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Trump : cohérence des préoccupations, incohérence de l’action ?

Trump a quelques idées économiques centrales qui semblent guider son verbe et son action. Et s’il apparaît à beaucoup comme désordonné, incohérent, contradictoire, ses idées sont dénuées ni de réalité ni d’une certaine cohérence.

Les difficultés de l’économie américaine ne reposent pas sur son taux de croissance ou ses gains de productivité, lesquels ont été significativement supérieurs à ceux de la zone euro notamment depuis quinze ans. En revanche, entre 2000 et 2024, le poids de l’industrie dans le PIB est passé de 23 à 17 % avec les effets défavorables induits pour les ouvriers et cadres moyens américains.

En outre, les déficits jumeaux , publics et courants, ont conduit, sur les vingt-cinq dernières années, les Etats-Unis à voir leur dette publique s’envoler de 54 % à 122 % du PIB et leur dette extérieure nette être multipliée par un facteur 4 (environ de 20 % à 80 % du PIB).

Dilemme monétaire

Cette explosion des deux dettes posera tôt ou tard un problème quant au caractère de monnaie internationale attribué au dollar. Or les Etats-Unis ont un besoin structurel de financement de leurs dettes, donc un besoin d’attirer les capitaux du reste du monde.

Et le fait de détenir la monnaie internationale (environ 90 % des opérations de change, 45 % des paiements des transactions internationales, 60 % des réserves officielles des banques centrales) facilite grandement ce financement, puisque les pays connaissant un excédent de balance courante, le plus souvent en dollars , replacent quasi-systématiquement ces liquidités sur le marché financier américain. D’autant que les Etats-Unis ont un rendement des actions et en général une rentabilité du capital surperformants, et le marché des capitaux de loin le plus profond.

Ce statut de monnaie internationale impose d’ailleurs au pays ayant cet avantage considérable d’accumuler un déficit courant à travers les années, afin que le reste du monde puisse détenir la quantité de monnaie internationale qui leur est nécessaire.

Mais, comme en toute chose, l’équilibre est essentiel, et en la matière, il est difficile à préserver. Les Etats-Unis ne règlent pas en effet les volumes de leurs déficits et dettes en fonction des besoins du reste du monde, mais en fonction de leurs besoins propres. Ce qui confère d’ailleurs un caractère intrinsèquement instable au système monétaire international, la monnaie mondiale n’étant que la dette de l’un des acteurs du système qui s’impose aux autres, et non celle d’une institution ad hoc, hors du jeu des acteurs eux-mêmes.

Robert Triffin, dès les années 1960, énonçait que si les Etats-Unis ne connaissaient pas suffisamment de déficit courant, le système périrait par asphyxie. Et si ce déficit (donc la dette extérieure) devenait trop important, le système mourrait par manque de confiance.

Face à la dynamique dangereuse de la dette extérieure notamment, Trump doit donc aujourd’hui protéger la confiance dans le dollar pour perpétuer son financement par le reste du monde sans (trop de) douleur, c’est-à-dire à des taux non prohibitifs, et, dans le même temps, tenter de réduire l’excès d’importations par rapport aux exportations pour que la trajectoire de cette dette puisse être soutenable. Avec un objectif cohérent de réindustrialisation, permettant ainsi de diminuer cet écart, par la limitation des importations de produits industriels, tout en satisfaisant ses électeurs.

Une confiance fragile dans le dollar

Or, Trump semble n’avoir qu’une arme dans sa panoplie pour y parvenir : les droits de douane. Avec le souhait, semble-t-il, de faire baisser le dollar. En première analyse, effectivement, une hausse des droits de douane comme une baisse du dollar peuvent conduire simultanément à une baisse des importations américaines, à une hausse de la production intérieure, ainsi qu’à une nécessité pour les non-Américains de développer leur industrie sur le sol américain lui-même pour continuer à y être présent commercialement.

Cependant, cette stratégie, si elle a l’apparence de la cohérence, se cogne à la nécessité contradictoire d’un dollar stable, si l’on souhaite conserver la confiance du reste du monde qui achète la dette américaine.

De plus, la « weaponization » (utilisation comme arme) du dollar par les administrations précédentes, pour asseoir les sanctions financières imposées par les Etats-Unis, a déjà sérieusement écorné la confiance et l’envie du reste du monde de détenir sans limite des dollars. Celles des pays du « Sud Global » notamment, qui contestent parallèlement le « deux poids deux mesures » américain.

En outre, les annonces brutales et apparemment erratiques sur les droits de douane ne facilitent pas non plus la confiance dans le système économico-financier américain. Sans même compter leur potentiel très dangereusement régressif pour l’économie mondiale.

Protéger la stabilité financière

Trump a donc raison quant à ses « obsessions », mais sans nul doute tort dans le caractère fruste et violent de sa réponse. Aussi brandit-il également des menaces vis-à-vis des pays qui envisageraient de construire des systèmes de paiement alternatifs au dollar, et peut-être bientôt vis-à-vis de ceux qui adresseraient moins leurs excédents d’épargne vers les marchés financiers américains.

Et peut-être rêve-t-il également de transformer leurs créances sur les Etats-Unis en créances à très long terme et à taux bas (cf. Stephen Miran, président du Conseil des conseillers économiques de Trump). Ce qui précipiterait bien entendu la perte de confiance dans le dollar par le reste du monde.

Il n’est pas impossible également, avec le même objectif, qu’il pense à faciliter le développement des stablecoins, ces cryptomonnaies adossées en l’occurrence au dollar, en espérant qu’elles se diffusent dans le monde entier, dollarisant ainsi de facto la planète. Au détriment de la souveraineté monétaire des autres zones du monde. Gageons alors que, dans les pays du monde entier, les autorités l’empêcheraient par une réglementation sur les paiements au sein de leurs frontières, protégeant ainsi leur souveraineté et la stabilité monétaire et financière globale.

Les enjeux économiques et financiers américains sont de poids. Mais les solutions pour y faire face sont très certainement plus multiples et plus structurelles (notamment afin de retrouver une meilleure compétitivité) que la seule agitation des droits de douane.

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.

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Conjoncture Crise économique et financière

L’urgence du sursaut européen

Les Échos , le 18 février 2025 

Nous sommes à un véritable tournant de l’histoire de l’Europe. Dans ce changement de monde, qui part du multilatéralisme pour arriver aujourd’hui au retour pur et simple des rapports de force entre puissances, de deux choses l’une : soit le Vieux Continent se ressaisit économiquement, politiquement, diplomatiquement et militairement, soit il poursuit son déclin à moitié endormi et sort progressivement de l’Histoire. Mais se ressaisir ne sera pas facile. Si l’Europe a aujourd’hui les mains pures, elle tend à n’avoir pas de mains du tout.

Faisons cesser dans notre continent vieillissant notre incapacité à l’audace et à l’innovation, due à la volonté de toujours réglementer et normer avant que d’inventer, créer et développer. Obliger, en outre, le reste du monde par nos normes est naïf ; nous n’avons ni la puissance économique, ni la puissance diplomatique, pour les imposer.

Cessons de nous penser comme le camp du bien, en développant à tout propos pour nous-même des réglementations pointilleuses où la lettre finit par l’emporter sur l’esprit. Elles finissent par handicaper nos entreprises, avec une bureaucratie sans fin. Non pas que les buts n’en soient pas louables, mais les codifications paperassières innombrables abîment inutilement notre compétitivité.

Double naïveté écologique et énergétique

Sortons de notre naïveté à vouloir être toujours davantage les premiers de la classe mondiale quant au climat, lorsque cela se fait au détriment de nos industries et en faveur de facto du populisme qui affiche un fort climatoscepticisme. Cherchons plutôt à combiner au mieux santé de la planète et croissance, en investissant massivement dans les industries du futur – où nous sommes peu présents -, y compris dans les industries de la transition climatique – où nous sommes si faibles.

Sortons aussi de notre naïveté quant à l’énergie, où nous connaissions l’asservissement hier à la Russie, et demain aux Etats-Unis. C’est une condition première à notre compétitivité mondiale. Alors qu’aujourd’hui nous payons en moyenne le prix du gaz naturel environ quatre fois plus cher que les Américains.

« Il faut aussi une capacité européenne à faciliter le développement de nos entreprises récemment nées pour en faire des géants mondiaux. »

Pensons que le marché financier unique serait hautement souhaitable, mais qu’il ne produirait pas à lui seul l’effet attendu. L’excédent d’épargne européenne ira spontanément financer davantage d’investissements en Europe seulement si nous établissons un cadre explicite de solidarité financière au sein de la zone euro. Pour cela, il faut que les finances publiques de la France, entre autres pays, soient enfin crédibles. « Risk sharing » contre « market discipline », n’est-ce pas ? Il faut aussi une capacité européenne à faciliter le développement de nos entreprises récemment nées pour en faire des géants mondiaux. Et ainsi procurer des rendements attractifs. Les multiples barrières non-financières pour ce faire sont handicapantes.

Un juste équilibre à retrouver

L’Europe ne sait plus combiner avec justesse le principe de l’éthique et celui d’efficacité. L’éthique seule, érigée en finalité absolue, au détriment de l’efficacité, n’est qu’une illusion que l’on se donne, de courte durée. L’inverse est aussi vrai. Mais aujourd’hui l’éthique formelle multiforme, quasi-dogmatique, a idéologiquement trop pris le pas sur son indispensable double et l’entrave abusivement. C’est le juste équilibre entre réglementation et libre jeu du marché que nous devons viser. Celui qui permet la dynamique de l’économie tout en recherchant la protection nécessaire contre ses dérives potentielles.

L’Europe a été, et peut redevenir, ce lieu sur Terre qui combine le mieux ces deux principes. Ce qui a fait la force de notre modèle d’économie sociale de marché. C’est aux forces démocratiques pro-européennes de retrouver avec vigueur la vitalité et l’équilibre nécessaires. Avant que d’autres nous imposent un changement brutal de paradigme. C’est uniquement grâce à cette vitalité renouvelée que l’Europe pourra continuer à tracer sa voie et maîtriser son destin. Il y a urgence.

Olivier Klein est président de la Ligue européenne de coopération économique (section française) et professeur d’économie à HEC.

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La voie du redressement français

Le prochain gouvernement devra maintenir la politique de l’offre et réduire les dépenses publiques. Ce sont les seuls moyens de relancer la consommation, le moral et la confiance des Français, plaide Olivier Klein.

C’est un fait maintenant bien établi. Nos finances publiques sont en danger. La dégradation de la note de la France par Moody’s en est un signe à ne pas sous-estimer. La précipitation pourrait inciter à monter les impôts tout d’abord et à rechercher la maîtrise des dépenses ensuite. Ce serait une erreur lourde de conséquences pour l’avenir.

Conserver la politique de l’offre

Le futur gouvernement devra s’empresser de protéger la politique de l’offre. Elle facilite la croissance par la recherche d’une meilleure compétitivité qualité/prix et d’une meilleure attractivité. Elle ne doit pas être abandonnée ni écornée. Elle a eu ces sept dernières années des effets très positifs, dont la remontée du taux d’emploi.

Il est nécessaire de bien faire en sorte de préserver en France le développement, la croissance, les investissements des entreprises à valeur ajoutée, ainsi que le travail qualifié lui-même. En n’aggravant pas, et même en réduisant, les systèmes existants de désincitation. Toute surtaxation à leur endroit incite à leur délocalisation.

Toute ponction fiscale et cotisations sociales excessives sur les entreprises comme sur les ménages, y compris aisés, induit des effets pervers à bas bruit, mais à long terme destructeurs.

Comme l’a montré l’INSEE, les entreprises de main-d’oeuvre peu qualifiée ne sont pas les seules à se délocaliser. Le travail qualifié et la production à valeur ajoutée aussi. Toute politique budgétaire doit l’intégrer. C’est essentiel pour l’économie française tout autant que pour les finances publiques. Toute ponction fiscale et cotisations sociales excessives – et trop élevées, comparativement aux autres pays semblables – sur les entreprises comme sur les ménages, y compris aisés, induit des effets pervers à bas bruit, mais à long terme destructeurs.

Maîtrise des dépenses publiques

Au niveau très élevé et très peu compétitif de nos prélèvements obligatoires, la trajectoire de l’indispensable reprise en mains de nos finances publiques ne doit pas aggraver cet état de fait. C’est donc la maîtrise des dépenses publiques qui a fait sérieusement défaut.

La trajectoire que dessinera la politique budgétaire du futur gouvernement devra ainsi se concentrer d’entrée de jeu sur l’abaissement des dépenses publiques sur PIB – elles aussi au sommet des pays de l’OCDE – pour faire baisser ce ratio, s’attacher à les rendre plus efficaces et les réallouer pour dégager les moyens d’investir davantage pour l’avenir. Ce sera le seul chemin pour rétablir la confiance des Français en l’avenir.

C’est pourquoi doivent ainsi être poursuivies et approfondies les réformes structurelles du type réforme complémentaire du chômage, pour inciter encore davantage à l’emploi, le taux d’emploi étant crucial pour la croissance comme pour les finances publiques. La réforme de la retraite pour garantir son équilibre par le réglage du nombre d’annuités à travailler pour assurer de ne pas ajuster à l’avenir sur le niveau de la retraite future, ce qui sinon pousse à épargner davantage. Les mesures visant à favoriser la quantité et la valorisation du travail, comme la prise de risque qu’il convient de mieux rémunérer. La réforme de la prise en charge par tous d’une (toute) petite partie des frais de médecine courante, pour responsabiliser chacun sur sa « consommation » de soins comme de médicaments, et éviter les mauvaises incitations ou les effets négatifs de l’aléa moral.

Millefeuille administratif

Ce retour indispensable de la confiance passera également par une réforme des administrations publiques et de leur gestion. Et par la lutte contre la sur-administration. Les réformes structurelles et de gouvernance des finances publiques de la Suède au début des années 1990 avaient sauvé la social-démocratie suédoise d’une dérive insoutenable.

Bref, la politique budgétaire devra présenter les caractéristiques indispensables qui permettront aux Français d’envisager enfin que cesse la fuite en avant que nous connaissons depuis des décennies : toujours plus d’impôts et de cotisations pour toujours plus de dépenses publiques – dont l’efficacité baisse – et de sur-administration, entraînant en fait toujours plus de déficits et de dette publique sur PIB, ainsi qu’un découragement et un sentiment d’impuissance.

Sans cela, l’épargne continuera d’être très élevée, la consommation et le moral, comme la confiance dans l’avenir, en berne. Et les pertes de production à valeur ajoutée et de travail qualifié menaçantes. Donc une économie et des finances publiques se détériorant, avec une protection sociale en danger. Le redressement durable des finances publiques en France ne peut pas passer par l’alourdissement supplémentaire des prélèvements obligatoires

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Finances publiques et justice sociale : attention à ne pas se tromper de diagnostic

C’est dans le développement du taux d’emploi, l’incitation au travail, la revalorisation de la valeur travail, la mobilité sociale, l’encouragement à l’entrepreneuriat, l’éducation (facteur décisif), l’innovation et la croissance qu’il faut trouver les solutions… Et non par des impôts supplémentaires sur les revenus du travail ou de l’épargne, pas plus que sur les entreprises

Corriger la mauvaise trajectoire de nos finances publiques est une nécessité devenue une priorité urgente. Pour éviter une crise de la dette publique, assurer l’indépendance de la France et retrouver une crédibilité, donc une réelle capacité d’influence au sein de l’Union Européenne. A cette fin, il est théoriquement envisageable d’augmenter les impôts et cotisations sociales, de baisser les dépenses publiques et de renforcer la croissance par des réformes structurelles et des investissements d’avenir.

Cependant, chacune de ces mesures, dans la situation spécifique de la France, ne produira le même effet et n’aura la même efficacité. Concentrons-nous ici sur l’augmentation des impôts, qui pourrait sembler, en première analyse, tout à la fois diminuer le déficit public et améliorer la justice sociale. La réalité est tout autre. Augmenter les impôts en France pourrait aggraver le cercle vicieux existant entre une redistribution très forte – en soi et comparativement aux pays semblables – et une inégalité des revenus avant redistribution relativement élevée. En dégradant encore le manque de compétitivité et l’insuffisance de notre offre et en réduisant ainsi la croissance et en abîmant in fine le niveau de vie de tous et la base imposable elle-même.

Manque de compétitivité. Voilà bien longtemps que le taux de prélèvements obligatoires connaît une tendance haussière en France pour atteindre plus de 43 % du PIB en 2023, soit l’un des plus élevés de l’Union européenne avec environ 6 points de plus que la moyenne de la zone euro. Avec des dépenses publiques en partie inefficaces (exemples : la situation des hôpitaux, de l’enseignement, la redondance des frais de fonctionnement administratif, etc.) et largement plus élevées elles aussi que la moyenne européenne – d’environ 8 à 10 points de PIB –, et ce pour un résultat moindre. Cet état de fait contribue au manque de compétitivité de notre offre, qui est bien actuellement le cœur du sujet.

De plus, après redistribution, les inégalités de revenus en France, mesurées par le rapport entre le revenu des 10% les plus aisés et celui des 10% les moins aisés ou encore par le taux de pauvreté relative, n’ont pas ou peu évolué depuis plus de 20 ans. Et sont parmi les plus faibles en Europe. L’indice Gini des inégalités post-redistribution quant à lui s’établit à 0,298, alors que l’Allemagne atteint 0,303 et que l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni connaissent des niveaux compris entre 0,320 et 0,354. Ajoutons encore que la part du revenu national après redistribution détenue par les 1 % les plus riches en France est également l’une des plus faibles à 7,17 %, contre 8,72 % en Suède, 10,32 % en Italie ou 14,35 % aux Etats-Unis. La France connaît de fait l’un des niveaux de redistribution les plus élevés de l’OCDE. Au total, en France, la redistribution réduit le rapport entre les revenus avant redistribution des 10% les plus aisés et ceux des 10% les moins aisés d’environ 20 à 9. Et ce rapport passe à 3 en y ajoutant l’effet des services publics, en comparant pour chacun le coût payé versus l’équivalent monétaire de ce qui est reçu en les utilisant. Les plus aisés payant davantage, de par la forte progressivité des impôts. Ainsi, 85% des personnes parmi les 30% les plus modestes reçoivent plus en termes de services publics qu’ils ne paient, contre 57% pour l’ensemble des personnes en France (étude de l’INSEE de 2023 sur la redistribution élargie).

Le taux marginal d’imposition des revenus des ménages s’élève à 55,2 %, contre 47,5 % en Allemagne. Il est plus élevé qu’en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas ou en Belgique, par exemple. Et le taux de taxation des revenus du capital reste encore supérieur à la moyenne européenne malgré les baisses récentes fort utiles à l’économie française, ce qui a été bien documenté.

Ignorer cela dans la construction des programmes économiques est évidemment source de propositions inadéquates et dangereuses pour l’économie et in fine pour les moins aisés.

Inégalité des chances. La vraie justice sociale, eu égard à la réalité française, est de s’attaquer à l’inégalité des chances qui, elle, est comparativement assez élevée par rapport à la moyenne européenne. Et c’est dans le développement du taux d’emploi, l’incitation au travail, la revalorisation de la valeur travail, la mobilité sociale, l’encouragement à l’entrepreneuriat, l’éducation (facteur décisif), l’innovation et la croissance qu’il faut trouver les solutions … Et non par des impôts supplémentaires sur les revenus du travail ou de l’épargne, pas plus que sur les entreprises. Augmenter encore et toujours la redistribution, au niveau particulièrement élevé où nous sommes, c’est aggraver le mal, en induisant moins de compétitivité, donc moins de production et moins de croissance. Le risque est très fort au total de provoquer plus d’inégalité de revenus avant redistribution et plus d’inégalité des chances. Et de ne pas améliorer la soutenabilité de nos finances publiques, voire de la détériorer encore. L’histoire française des dernières décennies témoigne de cette boucle non vertueuse. L’économie, de même que les revenus, est en fait une dynamique, pas un jeu à somme nulle. Les études sérieuses sur longue période le montrent sans ambiguïté.

Restent donc l’action sur la baisse progressive des dépenses publiques (bien choisies et bien conduites) par rapport au PIB, ainsi que les réformes structurelles et les investissements d’avenir pour augmenter la compétitivité de notre offre et notre potentiel de croissance, et du même coup favoriser la justice sociale et rétablir la soutenabilité de nos finances publiques. Et ainsi protéger durablement le bien précieux que sont le niveau des revenus et la protection sociale en France.

Ne confondons pas les effets et les causes.

Olivier Klein est directeur général de Lazard Frères Banque et associé gérant. Il est également professeur de macroéconomie financière et de politique monétaire à HEC

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Les enjeux de la politique monétaire mis en perspective

Les politiques monétaires, en pratique comme en théorie, s’adaptent par nécessité aux changements de modes de régulation de l’économie et, par construction, aux mutations successives des régimes d’inflation.

L’apparition d’une forte inflation au cours des années 1970 a engendré à la fin de la décennie et dans la première moitié des années 1980 un changement de conduite de la politique monétaire et de la théorie la concernant. La littérature a alors consacré l’idée que l’arme monétaire devait être dédiée à la lutte contre l’inflation, formant un consensus sur le fait qu’il ne pouvait y avoir d’arbitrage efficace entre la lutte contre le chômage et celle contre l’inflation. À moyen-long terme, accepter plus d’inflation pour raffermir la croissance ne provoquait qu’une augmentation de l’inflation structurelle, sans augmentation du rythme de croissance. Dès 1979, Volcker a ainsi contraint fortement l’évolution de la base monétaire (la quantité de monnaie de banque centrale), ce qui a élevé les taux d’intérêt à des sommets et a, ce faisant, provoqué une forte récession.

L’atterrissage conjoncturel de l’inflation ainsi provoqué a débouché peu à peu sur un régime structurel de basse inflation. La politique monétaire ici n’en était pas la seule raison, ni même la raison majeure. Les années 1980 ont en effet été, d’une part, le moment de la libéralisation financière (déréglementation et globalisation) et, d’autre part, dans la sphère réelle, le tout début de la mondialisation, qui s’est fortement accentuée lors des deux décennies suivantes.

Les effets des évolutions technologiques

La globalisation financière a fait peser une pression accrue sur les taux d’intérêt longs des pays connaissant une inflation comparativement élevée. Et la mondialisation a engendré l’apparition d’une main d’œuvre concurrentielle moins chère que celle des pays développés, impliquant une nécessaire modération salariale dans les pays avancés. Mais aussi symétriquement une sortie massive de la pauvreté dans les pays émergents.

Les années 1990 et 2000 ont été également celles d’une nouvelle révolution technologique. La révolution digitale et robotique, si elle n’a pas permis d’afficher dans les statistiques un accroissement bien visible des gains de productivité, a toutefois ralenti la croissance des salaires, notamment de la main-d’œuvre la moins qualifiée, via les possibilités de substitution du travail par l’automatisation qu’elle facilite pour certaines catégories de tâches.

Ainsi, à nouveau, comme à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, s’est installé durablement un régime de basse inflation, permis tout à la fois par le retour de la mondialisation du marché des capitaux et des marchandises comme des investissements et par le développement d’une nouvelle révolution technologique. De ce fait, les années 1990 et 2000 ont permis à la politique monétaire de ne pas être exclusivement mise au service de la lutte contre l’inflation et d’être utilisée pour davantage favoriser une croissance régulière de bon niveau.

De la masse monétaire aux taux d’intérêt

D’où une nouvelle évolution de la théorie économique, en appui de cette nouvelle pratique. Elle a d’une part justifié l’abandon de la masse monétaire comme instrument de la régulation monétaire, pour mettre en avant le rôle essentiel des règles de taux d’intérêt, soit de la fixation des taux d’intérêt directeurs (courts) par les banques centrales. En pratique comme en théorie, exit LM des modèles théoriques et économétriques (Cf Jean-Paul Pollin, Une macro-économie sans LM, Revue d’économie politique, mars 2003). Et d’autre part, la nouvelle théorie de la politique monétaire a avancé qu’il existait des règles optimales de taux d’intérêt qui permettaient simultanément de maintenir l’inflation au niveau de l’objectif souhaité (2 % s’est imposé peu à peu comme la référence) et d’assurer une croissance régulière et équilibrée. Ce qui donnait aux banques centrales la capacité nouvelle d’instituer une période de grande modération, pendant laquelle les cycles réels étaient fortement atténués et l’inflation bien, voire totalement, maîtrisée.

La réapparition des cycles financiers

Cependant, parallèlement à cette apparente grande modération, un autre phénomène a pris peu à peu de l’ampleur et n’a pas été pris en considération par la plupart des théoriciens comme des praticiens de la politique monétaire. Il s’agit de la réapparition des cycles financiers, interagissant avec les cycles réels mais comportant une part importante d’autonomie de par leur propre dynamique. Ces cycles financiers avaient pourtant été concomitants, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à la globalisation financière et à la mondialisation. Mais leur capacité à engendrer une forte instabilité financière, avec des conséquences économiques profondes n’a pour l’essentiel pas été perçue jusqu’à la nouvelle grande crise financière de 2007-2009. Dans la théorie forgée dans les années 1990 et prévalant jusqu’à la grande crise, la stabilité financière était en effet considérée comme donnée par surcroît dès lors que l’on assurait simultanément régularité de la croissance et stabilité de l’inflation.

Or, sans grande attention et par conséquent sans grande surveillance, se sont développés à nouveau des cycles financiers, plus longs que les cycles réels, composés de plusieurs phases.

Avec une croissance réelle qui dure suffisamment longtemps, s’enclenche peu à peu une phase de montée du taux d’endettement (du secteur privé et/ou public suivant les périodes) et de développement de bulles des actifs patrimoniaux (actions et immobilier principalement), conduisant à une phase d’euphorie où l’on finit par penser collectivement que la croissance se perpétuera à jamais et que les prix des actifs patrimoniaux monteront sans cesse, en émettant à chaque fois de bonnes raisons pour cela. Le cycle financier, dans sa phase paroxystique, se termine par un retournement violent, dû à un changement brutal d’opinion, à une rupture des conventions antérieures qui légitimaient jusqu’alors le niveau des taux d’endettement, des leviers, des multiples de valorisation, etc., pourtant historiquement très élevés.

Veiller à une stabilité pluridimensionnelle

Ces retournements de phases sont pour partie dus au fait qu’il devient de plus en plus difficile de justifier rationnellement ces phénomènes, mais aussi parce que les anticipations euphoriques finissent toujours tôt ou tard par être déçues. Notons enfin la part du hasard dans ces changements soudains d’opinion, dans ces mouvements de foule. De facto, certains événements, pourtant significatifs, ne provoquent aucune rupture, alors que d’autres, parfois apparemment plus insignifiants, finissent par le faire. Ainsi commence la phase finale, catastrophique, du cycle, avec éclatement des bulles, montée soudaine de l’insolvabilité de nombre d’agents économiques et récession, dans un contexte où les acteurs cherchent alors à abaisser fortement leur levier et où les prêteurs peuvent rationnellement, par peur du futur, rationner leurs crédits. Le tout s’entraînant mutuellement dans un cercle vicieux et contenant un risque élevé de dépression et de déflation.

Ainsi, dans un mode de régulation de l’économie tel que celui-là, la stabilité des prix à un niveau bas et la régularité de la croissance n’entraînent-elles pas automatiquement la stabilité financière. Au contraire, le régime de faible inflation que ce mode de régulation engendre conduit à des taux d’intérêt structurellement bas, qui favorisent à leur tour montée de l’endettement et bulles. La régulation monétaire doit donc en réalité, pendant ces périodes, veiller à une stabilité pluridimensionnelle. Elle doit s’efforcer de favoriser la stabilité monétaire (inflation à son objectif), la régularité et le niveau adéquat de croissance (la croissance effective à son potentiel), mais aussi la stabilité financière (lutte contre une montée déraisonnable des taux d’endettement publics et/ou privés et contre les dynamiques spéculatives déstabilisantes).

La déréglementation et la globalisation financières, ainsi que l’histoire longue le montre, facilitent donc l’instabilité financière, elle-même liée à la procyclicité intrinsèque de la finance. Même si, par ailleurs, elles produisent aussi des effets favorables dont l’énoncé n’est pas ici l’objet. Dans un tel contexte, il ne s’agit donc pas de vouloir re-fragmenter les marchés financiers, mais, par des réglementations appropriées et des politiques ad hoc, de savoir limiter en amont autant que faire se peut cette procyclicité et d’en limiter les effets potentiellement catastrophiques quand ils se produisent.

Incertitude fondamentale

Cette procyclicité et cette instabilité intrinsèques de la finance sont ainsi dues à cette incertitude endogène, qualifiée d’incertitude fondamentale ou radicale, différente des situations de risque permettant un calcul probabiliste. Elles sont également dues à l’existence simultanée d’une asymétrie d’information entre les agents économiques co-contractant − ici par exemple entre le prêteur et l’emprunteur − et qui ne permet pas aux prix (ou aux taux d’intérêt) de jouer à tout coup leur rôle d’équilibrage de l’offre et de la demande. Mais aussi à la présence de biais cognitifs qui révèlent l’insuffisant réalisme de la rationalité pure définie et supposée par les modèles canoniques. Ces concepts qui permettent de développer une théorie plus proche de la réalité, plus fidèle au monde tel qu’il est, ne remettent toutefois pas en cause la rationalité individuelle. D’une part, ils donnent des clés pour prendre en compte une rationalité elle-même plus réaliste, c’est à dire une rationalité limitée (la puissance cognitive des individus n’est pas infinie) et une rationalité située ou contextuelle (elle dépend des éléments de connaissance à notre disposition). D’autre part, ils permettent d’analyser pourquoi la somme des rationalités individuelles ne donne pas lieu systématiquement à une rationalité collective. Autrement dit, pourquoi la somme des rationalités de chacun, dans certaines circonstances, fait sortir d’un « corridor » dans lequel le jeu spontané des acteurs conduit à un retour à l’équilibre, mais au contraire construit des déséquilibres cumulatifs qui induisent une vulnérabilité généralisée du système (Cf notamment Leijonhufvud, Nature of an Economy, CEPR, feb.2011).

Munies des théories prévalentes à l’époque, les autorités monétaires n’ont ainsi pas été en mesure, avant que la très grande crise financière et économique de 2007-2009 n’éclate violemment, de prendre en compte ces cycles financiers qui voient endettement et bulles se développer. Cependant, dès 1987 (actions), puis durant les années 1990,1991 et suivantes (immobilier), en 1997 et 1998 (crises de sudden stops dans les pays émergents), en 2000 (actions) et bien entendu en 2007-2009 (endettement et immobilier), des crises systémiques sont réapparues, constituées de l’éclatement de bulles spéculatives successives et des crises de crédit et de surendettement de plus en plus prononcées.

En revanche, le retour des crises financières systémiques a provoqué, au niveau international, une réaction salutaire des banques centrales et des régulateurs. Elles ont su tout d’abord éviter des déroulements catastrophiques de ces crises et éviter le retour de périodes longues de dépression succédant historiquement à de telles situations (Reinhart et Rogoff, Cette fois c’est différent, huit siècles de folies financières, Pearson, 2013), comme lors de la crise de 1929. Et ce, grâce à des actions curatives, avec le rôle réaffirmé de la banque centrale en tant que prêteur en dernier ressort, et préventives, en limitant les risques pris par les banques par l’imposition notamment de capitaux propres en proportion croissante des risques pris, pour absorber des pertes éventuelles importantes. Puis, après la grande crise financière de 2007-2009, en mettant en place additionnellement, entre autres, des réglementations dites macro-prudentielles, afin de limiter la procyclicité du crédit et des marchés financiers par le jeu notamment du durcissement ou de l’assouplissement contra-cyclique des règles prudentielles, et en imposant aux banques des ratios de liquidité.

Des taux longs insuffisamment bas

De façon curative, afin d’éviter les effets dévastateurs des crises systémiques une fois qu’elles sont déclenchées, dont la dépression longue et la déflation, les banques centrales ont, à juste titre, abaissé leurs taux directeurs vers zéro, voire pour certaines en-dessous de zéro (dont la BCE). Mais elles ont dû faire face à la contrainte du taux plancher à zéro (« zero lower bound »), ou même à la contrainte du taux plancher un peu en-dessous de zéro ( « effective lower bound »). Ces taux se sont en effet révélés insuffisamment bas pour éviter le risque de déflation et pour faire baisser autant que nécessaire les taux longs. De ce fait, elles ont innové en lançant notamment une politique appelée non conventionnelle, celle du Quantitative Easing (QE) ou assouplissement quantitatif, qui consiste, par achat de titres directement sur les marchés, à prendre le quasi-contrôle des taux longs et des primes de risque, notamment obligataires. Notons cependant que la banque centrale du Japon avait mis en place une telle politique bien antérieurement pour faire face, après l’éclatement violent en 1990 et les années suivantes (« la décennie perdue ») de leurs bulles majeures sur le marché des actions comme sur celui de l’immobilier, à une stagnation économique et une déflation durables.

Les banques centrales ont augmenté singulièrement leur bilan ce faisant, provoquant un accroissement considérable de la quantité de monnaie de banque centrale. D’où le nom d’assouplissement quantitatif. Ces politiques ont ainsi empêché tout emballement spéculatif auto-destructeur. Et, après le moment paroxystique de la crise, elles ont facilité le désendettement des nombreux acteurs le nécessitant, en positionnant les taux d’intérêt longs de marché en dessous du taux nominal de croissance.

Mais, lorsque la croissance économique est redevenue satisfaisante et que la production de crédits a retrouvé un rythme pré-crise, les banques centrales n’ont pas mis fin à leur politique de QE (ou ont tenté de le faire puis ont rapidement abandonné, comme la Fed). On peut en analyser les raisons. Quoi qu’il en soit, cela a provoqué une asymétrie problématique dans la conduite de la politique monétaire, puisque, lors d’un choc grave, elles ont à juste titre mis en place des politiques non conventionnelles alors qu’elles ne les ont pas retirées, même prudemment, lors du retour à une croissance normale. En maintenant ainsi trop longtemps des taux trop bas par rapport au taux de croissance, les politiques monétaires ont peu à peu facilité, dans de nombreux pays, avancés comme émergents, une très forte valorisation du marché des actions et une bulle encore plus visible du marché de l’immobilier, ainsi qu’une forte montée de l’endettement rapporté au PIB.

Une inflation structurelle inférieure à 2 %

Quelles étaient les raisons explicites ou tacites qui ont incité les banques centrales à cette asymétrie ? La raison couramment mise en avant est la persistance d’une inflation trop basse par rapport à l’inflation cible de 2 %. Et l’existence d’un taux d’intérêt naturel extrêmement bas, qui peut être un indicateur pour l’analyse du caractère accommodant ou restrictif de la politique monétaire. Ce taux, non observable, mais résultant d’un modèle, est défini comme celui qui assure que le taux de croissance effectif est égal au taux de croissance potentiel, avec une inflation stable et égale au niveau de l’objectif. Or, sans rentrer plus avant dans le débat (Cf Comment éviter le piège de la dette après la pandémie ? Olivier Klein, Revue d’économie financière, mai 2021), notons que le modèle sous-jacent est critiquable sous différents aspects et que le régime d’inflation induit par la mondialisation et la révolution digitale engendrait une inflation structurelle inférieure à l’objectif de 2 %. Les banques centrales ont lutté en vain, les faits le démontrent, contre une inflation considérée sans doute à tort comme trop basse, en maintenant des taux d’intérêt trop bas trop longtemps. Ajoutons qu’une politique durable de taux très bas finit par abaisser en retour le taux d’intérêt lui-même sur le long terme (Cf What anchors the natural rate of interest, Claudio Borio, BIS working papers, March 2019).

Les raisons tacites en outre ont été probablement, aux États-Unis, de chercher à pousser durablement la croissance au-dessus de son potentiel pour accroître le taux d’emploi et, en zone euro, de protéger l’intégrité de la zone monétaire, qui aurait pu souffrir d’une remontée des taux d’intérêt, alors que l’insuffisante convergence des structures et des conjonctures économiques des différents pays la composant était patente. Ajoutons que la crainte d’une remontée des taux d’intérêt provoquant un fort choc sur les valorisations des actifs patrimoniaux et une insolvabilisation de nombreux acteurs, y compris publics − alors même que l’inflation ne nécessitait en aucun cas une hausse des taux − a dû jouer un rôle dans le maintien de ces politiques non conventionnelles.

Le tournant de 2022

Cependant, et quoi qu’il en soit, l’inflation a fait son retour à la sortie des confinements, générée par une offre contrainte et une demande boostée, attisée en outre par les effets de la guerre en Ukraine sur les prix de l’énergie et des produits agricoles. Cela nous amène au tournant des politiques monétaires de 2022 et au chemin de crête qu’elles doivent suivre actuellement. Le réveil brutal de l’inflation a nécessairement amené les banques centrales à une remontée forte de leurs taux directeurs. D’une part parce que l’inflation est très défavorable aux entreprises comme aux ménages qui ne peuvent aisément reproduire la hausse des prix dans leurs propres prix ou salaires. D’autre part, parce qu’une inflation forte et non stabilisée fait perdre les repères nécessaires à une fixation ordonnée, confiante, donc incontestée des prix et des salaires, indispensable à une économie efficace, et peut amener un régime inflationniste d’indexation généralisée induisant une évolution de l’inflation incontrôlée. De plus, il était nécessaire de sortir enfin d’une période où les taux d’intérêt étaient trop bas pendant trop longtemps, avec les conséquences décrites ci-dessus. Toutes ces raisons expliquent, après un moment d’hésitation quant à la nature transitoire ou non de l’inflation, la forte et rapide remontée des taux des banques centrales. Et parallèlement le début de resserrement quantitatif (Quantitative Tightening) auquel elles ont procédé.

Mais il nous faut souligner également la situation singulière auxquelles les banques centrales sont confrontées aujourd’hui et qui exigent d’elles de procéder dorénavant très prudemment et d’avancer à petit pas, en conduisant la politique monétaire en regard de l’étude minutieuse des données entre chaque décision, afin de repérer l’effet de leur propre politique sur l’inflation, la croissance réelle, comme sur la stabilité financière.

L’inflation sous-jacente n’est pas vaincue et nécessite des taux plus élevés ou à tout le moins maintenus longtemps aux niveaux actuels. Mais, simultanément, une remontée trop rapide ou trop forte peut faire se matérialiser les vulnérabilités financières accumulées engendrées par des taux trop bas trop longtemps, au passif des bilans (trop d’endettement) ou à l’actif (des actifs très ou trop valorisés) de nombreux acteurs privés comme publics. Les taux d’intérêt au niveau actuel, ou plus élevés encore, ont et auront tendance à mettre à rude épreuve la solidité financière de nombre d’acteurs et le maintien de la valorisation très élevée des actifs patrimoniaux. D’ailleurs, l’immobilier, dans de nombreux pays, a commencé à donner des signes de faiblesse non négligeables, voire des signes annonciateurs d’un retournement prononcé de cycle. Les banques centrales sont donc entrées dans une conduite de la politique monétaire qui scrutera incessamment l’état de la stabilité financière globale et les indicateurs avancés de la conjoncture. Elles seront de ce fait empreintes de prudence. Sans perdre pour autant leur indispensable crédibilité dans leur lutte contre l’inflation. Les banques centrales se doivent en effet de n’être sous domination ni des politiques budgétaires ni des marchés financiers.

La politique monétaire ne peut pas tout

Soulignons enfin que l’on a très probablement trop attendu de la seule politique monétaire. Elle ne peut pas tout. Il est crucial que la politique budgétaire soit orientée de façon compatible avec la phase dans laquelle se trouve l’économie. Il n’est pas besoin jusqu’alors de soutenir globalement la demande depuis la sortie des confinements, même s’il était souhaitable de protéger les populations les plus faibles face à l’augmentation très forte des prix alimentaires et de l’énergie. Il est non moins crucial que les réformes structurelles indispensables soient réalisées. L’inflation résultant en effet en l’occurrence d’un choc d’offre et de demande de biens et services, mais aussi de travail, il est particulièrement important de développer la production et d’augmenter durablement le nombre de personnes disponibles sur le marché de l’emploi. Par les politiques structurelles, il est donc indispensable d’élever le niveau de la croissance potentielle pour éviter au mieux les effets délétères de taux d’endettement trop forts, alors même que les taux d’intérêt se normalisent.


Une valorisation objective des actifs financiers est elle toujours possible ?

La propension à l’instabilité financière est due à la fragilité des conventions (opinions communes), qui ne sont pas fondées sur les bases objectives d’une prévision probabiliste des prix futurs des actifs financiers. Les différents états du monde futur étant en effet de façon récurrente difficilement probabilisables, la possibilité à tout instant d’une valorisation rationnelle et objective (non auto-référentielle) des actifs patrimoniaux conduisant toujours à des prix fondamentaux ou d’équilibre est de fait une hypothèse qui peut régulièrement se révéler héroïque.

De même pour l’appréciation de la solvabilité des agents économiques, qui est par essence endogène au système, c’est à dire là encore auto-référentielle. La solvabilité vient du fait que tous pensent que l’entreprise ou l’État considéré pourra ultérieurement refinancer sa dette à des conditions normales. Ce qui dépend à l’évidence de l’évolution ultérieure des données économiques comme des ratios financiers spécifiques de l’emprunteur. Mais aussi, par construction, de ce que l’opinion moyenne pense aujourd’hui que sera à ces sujets l’opinion moyenne de demain. L’anticipation moyenne sur ce qui sera acceptable pour tous dans le futur est cruciale pour la détermination de la solvabilité d’un agent économique. C’est bien là le propre d’un phénomène auto-référentiel et endogène au système.

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Les tournants des politiques monétaires

Depuis trois décennies, les politiques monétaires se sont adaptées à ce qui a été un changement profond des modes de régulation de l’économie. Après la lutte réussie contre une inflation à deux chiffres dans la première moitié des années quatre-vingt, par une politique monétaire qui a élevé les taux d’intérêt à des sommets mais qui a dû ce faisant provoquer une forte récession, l’économie a progressivement changé de façon de se réguler. La politique monétaire également.

L’atterrissage conjoncturel de l’inflation – essentiellement causé par le ralentissement brutal de l’économie dû à la très forte augmentation des taux d’intérêt – a débouché peu à peu sur un régime structurel de basse inflation. La politique monétaire ici n’en était pas la seule raison, ni même la raison majeure. Les années quatre-vingt ont en effet été, d’une part, le moment de la libéralisation financière – déréglementation et globalisation financières (libéralisation transfrontière des mouvements de capitaux), dans la sphère financière. Et, d’autre part, dans la sphère réelle, le moment du début de la mondialisation, qui s’est accentuée fortement dans les deux décennies suivantes.

La globalisation financière fait peser une pression accrue sur les taux d’intérêt des pays connaissant davantage d’inflation.

Et la mondialisation implique sans conteste l’apparition concurrentielle de main d’œuvre moins chère, impliquant une nécessaire modération salariale dans les pays avancés (et une sortie massive de la pauvreté dans les pays émergents).
Enfin, ce moment a été également celui de l’apparition d’une nouvelle révolution technologique, la révolution digitale qui, si elle n’a pas montré dans les statistiques un accroissement flagrant des gains de productivité, a été un frein à la croissance des salaires de par les possibilités de substitution qu’elle entraîne dans certaines catégories de tâches du travail humain par de l’automatisation.

Ce double mouvement – une mondialisation du marché des capitaux et des marchandises comme des investissements couplée à une révolution technologique – a déjà été connu à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième, avec une même conséquence sur l’apparition d’un régime de basse inflation.

Du fait de ce nouveau régime, depuis les années quatre-vingt-dix la politique monétaire n’a pas eu autant à se préoccuper de lutter contre les éventuels excès d’inflation et a ainsi légitimement utilisé ses moyens disponibles pour davantage favoriser une croissance régulière de bon niveau.

Au point d’ailleurs que les modèles économiques ont pris en compte ces changements en profondeur et ont donné un soubassement théorique à la « nouvelle » politique monétaire, allant jusqu’à promouvoir l’hypothèse d’une capacité nouvelle de cette dernière à permettre une période de grande modération, dans laquelle les cycles réels étaient fortement atténués et l’inflation bien, voire totalement, maîtrisée.

Cependant, un phénomène autre n’a pas été pris suffisamment – voire pas du tout – en considération, celui de la réapparition des cycles financiers. Il a été pensé que la stabilité financière était donnée par surcroît dès lors que l’on assurait régularité de la croissance et faiblesse et stabilité de l’inflation. Pourtant, sans grande surveillance, parallèlement à cette période de grande modération, se sont développées des phases – plus longues que les cycles réels – de montée de l’endettement (du secteur privé et/ou public suivant les moments) et de développement de bulles d’actifs patrimoniaux (actions et immobilier principalement, mais on peut aisément y inclure l’art).

La déréglementation et la globalisation financières, comme l’histoire longue le montre, facilitent ce genre de phénomènes liés à la procyclicité intrinsèque de la finance.

Les autorités monétaires n’ont pas alors pris en compte ces cycles financiers qui voient endettement et bulles se développer pendant la phase euphorique du cycle, puis qui engendrent inéluctablement des crises graves de solvabilité, de liquidité et d’explosions catastrophiques des bulles. Ainsi, dès 1987 (actions), puis en 1990-1991 et suivantes (immobilier), en 1997-1998 (crises de sudden stops dans les pays émergents), en 2000 …(actions) et bien entendu en 2007-2009 ( endettement et immobilier), des crises systémiques sont-elles réapparues, avec l’éclatement de bulles spéculatives successives, de même que des crises de crédit et de surendettement de plus en plus prononcées.

Ce retour des crises financières a provoqué internationalement une réaction à bon escient des banques centrales et des régulateurs pour tout d’abord éviter des déroulements catastrophiques de ces crises – et éviter le retour de périodes longues de dépression telles que celle succédant à la crise de 1929 – par des actions curatives (rôle réaffirmé de la banque centrale en prêteur en dernier ressort) et tenter également préventivement de limiter les risques pris par les banques et de leur imposer notamment des capitaux propres suffisants pour absorber des pertes éventuelles importantes.

Puis, après la grande crise financière de 2007-2009, pour mettre en place des réglementations dites macro-prudentielles, afin de limiter la procyclicité du crédit et des marchés financiers.

Cependant, peu à peu s’est installée une asymétrie de la politique monétaire elle-même.

Afin d’éviter les effets de crises systémiques, dont la dépression et la déflation qui pouvaient en résulter, elles ont, à juste titre, abaissé leurs taux directeurs (qui sont des taux d’intérêt à court terme) vers zéro, voire pour certaines en-dessous de zéro (dont la BCE).

Et face à la limite de leur action que représentait la proximité de leurs taux de 0%, elles ont innové en lançant notamment une politique appelée non conventionnelle, celle du «Quantitative Easing» ou de l’assouplissement quantitatif, qui consiste à directement prendre le quasi contrôle des taux longs et des primes de risques notamment obligataires par achat de titres directement sur les marchés, en augmentant singulièrement leur bilan ce faisant. Ces politiques ont empêché tout emballement spéculatif auto-destructeur, mais aussi, en positionnant les taux d’intérêt longs de marché en dessous du niveau du taux de croissance, elles ont facilité le désendettement des nombreux acteurs le nécessitant.

L’asymétrie problématique de la conduite de la politique monétaire est venue du fait que, pour toute une série de raisons, les banques centrales n’ont pas renversé (ou ont tenté de le faire puis ont rapidement abandonné) leur « Quantitative Easing » alors même que la croissance était revenue sur un sentier normal et que l’offre de crédit retrouvait un rythme satisfaisant. Ainsi, les politiques monétaires ont-elles peu à peu facilité, dans le monde avancé comme émergent, une très forte valorisation du marché des actions et une bulle encore plus visible du marché de l’immobilier, ainsi qu’une forte montée de l’endettement public et privé rapporté au PIB et ce, dans de nombreux pays. Même si les taux étaient restés très bas encore plus longtemps, les vulnérabilités financières ainsi développées n’auraient pas pu éternellement éviter de se transformer en une instabilité financière prononcée.

Mais, en outre, l’inflation a fait son retour à la sortie des confinements, attisée par les effets de la guerre en Ukraine sur les prix de l’énergie et des produits agricoles… Cela nous amène au tournant des politiques monétaires de 2022 et au chemin de crête qu’elles doivent suivre actuellement.

Le réveil brutal de l’inflation a nécessairement amené les banques centrales à une remontée forte de leurs taux directeurs.

D’une part parce l’inflation est très défavorable à celles des entreprises comme à ceux des ménages qui ne peuvent aisément reproduire la hausse des prix dans leurs propres prix ou salaires. D’autre part, parce qu’une inflation forte et non stabilisée fait perdre les repères nécessaires à une fixation ordonnée, confiante, donc incontestée des prix et des salaires indispensables à une économie efficace. De plus, il était nécessaire de sortir enfin d’une période où les taux d’intérêt étaient trop bas pendant trop longtemps, avec les conséquences ci-dessus décrites.

Tout cela explique entre autres, après un moment d’hésitation quant à la nature transitoire ou non de l’inflation, la forte et rapide remontée des taux des banques centrales. Et parallèlement le début de resserrement quantitatif (Quantitative Tightening). Mais cela souligne également la situation singulière auxquelles les banques centrales sont confrontées aujourd’hui et qui exigent d’elles de procéder dorénavant très prudemment et d’avancer à petit pas.

L’inflation sous-jacente n’est pas vaincue et nécessite de ce fait des taux plus élevés ou à tout le moins maintenus longtemps aux niveaux actuels.

Mais simultanément, une remontée trop rapide ou trop forte des taux peut faire se matérialiser les vulnérabilités financières accumulées engendrées par des taux trop bas pendant trop longtemps. Au passif des bilans (trop d’endettement) comme à l’actif (des actifs très ou trop valorisés) de nombreux acteurs privés comme publics.

Les taux d’intérêt au niveau actuel, ou plus élevés encore, ont et auront tendance à mettre à rude épreuve la solidité financière de nombre d’acteurs.

Les banques centrales sont donc entrées dans une conduite de la politique monétaire qui scrutera incessamment l’état de la stabilité financière globale et sera emprunte de prudence. Sans perdre pour autant leur indispensable crédibilité dans leur lutte contre l’inflation.

Notons enfin que l’on a très probablement trop attendu de la seule politique monétaire. Elle ne peut pas tout faire. Il est crucial que la politique budgétaire soit orientée de façon compatible avec la phase dans laquelle se trouve l’économie et que les réformes structurelles indispensables soient réalisées.