L’occasion de revenir sur mes réflexions concernant l’évolution du secteur bancaire et sur l’essence même du métier de la banque. Mais aussi plus largement sur l’histoire du capitalisme et les mutations fortes mais lentes de l’économie et des entreprises induites par les révolutions technologiques. Loin des disruptions.
L ‘inflation vient de dépasser 5 % en France et la croissance sur le premier trimestre recule de 0,2 %. Les entreprises ne pourront (et ne devront) pas compenser la totalité de la perte de pouvoir d’achat des salariés, car cela induirait une baisse de leurs résultats entamant tôt ou tard leur capacité d’investissement, leur compétitivité et donc l’emploi, d’autant qu’elles sont déjà financièrement affaiblies par les difficultés d’approvisionnement et l’augmentation du coût des matières premières et de nombreux produits intermédiaires.
Ce serait donc très dommageable, à terme, pour les ménages eux-mêmes. Et cela renforcerait très dangereusement la spirale d’indexation, l’inflation devenant alors incontrôlable. C’est d’ailleurs pour ces raisons que, depuis 1983, il est interdit aux entreprises d’indexer systématiquement les salaires sur les prix.
Parallèlement, l’Etat français ne sera pas capable de protéger longuement les ménages comme il l’a fait aujourd’hui en prenant leur surcoût en charge. La politique monétaire ne permettra plus de financer les excédents de dette publique en découlant, et les marchés seront probablement peu appétents à avaler ce surcroît de dette aux taux d’aujourd’hui… Pourrait s’ensuivre un effet boule de neige très inquiétant sur la dette.
Ainsi, peu ou prou, les ménages perdront du pouvoir d’achat tant que l’inflation sera élevée, en prenant leur part de l’effort, avec le risque économique et social induit. Les entreprises seront aussi mises à contribution. L’Etat se limitera de plus en plus à la seule protection des plus faibles.
Cette perte de pouvoir d’achat n’est cependant pas inéluctable. Les ménages actifs pourraient mieux protéger leur pouvoir d’achat sans entraîner de boucle prix-salaires, si les gains de productivité progressaient suffisamment ou si le rapport masse salariale sur valeur restait globalement stable à la suite des augmentations salariales. Ce qui permettrait alors aux entreprises de ne pas augmenter davantage leurs prix et de protéger leur compétitivité et leur capacité d’emploi comme d’investissement.
La solution serait que les salariés travaillent un peu plus, en échange d’une augmentation de salaires, dans une proportion à négocier.
Malheureusement, les gains de productivité sont aujourd’hui nuls. La seule possibilité pour que l’économie s’en sorte au mieux – pour les ménages, les entreprises et l’Etat – est donc que les salariés travaillent un peu plus, suivant les types d’emplois, en échange d’un surcroît d’augmentation de salaires, dans une proportion à négocier. C’est envisageable, car il existe des goulets d’étranglement dus à la pénurie de maind’oeuvre dans de nombreux secteurs.
Cela permettrait également, grâce à l’accroissement de l’activité, d’augmenter les recettes des cotisations sociales et des impôts sans en relever les taux, donc ce serait favorable au maintien de notre haut niveau de protection sociale, tout en favorisant une meilleure maîtrise du déficit public et de la dette. Pour les ménages à la retraite, c’est l’allongement du nombre d’années de cotisations des actifs (en fonction de la pénibilité du travail) qui seule pourrait permettre de ne pas leur faire perdre de pouvoir d’achat, alors même que les comptes de la retraite vont continuer à se dégrader.
Il y a là une réelle marge de manoeuvre pour la France. Au-delà des efforts que les entreprises pourront faire pour limiter partiellement la perte de pouvoir d’achat de leurs salariés – un mix d’augmentation salariale et de primes Pepa, par exemple -, il est parfaitement possible, sans changer la loi, d’ouvrir avant la fin d’année des négociations au niveau de l’entreprise sur ce surcroît de compensation en échange du surcroît de travail. Il est aussi possible et souhaitable d’envisager des accords d’entreprise qui permettent à chaque salarié ou chaque équipe de choisir son propre équilibre.
C’est en tout cas une voie de sortie par le haut d’un problème majeur qui, sinon, risque de constituer rapidement une équation impossible… et douloureuse.
Les banques centrales seraient-elles amenées à financer très durablement les déficits publics liés à la réindustrialisation, au changement climatique ou au réarmement contrairement au « quoi qu’il en coûte » qui ne durait que le temps de la pandémie ? La dette n’aurait-elle donc aucune importance ? Piégée par trop d’objectifs contradictoires, la politique monétaire extrêmement accommodante se perpétuerait alors, les taux d’intérêt restant très inférieurs au taux de croissance et le bilan de la banque centrale ne cessant de gonfler. Las ! Cette idée bien commode augurerait de lendemains douloureux. Les banques centrales amorcent d’ailleurs une autre voie.
Avant-guerre, à cause d’une inflation qui n’était pas seulement transitoire, les banques centrales devaient sortir progressivement du quantitative easing et augmenter leurs taux. Mais prudemment, du fait de l’endettement global très élevé et de marchés financiers et immobiliers fortement valorisés, elles ont durci leur discours lorsqu’est survenu un fort surcroît d’inflation dû à la guerre en Ukraine.
Une inflation qui s’emballerait par un phénomène d’indexation, même imparfait, des prix aux prix et des salaires aux prix serait en effet source de nombreux maux. Serait induite de facto une inégalité profonde des évolutions de revenus en valeur réelle, entre les ménages comme entre les entreprises, la capacité à répercuter les hausses de prix étant loin d’être égale. Les négociations salariales deviendraient très conflictuelles ; l’affichage des prix entre producteurs, distributeurs et consommateurs serait instable ; les contrats de prêt engendreraient une perturbation des modes de fixation des taux d’intérêt entre prêteurs épargnants et emprunteurs. Une inflation stable et basse est en effet essentielle à la confiance entre les acteurs, donc à une économie efficace. Aujourd’hui, face au spectre de la stagflation, les banques centrales font face à un dilemme encore plus délicat.
Elles ne doivent pas casser cette croissance qui va s’affaiblissant, mais elles n’ont pas d’autre choix que de réagir pour lutter contre le risque majeur d’une inflation incontrôlée. Aussi, lorsque les banques centrales a minima normaliseront leur politique monétaire, elles devront le faire avec beaucoup de clarté pour leur crédibilité, mais aussi beaucoup de progressivité. Elles devront en tester à chaque étape les effets sur les marchés financiers, y compris celui de la dette des Etats. La BCE a un défi supplémentaire : la zone est composée de pays aux situations économiques très divergentes. Parallèlement, les gouvernements devront afficher une trajectoire budgétaire crédible, en réalisant des investissements porteurs de croissance potentielle et plus verte, mais aussi en protégeant les plus démunis face à l’inflation… Les réformes structurelles seront en outre, et plus que jamais, indispensables pour faciliter la croissance et participer à la trajectoire de solvabilité – on parle notamment de celle des retraites en France. Ce chemin, étroit, est le seul possible.
Si les banques centrales perpétuaient ad libitum une politique de financement des déficits publics et de taux trop bas, de graves crises financières dues à l’éclatement de bulles de moins en moins contrôlables se produiraient en cascade, abîmant structurellement la croissance. L’inflation s’emballerait au détriment des plus faibles et de l’efficacité globale de l’économie. Et, tôt ou tard, la confiance dans la monnaie elle-même pourrait être remise en cause. La fuite devant la monnaie finirait alors par faire s’effondrer l’économie et l’ordre social. Les exemples dans l’histoire en témoignent. Les politiques monétaires vont donc se durcir et les taux d’intérêt monter. Reste peu de temps pour les agents très endettés, publics ou privés, pour s’y préparer.
Un bel échange sur l’évolution du secteur bancaire due à la révolution digitale et sur l’essence même du métier de la banque. Mais aussi plus largement sur l’histoire du capitalisme et les mutations fortes mais lentes de l’économie et des entreprises induites par les révolutions technologiques. Loin des disruptions. Sur l’évolution du rôle du management également. Et sur l’apparition souhaitable du capitalisme partenarial.
Tout sujet que j’aborde et approfondis dans mon livre « Crises et mutations : petites leçons bancaires » disponible dans les librairies en ligne, @amazone et @fnac et en suivant ces liens https://urlz.fr/hv0M ou https://urlz.fr/hv2Q
L’Europe doit faire face à bien des défis : guerre, pandémie, climat, réindustrialisation. Mais le financement sans fin des déficits publics par la banque centrale est impossible parce que très dangereux ( développement incontrôlé de bulles , fuite devant la monnaie in fine …) , alors même que l’inflation est de retour et que l’indexation est en marche.
Il faudra donc une normalisation très prudente de la politique monétaire, accompagnée d’une politique budgétaire offrant une trajectoire crédible de solvabilité.
Les analyses des économistes mettent en avant des questions comme celles des inégalités, de l’éducation et de la recherche, de la compétitivité, de l’endettement public, de la désindustrialisation, des tensions environnementales, des stratégies de l’Union européenne à construire, des politiques monétaires et budgétaires à conduire dans la période de sortie de la pandémie, des réformes du marché du travail et du système de protection sociale qui permettraient de favoriser l’emploi et la lutte contre la pauvreté, des actions à privilégier pour éviter que les tensions inflationnistes ne grèvent lourdement le pouvoir d’achat des ménages…
Pourtant quand on s’intéresse aux débats des candidats à la présidentielle 2022, on constate que ces sujets économiques qui devraient être en haut de la liste des thèmes dans leurs programmes sont en fait relégués au second plan au profit de débats plus médiatisés comme ceux qui tournent autour de l’immigration et de la sécurité. L’objectif de cette nocturne n’était pas de dire ce que serait le bon programme mais de mettre en lumière les sujets essentiels pour l’économie française en s’appuyant sur les travaux des chercheurs.
Olivier Klein – guerre et spectre de la stagflation
Olivier Klein – solidité du secteur financier
Patrick Artus – on est en économie de guerre
Olivier Klein – Réponse à Patrick Artus sur la question de l’économie de guerre
Patrick Artus – segmentation du monde
Xavier Ragot – On n’est pas vraiment en stagflation – revenir à la macroéconomie d’Abba Lerner
Philippe Aghion : Guerre et spectre de la stagflation