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Conjoncture Crise économique et financière Economie Générale

Le modèle politique, économique et social français doit se renouveler profondément

“Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.”
(La Crise de la culture) Hannah Arendt

*Un modèle à bout de souffle *

Ce modèle, tel qu’il existe en France, a vécu. Il a beaucoup apporté pendant des décennies. Mais sa conception intellectuelle n’a que très peu évolué, elle a même dérivé, alors qu’a minima quatre mouvements d’importance se sont produits. Ils ont été occultés, non pensés, parfois niés, ou, pire même, suivis sans en voir les conséquences. Citons-les sans ordre de priorité. La question de l’autorité publique, de la sécurité et du phénomène migratoire avec le développement de l’idéologie islamiste. Embarquant ainsi la réflexion sur ce qui fait nation. La montée d’un individualisme farouche, avec la survalorisation des droits de chacun et la dévalorisation des devoirs. L’obsession de l’égalité, impliquant un dangereux égalitarisme, au détriment-même de la recherche de l’égalité des chances et de l’équité. Le développement enfin d’une hypertrophie de la sphère publique, dont l’entropie engendre inefficacité, découragement, perte de confiance et montée de l’inquiétude.
Nous reviendrons sur chacun de ces points. La question de la nécessaire transition climatique n’est pas ici citée, car notre modèle, avec toutefois trop de dogmes et une démarche insuffisamment scientifique, l’a plutôt bien intégrée dans son logiciel. Il faut ainsi renouveler notre réflexion, sous peine de devenir obsolète, en abordant quelques territoires jusqu’ici trop peu explorés. Tentons modestement d’en poser quelques briques.

*Marché et État *

Le marché est indispensable, car il développe une dynamique économique, une allocation des moyens et une adéquation de l’offre et de la demande certes imparfaites, mais irremplaçables. Toutefois, le marché ne peut être un mode de régulation suffisant par lui-même car, pour être durablement efficace et suffisamment stable, il a besoin de droit, de règles, d’autorités institutionnelles, d’organes de régulation, comme de corps intermédiaires, permettant d’agir lorsque le marché se dérègle et qu’il connaît une dynamique déstabilisante. La sphère publique est donc indispensable à la régulation du marché, de l’économie et plus généralement de la société. Ainsi, l’État (au sens large) est-il nécessaire pour le bon équilibre de la société, y compris en favorisant l’existence de corps intermédiaires, tels que les syndicats, pour la bonne régulation du tout. Les différentes forces d’une société sont alors canalisées de façon globalement harmonieuse, dans un jeu d’équilibre, même si cet équilibre est par nature changeant et instable. Et ce modèle de régulation a permis, cahin-caha certes et sans linéarité avérée, un développement du bien-être. Et ce, de façon relativement bien partagée dans les pays européens.
Jusqu’alors, les manifestations les plus abouties de ce mode de régulation de la société, assurant une bonne combinaison de l’éthique et de l’efficacité, sont apparues en Europe du Nord et en Allemagne. Puis, avec des nuances, une forme de social-démocratie s’est généralisée à l’Europe et en est devenue, volens nolens, l’une de ses caractéristiques fortes. Au total, notre modèle, avec des variantes, a permis pendant des décennies une combinaison réussie du marché et d’institutions et de règles, (y compris redistributrices).
Nous utiliserons le terme d’économie sociale de marché dans un sens large, c’est-à-dire au-delà des alternances entre les droites et les gauches de gouvernement, comme le socle commun définissant globalement bien le mode de régulation des pays européens.
Cependant l’Europe semble connaître aujourd’hui un déclin relatif, et même, depuis quelques années, un décrochage économique significatif face au modèle américain notamment. La multiplication des normes, des règlements, la moindre incitation à l’initiative comme à la prise de risque, comme la volonté d’égalité – et non d’équité – se développant sans limite, paraissent en être quelques éléments d’explication. Ce modèle, y compris dans ses courants réformistes conscients de cette trajectoire dangereuse, est en fait devenue insuffisant.

*Autorité, sécurité, immigration *

Il est tout d’abord indispensable d’englober dans la pensée de l’action publique les questions d’autorité publique, de sécurité, comme de meilleure régulation et intégration de l’immigration. Sous peine, à défaut de traiter ces questions de façon républicaine, de laisser le monopole du discours sur ces sujets aux mouvements populistes. Mouvements alors capables d’attirer les électeurs à juste titre mécontents de n’être pas entendus sur des sujets sensibles de leur quotidien. Ces sujets sont cruciaux, et il doit être souligné qu’il est rédhibitoire de les traiter de façon moraliste ou avec mépris. Ajoutons, dans la même ligne, que penser un pays, une nation, comme un kaléidoscope multiculturel sans unité, sans réelle frontière, sans culture commune, sans véritable identité, avec pour seul partage des valeurs universelles désincarnées, est une vision éthérée, dans laquelle on fait se dissoudre l’histoire, la géographie, et la Nation elle-même. Et où l’on occulte les liens culturels qui forgent un pays, qui permettent à ses habitants de s’y reconnaitre et de vivre ensemble. Nier cette vérité c’est provoquer le pire tôt ou tard, volens-nolens. Renan avait déjà tout dit : « Ce qui nous unit, ce n’est pas une langue, une religion, ou une race, c’est un passé commun et une volonté partagée de vivre ensemble. Une nation est une âme, un principe spirituel, fondé sur le souvenir des gloires passées et sur le consentement actuel à continuer cette vie commune. Une nation, c’est un plébiscite de tous les jours. » Que cela inspire la réflexion ! Ces sujets, pour fondamentaux qu’ils soient, ne font cependant pas l’objet de développement spécifique dans ce papier.

*La suradministration : frein à l’action *

Ensuite, doit être analysée avec attention la perte d’efficacité de la sphère publique. Comme le marché n’est pas exempt d’erreur et de dysfonctionnements endogènes, les décisions des pouvoirs publics elles-mêmes peuvent ne pas être efficaces, voire ne pas être les bonnes. Il n’y a ni omniscience des marchés, ni omniscience de l’État. Il est indispensable de considérer, au-delà de toute idéologie, qu’une politique publique peut en effet ne pas être efficace. Pire, qu’elle peut ne pas être appropriée, et même non souhaitable. Qu’elle peut même induire des effets pervers aboutissant à l’exact contraire de ce qui était désiré. Cette base de réflexion doit faire partie du cœur du renouveau de la pensée du modèle d’économie sociale de marché. Il est ainsi opportun de noter qu’il n’y a pas le « méchant capital » et le « gentil État ». Pas de camp du mal et de camp du bien. Cette vision manichéenne est non seulement simpliste mais également dangereuse car très trompeuse. Il y a le capital et son double¹, tous deux connaissant leur propre logique de développement sans fin. Là, de rendement, de capitalisation, d’accumulation du capital aurait-on dit autrefois. Ici, de contrôle, de pouvoir. Tous les deux, éprouvant comme tout organisme vivant, la nécessité vitale de croître. Et pourtant, tous les deux sont nécessaires et complémentaires, dès lors que l’on ne laisse ni l’un ni l’autre s’imposer à tous et déstabiliser le délicat équilibre qui permet de combiner efficacement les deux. C’est ce qui autorise une société de progrès.
La logique de développement de l’État : la suradministration
Il faut donc penser librement pour faire l’analyse du développement, depuis des décennies en France, d’un État omniprésent, tendant à intermédier les relations de chacun avec l’autre, c’est-à-dire de chacun avec la société. Cet État établit un contrôle toujours plus serré sur les individus et développe dans une logique d’entropie une suradministration toujours plus lourde et pesante, et à rendement décroissant.
Si la logique de développement de l’État et de la sphère publique doit être pensée, c’est, bien plus qu’aux États-Unis, chez nous en Europe et plus particulièrement encore en France que cette analyse critique doit être faite. La suradministration développe le sentiment d’impuissance et partant le découragement et le passéisme. Mais aussi la recherche de l’avantage maximal pour soi-même. Ou encore, chez certains, l’envie de sédition, d’insoumission. Par la logique de croissance sans fin qui lui est propre, la suradministration tente de répondre à tous, en infantilisant les gens et en poussant sans cesse à plus de demande d’État. Ce qui amène inéluctablement la déception. Et développe, à son tour, l’angoisse, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. Trop d’État induit une atomisation² des individus et leur aliénation quant à leur capacité à agir par eux-mêmes. La suradministration et un État trop intrusif et omniprésent peuvent conduire en effet à un affaissement de la confiance en soi-même, mais aussi entre les uns et les autres. Ils sont un frein à l’action individuelle et collective. Et ils entraînent une perte de solidarité auto-organisée entre les membres de la société.
« L’action est ce qui permet aux hommes d’apparaître devant les autres, de se révéler dans leur singularité et de construire un monde commun. Lorsque l’État monopolise cette capacité, les citoyens sont réduits au rôle de spectateurs.» Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne).

En bref, ainsi que le pense avec beaucoup d’acuité Hannah Arendt, cette dynamique induit une perte de l’équilibre nécessaire entre, d’une part, la liberté et la responsabilité individuelle et collective et, d’autre part, la nécessaire régulation pour organiser une société juste. « Le danger, ce n’est pas seulement la violence des régimes autoritaires, mais le glissement progressif vers une administration douce et paternaliste qui asphyxie la liberté sous prétexte de protection.» écrit-elle encore.

*La combinaison essentielle de l’éthique et de l’efficacité *

Face aux erreurs possibles de la sphère publique, mais aussi face à sa tendance à s’étendre toujours davantage jusqu’à perdre significativement de son efficacité et à développer des freins défavorables à la dynamique de la société, il faut redonner à l’État au sens large de la vision et de la vigueur pour accomplir sa tâche au mieux. Il lui faut éviter de se développer de façon superfétatoire. Et éviter de dicter des lois et des règles comme d’engendrer des institutions diverses et variées non strictement nécessaires au bon fonctionnement de l’économie et plus généralement de la vie en société. La sphère publique se doit donc d’assurer la meilleure combinaison de l’éthique et de l’efficacité. Chacun de ces deux termes n’étant en aucun cas l’apanage du seul marché ou du seul État. Le partage des rôles en ce domaine est bien plus complexe et imbriqué. Éthique et efficacité, deux termes qu’il est utile de marier dans l’entreprise comme dans la société dans son ensemble, tant ils sont indispensables l’un à l’autre, dans une tension dialectique. L’un ne peut durablement rien sans l’autre et réciproquement. Il n’y a pas d’éthique durable sans efficacité, de même qu’il n’y a pas d’efficacité soutenable sans éthique. Et les deux n’étant en aucun cas l’objet de logiques dichotomiques et opposées. Les pouvoirs publics doivent penser en permanence cette dialectique.

*Hyper démocratie *

Il faut également s’interroger sur la pente naturelle de la démocratie, sur sa dynamique endogène. Sur ce que j’appelle l’hyper-démocratie. Elle peut en effet produire par elle-même ses propres excès. Tocqueville déjà prévenait de cette logique endogène à la démocratie. Si l’on ne développe pas une réflexion approfondie sur ces trajectoires, la démocratie peut conduire à son propre affaiblissement, mais aussi, au bout du chemin, à sa possible disparition. Avec en point de mire l’avènement au pouvoir du populisme, fût-il très à droite ou très à gauche.
On ne pourra donc faire l’économie d’une réflexion sur les excès spécifiques de la démocratie, engendrés par sa propre dynamique. Le droit de tous, étendu, sans fin, à tout. Opposable à tous les autres. Et symétriquement, l’abandon progressif des devoirs. C’est-à-dire l’individualisme et l’égoïsme poussés au maximum et le communautarisme – segmenté à l’extrême –, exacerbé. Les deux étant des signes d’absolu repli sur soi total. Avec, en surplus, comme manifestation et justification idéologiques du phénomène, l’idée que chacun est obligatoirement oppresseur ou oppressé. Avec l’interdiction de penser en dehors des normes imposées par les nouveaux dogmes. Cela conduisant, à rebours des auto-déclarations de ses promoteurs, à la haine de l’autre, des autres, ceux accablés de la faute d’être l’oppresseur par assignation préétablie à résidence et à culpabilité indélébile. Oppresseurs ayant privé de leurs droits les autres. Les oppressés devant dorénavant être délivrés à tout jamais de tout devoir, comme de toute responsabilité. Un éventuel salut du présumé oppresseur ne pouvant survenir que dans le cas d’un complet reformatage, d’une restructuration de l’individu ayant avoué ses fautes et s’étant ou ayant été rééduqué. Fantasme et manipulation de l’histoire réécrite à travers l’unique et simplissime couple oppresseur-oppressé, chacun étant pour toujours, ou presque, affecté dans sa case d’origine. Histoire d’ailleurs que l’on veut réécrire pour la tordre en ce sens. Toute ressemblance avec le totalitarisme…
Le tout caché derrière des mots devenus totem, et répétés inlassablement. Des mots vidés, énucléés. Mais obligatoires, parce qu’appartenant au camp du bien. Et d’autres devenus interdits, honteux. Police des mœurs, police de la pensée. Le wokisme est à l’évidence la caricature et l’expression aujourd’hui la plus aboutie de ce dévoiement total du concept de démocratie. Il n’en est en rien une extension. Il n’est pas davantage la prolongation du progressisme. Il est la nouvelle idéologie des excès de la démocratie. Idéologie in fine destructrice de la réalité-même de la démocratie. S’opposer au wokisme, pris comme la radicalisation intolérante et totalitaire du militantisme progressiste, n’est ni du conservatisme, ni une manifestation réactionnaire. La pensée du modèle démocratique, démocratie libérale et d’économie sociale de marché, ou de social-libéralisme, ne peut ni ne doit laisser la critique et le combat contre le wokisme au populisme. Au risque sinon de s’y dissoudre elle-même, jusqu’à disparaître. Et au risque de laisser le populisme être le seul recours contre ces excès-là. L’exemple américain le montre bien (le parti démocrate défait face à Trump jusque dans ses bastions géographiques aussi bien qu’ethniques). En France, le cas du Parti Socialiste d’aujourd’hui en est un exemple également frappant, happé, sauf sursaut délibéré possible, par NFP/LFI, avec le développement du RN en symétrie.

D’autres excès, développés également de façon endogène, peuvent être résumés dans la recherche de l’égalité poussée à l’extrême. L’égalité totale, parfaite. Pensée magique qui cache une absence de profondeur de pensée. L’égalité en tout, de tous avec chacun, conduit en effet à la jalousie généralisée. Aux passions tristes, donc. Mais aussi bien à la condamnation de ce qui fait la dynamique d’une société, le moteur de l’effort et la recherche de la progression. Partant, de ce qui fait le progrès. Tocqueville : « Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme et pour la société que cet amour de l’égalité, qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle. »

Notre modèle, sans réflexion sur lui-même et sans régulation de ses propres dérives, connaît ce genre de glissement fatal. Doivent donc être étayées à nouveau les différences entre égalité « absolue », égalité des droits, égalité des chances et équité. Et leurs conséquences réciproques, morales, économiques et sociales.
Aussi, l’hyper démocratie induit-elle des régressions et un potentiel d’extinction progressive de la dynamique des sociétés et des économies, donc du bien-être. Elle conduit à la faillite financière. Donc à la faillite sociale. Mais aussi, et cela va de pair, elle abîme gravement la capacité de vivre ensemble et de respecter les compromis nécessaires entre liberté et règles. Donc elle amène à la faillite morale. En laissant les passions les plus basses s’exprimer en toute impunité : la jalousie, le ressentiment, la haine. Elles sont hélas déjà à l’œuvre.
Il n’y aura ni renouveau de la pensée ni diminution de la méfiance actuelle vis-à-vis de la démocratie, sans cet effort d’analyse de la montée naturelle des excès propres à la démocratie et de son hypertrophie, de la suradministration et de ses effets, de même que du besoin légitime et républicain d’un retour de l’autorité publique et que d’une meilleure régulation et intégration de l’immigration. La montée généralisée du populisme ne trouve certes pas son origine que dans ces facteurs-là. Mais il serait dangereux de nier que son développement a également sa source ici.

*Un faux « progressisme » qui cache une vraie régression *

La bienveillance comme l’aveuglement devant les causes et les conséquences de ces quatre mouvements ne sont en rien une manifestation de progressisme. Même s’ils se parent de ses vertus. Tout au contraire. Ils enferment. Ils isolent. Ils provoquent de fatales régressions face aux valeurs et d’humanisme et d’universalisme, toujours valeurs de progrès, de responsabilisation et d’émancipation, comme de recherche d’harmonie. Valeurs jamais parfaitement réalisées, certes. Mais elles ont malgré tout permis que l’humanité, dans certaines civilisations, a pu reconnaître et respecter les minorités. Et ce, sans que cela se fasse au détriment de la majorité (principe démocratique sinon déformé outrageusement et dangereusement). Ces valeurs ont conduit également à reconnaître l’égalité des races, des sexes, des origines sociales… Elles ont aussi facilité l’égalité des chances et non plus une assignation à la naissance de par l’appartenance des parents à telle ou telle caste, par exemple. La combinaison du trop d’État avec l’hyper démocratie engendre ce mal pernicieux et destructeur dont la résolution ne se fait que dans la montée sans limites des droits et dans l’affaissement des devoirs et des responsabilités. Comme dans la perte d’efficacité de la régulation économico-sociale.
Et, partant, dans la perte de confiance sociétale, une méfiance vis-à-vis des institutions, de la politique et des autres, donc vis-à-vis de la société elle-même.
Et, in fine, par une croissance sans fin, insoutenable, de la dette publique.
Pour que le système d’une société dotée d’une économie sociale de marché puisse perdurer, la réassurance, notamment pour les plus démunis et les accidentés de la vie ou de la conjoncture, d’une protection indispensable apportée par la société, c’est-à-dire, pour l’essentiel, par la sphère publique dans une société moderne, doit se marier de façon équilibrée avec la responsabilité individuelle, familiale, comme des groupes autonomes de personnes. L’État Providence, certes. Mais il ne peut, ni ne doit, sous peine d’entropie, chercher à protéger de tout, sans limite. Et au prix d’une déresponsabilisation vis-à-vis d’eux même comme vis-à-vis des autres des membres qui composent la société. Tocqueville encore : « Le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, et les dirige ; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »

*La survie du modèle d’économie sociale de marché *

La juste combinaison, c’est-à-dire l’équilibre viable, est pour le moment rompu. Mettant en danger l’État Providence lui-même, et partant, la protection sociale qui est un bien précieux. La critique de l’administration est de tout temps, nous en convenons aisément. Mais la présente analyse interroge la capacité de la démocratie, comme de la social-démocratie, et de façon intimement liée la sphère publique, à ne pas tomber dans l’entropie et à se stabiliser à un point d’équilibre qui marie durablement l’éthique (ou la justice) et l’efficacité (la production de richesse) et le bien-être économique et social.
Il s’agit donc là d’une question de survie de notre modèle économico-social européen. Avec ses défauts spécifiquement français, rendant le système de plus en plus inefficient, notre modèle de régulation sera tôt ou tard incapable de se reproduire, c’est-à-dire de survivre. Avec pour corollaires, si le sursaut ne vient pas à temps, un appauvrissement généralisé et une déconfiture morale et financière.
La réflexion doit donc se poursuivre. Comment induire des mécanismes de limitation de ces excès ? Comment retrouver les équilibres vitaux qui permettent à nos sociétés de survivre et de se revigorer ?
C’est tout l’enjeu. C’est une question fondamentale pour notre avenir, notre « modèle », notre Europe et notre pays.

¹ Marc Guillaume, PUF
² L’atomisation des individus, comme la perte de sens vis-à-vis de la collectivité et de la société, est évidemment également due au développement des réseaux sociaux qui en outre véhiculent des informations fausses ou vraies qui dénaturent le rapport à la vérité et renforcent l’individualisme. Jusqu’à favoriser, de même que l’État omniprésent, la montée du populisme. Mais les ressorts en sont différents et l’analyse ne peut les confondre.

Olivier Klein Professeur d’économie à HEC

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Les dépôts ne dorment pas ! L’épargne dite improductive fait vivre l’économie

Le mythe des dépôts à vue

Mais si l’on a beaucoup parlé de l’assurance vie en euros pour rétablir la vérité sur son utilité économique, le mythe des dépôts à vue qui dorment dans les banques semble être tenace. Or, les dépôts bancaires, eux non plus, ne sauraient en aucun cas être qualifiés « d’improductifs ». L’encours des dépôts bancaires s’élève à mi 2025 à environ 2.600 milliards d’euros.
L’encours total des crédits distribués par les établissements de crédit aux résidents français s’élève environ à 2.900 milliards d’euros, dont 1.400 milliards pour les entreprises, 1.500 milliards pour les particuliers.

Une aberration économique

Les dépôts ne dorment pas ! Les banques financent ainsi massivement l’économie française. Et ce, précisément grâce aux dépôts bancaires quelle que soit leur forme : dépôts à vue, dépôts à terme, livrets, etc. Et, si les grandes entreprises et les ETI peuvent avoir accès direct aux marchés financiers, bien qu’elles aient également besoin de financement bancaire, les PME, les professions libérales, les commerçants, les artisans, comme les particuliers, n’ont accès au financement que via les banques. Les dépôts bancaires sont ainsi indispensables à l’économie française et intensément productifs.

Fiscaliser à 1 % les dépôts à vue, qui ne rapportent rien à leurs détenteurs mais qui sont indispensables à l’économie, serait donc une aberration économique et financière. La réaction rationnelle des épargnants serait de réduire au maximum possible leurs dépôts à vue. L’alternative pourrait être de déplacer l’épargne vers des supports bancaires rémunérés, provoquant une hausse du coût des ressources pour les banques et, de ce fait, un renchérissement du crédit. Ce mouvement pèserait sur la croissance de l’économie. Une autre conséquence logique serait le transfert d’épargne sur des supports non bancaires, contraignant alors les banques à réduire leurs crédits à l’économie. Là encore, cela freinerait la croissance et l’emploi.

L’effet serait le même sur les dépôts à terme. Ils rapportent en effet actuellement à 3-6 mois aux alentours de 2 % , voire moins. Cette rémunération dépend des taux directeurs de la banque centrale européenne. Taxer à 1 % les dépôts détenus par les ménages éligibles a l’impôt sur la « fortune improductive » (donc ayant un patrimoine global d’au moins 1 million d’euros) équivaudrait à effacer au moins la moitié de cette rémunération, calculée avant impôt sur les revenus de l’épargne. Or, les intérêts ainsi reçus sont déjà imposés à la « flat tax », les intérêts restants après cette double imposition seraient dans ce cas négligeables. La fuite serait donc certaine.

Evitons toute incompréhension des mécanismes de base de l’économie et de son financement ! Comme en beaucoup de choses en économie, l’essentiel est l’équilibre. Et il faut un bon équilibre efficace entre consommation et épargne pour que l’investissement puisse se faire et que l’ensemble donne une croissance saine et durable.

L’épargne placée dans les banques, dans les assurances-vie, comme dans les actions et obligations, finance l’investissement des ménages (en logement) ou des entreprises. Les dépôts bancaires comme l’assurance-vie ne sont donc pas seulement utiles, ils sont indispensables pour financer l’investissement et la croissance.

Les chiffres cités, comme la simple description des mécanismes economico-financiers, le montrent. Par ignorance ou par surenchère, ne créons pas de dommages pour l’économie française et la société tout entière !

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC et dirigeant de banque.

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Débat budgétaire sur la fiscalité : peut-on encore sortir de l’illusion ?

Ne peut-on comprendre qu’il nous faut en France retrouver le bon équilibre et la bonne complémentarité entre social et efficacité économique ?

Y a-t-il vraiment de la place pour des hausses d’impôts, sans abîmer davantage l’économie et demain, donc, abîmer le social et les finances publiques de la France ? N’est-ce pas une illusion ? Ou une facilité pour se donner bonne conscience ? Une dose de hausse d’impôts et une dose de baisse des dépenses, pour faire bonne mesure et sembler mesuré ?

Mais la réalité comparée des taux de prélèvements et de dépenses publiques, comme de nos niveaux de redistribution, en France par rapport à nos voisins comme à l’ensemble des pays de l’OCDE, permet-elle encore cette apparente modération, qui est le plus souvent une simple renonciation à la clarté et à l’affrontement des enjeux qui sont les nôtres ? Cela ne participe-t-il pas à enfoncer le pays dans un déni de réalité ?

La social-démocratie européenne, ce mélange harmonieux et efficace d’économie de marché et de social, que les gouvernements de gauche modérée comme de droite modérée ont appliqué , n’a-t-elle pas en France dépassé depuis un bon moment le bon équilibre entre les deux, laissant croire que l’on pouvait sans cesse financer plus de social tout en travaillant moins, tout en étant moins compétitifs, en ponctionnant toujours plus les entreprises qui créent les richesses et les individus qu’ils soient salariés, entrepreneurs et innovateurs, bâtisseurs de croissance ?

En laissant croire que l’on peut toujours étendre les droits, tout en restreignant les devoirs ?

Endettement. Ne peut-on comprendre que tout cela se solde par un taux d’endettement qui s’accroît beaucoup plus vite que celui de la moyenne de la zone euro (+56 points de PIB en France depuis 2007, pour +17/18 points environ pour la zone euro), évolution intenable ?
Et qui sera coûteuse in fine pour tous, y compris les moins aisés ? Donc qui détruira le niveau de vie et de protection sociale, qui pourtant est un bien collectif précieux ? Et à la fin, chez nous, comme d’habitude, ce sera beaucoup de hausses d’impôts et pas de baisse des dépenses… avec encore plus de déficit public et de dettes.

A LIRE AUSSI:
L’avenir des démocraties est-il compromis ? – par Olivier Klein

Ne peut-on comprendre enfin qu’il nous faut en France retrouver le bon équilibre et la bonne complémentarité entre social et efficacité économique ? Ce qui ne passe certainement pas par plus de prélèvements aujourd’hui, mais par les réformes structurelles qui permettraient notre niveau de social…

En somme, la prévention et non la médication des docteurs de Molière qui aggrave la maladie !

Olivier Klein est professeur d’économie

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Dégradation , perspective négative de la note française : l’urgence de la lucidité et du courage

L’agence de notation S&P a dégradé très récemment la note souveraine de la France, et Moody’s vient de la mettre sous surveillance négative, les deux invoquant notamment une incertitude élevée sur la trajectoire de ses finances publiques. Ce signal d’alerte doit être entendu comme tel : notre pays, champion des prélèvements obligatoires, de la redistribution, de la dépense publique et des déficits budgétaires, n’est pas sur le bon chemin.

A force de tout vouloir corriger par l’impôt, la règle, la subvention et la redistribution, conduisant ainsi à la déresponsabilisation de chacun, nous avons engendré une inefficacité systémique, contraire au bien commun : un service public en déclin et un système coûteux et désincitatif au travail et à l’initiative. L’énergie de tous s’y dilue dans les contraintes et les taxes, comme dans l’opprobre porté aux bâtisseurs de croissance.

Nécessités démographiques

Sans réformes profondes, le pays continuera inexorablement à s’abaisser. Car il est illusoire de vouloir financer notre modèle social avec une croissance atone et une quantité de travail insuffisante. Allonger la durée du travail dans la vie, relever le taux d’emploi des jeunes, rationaliser et rendre plus efficaces les dépenses publiques ne sont pas des options idéologiques : ce sont des nécessités démographiques et économiques. Faute de quoi, la France se condamnera à une spirale de déficits, de dette et d’abaissement du niveau de vie.

Cette situation s’enracine dans une confusion entre égalité des chances et égalitarisme. L’objectif d’égalité des chances, d’équité, assure tout à la fois la cohésion de la société et la libération de l’énergie de tous les talents, quels que soient leur sexe, leur origine ethnique ou de milieu social, leur diplôme initial… L’égalitarisme forcené, dans lequel certaines forces politiques tombent, conduit tout au contraire à tout figer, y compris les situations individuelles, ainsi qu’au nivellement, au ressentiment, à la discorde, et potentiellement à la violence. Ce qui abîme l’envie d’entreprendre dans son pays et entraîne la fuite ou le découragement des bâtisseurs de croissance.

Cela se solde historiquement par une hausse insoutenable du taux d’endettement et par un effondrement du niveau de vie et de protection sociale.

Rétrécissement du gâteau

L’égalitarisme, en voulant sans limite partager le gâteau par des prélèvements sans fin, aboutit en fin de compte au seul rétrécissement du gâteau et à un malthusianisme mortifère. L’économie est une dynamique, non une statique ; l’ignorer conduit à l’atrophie et à la pauvreté.

Il faut redonner en France la place légitime qui lui revient à la création de richesse, sans renoncer au rôle régulateur, incitateur, protecteur et redistributeur de l’Etat. Ce n’est pas choisir le marché contre l’action publique, mais refonder leur complémentarité. Retrouver le bon équilibre.

La dégradation de notre note n’est pas un simple revers technique : c’est l’indicateur d’une longue dérive. Si les choix politiques se contentent de poursuivre la fuite en avant en alourdissant encore les impôts et en éludant les réformes de fond, la sanction de la notation ne sera que le prélude à un affaiblissement profond et durable de notre modèle économique et social. L’urgence est de retrouver bon sens, lucidité et courage.

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC

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Conjoncture Crise économique et financière

Faut-il vraiment encore augmenter les impôts ?

Peut-on encore taxer davantage les grandes entreprises et les ménages aisés ? En France, cette idée est devenue une fausse solution. Elle aggraverait un déséquilibre déjà préoccupant entre un niveau de redistribution parmi les plus élevés du monde et une capacité affaiblie à créer de la richesse.
La France figure parmi les cinq pays les plus redistributifs de l’OCDE : l’écart entre les indices de Gini avant et après transferts y est maximal. Plus de la moitié des ménages ne paient pas l’impôt sur le revenu, tandis que les 10 % les plus aisés en acquittent près de 75 %. Le coin fiscal des premières tranches est inférieur à celui de la plupart des pays européens, mais celui des tranches supérieures est le plus élevé.

Augmenter encore la pression fiscale, déjà record, reviendrait à ignorer ses effets défavorables sur la croissance comme sur les finances publiques. La politique de l’offre menée depuis quelques années — entre autres, flat tax à 30 %, rapprochement partiel du taux d’IS avec nos voisins, stabilisation générale des prélèvements — a contribué à relever le taux d’emploi (encore trop faible) et à réduire le chômage, tout en amorçant une réindustrialisation. Toute hausse du taux de prélèvements creuserait à nouveau l’écart d’attractivité, au détriment de l’investissement.

Le dérapage des finances publiques n’est pas la conséquence de cette politique, mais résulte de la progression non maîtrisée de la masse salariale publique, du coût des mesures d’urgence pendant le Covid (utiles mais mal calibrées en durée comme en niveau), de la suppression de la taxe d’habitation et du vieillissement démographique sans réforme aboutie des retraites.

La logique “taxer plus pour partager plus” est devenue non seulement injustifiée, mais surtout contre‑productive. Elle découragerait, au-delà d’un seuil déjà atteint, talents, innovateurs et investisseurs. Une nouvelle hausse accélérerait en outre le départ des ménages aisés, convaincus que la machine est sans fin. Les jeunes diplômés suivent le même chemin : ils sont aujourd’hui 23 % plus nombreux qu’il y a dix ans à s’établir à l’étranger dès la fin de leurs études, et plus de la moitié envisagent de partir dans les trois ans suivant leur diplôme, citant le sentiment de déclin et une trop faible reconnaissance économique.

Quand la volonté de redistribution dépasse l’incitation à créer de nouveaux revenus, c’est le gâteau lui‑même qui se rétrécit. Nous y sommes déjà. La question n’est pas celle de la “justice fiscale”, largement assurée ( même si la lutte contre la sur-optimisation s’impose), mais de l’efficacité collective. Augmenter encore les impôts ne réduirait ni la dette ni le déficit, tant que la dépense publique reste incontrôlée. Le cercle vicieux français se refermerait : des prélèvements et des dépenses déjà au plus haut, une dette qui croît plus vite que chez nos voisins, une croissance et des services publics qui se dégradent.

C’est donc du côté des réformes structurelles qu’il faut agir : insérer plus rapidement les jeunes peu qualifiés sur le marché du travail, valoriser les filières techniques, favoriser le travail plus longtemps quand la santé le permet, alléger la sur‑réglementation qui freine croissance et innovation, et rehausser le niveau et la performance du système éducatif, désormais à la traîne des meilleurs.
Ces réformes, mises en œuvre avec succès par nos voisins, y compris sociaux‑démocrates, ne relèvent d’aucun camp politique. Elles seules permettraient à la France de renouer avec une croissance plus forte et des finances publiques soutenables, condition essentielle pour préserver à la fois la solidarité et la prospérité.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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Crise économique et financière Economie Générale

Le trop plein de dette publique peut conduire à une défiance sociétale

L’idée que la banque centrale peut, par l’annulation de la dette publique qu’elle détient, effacer le problème, est une tentation récurrente. Pourtant, une telle stratégie est inefficace tout en comportant de graves dangers. Sur le plan budgétaire, l’annulation de la dette détenue par la banque centrale n’apporte aucun avantage durable au Trésor. En effet, la Banque de France, possédée par l’Etat, reverse ses profits – issus entre autres des intérêts versés par l’État en rémunération des obligations émises et achetées par elle – au Trésor sous forme de dividendes. Annuler la dette revient donc à annuler à la fois la charge d’intérêts… et le flux correspondant de dividendes.

La monétisation de la dette, c’est à dire son achat par la banque centrale, peut résoudre temporairement la question de l’augmentation pénalisante du coût des intérêts que pourrait imposer le marché en cas d’inquiétude prononcée sur le niveau d’endettement. Pour autant, cette solution n’en comporte pas moins des dangers fondamentaux, dès lors qu’elle se répète et qu’elle devient durable.

La monétisation sans limite ou l’annulation pure et simple de tout ou partie de la dette peut perturber profondément le jeu des acteurs économiques. Elles lèvent en effet la « contrainte monétaire » : la nécessité de rembourser sa dette ou de la refinancer dans des conditions « normales ».

Or, la confiance dans la monnaie correspond à un système fiable et efficace de règlement des dettes. La monnaie est en effet le moyen de règlement libératoire de la dette née des échanges marchands . La perte de confiance dans le bon règlement des dettes conduit donc à la perte de confiance dans l’issue des échanges et dans la monnaie dans l’essence même de sa fonction . La monnaie est bien ainsi le socle fondamental du lien social dans les économies de marché, comme l’analysait Michel Aglietta.

La perte de confiance dans la monnaie, conséquence d’un usage abusif de l’endettement qui nécessite in fine d’être monétisé ou annulé, n’est pas un risque théorique. De nombreux épisodes économiques, de la République de Weimar à des situations plus récentes dans des économies émergentes comme l’Argentine, illustrent la défiance, voire la fuite devant la monnaie, lorsque celle-ci n’est plus ancrée dans des règles de gestion saines des finances publiques et monétaires. La fuite peut alors se faire par exemple sur des monnaies créées ad hoc localement, l’or ou encore les crypto-actifs aujourd’hui. Les crises sociales, économiques et politiques qui en découlent sont dramatiques. En France, l’euro atténue ce risque, mais les autres pays membres pourraient tôt ou tard refuser le danger ainsi partagé.

Une dette en croissance non contrôlée n’est donc pas qu’un enjeu technique ou budgétaire : elle ouvre la voie à une remise en cause de la confiance dans la monnaie et de la stabilité de la société elle-même. Les solutions de facilité qui passent par la monétisation discrétionnaire ou l’effacement de la dette au mépris des règles communes exposent la société à un danger systémique.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC