Catégories
Banque Conjoncture Economie Générale

La pensée de la social-démocratie doit se renouveler profondément en France

“Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.”
(La Crise de la culture) Hannah Arendt

La pensée social-démocrate, telle qu’elle existe en France, a vécu. Elle a beaucoup apporté pendant des décennies. Mais son modèle intellectuel n’a pas beaucoup évolué, alors qu’a minima quatre mouvements d’importance se sont produits. Ils ont été occultés, non pensés, parfois niés, ou, pire même, suivis sans en voir les conséquences. Citons-les sans ordre de priorité. La question de l’autorité publique, de la sécurité et du phénomène migratoire avec le développement de l’idéologie islamiste. Embarquant ainsi la réflexion sur ce qui fait nation. La montée d’un individualisme farouche, avec la survalorisation des droits de chacun et la dévalorisation des devoirs. L’obsession de l’égalité, impliquant un dangereux égalitarisme, au détriment-même de la recherche de l’égalité des chances et de l’équité. Le développement enfin d’une hypertrophie de la sphère publique, dont l’entropie engendre inefficacité, découragement, perte de confiance et montée de l’inquiétude. 

Nous reviendrons sur chacun de ces points. La question de la nécessaire transition climatique n’est pas ici citée, car la social-démocratie, avec toutefois trop de dogmes et une démarche insuffisamment scientifique, l’a plutôt bien intégrée dans son logiciel. La social-démocratie doit ainsi renouveler sa réflexion, sous peine de devenir obsolète, en abordant quelques territoires jusqu’ici, en son propre sein, trop peu explorés. Tentons modestement d’en poser quelques briques. 

Marché et Etat

Le marché est indispensable, car il développe une dynamique économique, une allocation des moyens et une adéquation de l’offre et de la demande certes imparfaites, mais irremplaçables. Toutefois, le marché ne peut être un mode de régulation suffisant par lui-même car, pour être durablement efficace et suffisamment stable, il a besoin de droit, de règles, d’autorités institutionnelles, d’organes de régulation, comme de corps intermédiaires, permettant d’agir lorsque le marché se dérègle et qu’il connaît une dynamique déstabilisante. La sphère publique est donc indispensable à la régulation du marché, de l’économie et plus généralement de la société. Ainsi, l’Etat (au sens large) est-il nécessaire pour le bon équilibre de la société, y compris en favorisant l’existence de corps intermédiaires, tels que les syndicats, pour la bonne régulation du tout. Les différentes forces d’une société sont alors canalisées de façon globalement harmonieuse, dans un jeu d’équilibre, même si cet équilibre est par nature changeant et instable. Et ce modèle de régulation a permis, cahin-caha certes et sans linéarité avérée, un développement du bien-être. Et ce, de façon relativement bien partagée dans les pays européens. 

Jusqu’alors, les manifestations les plus abouties de ce mode de régulation de la société, assurant une bonne combinaison de l’éthique et de l’efficacité, sont apparues en Europe du Nord et en Allemagne. Puis, avec des nuances, une forme de social-démocratie s’est généralisée à l’Europe et en est devenue, volens nolens, l’une de ses caractéristiques fortes. Au total, la social-démocratie, avec des variantes, a permis pendant des décennies une combinaison réussie du marché et d’institutions et de règles, (y compris redistributrices).

Nous utiliserons donc le terme de social-démocratie dans un sens large, c’est-à-dire au-delà des alternances entre les droites et les gauches de gouvernement, comme le socle commun définissant globalement bien le mode de régulation des pays européens. 

Cependant l’Europe semble connaître aujourd’hui un déclin relatif, et même, depuis quelques années, un décrochage économique significatif face au modèle américain notamment. La multiplication des normes, des règlements, la moindre incitation à l’initiative comme à la prise de risque, comme la volonté d’égalité -et non d’équité -se développant sans limite, paraissent en être quelques éléments d’explication. La pensée de la social-démocratie, y compris dans ses courants  réformistes conscients de cette trajectoire dangereuse, est en fait devenue insuffisante. 

​Il est tout d’abord indispensable d’englober dans la pensée social-démocrate de l’action publique les questions d’autorité publique, de sécurité, comme de meilleure régulation et intégration de l’immigration. Sous peine, à défaut de traiter ces questions de façon républicaine, de laisser le monopole du discours sur ces sujets aux mouvement populistes. Mouvements alors capables d’attirer les électeurs à juste titre mécontents de n’être pas entendus sur des sujets sensibles de leur quotidien. Ces sujets sont cruciaux, et il doit être souligné qu’il est rédhibitoire de les traiter de façon moraliste ou avec mépris. Ajoutons, dans la même ligne, que penser un pays, une nation, comme un caléidoscope multiculturel sans unité, sans réelle frontière, sans culture commune, sans véritable identité, avec pour seul partage des valeurs universelles désincarnées, est une vision éthérée, dans laquelle on fait se dissoudre l’histoire, la géographie, et la Nation elle-même. Et où l’on occulte les liens culturels qui forgent un pays, qui permettent à ses habitants de s’y reconnaitre et de vivre ensemble. Nier cette vérité c’est provoquer le pire tôt ou tard, volens-nolens. Renan avait déjà tout dit : « Ce qui nous unit, ce n’est pas une langue, une religion, ou une race, c’est un passé commun et une volonté partagée de vivre ensemble. Une nation est une âme, un principe spirituel, fondé sur le souvenir des gloires passées et sur le consentement actuel à continuer cette vie commune. Une nation, c’est un plébiscite de tous les jours. » Que cela inspire la réflexion ! Ces sujets, pour fondamentaux qu’ils soient, ne font cependant pas l’objet de développement spécifique dans cette note.

​Ensuite, doit être analysée avec attention la perte d’efficacité de la sphère publique. Comme le marché n’est pas exempt d’erreur et de dysfonctionnements endogènes, les décisions des pouvoirs publics elles-mêmes peuvent ne pas être efficaces, voire ne pas être les bonnes. Il n’y a ni omniscience des marchés, ni omniscience de l’Etat. Il est indispensable de considérer, au-delà de toute idéologie, qu’une politique publique peut en effet ne pas être efficace. Pire, qu’elle peut ne pas être appropriée, et même non souhaitable. Qu’elle peut même induire des effets pervers aboutissant à l’exact contraire de ce qui était désiré. Cette base de réflexion doit faire partie du cœur du renouveau de la pensée social-démocrate. Il est ainsi opportun de noter qu’il n’y a pas le « méchant capital » et le « gentil État ». Pas de camp du mal et de camp du bien. Cette vision manichéenne est non seulement simpliste mais également dangereuse car très trompeuse. Il y a le capital et son double[1], tous deux connaissant leur propre logique de développement sans fin. Là, de rendement, de capitalisation, d’accumulation du capital aurait-on dit autrefois. Ici, de contrôle, de pouvoir. Tous les deux, éprouvant comme tout organisme vivant, la nécessité vitale de croître. Et pourtant, tous les deux sont nécessaires et complémentaires, dès lors que l’on ne laisse ni l’un ni l’autre s’imposer à tous et déstabiliser le délicat équilibre qui permet de combiner efficacement les deux. C’est ce qui autorise une société de progrès. 

 La logique de développement de l’Etat : la suradministration

Il faut donc penser librement pour faire l’analyse du développement, depuis des décennies en France, d’un Etat omniprésent, tendant à intermédier les relations de chacun avec l’autre, c’est-à-dire de chacun avec la société. Cet Etat établit un contrôle toujours plus serré sur les individus et développe dans une logique d’entropie une suradministration toujours plus lourde et pesante, et à rendement décroissant.

​Si la logique de développement de l’Etat et de la sphère publique doit être pensée, c’est, bien plus qu’aux Etats-Unis, chez nous en Europe et plus particulièrement encore en France que cette analyse critique doit être faite. La suradministration développe le sentiment d’impuissance et partant le découragement et le passéisme. Mais aussi la recherche de l’avantage maximal pour soi-même. Ou encore, chez certains, l’envie de sédition, d’insoumission. Par la logique de croissance sans fin qui lui est propre, la suradministration tente de répondre à tous, en infantilisant les gens et en poussant sans cesse à plus de demande d’Etat. Ce qui amène inéluctablement la déception. Et développe, à son tour, l’angoisse, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. Trop d’Etat induit une atomisation[2] des individus et leur aliénation quant à leur capacité à agir par eux-mêmes.  La suradministration et un Etat trop intrusif et omniprésent peuvent conduire en effet à un affaissement de la confiance en soi-même, mais aussi entre les uns et les autres. Ils sont un frein à l’action individuelle et collective. Et ils entraînent une perte de solidarité auto-organisée entre les membres de la société.  “L’action est ce qui permet aux hommes d’apparaître devant les autres, de se révéler dans leur singularité et de construire un monde commun. Lorsque l’État monopolise cette capacité, les citoyens sont réduits au rôle de spectateurs. » Hannah Arendt  (La condition de l’homme moderne).

En bref, ainsi que le pense avec beaucoup d’acuité Hannah Arendt, cette dynamique induit une perte de l’équilibre nécessaire entre, d’une part, la liberté et la responsabilité individuelle et collective et, d’autre part, la nécessaire régulation pour organiser une société juste. “Le danger, ce n’est pas seulement la violence des régimes autoritaires, mais le glissement progressif vers une administration douce et paternaliste qui asphyxie la liberté sous prétexte de protection.” écrit-elle encore.  

La combinaison essentielle de l’éthique et de l’efficacité

Face aux erreurs possibles de la sphère publique, mais aussi face à sa tendance à s’étendre toujours davantage jusqu’à perdre significativement de son efficacité et à développer des freins défavorables à la dynamique de la société, il faut redonner à l’Etat au sens large de la vision et de la vigueur pour accomplir sa tâche au mieux. Il lui faut éviter de se développer de façon superfétatoire. Et éviter de dicter des lois et des règles comme d’engendrer des institutions diverses et variées non strictement nécessaires au bon fonctionnement de l’économie et plus généralement de la vie en société. La sphère publique se doit donc d’assurer la meilleure combinaison de l’éthique et de l’efficacité. Chacun de ces deux termes n’étant en aucun cas l’apanage du seul marché ou du seul Etat. Le partage des rôles en ce domaine est bien plus complexe et imbriqué.  Éthique et efficacité, deux termes qu’il est utile de marier dans l’entreprise comme dans la société dans son ensemble, tant ils sont indispensables l’un à l’autre, dans une tension dialectique. L’un ne peut durablement rien sans l’autre et réciproquement. Il n’y a pas d’éthique durable sans efficacité, de même qu’il n’y a pas d’efficacité soutenable sans éthique. Et les deux n’étant en aucun cas l’objet de logiques dichotomiques et opposées. Les pouvoirs publics doivent penser en permanence cette dialectique. 

​Hyper démocratie et hyper social-démocratie 

Il faut également s’interroger sur la pente naturelle de la démocratie comme de la social-démocratie, sur leur dynamique endogène. Sur ce que j’appelle l’hyper-démocratie et l’hyper social-démocratie. Elles peuvent en effet produire par elles-mêmes leurs propres excès. Tocqueville déjà prévenait de cette logique endogène à la démocratie. Si l’on ne développe pas une réflexion approfondie sur ces trajectoires, la démocratie, de même que la social-démocratie peuvent conduire à leur propre affaiblissement, mais aussi, au bout du chemin, à leur possible disparition. Avec en point de mire l’avènement au pouvoir du populisme, fût-il très à droite ou très à gauche.

On ne pourra donc faire l’économie d’une réflexion sur les excès spécifiques de la démocratie, engendrés par sa propre dynamique. Le droit de tous, étendu, sans fin, à tout. Opposable à tous les autres. Et symétriquement, l’abandon progressif des devoirs. C’est-à-dire l’individualisme et l’égoïsme poussés au maximum et le communautarisme -segmenté à l’extrême-, exacerbé.  Les deux étant des signes d’absolu repli sur soi total. Avec, en surplus, comme manifestation et justification idéologiques du phénomène, l’idée que chacun est obligatoirement oppresseur ou oppressé. Avec l’interdiction de penser en dehors des normes imposées par les nouveaux dogmes. Cela conduisant, à rebours des auto-déclarations de ses promoteurs, à la haine de l’autre, des autres, ceux accablés de la faute d’être l’oppresseur par assignation préétablie à résidence et à culpabilité indélébile. Oppresseurs ayant privé de leurs droits les autres. Les oppressés devant dorénavant être délivrés à tout jamais de tout devoir, comme de toute responsabilité. Un éventuel salut du présumé oppresseur ne pouvant survenir que dans le cas d’un complet reformatage, d’une restructuration de l’individu ayant avoué ses fautes et s’étant ou ayant été rééduqué. Fantasme et manipulation de l’histoire réécrite à travers l’unique et simplissime couple oppresseur-oppressé, chacun étant pour toujours, ou presque, affecté dans sa case d’origine. Histoire d’ailleurs que l’on veut réécrire pour la tordre en ce sens. Toute ressemblance avec le totalitarisme… 

Le tout caché derrière des mots devenus totem, et répétés inlassablement. Des mots vidés, énucléés. Mais obligatoires, parce qu’appartenant au camp du bien. Et d’autres devenus interdits, honteux. Police des mœurs, police de la pensée. Le wokisme est à l’évidence la caricature et l’expression aujourd’hui la plus aboutie de ce dévoiement total du concept de démocratie. Il n’en est en rien une extension. Il n’est pas davantage  la prolongation du progressisme. Il est la nouvelle idéologie des excès de la démocratie. Idéologie in fine destructrice de la réalité-même de la démocratie. S’opposer au wokisme, pris comme la radicalisation intolérante et totalitaire du militantisme progressiste, n’est ni du conservatisme, ni une manifestation réactionnaire.   La pensée social-démocrate ne peut ni ne doit laisser la critique et le combat contre le wokisme au populisme. Au risque sinon de s’y dissoudre elle-même, jusqu’à disparaître. Et au risque de laisser le populisme être le seul recours contre ces excès-là. L’exemple américain le montre bien (le parti démocrate défait face à Trump jusque dans ses bastions géographiques aussi bien qu’ethniques). En France, le cas du Parti Socialiste d’aujourd’hui en est un exemple également frappant, happé, sauf sursaut délibéré possible, par NFP/LFI, avec le développement du RN en symétrie.

​Doivent également et parallèlement être pensés et analysés les excès de la social-démocratie elle-même. Sans omettre que la social-démocratie et la démocratie sont évidemment deux concepts non totalement distincts.  Nous les distinguons ici formellement, parce qu’ils ne se résument pas l’un à l’autre, aussi bien que pour faciliter l’analyse. Ses excès, développés aussi de façon endogène, peuvent être résumés dans la recherche de l’égalité poussée à l’extrême. L’égalité totale, parfaite. Pensée magique qui cache une absence de profondeur de pensée. L’égalité en tout, de tous avec chacun, conduit en effet à la jalousie généralisée. Aux passions tristes, donc. Mais aussi bien à la condamnation de ce qui fait la dynamique d’une société, le moteur de l’effort et la recherche de la progression. Partant, de ce qui fait le progrès. Tocqueville : Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme et pour la société que cet amour de l’égalité, qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle.” 

La social-démocratie, sans réflexion sur elle-même et sans régulation de ses propres dérives connaît ce genre de glissement fatal. Doivent donc être étayées à nouveau les différences entre égalité « absolue », égalité des droits, égalité des chances et équité. Et leurs conséquences réciproques, morales, économiques et sociales. 

Aussi, l’hyper démocratie comme l’hyper social-démocratie induisent-elles des régressions et un potentiel d’extinction progressive de la dynamique des sociétés et des économies, donc du bien-être. Elles conduisent à la faillite financière. Donc à la faillite sociale. Mais aussi, et cela va de pair, elles abîment gravement la capacité de vivre ensemble et de respecter les compromis nécessaires entre liberté et règles. Donc elles amènent à la faillite morale. En laissant les passions les plus basses s’exprimer en toute impunité : la jalousie, le ressentiment, la haine. Elles sont hélas  déjà à l’œuvre. 

Il n’y aura ni renouveau de la pensée social-démocrate ni diminution de la méfiance actuelle vis-à-vis de la démocratie, sans cet effort d’analyse de la montée naturelle des excès propres à la démocratie et à la social-démocratie et de leur hypertrophie, de la suradministration et de ses effets, de même que du besoin légitime et républicain d’un retour de l’autorité publique et que d’une meilleure régulation et intégration de l’immigration. La montée généralisée du populisme ne trouve certes pas son origine que dans ces facteurs-là. Mais il serait dangereux de nier que son développement a également sa source ici.  

Un faux « progressisme » qui cache une vraie régression

​La bienveillance comme l’aveuglement devant les causes et les conséquences de ces quatre mouvements ne sont en rien une manifestation de progressisme. Même s’ils se parent de ses vertus. Tout au contraire. Ils enferment. Ils isolent. Ils provoquent de fatales régressions face aux valeurs et d’humanisme et d’universalisme, toujours valeurs de progrès, de responsabilisation et d’émancipation, comme de recherche d’harmonie. Valeurs jamais parfaitement réalisées, certes. Mais elles ont malgré tout permis que l’humanité, dans certaines civilisations, a pu reconnaître et respecter les minorités. Et ce, sans que cela se fasse au détriment de la majorité (principe démocratique sinon déformé outrageusement et dangereusement). Ces valeurs ont conduit également à reconnaître l’égalité des races, des sexes, des origines sociales… Elles ont aussi facilité l’égalité des chances et non plus une assignation à la naissance de par l’appartenance des parents à telle ou telle caste, par exemple. La combinaison du trop d’Etat avec l’hyper démocratie et l’hyper social-démocratie engendre ce mal pernicieux et destructeur dont la résolution ne se fait que dans la montée sans limites des droits et dans l’affaissement des devoirs et des responsabilités. Comme dans la perte d’efficacité de la régulation economico-sociale.

Et, partant, dans la perte de confiance sociétale, une méfiance vis-à-vis des institutions, de la politique et des autres, donc vis-à-vis de la société elle-même.  

Et, in fine, par une croissance sans fin, insoutenable, de la dette publique.

Pour que le système d’une société dotée d’une économie sociale de marché puisse perdurer, la réassurance, notamment pour les plus démunis et les accidentés de la vie ou de la conjoncture, d’une protection indispensable apportée par la société, c’est-à-dire, pour l’essentiel, par la sphère publique dans une société moderne, doit se marier de façon équilibrée avec la responsabilité individuelle, familiale, comme des groupes autonomes de personnes, L’Etat Providence, certes. Mais il ne peut, ni ne doit, sous peine d’entropie, chercher à protéger de tout, sans limite. Et au prix d’une déresponsabilisation vis-à-vis d’eux même comme vis-à-vis des autres des membres qui composent la société. Tocqueville encore :   “Le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, et les dirige; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

La survie du modèle d’économie sociale de marché 

La juste combinaison, c’est-à-dire l’équilibre viable, est pour le moment rompu. Mettant en danger l’Etat Providence lui-même, et partant, la protection sociale qui est un bien précieux. La critique de l’administration est de tout temps, nous en convenons aisément. Mais la présente analyse interroge la capacité de la démocratie et de la social-démocratie, et de façon intimement liée la sphère publique, à ne pas tomber dans l’entropie et à se stabiliser à un point d’équilibre qui marie durablement l’éthique (ou la justice) et l’efficacité (la production de richesse) et le bien-être économique et social. 

Il s’agit donc là d’une question de survie de notre modèle économico-social européen. Avec ses défauts spécifiquement français, rendant le système de plus en plus inefficient, notre modèle de régulation sera tôt ou tard incapable de se reproduire, c’est à dire de survivre. Avec pour corollaires, si le sursaut ne vient pas à temps, un appauvrissement généralisé et une déconfiture morale et financière. 

La réflexion doit donc se poursuivre. Comment induire des mécanismes de limitation de ces excès? Comment retrouver les équilibres vitaux qui permettent à nos sociétés de survivre et de se revigorer?

C’est tout l’enjeu. C’est une question fondamentale pour notre avenir, notre « modèle », notre Europe et notre pays. 


[1] Marc Guillaume, PUF

[2] L’atomisation des individus, comme la perte de sens vis-à-vis de la collectivité et de la société, est évidemment également due au développement des réseaux sociaux qui en outre véhicule des informations fausses ou vraies qui dénaturent le rapport à la vérité et renforce l’individualisme. Jusqu’à favoriser, de même que l’Etat omniprésent, la montée du populisme. Mais les ressorts en sont différents et l’analyse ne peut les confondre.

Catégories
Conjoncture Economie Générale

Un taux de dépenses publiques plus élevé n’entraîne pas un taux de croissance plus fort

Il existe, sur vingt ans, une corrélation négative entre les taux de dépenses publiques et le taux de croissance, au sein des pays de l’OCDE. Il ne s’agit en aucun cas de dire que les dépenses publiques ne sont pas utiles. Ni de nier le rôle contracyclique de la politique budgétaire. Il s’agit simplement de remettre en cause un dogme trop partagé en France. La réponse à tous les sujets ne peut être en permanence une augmentation des dépenses publiques. Et leur croissance ne peut être illimitée sans dégâts.
Nous avons des dépenses publiques d’enseignement sur PIB supérieures à celles de la zone euro en moyenne, y compris celles de l’Allemagne. Pourtant, nos enseignants sont moins bien payés qu’outre-Rhin. Idem pour les dépenses de santé et le salaire des infirmières…

Donc, premier point, les dépenses publiques doivent être efficaces. Il ne suffit pas qu’elles existent. Deuxième point, plus le taux de dépenses publiques est élevé par rapport aux pays comparables, plus le taux de prélèvements obligatoires est aussi élevé. En France, nous sommes sur le podium dans les deux cas. Or, un taux de prélèvements durablement plus élevé contribue à un manque de compétitivité des entreprises et à un manque d’attractivité pour le travail, y compris qualifié. Et à une suradministration qui complique la vie des habitants, handicape et freine le dynamisme économique. Entraînant ainsi par ces deux biais une croissance soit plus faible, soit nécessitant plus de dépenses publiques et un taux d’endettement toujours en hausse pour la même croissance. Ce qui n’est pas soutenable. D’où la corrélation négative sur le long terme. Malheureusement, la situation des finances publiques de la France le montre aujourd’hui.

Défiance. Par le cercle vicieux ainsi constitué, le taux de dette publique ne cesse de monter. Ce qui tôt ou tard, sans reprise en mains déterminée, crée des crises de la dette, avec des répercussions économiques et sociales très graves.

Enfin, la France qui connaît ce taux de dépenses publiques si élevé est l’un des pays les plus pessimistes au monde et celui où l’on consomme par habitant le plus d’anxiolytiques. Où est le bonheur que ces dépenses sont censées apporter ? La suradministration crée un sentiment d’impuissance qui peut conduire à la passivité ou à la sédition. Et un Etat trop intrusif et omniprésent à un affaissement de la confiance, à un frein à l’action individuelle et collective, comme à une perte de solidarité exercée directement entre les membres de la société. Cette omniprésence étatique entraîne ainsi une demande toujours plus forte d’Etat et de son intervention, avec pour conséquence une attente toujours déçue et une inquiétude toujours plus prégnante.

Des finances publiques en désordre engendrent un sentiment de défiance vis-à-vis des politiques et des institutions. Et entre les gens eux-mêmes. Enfin, si nous n’avions pas l’euro, vis-à-vis de la monnaie. Bref, à une situation de défiance généralisée, très peu heureuse et très instable sociétalement.

Les dépenses publiques, bien gérées, efficaces et contrôlées sont ainsi un bien public nécessaire. Mais nous en sommes malheureusement loin en France depuis longtemps. Il y a beaucoup à faire pour retrouver un chemin vertueux en ce domaine. Et c’est à cela que le nouveau gouvernement doit s’attaquer d’urgence. Une augmentation des prélèvements obligatoires, au niveau où ils sont déjà, serait contre-productive pour la croissance et pour les finances publiques elles-mêmes, et aggraverait la défiance sociétale qui monte.

Catégories
Banque Economie Générale

Quel avenir pour la banque de détail ?

La rentabilité des banques de détail est en question. Est-elle inéluctablement basse en France ? Quelques éléments de réflexion. La banque de détail a deux moteurs. Si l’un des deux ne marche pas, la rentabilité est compromise. La gestion de l’actif-passif, soit la gestion du risque de taux d’intérêt et de liquidité, est cruciale car les revenus liés aux prêts et aux dépôts (la marge nette d’intérêt) dépendent de la courbe des taux et de son évolution.
Comme tout bon commerçant, ici d’argent, la banque doit acheter un peu moins cher qu’elle ne vend. Or elle emprunte l’épargne des clients plutôt sur une base de taux court terme et, en France, prête plutôt sur une base de taux fixes à moyen-long terme. L’évolution de l’écart entre les taux longs et les taux courts est de ce fait un paramètre essentiel. La banque prend elle-même le risque de taux en permettant aux particuliers, comme aux petites et moyennes entreprises, de ne pas le subir. La banque doit donc bien mesurer, anticiper et gérer ce risque, ce qui a été différemment réussi par les groupes bancaires français ces dernières années avec le retour brutal de l’inflation et la montée des taux qui s’est ensuivie.

La capacité commerciale, un élément clé
Mais la banque de détail doit être également performante sur son deuxième moteur : sa capacité commerciale. La révolution numérique depuis des années en a modifié la donne. Le marketing ou l’offre en est un aspect. Mais les produits et services bancaires étant facilement et rapidement copiables et très réglementés, ils sont peu différenciés. En revanche, l’approche clients, l’organisation de la force commerciale, comme son mode de management, les choix de combinaison entre la présence physique et la banque « online », sont des éléments clés du succès plus ou moins grand des banques de détail.
La révolution numérique dans la banque peut conduire à réduire drastiquement le nombre d’agences en pensant que la banque se fera de plus en plus « online » sans conseillers. C’est une voie ardue en France, les banques y étant bien plus relationnelles (conseil) que purement transactionnelles (simples opérations du quotidien : virements, vérification de soldes…). Pour rentabiliser une banque purement en ligne, il faut parvenir à suffisamment équiper les clients sur une gamme élargie de produits et services. Celles qui y parviennent peu à peu ont donc besoin de plus en plus de conseillers et de sortir d’un modèle « online » pur.

Le numérique pour améliorer le confort client
De façon différente, il est possible, tout en rationalisant son réseau sans le réduire systématiquement pour autant, de se servir du numérique pour simultanément améliorer le confort du client et dégager du temps commercial en agence pour plus de proactivité, comme de valeur ajoutée apportée aux clients, de la part des conseillers. Ne rien changer en profondeur en revanche, en ignorant les effets puissants de la révolution technologique, ne peut servir de solution. Le temps du client en contact avec sa banque essentiellement grâce à son passage en agence est depuis longtemps révolu. Le coefficient d’exploitation (charges sur revenus) ne manquerait alors de s’élever au point d’étouffer la banque. Avec une chute fatidique des résultats à la clé.
La banque de détail répond au temps de l’immédiateté, de par ses services de paiement, mais aussi – et c’est ce qui en fait probablement son essence profonde – au temps long, de par ses conseils. Ils accompagnent les clients dans leurs projets de vie et d’entreprise, qui se préparent et se déroulent tous dans le temps. Ces conseils nécessitent tout à la fois de l’épargne, du crédit et de l’assurance, tous produits qui vivent dans la durée et qui exigent, quelle que soit la typologie de clients, de l’accompagnement. Le numérique doit donc être mis au service du confort du client et être utilisé pour maximiser le temps de conseil et sa valeur ajoutée. C’est une question de stratégie, de moyens et de systèmes d’incitation.

L’avenir de la banque de détail passe ainsi par une politique appropriée tant financière que de distribution, une excellente maîtrise opérationnelle de ces deux moteurs et une capacité à donner du sens et une forte motivation aux ressources humaines sur lesquelles repose in fine toute industrie de service. Dès lors, la banque de détail a de l’avenir.

Catégories
Economie Générale Politique Economique

Entreprises, État: le nécessaire art du changement

Sans anticipation, les crises guettent, qui contraignent alors à des ruptures brutales, incertaines et pénibles socialement, souligne Olivier Klein. (Getty Images/Istockphoto)

Aujourd’hui, l’urgence du changement dans la gestion des administrations publiques s’impose. Pour les entreprises comme pour les administrations publiques, sans que l’on les confonde, les évolutions de comportement des salariés et des clients-utilisateurs ou les révolutions technologiques, nécessitent souvent de réaliser des transformations en profondeur pour survivre et se développer pour les unes et pour rester efficaces et légitimes, pour les autres. Dans un monde mouvant, rien n’est acquis. Et, sans anticipation, les crises guettent, qui contraignent alors à des ruptures brutales, incertaines et pénibles socialement.

Il faut être sans cesse attentif aux changements des conditions d’exercice de son activité, repenser régulièrement à la validité de son modèle, en entretenant un doute

méthodologique pour ne jamais être engoncé dans ses certitudes. Dans le même temps, pour éviter les mouvements browniens, il est indispensable de s’appuyer sur une analyse claire de ce qui, dans son activité, est invariant. Ce en quoi elle est fondamentalement et durablement utile aux gens et à l’économie.

Ainsi, concevoir clairement l’essence même de son activité et percevoir simultanément les évolutions liées à son mode d’exercice est une clé cruciale pour forger une bonne stratégie et atteindre au mieux son cap, en assurant une transformation tranquille et non une disruption brutale.

Anticipation et cohérence

Mais pour nécessaire que cela soit, pour réussir il faut également une gestion du changement réfléchie et organisée avec pertinence. Il faut anticiper les réactions que les salariés, les clients/utilisateurs, voire la concurrence, vont manifester aux changements que l’on souhaite conduire. Anticiper juste, c’est se permettre d’agir juste. La cohérence est également une clé fondamentale du succès. Elle doit être totale dans la stratégie menée. Sinon, c’est la perte du sens et l’on ne peut aller nulle part avec un cap inconstant et des directions données divergentes.

Anticiper juste, c’est se permettre d’agir juste.

Mais il y a plus. Il doit y avoir un alignement constant de la stratégie, des moyens nécessaires pour la réussir et des systèmes d’incitation. Lorsque les moyens mis en oeuvre sont en ligne avec une stratégie pertinente et que le système d’incitation fait en sorte que chacun ou chaque équipe est enclin à orienter son action vers la réalisation de la stratégie proposée, la réussite est bien souvent au rendez-vous.

Un dialogue permanent

Il faut enfin avoir une conduite et un accompagnement du changement adéquats. Donc détecter et considérer par anticipation les obstacles aux changements, grâce aux remontées des équipes elles-mêmes, notamment parce qu’elles sont parties prenantes au changement mais aussi parce qu’elles sont sur le terrain. Le changement ne peut être seulement impulsé par le haut. Il doit être le fruit du dialogue permanent entre managers et managés. Ce processus est exigeant mais nécessaire et fructueux.

Ce qui conduit logiquement à un processus de tâtonnement bien conduit. Le changement doit avoir un cap clairement défini. Mais, s’il s’agit obligatoirement d’un processus bien pensé, il doit être flexible. Il ne faut pas planifier le changement de façon rigide et s’y tenir quoi qu’il arrive. Une planification très souple et dynamique, avec un cap clair, intégrant les réalités rencontrées, dans un aller et retour entre la conceptualisation du processus

suivi et la réalité qui se révèle au fur et à mesure de son déploiement, permet beaucoup plus sûrement d’atteindre son objectif.

La vie est un changement, une évolution permanente. Tout comme les entreprises et les administrations et leur environnement. Il faut donc penser et conduire les indispensables mutations, avant d’y être contraints par la crise sinon inéluctable. Les entreprises naissent et meurent lorsqu’elles n’ont pas su s’adapter. Les administrations publiques ne meurent pas d’elles-mêmes, mais elles peuvent connaître une entropie telle qu’elles deviennent de moins en moins efficaces et de plus en plus coûteuses, pouvant aller jusqu’à perdre leur légitimité. Conduisant alors à des déficits et des dettes qui, face au mur, peuvent entraîner une « disruption » toujours hasardeuse et douloureuse.

Olivier Klein est directeur général de Lazard Frères Banque et professeur d’économie à HEC.

Catégories
Economie Générale Politique Economique

Fragmentation du monde. Vers une dé-dollarisation ?

Le 30 septembre , j’étais invité par le Cercle de l’Union interalliée à y donner une conférence qui a réuni environ 300 personnes  . Le thème : La fragmentation économique du monde .
Sous-titre : vers une dé-dollarisation?

Après une introduction sur la fragmentation politique du monde , que j’ai prononcée sans transparent , j’ai présenté les chiffres de la dé/mondialisation , de l’évolution des sanctions et des barrières au commerce et à l’investissement, enfin de la place du dollar suivant différents critères .
Vous en trouverez les transparents ci-dessous et deux articles en relation avec la conférence que j’ai publiés l’un dans la Revue Banque , l’autre dans Les Échos .

https://www.oklein.fr/fr/fragmentation-du-monde-consequences-economiques-et-financieres
https://www.oklein.fr/fr/la-fatigue-des-democraties

Catégories
Conjoncture Economie Générale Politique Economique

Pourquoi les politiques monétaires non conventionnelles doivent le rester ?

Il n’est pas inutile d’opérer une distinction entre la politique d’assouplissement quantitatif des banques centrales, qui consiste à approvisionner massivement les banques et les marchés en « liquidités », en particulier en monnaie des instituts d’émission – prolongement et élargissement de l’action du prêteur en dernier ressort – , et celle qui consiste en l’achat d’actifs sur les marchés financiers, obligations publiques et privées, voire actions. Les deux façons de conduire une politique de quantitative easing (QE) induisent le même gonflement de l’actif et du passif des banques centrales, mais par des biais différents.

Dans le premier cas, les autorités monétaires prêtent de façon extra deux façons de conduire une politique de quantitative easing (QE) induisent le même gonflement de l’actif et du passif des banques centrales, mais par des biais différents. Dans le premier cas, les autorités monétaires prêtent de façon extraordinaire aux banques, afin que le système bancaire ne manque pas gravement de liquidités en monnaie banque centrale. Dans le deuxième, elles achètent de façon tout aussi extraordinaire des actifs à des agents non bancaires qui, en les vendant aux banques centrales, reçoivent de la monnaie qu’ils déposent dans les banques ; ces dernières détenant in fine plus de monnaie banque centrale dans leurs comptes chez des instituts d’émission. On pourrait nommer la première option politique de QE par le passif du bilan des banques centrales et la seconde politique par l’actif.

Mission n° 1 du QE : endiguer les catastrophes
La distinction fondamentale réside dans les circonstances conduisant à l’utilisation de ces politiques. Aux États-Unis, comme en Europe, elles ont été utilisées initialement pour faire face à la crise financière et économique très grave de 2008-2009. Le risque de faillite en chaîne des banques, comme de dislocation des marchés, nécessitait de rompre les enchaînements catastrophiques en
suspendant temporairement la logique des marchés financiers et la méfiance contagieuse entre les banques elles-mêmes. Celle-ci aurait d’ailleurs pu conduire à une crise de confiance destructrice des ménages vis-à-vis de leurs propres banques.

Aussi, les banques centrales ont-elles massivement augmenté leur bilan pour fournir notamment la liquidité nécessaire aux banques. Le marché interbancaire étant gelé, les banques centrales ont interposé leur bilan dans les échanges de liquidités entre les
banques. Celles qui connaissaient des excédents de liquidités ne prêtaient plus aux autres banques et conservaient leur monnaie banque centrale en dépôt à la banque centrale, les instituts d’émission prêtant alors euxmêmes aux banques ayant besoin de
liquidités. C’est ainsi que les banques centrales ont à nouveau été les prêteurs en dernier ressort du système financier dès 2008.

L’exemple historique de 2008
Cette année-là, la Réserve fédérale américaine (Fed) a aussi décidé d’acheter des actifs « toxiques » pour éviter la perte de confiance et la faillite de ceux qui les détenaient et pour éviter l’effondrement du prix de ces actifs, dont les conséquences auraient été potentiellement désastreuses pour l’économie.

Ainsi, les banques centrales ont pu enrayer le risque systémique qui se développait très rapidement et qui aurait induit des conséquences économiques et sociales catastrophiques. Il en fut de même vers mars 2020, lors de la très forte crise financière éclair due au Covid et aux confinements. Les banques centrales ont alors acheté de nombreux actifs, y compris « high yield »,
notamment aux institutions financières non bancaires, dont des fonds d’investissement en détresse ; ce qui a ainsi permis d’éteindre très rapidement le feu qui prenait brutalement.

Mission n° 2 : ranimer croissance et inflation
L’assouplissement quantitatif a été ensuite utilisé et pérennisé avec un tout autre objectif. À la suite de la crise financière de 2008, l’économie se trouvait très ralentie et l’inflation à des niveaux extrêmement bas. Comme les taux d’intérêt étaient proches de leur valeur plancher (effective lower bound), arme des taux d’intérêt direc teurs, la politique conventionnelle était devenue inefficace. C’est pourquoi les banques centrales ont commencé à acheter des actifs financiers pour stimuler l’économie et tenter de faire remonter l’inflation. Puis en 2020, avec les conséquences économiques de la pandémie et des confinements, elles ont fait de même. Elles ont notamment acheté des titres de dette publique, afin de soutenir l’effort budgétaire très important des États.

L’ambition d’inciter les ménages à consommer
L’efficacité de cette politique peut venir de l’annonce même de la mise en place d’une telle décision. Par exemple, le programme OMT, annoncé en 2012, a recréé la confiance à la suite de sa présentation, alors qu’il n’a jamais été exécuté. Mais son efficacité peut venir aussi de la possibilité qu’elle offre aux banques centrales de prendre le contrôle des taux d’intérêt long terme et des primes de risque ou, à tout le moins, de les influencer largement.

Par là même, elles peuvent inciter les ménages et les entreprises à investir voire à consommer davantage, notamment en abaissant le coût de leurs emprunts. Le crédit et son double, l’endettement, sont d’ailleurs repartis progressivement vers 2017 en Europe. Le troisième canal de transmission a été l’effet richesse enclenché en conséquence de la baisse des taux longs sur la valeur des actions aussi bien que sur l’immobilier. Cet effet richesse a ainsi soutenu la demande. Cependant, une telle politique d’assouplissement quantitatif hors situation de stress financier, pour être efficace, donc pour stimuler l’économie, doit demander aux banques centrales d’acheter beaucoup plus d’actifs, c’est à-dire de créer beaucoup plus de monnaie banque centrale que lors des crises financières. Même si elle nécessite d’injecter encore plus de liquidités pour revigorer la croissance économique, comme celle des crédits, cette politique d’achat a été utile. Elle a notamment permis de ne pas laisser s’enclencher un cycle déflationniste.

Un échec sur l’inflation ?
Néanmoins, elle n’a pas réussi à faire remonter l’inflation. Il est probable que l’objectif d’inflation de 2 % ne correspondait pas à un taux répondant au mode contemporain de régulation économique, c’est-à-dire aux conditions structurelles prévalant pendant la période avant Covid. La combinaison d’une situation durable de mondialisation, qui pesait sur les salaires et les prix des pays développés, et d’une révolution technologique, qui ne donnait guère de marge de manœuvre de négociations des salaires pour les employés peu ou moyennement qualifiés, digitalisation et robotisation aidant, induisait les causes structurelles d’une très basse inflation, d’environ 1 %.
Les efforts des banques centrales, cherchant à stimuler l’économie et l’inflation, ont alors réussi à augmenter le taux de croissance mais pas le niveau d’inflation. À la recherche d’une cible d’inflation sans doute inatteignable comme à l’aide d’une boussole – le
taux d’intérêt naturel – très peu précise et conceptuellement critiquable, la politique monétaire a persévéré dans l’assouplissement quantitatif alors même que le PIB et les crédits avaient retrouvé une tendance favorable.

L’inquiétante montée de l’instabilité financière
La conséquence a été des taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps, c’est-à-dire durablement inférieurs aux taux de croissance. Avec, en résultante, la montée de l’instabilité financière dûe à une croissance forte de l’endettement des agents privés et publics par rapport au au produit intérieur brut (voir graphique). Imbriquée dans la hausse de l’endettement, la hausse très rapide et très forte de la valeur des actions et de l’immobilier en fut également une manifestation notoire. En effet, avec des taux d’intérêt longs inférieurs au taux de croissance nominale, les acteurs privés et publics étaient incités à augmenter leurs dettes sans douleur, fragilisant ainsi leur bilan. Et les épargnants, ou leurs gestionnaires d’actifs, leurs caisses ou fonds de retraite, comme leurs assureurs vie, ont cherché à obtenir un rendement suffisant. Ils ont été incités à acheter des actifs de plus en plus risqués (faisant dangereusement baisser les primes de risque), des actifs de plus en plus longs (prenant alors de plus en plus de risques de liquidité), etc. Les bilans des acteurs économiques se sont ainsi fragilisés tant à l’actif qu’au passif. En outre, les politiques monétaires très accommodantes qui perdurent accroissent les inégalités de patrimoine, enrichissant davantage ceux qui en ont déjà, et rendant moins accessibles aux autres l’immobilier et le marché des actions. Enfin, pour tous ces effets réunis, il est raisonnable de penser qu’elles ont contribué in fine au ralentissement, à l’alanguissement de l’économie, en ayant permis notamment le développement d’entreprises « zombies » (qui, avec des taux d’intérêt normaux, auraient durablement connu des résultats négatifs).

Le QE contributif à la moindre productivité
Cette mauvaise allocation globale des capitaux a très probablement contribué à faire décroître les gains de productivité. De plus, des taux d’intérêt trop bas trop longtemps peuvent avoir, comme en Allemagne, contribué à la remontée du taux d’épargne et non
à sa décrue, contrairement aux préceptes de la théorie économique standard. Une population à la démographie déclinante peut en effet désirer épargner davantage pour préparer sa retraite, ne pouvant plus compter suffisamment sur le rendement de son épargne « normale ». Le fort niveau d’endettement de nombreux acteurs est aussi de nature à peser tôt ou tard sur leur capacité d’investissement, l’ensemble conduisant alors à un ralentissement structurel de la croissance et non à un soutien.

Pour conclure, il est difficile de sortir des politiques d’assouplissement quantitatif dès lors qu’elles ont été utilisées longuement. Dès lors, ces politiques ont développé un caractère asymétrique qui pourrait s’avérer préoccupant. Entre autres, cette asymétrie peut procurer aux marchés des options gratuites pour les protéger à la baisse et leur permettant de jouer la hausse avec un risque très limité. La fragilité ainsi accentuée des structures financières des agents tant à l’actif des bilans, qui comprend des valeurs d’action et d’immobilier très valorisées ou survalorisées, qu’à leur passif, qui connaît des niveaux d’endettement sur PIB rarement atteints, incite à juste titre les banques centrales à une très grande prudence.

Comment sortir du QE ?
Faire diminuer trop rapidement ou trop intensément le bilan des instituts d’émission pourrait conduire à des crises financières et économiques de grande ampleur. C’est pourquoi on peut considérer que les liquidités en monnaie banque centrale ne seront retirées – comme à l’heure actuelle – que très précautionneusement. Très probablement, le chemin inverse ne sera jamais parcouru dans sa totalité. Mais nous sommes dans le domaine de l’inédit puisque l’expérience de quantitative tightening est une première
historique. La lutte contre le retour brutal de l’inflation ces dernières années a été réussie grâce à l’effet des politiques conventionnelles des banques centrales (hausse de leurs taux d’intérêt directeurs), tout en ne jouant pas sur la taille de leur bilan, mais en essayant de conduire sa réduction à bas bruit, comme une action structurelle et non comme une politique monétaire discrétionnaire. En fin de course, il semble que l’on puisse affirmer que les politiques d’assouplissement quantitatif ont des
effets très favorables lorsqu’il s’agit de guérir une crise financière et économique violente en tentant d’endiguer le risque systémique empêchant un enchaînement catastrophique.

Cependant, s’en servir pour stimuler croissance et inflation, si la croissance est revenue et si l’inflation cible ne correspond plus à l’inflation structurelle, peut sembler comporter plus de dangers que de bénéfices.

Encore des objets d’incertitude
Nous n’avons pas encore vu d’ailleurs toutes les conséquences économiques et financières qu’une telle politique, menée trop longtemps, peut induire. Gageons que, hors nouvelles crises violentes, les banques centrales chercheront à maintenir durablement les taux d’intérêt à des niveaux sensiblement égaux aux taux de croissance nominaux. Tout compte fait, afin de pouvoir s’en resservir en cas de besoin avéré, la politique monétaire non conventionnelle devrait le rester .