. Et la confiance dans la Banque centrale est aussi essentielle. Parce qu’elle est la banque des banques, et surtout parce qu’elle assure la régulation monétaire, pierre angulaire du tout, en protégeant la stabilité monétaire et financière.

Il est impératif de protéger cette confiance, sinon il pourrait y avoir des fuites vers des monnaies étrangères. Et même si toutes les banques centrales font la même chose au même moment, le refuge dans l’or ou dans quelques actifs matériels tels que l’immobilier est possible. L’on peut aussi imaginer un jour trouver refuge dans une cryptomonnaie émise par un Gafa plus solvable qu’un Etat.

Pour être légitime, les banques centrales doivent donc être au-dessus des intérêts des Etats comme de ceux du privé, en se prémunissant tant contre la « fiscal dominance » que contre la « financial market dominance » : elles ne doivent ni être dominées par les Etats, qui les obligeraient à maintenir durablement des taux d’intérêt trop bas, ni par les marchés financiers, qui appellent à toujours plus d’injections monétaires.

Les banques centrales doivent défendre l’intérêt général et conserver leur crédibilité. C’est crucial pour préserver la possibilité d’utiliser valablement la politique monétaire en cas de nouveau besoin, pour l’économie en tant que telle et son efficacité, comme pour l’ordre même de la société.

Olivier Klein est directeur général de la BRED et professeur de macroéconomie financière et de politique monétaire à HEC.

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Le non-remboursement de la dette : risque de perte de confiance dans la monnaie et risques pour la société

Cette table ronde réunissait :

  • Michel Aglietta, Professeur émérite, Université Paris X Nanterre, conseiller au CEPII ;
  • Agnès Bénassy-Quéré, Chef économiste du Trésor ;
  • Anne-Laure Delatte, Chargée de recherche au CNRS ;
  • Olivier Klein, Directeur Général de la BRED et professeur de macroéconomie financière et de politique monétaire à HEC.

Retrouvez la retranscription de mon intervention aux Printemps de l’économie.

Le non-remboursement de la dette : risque de perte de confiance dans la monnaie et risques pour la société

Nous traversons une crise inédite et puissante due à la pandémie. Les États et les banques centrales ont eu des réponses fortes et appropriées jusqu’à présent. Les politiques budgétaires et monétaires qui ont été mises en place correspondent, in fine, à une suspension temporaire de la contrainte monétaire, c’est-à-dire de la contrainte des paiements. On a donné des revenus aux ménages lorsque leurs entreprises n’étaient plus à même de le faire, ce qui était essentiel pour que l’économie ne s’écroule pas, et ce grâce aux mesures de chômage partiel. On a par ailleurs financé les pertes de nombre d’entreprises qui, pendant la période, ne pouvaient pas trouver tout simplement de quoi absorber leurs charges sans chiffre d’affaires. C’était tout à fait nécessaire pour préserver à la fois la demande, mais aussi la capacité d’offre pour le futur. Même si la contrainte monétaire est strictement indispensable en temps normal à l’efficacité de l’économie. 

Les États qui ont beaucoup augmenté leurs dépenses et vont encore beaucoup le faire, alors que leur base fiscale s’affaisse, connaissent eux-mêmes une suspension de la contrainte monétaire pesant sur eux grâce aux banques centrales qui achètent notamment la dette publique sans compter. 

Les banques centrales ont émis beaucoup de liquidités pour aider le marché financier à ne pas se disloquer. Elles ont également acheté des obligations d’entreprises, pour les soutenir. Les banques centrales ont ainsi contribué directement et via les banques au bon financement de l’économie. 

Dès lors que l’on pense que ces politiques étaient indispensables pour tenter  de sauver l’essentiel, la question est : que peut-il se passer ensuite, après retour à la normale, eu égard au niveau très élevé de dette en résultant ?

Le non-remboursement de la dette publique vis-à-vis des détenteurs privés provoquerait des conséquences économiques et sociales graves. À supposer que les textes permettent de ne pas rembourser cette dette à la seule banque centrale – ce qui en réalité n’est pas autorisé –, le jeu avec les États, qui en sont actionnaires, serait à somme nulle.

La seule possibilité serait d’assurer un financement quasi perpétuel par la banque centrale à un taux proche de zéro de la dette publique.

Même s’il pourrait sans doute être imaginé qu’une partie de la dette additionnelle due à la pandémie soit refinancée ainsi, pourrait-on étendre cette possibilité à l’ensemble de la dette, voire aux futurs accroissements de la dette publique ?

Comment, dès lors, ne pas rentrer dans la pensée de la monnaie magique ? Autrement dit, d’une certaine manière, comment répondre à la question suivante : puisqu’on a pu trouver les moyens financiers pour ce qu’il semblait hier impossible de financer, pourquoi ne pas continuer ainsi ? D’autant plus que les taux d’intérêt étant très bas et inférieurs au taux de croissance, la trajectoire de solvabilité des acteurs privés et des États peut a priori sembler préservée. Mais la seule comparaison des taux d’intérêt et des taux de croissance actuels ne saurait épuiser les sujets de solvabilité – une crise peut en effet advenir par la baisse des revenus et non seulement par une remontée des taux d’intérêt –, les sujets de stabilité financière et, plus généralement, de confiance.

Il est en effet nécessaire de mener aussi une analyse théorique pour répondre à la question suivante : pourrait-on avoir un « quantitative easing » en permanence de plus en plus grand, donc des taux d’intérêt toujours proches de zéro, qui permettent à l’État de dépenser davantage sans limite, et aux acteurs privés d’élever leur niveau d’endettement sans contrainte ? 

Il faut récuser l’idée d’une politique de « quantitative easing » sans fin. Tout d’abord à cause des conséquences considérables sur l’instabilité financière que cela provoquerait. Des taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que l’économie reviendrait à un taux de croissance plus normal – ce qui est loin d’être le cas actuellement –, reviendrait en réalité à faciliter les cycles financiers, voire à les engendrer et à les développer. C’est-à-dire que cela faciliterait l’apparition de bulles spéculatives de plus en plus fortes, puis leur éclosion. Nous connaissons très bien ce phénomène de cycles financiers entretenus par un développement trop fort du crédit s’entremêlant, dans une boucle auto-alimentée, à une bulle spéculative sur les actions ou l’immobilier. Ces phénomènes, très bien documentés, sont très dangereux car ils donnent lieu à des crises économiques et financières majeures. 

Enfin, nous pourrions avoir à plus long terme une fuite devant la monnaie. Si jamais la contrainte de paiement, donc la contrainte monétaire, ne jouait plus vraiment pendant longtemps, c’est la confiance dans la monnaie qui serait touchée, parce que le système monétaire est par essence un système de règlement des dettes. Et comme nous le savons, c’est ce système qui donne de la cohérence aux échanges et l’efficacité économique indispensable. Donc la crise de confiance peut survenir quand  il y a une perte de confiance dans la validité des créances et des dettes, aujourd’hui comme dans le futur. Tout le système est fondé sur cela. Si l’on achète quelque chose, alors on doit. Si l’on vend quelque chose, alors on nous doit. Et l’on emprunte parce que l’on fait un pari sur le futur, donc un pari sur les revenus ultérieurs engendrés par l’investissement réalisé qui devraient permettre de rembourser l’emprunt contracté afin d’investir. 

Donc, il y a crise lorsqu’il y a une défiance vis-à-vis du système de paiement, du système de règlement des dettes. Une défiance vis-à-vis des contrats financiers qui sont cette capacité à se projeter dans le futur. Une défiance en fin de compte vis-à-vis de la monnaie.

Qu’est-ce que la confiance, au fond ? C’est l’idée que la parole donnée ou que les contrats signés sont fiables. Et c’est évidemment valable pour l’économie ; les contrats de dettes et les contrats de créances sur lesquels l’ensemble est construit doivent donc être respectés.

La confiance dans les banques est ainsi cruciale, ce sont elles qui créent la monnaie ex nihilo en faisant crédit. Et la confiance dans la banque centrale l’est aussi. Parce qu’elle est la banque des banques, et surtout parce qu’elle assure la régulation monétaire, qui est la pierre angulaire du tout. 

Si la banque centrale émettait trop de monnaie banque centrale – sans que l’on sache par avance où est le seuil de rupture d’ailleurs –, trop longtemps, et que la contrainte monétaire n’était pas rétablie dans un temps prévisible, alors une grave crise pourrait advenir, du type de celle des assignats en France, de l’hyperinflation en Allemagne au début du vingtième siècle, ou des crises monétaires récurrentes dans certains pays d’Amérique latine. Au-delà de ce seuil, il y a un rejet possible de la monnaie officielle. Et une désagrégation du système de dettes et de créances, donc une désintégration du système monétaire, c’est-à-dire une possible désagrégation de la société, peut alors se produire. Je citerai Michel Aglietta : « La confiance dans la monnaie, c’est l’alpha et l’oméga de la société ». 

Il est donc impératif que cette confiance ne soit pas détruite, sinon il pourrait y avoir des fuites dans les monnaies étrangères. Cela se produit régulièrement dans des pays moins développés, mais cela peut se produire également ailleurs. Cela dit, si toutes les banques centrales font la même chose au même moment, évidemment, il est plus difficile de fuir la monnaie officielle en transférant ses avoirs dans une autre monnaie. Mais alors, beaucoup peuvent se réfugier dans l’or. L’on peut aussi imaginer un jour trouver refuge dans une cryptomonnaie qui serait émise par un GAFA plus solvable qu’un État. Cette cryptomonnaie deviendrait ainsi une monnaie privée qui serait la ligne de fuite des systèmes officiels.

Pour conclure, la monnaie est une institution, elle doit être gérée comme une institution, c’est-à-dire comme un ensemble qui nécessite de la confiance et des règles. Les règles, c’est le règlement des dettes, donc la contrainte monétaire. C’est-à-dire, alors que les dettes des entreprises comme des États sont généralement remboursées par la mise en place de nouveaux prêts, par l’obligation de maintenir une trajectoire soutenable de l’endettement. Et le seul maintien d’un taux d’intérêt très bas ne peut suffire à garantir cette nécessaire soutenabilité, car non seulement il n’est pas assuré sur le long terme, mais les revenus peuvent aussi s’affaisser lors d’une récession, y compris en présence de taux très bas. Il est donc possible de suspendre la contrainte monétaire momentanément, comme aujourd’hui, mais pas durablement.

La banque centrale doit donc être au-dessus des intérêts privés ou des intérêts de l’État, c’est ce qui lui donne précisément sa légitimité. Donc il ne doit pas y avoir de « fiscal dominance », c’est-à-dire de dépendance vis-à-vis des États qui l’obligeraient à conduire des politiques qui conduiraient très durablement à des taux d’intérêt très faibles, à zéro, voire négatifs, inférieurs aux taux de croissance, et d’augmenter à perpétuité la quantité de monnaie banque centrale. Mais symétriquement, il ne doit pas y avoir de « financial market dominance », c’est-à-dire que la banque centrale ne doit pas non plus être dominée par les marchés financiers. Les banques centrales ne peuvent être dominées par les marchés qui appellent à toujours plus d’injections monétaires sous peine de menaces de krachs boursiers.

C’est l’intérêt général que doit défendre la banque centrale. De même, elle doit conserver sa crédibilité. C’est crucial pour la possibilité ultérieure d’utiliser avec vigueur valablement la politique monétaire en cas de nouveau besoin, pour l’économie et son efficacité, et pour l’ordre même de la société. 

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« Taux d’intérêt bas : attention à la fuite en avant permanente ! » Tribune publiée dans La Tribune du 1er Septembre 2020

Avec, pour certaines, l’utilisation de taux d’intérêt négatifs et, pour toutes, la mise en place d’un Quantitative Easing (QE), afin de contrôler les taux long terme et les primes de risque (les « spreads ») des dettes publiques comme des dettes privées. Cela permet aux banques centrales, par leurs politiques conventionnelles comme non conventionnelles, d’amener les taux d’intérêt courts et longs à des niveaux très bas et d’empêcher les « spreads » de monter à des niveaux qui déclencheraient un enchaînement catastrophique de faillites par une montée brutale de l’insolvabilité. Les taux très bas jouent également favorablement directement sur la demande, comme sur la valeur des actifs patrimoniaux (immobilier et actions notamment), ce qui rétroagit positivement sur la demande et soutient le crédit.

Lors de ces crises, la politique monétaire, y compris non conventionnelle, a de facto notamment pour objet d’abaisser les taux d’intérêt nominaux en dessous du taux de croissance nominal. Ce qui aide clairement à relancer l’économie et facilite le désendettement en rendant la dette plus aisée à rembourser.

Alors, quel peut être le danger d’une telle politique monétaire qui protège l’économie contre une crise systémique et une profonde dépression ? Le risque vient d’une utilisation de la politique monétaire qui, de fait, est asymétrique. S’il est très utile et même indispensable que les banques centrales aient adopté ce type de politiques dans ce genre de situations, on assiste en réalité à une asymétrie problématique, car, lorsque la croissance est de retour avec une reprise notable du crédit, les banques centrales n’inversent que peu ou pas leur politique en n’augmentant pas ou trop peu leurs taux d’intérêt et en ne diminuant pas ou trop peu leur QE, c’est-à-dire la quantité de monnaie banque centrale.

La raison affichée dans la zone euro a souvent été une inflation encore trop basse, donc une cible d’inflation non encore atteinte, ce qui justifiait de maintenir une politique monétaire ultra accommodante. Mais l’inflation n’est-elle pas structurellement et non conjoncturellement très basse , de part les effets de la mondialisation, du progrès technique (automatisation), qui pèsent tous les deux sur la capacité d’augmentation des salaires, comme du vieillissement de la population mondiale? La politique monétaire peut-elle de ce fait la faire remonter ? Or, si la politique monétaire ne peut pas faire remonter une inflation fondamentalement très basse, il devient évidemment dangereux de continuer de mener une telle politique trop longtemps car elle maintient alors des taux d’intérêt inférieurs aux taux de croissance trop longtemps.  Donc elle provoque des taux d’intérêt « too low for too long ». Ce qui induit le retour d’un cycle financier, c’est-à-dire d’un endettement qui monte plus vite que la croissance économique, ce qui entraîne ainsi un nouveau surendettement, et le retour de bulles sur l’immobilier et/ou les actions.

Avec un effet de boucle, car l’endettement sert aussi à acheter ces actifs patrimoniaux, ce qui nourrit les bulles et rend possible le fait de s’endetter davantage. On augmente ainsi la vulnérabilité financière de l’ensemble de l’économie, avec des risques incorporés dans les bilans qui s’aggravent de plus en plus dangereusement :

1/ A l’actif des investisseurs financiers et/ou des épargnants

Ceux-là cherchent à tout prix un peu de rendement, puisque les taux d’intérêt sont trop bas. Ils vont donc prendre de plus en plus de risque afin de l’obtenir. Les primes de risque sont ainsi comprimées à leur tour de manière tout à fait anormale et évidemment dangereuse, car lorsque les bulles éclateront, les « spreads » n’auront tout simplement pas couvert le coût du risque avéré. L’actif des épargnants, comme l’actif des investisseurs financiers, qui travaillent pour les épargnants (les fonds de pension, les assureurs, les fonds de placement, etc.), sont ainsi rendus vulnérables. Cela a conduit, avant la pandémie notamment, à une forte baisse historique des rendements des placements dans les infrastructures, à des « spreads » historiquement bas sur les dettes, à des niveaux de valorisation des entreprises en bourse ou en « private equity » très élevés, à des fonds de placement détenant de plus en plus d’actifs illiquides et/ou de maturité très longue, alors qu’ils assurent  une liquidité quotidienne de ces mêmes fonds, etc.

2/ Au passif des emprunteurs

Ces derniers s’endettent trop dans ces conditions-là, ce qui entraîne des leviers trop élevés. Avec entre autres, de très nombreux rachats d’actions par les sociétés elles-mêmes, notamment aux Etats-Unis. Les passifs deviennent ainsi eux-mêmes vulnérables. Ils sont vulnérables à une baisse des cashflows liés à un ralentissement de la croissance, aussi bien qu’une remontée des taux d’intérêt. Cela conduit ainsi à un risque significativement accru d’insolvabilité.

La conjugaison des deux points ci-dessus provoque une croissance du nombre d’entreprises zombies, c’est-à-dire d’entreprises qui subsistent, mais qui ne sont pas rentables structurellement et qui feraient faillite avec des taux d’intérêt normaux. Ce phénomène contribue naturellement à une moindre efficacité de l’économie et à de moindres gains de productivité.

Le maintien de taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que de tels taux ne sont plus nécessaires pour lutter contre une croissance insuffisante de l’économie et des crédits, installe donc une situation très risquée à long terme. Une asymétrie de la réaction de la politique monétaire peut ainsi conduire à une montée de l’instabilité financière et à une perte lente d’efficacité de l’économie avec une baisse des gains de productivité et, in fine, à une succession de crises financières. Telle était la situation pré-Covid.

La situation financière a ainsi tourné à la catastrophe au tout début du Covid, car la pandémie a produit une chute vertigineuse de la production, des contractions violentes de revenus et des cash-flows pour les entreprises, alors qu’elle est survenue sur un fond préalable de forte vulnérabilité financière.

Fin mars, la crise financière entraînée par le Covid était ainsi plus forte que celle de 2008-2009, avec une volatilité des actions deux fois plus grande, des spreads qui ont bondi, une liquidité, notamment des fonds de placement, qui était très problématique. Heureusement, les banques centrales ont répondu extrêmement rapidement : elles ont abaissé leurs taux lorsque c’était encore possible, aux États-Unis notamment, mais pas du côté européen parce qu’ils n’avaient pas remonté malgré la croissance revenue les années précédentes. Elles se sont mises également à acheter des dettes publiques et privées, y compris du « High yield », et parfois même des actions, en accroissant leur Quantitative Easing de façon considérable. Elles ont aussi adopté des mesures de réglage macro-prudentiel.

Les banques centrales ont ainsi permis à très juste titre de soulager en quelques semaines une situation financière catastrophique et ont soutenu les efforts des Etats en faveur de l’économie, grâce à une utilisation massive de la politique monétaire non conventionnelle. Mais la question qui se posera très vite est la suivante : Comment peut s’envisager la sortie d’une telle politique monétaire, lorsque la croissance sera revenue à un niveau satisfaisant, alors que l’endettement des Etats et des entreprises aura cru encore bien davantage ? Certes aujourd’hui la question centrale est de savoir comment sortir d’une crise économique inédite. Mais il faut malgré tout réfléchir dès à présent à la sortie à terme d’une situation exceptionnelle où les Banques Centrales auront à raison suspendu transitoirement la logique du marché, en assurant de façon délibérée et massive la liquidité des marchés et la solvabilité des Etats et, conjointement à l’action des Etats, en assurant également la solvabilité des entreprises, par le contrôle des taux d’intérêt et des « spreads ».

Première indication : il faudra en sortir très doucement. La situation sera en effet problématique, car à l’issue de la crise on connaîtra un surendettement de nombre d’entreprises, notamment parce qu’elles auront dû, et heureusement pu, financer leurs pertes, et un surendettement des nombreux Etats. En outre, il faudra faire face à des bulles sur les actifs patrimoniaux ; elles sont d’ailleurs déjà en train de gonfler fortement, aussi bien sur l’immobilier résidentiel que sur les actions. Si l’on remonte alors trop rapidement les taux notamment par un retrait mal calibré des QE, si l’on met fin hâtivement aux taux d’intérêts négatifs, cela peut avoir un effet désastreux sur l’insolvabilité privée et publique, et naturellement cela peut entraîner un risque de krach sur les marchés des actifs patrimoniaux, ce qui renforcerait l’insolvabilité générale. La sortie doit donc être très progressive.

Ajoutons que, si l’inflation revenait dans deux ou trois ans, cela poserait des questions très compliquées aux banques centrales. Devraient-elles maintenir la solvabilité des agents économiques au prix d’une inflation éventuellement incontrôlée ? Ou l’inverse ?

Mais, même si l’inflation ne réapparaissait pas, les banques Centrales devraient-elles poursuivre leur QE à l’infini, si les Etats et les entreprises volens nolens ne se désendettaient pas ? Ce serait au prix alors d’une instabilité financière structurellement accrue, tant en termes de surendettement que de bulles de plus en plus fortes, avec les dangers inhérents à une telle situation. Et au prix d’un aléa moral de plus en plus élevé, les emprunteurs, privés et publics, ne craignant plus les situations de surendettement. Au prix encore d’investisseurs comprenant qu’ils détiennent à tout jamais une option gratuite de la part des banques centrales les protégeant contre les krachs et qui seraient ainsi incités à sous pondérer durablement le prix du risque dans leurs calculs financiers. Au prix enfin d’une économie qui connaîtrait de plus en plus d’entreprises zombies, empêchant la destruction créatrice nécessaire à la croissance et entraînant une baisse durable des gains de productivité, donc, entre autres, freinant structurellement les augmentations de pouvoir d’achat non inflationnistes…

In fine, le risque d’une monétisation sans limite des dettes conduirait à une situation catastrophique de fuite devant la monnaie.

Première conclusion, pour conserver leur crédibilité, donc leur efficacité, y compris lors des crises systémiques, les banques centrales, pour que l’on ne tombe pas dans des crises de plus en plus fortes, violentes et potentiellement très dangereuses, doivent se prémunir d’une part contre le risque bien connu de « fiscal dominance », mais aussi contre celui de « financial market dominance »; c’est-à-dire qu’elles ne doivent être ni dominées par les Etats qui pourraient souhaiter une intervention ininterrompue des banques centrales pour « garantir » leur solvabilité, ni par les marchés financiers. Les banques centrales doivent en effet être dans une relation stratégique avec les marchés financiers. Et elles ne doivent pas avoir peur de canaliser autant que possible vers des plages de fluctuation soutenables les représentations collectives et opinions moyennes des marchés, voire de les contrer. Alors même que les marchés demandent aujourd’hui toujours plus d’injections pour poursuivre leur dynamique haussière. Jérôme Powell, le Président de la Fed, disait d’ailleurs très justement récemment : « Le danger, c’est de rester coincé dans une zone où nous ne voulons pas être, sur le long terme. Ce que je redoute, c’est que certains veuillent que nous utilisions ces pouvoirs plus fréquemment, davantage que dans les seules situations de crise impérieuse ». 

Seconde conclusion, à côté des politiques de banques centrales – qui doivent déjà réfléchir à la sortie ultérieure de leurs politiques ultra accompagnantes-, il est nécessaire de conduire des politiques budgétaires soutenables à moyen terme. Non à bref délai, en revanche, car il ne faut surtout pas provoquer d’austérité durant les prochaines années. Il faut également mener des réformes structurelles qui sont nécessaires pour augmenter le potentiel de croissance de chaque économie. Il s’agit là in fine de la meilleure façon de sortir du surendettement.

Cela inclut également des politiques favorisant le capital des entreprises. Nous aurons besoin, pour réduire l’excès d’endettement -sans réduire la croissance-, de beaucoup plus d’investissements en fonds propres et en quasi fonds propres (prêts participatifs, obligations convertibles…). Il faudra donc des mesures incitatives pour orienter l’épargne des ménages vers du capital plus à risque aussi bien que, notamment, des mesures visant le coût en capitaux propres prudentiels des banques et des assureurs pour ne pas rendre rédhibitoires leurs investissements en fonds propres des entreprises. Transitoirement, un système de garantie partielle étatique du capital investi pourra s’avérer nécessaire.

Les Banques Centrales ne peuvent en effet pas tout faire toutes seules et leur en demander trop peut s’avérer très dangereux, y compris pour leur efficacité, lorsque cela s’avérera à nouveau nécessaire.

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Crise économique et financière Economie Générale Non classifié(e) Politique Economique

Des taux d’intérêt bas pour préserver une économie endettée ? Oui, mais attention à la fuite en avant permanente !

Lorsqu’une crise économique et financière très grave se produit, que les taux d’intérêt courts sont déjà proches de zéro et que l’on connaît une situation préalable de surendettement, les banques centrales mettent en œuvre des politiques monétaires non conventionnelles. Avec, pour certaines, l’utilisation de taux d’intérêt négatifs et, pour toutes, la mise en place d’un Quantitative Easing (QE), afin de contrôler les taux long terme et les primes de risque (les « spreads ») des dettes publiques comme des dettes privées. Cela permet aux banques centrales, par leurs politiques conventionnelles comme non conventionnelles, d’amener les taux d’intérêt courts et longs à des niveaux très bas et d’empêcher les « spreads » de monter à des niveaux qui déclencheraient un enchaînement catastrophique de faillites par une montée brutale de l’insolvabilité. Les taux très bas jouent également favorablement directement sur la demande, comme sur la valeur des actifs patrimoniaux (immobilier et actions notamment), ce qui rétroagit positivement sur la demande et soutient le crédit.

Lors de ces crises, la politique monétaire, y compris non conventionnelle, a de facto notamment pour objet d’abaisser les taux d’intérêt nominaux en dessous du taux de croissance nominal. Ce qui aide clairement à relancer l’économie et facilite le désendettement en rendant la dette plus aisée à rembourser.

Alors, quel peut être le danger d’une telle politique monétaire qui protège l’économie contre une crise systémique et une profonde dépression ? Le risque vient d’une utilisation de la politique monétaire qui, de fait, est asymétrique. S’il est très utile et même indispensable que les banques centrales aient adopté ce type de politiques dans ce genre de situations, on assiste en réalité à une asymétrie problématique, car, lorsque la croissance est de retour avec une reprise notable du crédit, les banques centrales n’inversent que peu ou pas leur politique en n’augmentant pas ou trop peu leurs taux d’intérêt et en ne diminuant pas ou trop peu leur QE, c’est-à-dire la quantité de monnaie banque centrale.

La raison affichée dans la zone euro a souvent été une inflation encore trop basse, donc une cible d’inflation non encore atteinte, ce qui justifiait de maintenir une politique monétaire ultra accommodante. Mais l’inflation n’est-elle pas structurellement et non conjoncturellement très basse ? La politique monétaire peut-elle de ce fait la faire remonter ? Or, si la politique monétaire ne peut pas faire remonter une inflation fondamentalement très basse, il devient évidemment dangereux de continuer de mener une telle politique trop longtemps car elle maintient alors sans raison des taux d’intérêt inférieurs aux taux de croissance, donc des taux d’intérêt trop bas et ce trop longtemps. « Too low for too long ». Ce qui induit le retour d’un cycle financier, c’est-à-dire d’un endettement qui monte plus vite que la croissance économique, ce qui entraîne ainsi un nouveau surendettement, et le retour de bulles sur l’immobilier et/ou les actions. Avec un effet de boucle, car l’endettement sert aussi à acheter ces actifs patrimoniaux, ce qui nourrit les bulles et rend possible le fait de s’endetter davantage. On augmente ainsi la vulnérabilité financière de l’ensemble de l’économie, avec des risques incorporés dans les bilans qui s’aggravent de plus en plus dangereusement :

  • Premièrement, à l’actif des investisseurs financiers et/ou des épargnants : ces derniers cherchent à tout prix un peu de rendement, puisque les taux d’intérêt sont trop bas. Ils vont donc prendre de plus en plus de risque afin d’obtenir ce petit peu de rendement. Les primes de risque sont ainsi comprimées à leur tour de manière tout à fait anormale et évidemment dangereuse, car lorsque les bulles éclateront, les « spreads » n’auront tout simplement pas couvert le coût du risque avéré. L’actif des épargnants, comme l’actif des investisseurs financiers (qui travaillent eux-mêmes pour les épargnants, c’est à dire les fonds de pension, les assureurs, les fonds de placement, etc.), sont ainsi rendus vulnérables. Cela a conduit, avant la pandémie notamment, à une forte baisse des rendements des placements dans les infrastructures, à des « spreads » sur les dettes historiquement bas, à des niveaux de valorisation des entreprises en bourse ou en « private equity » très élevés, à des fonds de placement détenant de plus en plus d’actifs illiquides et/ou de maturité très longue, alors qu’ils assurent une liquidité quotidienne de ces mêmes fonds, etc.
  • Deuxièmement, au passif des emprunteurs : dans ces circonstances, ces derniers s’endettent trop, ce qui entraîne des leviers trop élevés. Avec entre autres, de nombreux rachats d’actions par les sociétés elles-mêmes, notamment aux Etats-Unis. Les passifs deviennent ainsi eux-mêmes vulnérables. Ils sont vulnérables à une baisse des cash flows liés à un ralentissement de la croissance, aussi bien qu’à une remontée des taux d’intérêt. Cela conduit ainsi à un risque accru d’insolvabilité.
  • La conjugaison des deux points ci-dessus provoque une croissance du nombre d’entreprises zombies, c’est-à-dire d’entreprises qui subsistent, mais qui ne sont pas rentables structurellement et qui feraient faillite avec des taux d’intérêt normaux. Ce phénomène contribue naturellement à une moindre efficacité de l’économie et à de moindres gains de productivité.

Le maintien de taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que de tels taux ne sont plus nécessaires pour lutter contre une croissance insuffisante de l’économie et des crédits, installe donc une situation très risquée à long terme. Une asymétrie de la réaction de la politique monétaire peut ainsi conduire à une montée de l’instabilité financière et à une perte lente d’efficacité de l’économie avec une baisse des gains de productivité et, in fine, à une succession de crises financières. Telle était la situation pré-Covid.

La situation financière a de fait tourné à la catastrophe au tout début du Covid, car la pandémie a produit une chute vertigineuse de la production, des contractions violentes de revenus et des cash-flows pour les entreprises, alors qu’elle est survenue sur un fond préalable de forte vulnérabilité financière.

Fin mars, la crise financière entraînée par le Covid était ainsi plus forte que celle de 2008-2009, avec une volatilité des actions deux fois plus grande, des spreads qui ont bondi, une liquidité, notamment des fonds de placement, qui était très problématique. Heureusement, les banques centrales ont répondu extrêmement rapidement : elles ont abaissé leurs taux lorsque c’était encore possible, aux États-Unis notamment, mais pas en Europe parce qu’ils n’avaient pas remonté malgré la croissance revenue les années précédentes. Elles se sont mises également à juste titre à acheter des dettes publiques et privées,  y compris du « High yield », et parfois même des actions, en accroissant leur QE de façon considérable. Elles ont aussi adopté des mesures utiles de réglage macro-prudentiel.

Les banques centrales ont dès lors efficacement permis de soulager en quelques semaines une situation financière catastrophique et ont soutenu les efforts des Etats en faveur de l’économie, grâce à une utilisation massive de la politique monétaire non conventionnelle. 

Mais la question qui se posera très vite est la suivante : comment peut s’envisager la sortie d’une telle politique monétaire, lorsque la croissance sera revenue à un niveau satisfaisant, alors que l’endettement des Etats et des entreprises aura crû encore bien davantage ? Certes aujourd’hui la question centrale est de savoir comment sortir d’une crise économique inédite. Mais il faut malgré tout réfléchir dès à présent à la sortie à terme d’une situation exceptionnelle où les banques centrales auront à raison suspendu transitoirement la logique du marché, en assurant de façon délibérée et massive la liquidité des marchés financiers et la solvabilité des Etats et, conjointement à l’action des Etats, en assurant également la solvabilité des entreprises, par le contrôle des taux d’intérêt et des « spreads ». 

Première indication : il faudra en sortir très doucement. La situation sera en effet problématique, car à l’issue de la crise on connaîtra un surendettement de nombre d’entreprises, notamment parce qu’elles auront dû, et heureusement pu, financer leurs pertes. On assistera également à un surendettement de nombreux Etats. En outre, il faudra faire face à des bulles sur les actifs patrimoniaux ; elles sont d’ailleurs déjà en train de gonfler fortement, aussi bien sur l’immobilier résidentiel que sur les actions. Si l’on remonte alors trop rapidement les taux notamment par un retrait mal calibré des QE, si l’on met fin hâtivement aux taux d’intérêts négatifs, cela peut avoir un effet désastreux sur l’insolvabilité privée et publique, et naturellement cela peut entraîner un risque de krach sur les marchés des actifs patrimoniaux, ce qui renforcerait l’insolvabilité générale. La sortie doit donc être très progressive.

Ajoutons que, si l’inflation revenait dans deux ou trois ans, cela poserait des questions très compliquées aux banques centrales. Devraient-elles maintenir la solvabilité des agents économiques au prix d’une inflation éventuellement incontrôlée ? Ou l’inverse ?

Mais, même si l’inflation ne réapparaissait pas, les banques centrales devraient-elles poursuivre leur QE à l’infini, si les Etats et les entreprises volens nolens ne se désendettaient pas ? Ce serait au prix alors d’une instabilité financière structurellement accrue, tant en termes de surendettement que de bulles de plus en plus fortes, avec les dangers inhérents à une telle situation. Et au prix d’un aléa moral de plus en plus élevé, les emprunteurs, privés et publics, ne craignant plus les situations de surendettement. Au prix encore d’investisseurs comprenant qu’ils détiennent à tout jamais une option gratuite de la part des banques centrales les protégeant contre les krachs et qui seraient ainsi incités à sous pondérer durablement le prix du risque dans leurs calculs financiers. Au prix enfin d’une économie qui connaîtrait de plus en plus d’entreprises zombies, empêchant la destruction créatrice nécessaire à la croissance et entraînant une baisse durable des gains de productivité, donc, entre autres, freinant structurellement les augmentations de pouvoir d’achat non inflationnistes…

In fine, le risque d’une monétisation sans limite des dettes conduirait à une situation catastrophique de fuite devant la monnaie.

Première conclusion: les banques centrales doivent préserver leur crédibilité, donc leur efficacité, pour pouvoir plus aisément atteindre leurs objectifs, tant d’inflation, de croissance que de stabilité financière. Elles doivent donc se prémunir d’une part contre le risque bien connu de fiscal dominance, mais aussi contre celui de financial market dominance ; c’est-à-dire qu’elles ne doivent ni être dominées par les Etats qui pourraient souhaiter une intervention ininterrompue des banques centrales pour « garantir » leur solvabilité, ni être dominées par les marchés financiers. Les banques centrales doivent en effet être dans une relation stratégique avec les marchés financiers. Et elles ne doivent pas avoir peur de canaliser autant que possible les représentations collectives et les opinions moyennes des marchés vers des plages de fluctuation soutenables, voire de les contrer si ces dernières s’avèrent être constitutives de bulles. Alors même que les marchés demandent aujourd’hui toujours plus d’injections pour poursuivre leur dynamique haussière. Jérôme Powell, le Président de la Fed, disait d’ailleurs très justement récemment : « Le danger, c’est de rester coincé dans une zone où nous ne voulons pas être, sur le long terme. Ce que je redoute, c’est que certains veuillent que nous utilisions ces pouvoirs plus fréquemment, davantage que dans les seules situations de crise impérieuse ».

Seconde conclusion : à côté des politiques de banques centrales – qui doivent déjà réfléchir à la sortie ultérieure de leurs politiques ultra accompagnantes -, il est nécessaire de conduire des politiques budgétaires soutenables à moyen terme. Non à bref délai, en revanche, car il ne faut surtout pas provoquer d’austérité durant les prochaines années. Il faut également mener des réformes structurelles qui sont nécessaires pour augmenter le potentiel de croissance de chaque économie. Il s’agit là in fine de la meilleure façon de sortir du surendettement.

Cela inclut également des politiques favorisant le capital des entreprises. Nous aurons besoin, pour réduire l’excès d’endettement – sans réduire la croissance -, de beaucoup plus d’investissements en fonds propres et en quasi fonds propres (prêts participatifs, obligations convertibles…). Il faudra donc des mesures incitatives pour orienter l’épargne des ménages vers du capital plus à risque aussi bien que, notamment, des mesures visant le coût en capitaux propres prudentiels des banques et des assureurs pour ne pas rendre rédhibitoires leurs investissements en fonds propres des entreprises. Transitoirement, un système de garantie partielle étatique du capital investi pourra s’avérer nécessaire.

Les banques centrales ne peuvent en effet pas tout faire toutes seules et leur en demander trop peut s’avérer très dangereux, y compris pour leur efficacité, lorsque cela s’avèrera à nouveau nécessaire.