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Abroger la réforme des retraites serait dangereux

Les Échos , 5 septembre 2024  

La reforme des retraites a été critiquée pour avoir été mal préparée et mal négociée. Soit. Pour autant, l’abroger serait très dangereux eu égard à la fragilité de nos finances publiques et à l’absolue nécessité de les redresser. Tout signe d’aggravation de la situation pourrait déclencher une grave crise de financement de la dette française. Aussi, l’abrogation de cette réforme serait-elle comprise par les épargnants et les marchés comme irresponsable. Les dépenses publiques de retraite sur PIB représentent en 2022 déjà en effet 14,4 % en France, contre 11,9 % en zone euro.

Mais l’abrogation serait également très défavorable économiquement aux Français (pour les ménages ou les entreprises) et, en fin de compte, pénaliserait l’emploi et le pouvoir d’achat. Les seuls moyens possibles d’assurer l’équilibre des régimes de retraites par répartition sont en effet, primo, de baisser le niveau des retraites, ce qui n’est évidemment bon ni pour les retraités ni pour l’économie.

Secundo, d’augmenter les cotisations sociales. Pour les salariés, cela provoquerait une perte de pouvoir d’achat et une pression baissière sur la demande. Pour les entreprises, sachant que ces cotisations sociales sur PIB sont déjà de 50 % plus élevées en France qu’en Allemagne, cela reviendrait à réduire leur compétitivité et entraînerait une pression baissière sur l’emploi et les salaires.

Troisième et dernière solution : moduler la durée de la vie active en fonction de l’évolution de la démographie. Les mesures d’âge (âge de départ à la retraite ou, mieux, nombre d’annuités), aménagées bien entendu suivant la pénibilité du travail de chacun, sont seules à même de rendre compatibles l’intérêt des retraités actuels ou futurs et la recherche du meilleur potentiel de croissance de l’économie, de l’emploi et du pouvoir d’achat. D’autant plus qu’encore aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ne peuvent atteindre tout leur potentiel de croissance en raison d’un manque de main-d’oeuvre, qualifiée ou non.

Rappel : en France, nous avions 4 cotisants pour 1 retraité en 1960. En 2010, 1,8 cotisant seulement pour 1 retraité et ce sera 1,2 en 2050. Dans le même temps, en 1958, l’espérance de vie à l’âge de la retraite était de 15,6 ans pour les femmes et de 12,5 ans pour les hommes. En 2020, ces chiffres atteignent respectivement 26,9 ans et 22,4 ans… L’âge de départ à la retraite est pourtant moins élevé aujourd’hui qu’en 1958 !

L’espérance de vie en bonne santé après la retraite a également considérablement progressé. En France, seuls 30 % environ des personnes de 60 à 64 ans travaillent, alors que dans les autres pays de la zone euro, ils sont presque 50 % (57 % en Allemagne, 68 % en Suède).

Tous les pays voisins ont effectivement remonté, pour les mêmes raisons et par réalisme, l’âge de la retraite, en le plaçant de 65 à 67 ans. Le principe de réalité doit aussi, enfin, nous saisir , pour que notre système de retraite par répartition ne soit pas mis en danger par l’incapacité à le financer. La réforme discutée, même si insuffisante, va dans le bon sens. Il est toujours possible de l’amender quelque peu, mais attention de ne pas ouvrir la boîte de Pandore…

Enfin, deux réflexions. Tout d’abord, le travail n’est pas seulement nécessaire économiquement, il est aussi le plus souvent un moyen d’intégration, de socialisation et de réalisation de soi. Facilitons donc le travail des plus de 60 ans et incitons les entreprises à les conserver, voire à les embaucher. La seconde : le travail n’est pas à partager parce qu’il serait en quantité finie. C’est une vue statique et erronée de l’économie qui conduit à penser ainsi. Le travail crée le travail dans une dynamique où l’offre et la demande se nourrissent réciproquement. Tous les travaux empiriques le confirment.

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Conjoncture Economie Générale Politique Economique

Inflation, fin de partie ?

Après avoir surpris par sa vigueur, l’inflation, due à un choc de demande -qui a rebondi très fortement une fois les confinements terminés- et à un choc d’offre -violemment réduite pendant la pandémie-, semble revenir progressivement à des niveaux raisonnables. Les causes de ce repli sont à mettre du côté d’une remontée progressive des capacités de production mondiales et à la baisse du surcroît de demande, par l’épuisement progressif de l’excès d’épargne engendré par les confinements. Mais la désinflation a été également engendrée par une politique monétaire très réactive et très coordonnée internationalement ainsi qu’à la forte crédibilité des banques centrales qui ont affiché une grande détermination à vouloir faire revenir l’inflation à sa cible. Ce qui a permis que les anticipations d’inflation des différents acteurs économiques -entreprises comme ménages -ne se désancrent pas. Ajoutons que jusqu’à présent, à l’encontre de nombre de prévisions justifiées par des données historiques, nous avons assisté à un atterrissage en douceur de l’économie (soft landing), c’est-à-dire sans récession et sans choc financier systémique. La partie est-elle donc gagnée ? Bien possible. Plusieurs points doivent cependant nous faire rester prudents quant à ce diagnostic.

Les salaires ont évolué ces derniers temps à un rythme qui reste élevé (entre 4 et 5% par an). Or, en zone euro, les gains de productivité quasi-nuls ne permettent pas de compenser cette évolution. Les marges des entreprises sont donc en jeu. En zone euro toujours, c’est la baisse des prix des importations qui a permis d’assurer une grande partie de la désinflation. Mais peuvent-ils continuer à baisser davantage ? Et les prix des services augmentent toujours rapidement. Par ailleurs, jusqu’alors, la forte augmentation des taux d’intérêt dans un contexte pourtant de dettes publiques et privées historiquement très élevées, n’a pas produit le choc financier craint. N’avait-on pas pourtant parlé de possible « tempête parfaite » à ce sujet ? Quelques raisons à ce non-évènement : l’utilisation du surcroît d’épargne et les politiques de protection contre l’inflation ont nourri la croissance qui aide à surmonter la hausse des coûts de l’endettement.

La réglementation bancaire, fortement resserrée depuis la dernière grande crise financière (2007-2009), a globalement réussi à sauvegarder les banques. Les entreprises, profitant des taux très bas précédant le retour de l’inflation, avaient allongé leurs crédits et les avaient contractés plutôt à taux fixe. Toutefois, gardons à l’esprit quelques éléments incitant là aussi à la prudence. Le secteur immobilier professionnel, dans la bulle immobilière précédant la pandémie, avait pu connaître ici et là des excès d’endettement, d’où des insolvabilités commençant à se manifester. Beaucoup d’entreprises de tout secteur, parfois à fort levier, auront à refinancer leurs crédits dès 2024 et ces toutes prochaines années. De nombreux États eux-mêmes, très endettés, auront progressivement à supporter des charges d’intérêt en forte hausse qui viendront entrechoquer leurs trajectoires de solvabilité.

La sensibilité des marchés financiers à ce type de situation pourrait ainsi s’élever notoirement et peut-être brutalement. De plus, les banques centrales auront certainement à cœur de ne pas reproduire de phases de taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps, phases qui affaiblissent la stabilité financière. Et elles désireront conserver des marges de manœuvre pour faire face aux futures crises systémiques. L’inflation, qui plus est, pour des raisons structurelles, ne sera plus aussi basse que pendant les 30 dernières années. Nous devrions donc avoir changé de régime de taux d’intérêt pour longtemps, retrouvant des taux plus normaux, c’est-à-dire plus proches des taux de croissance nominaux. Aussi, si la situation jusqu’alors s’est révélée être un atterrissage réussi de l’inflation sans dommage majeur sur l’économie, pour éviter un choc de forte ampleur encore possible, c’est aux acteurs économiques privés et publics, appuyés sur des règles macro prudentielles bien fixées par les autorités, de s’adapter avec vigueur pour assurer la soutenabilité de leur solvabilité et de leur croissance.

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Les erreurs de raisonnement de ceux qui veulent augmenter les prélèvements obligatoires.

On sait que le taux de prélèvements obligatoires en France est l’un des plus élevés des 38 pays de l’OCDE et très supérieur à la moyenne de celui de ces pays.

On sait moins qu’après redistribution, les inégalités de revenus en France, qu’elles soient mesurées par l’indice Gini, par le rapport entre le revenu des 10% les plus aisés et celui des 10% les moins aisés ou encore par le taux de pauvreté relative, n’ont pas ou peu évolué depuis 20 ans, contrairement à ce que disent certains. Et qu’elles sont parmi les plus faibles en Europe et dans le monde.

En France, la redistribution est très forte, réduisant le rapport entre les revenus avant redistribution des 10% les plus aisés et ceux des 10% les moins aisés de 20 à 9. Et de 20 à 3 en y ajoutant l’effet des services publics davantage payés par les plus aisés de par la forte progressivité des impôts. 85% des personnes parmi les 30% les plus modestes reçoivent ainsi plus en termes de services publics qu’ils ne paient, contre 57% pour l’ensemble des personnes en France (étude de l’INSEE de 2023 sur la redistribution élargie). Ignorer cela dans la construction des programmes économiques est évidemment source de propositions inadéquates et partant dangereuses pour l’économie et in fine pour les moins aisés. Évidemment, le même raisonnement n’est pas tenable pour les États Unis par exemple, où l’inégalité des revenus est bien plus forte et a beaucoup augmenté depuis 20 ans.

Un autre point fondamental est ignoré gravement de certains programmes. L’économie et le social ne sont pas statiques. Ce sont des dynamiques dont les effets sont difficilement isolables les uns des autres et dont les interactions peuvent provoquer des évolutions favorables ou catastrophiques, à l’envers même des buts recherchés.

Si, alors que les prélèvements obligatoires en France sont sur le podium européen et de l’OCDE, ils sont encore augmentés, ils retro-agiront de façon négative avec l’emploi -en réduisant la compétitivité des entreprises, la dynamique de l’entrepreneuriat, l’incitation au travail…-, comme avec la croissance. Or l’emploi et la croissance sont les facteurs principaux de lutte contre la pauvreté et de développement du niveau de vie. Depuis 2000, le PIB par habitant de la France a décliné en relatif en Europe.

De même, l’offre et la demande ne sont pas à considérer séparément. La France a déjà un très fort déficit commercial et un déficit courant qui démontrent son insuffisante compétitivité. Sa dépendance financière vis à vis du reste du monde ne cesse ainsi de monter. Augmenter artificiellement la demande ne ferait qu’aggraver encore le déficit extérieur. Le développement de l’économie nécessite que la demande soit ferme, mais nécessite tout autant de développer simultanément une offre compétitive, qui accroîtra en outre la demande par le développement de l’emploi notamment. La demande ne peut être longuement soutenue par le biais de dépenses publiques toujours en hausse, qui finissent par induire un endettement insoutenable. Pas plus en finançant ces dépenses par un accroissement incessant des prélèvements qui finissent par réduire l’offre et les emplois.

La bonne façon de lutter contre la pauvreté et pour le pouvoir d’achat n’est donc certainement pas d’augmenter encore les impôts et les cotisations, déjà très élevés, ni les dépenses publiques(qui d’ailleurs à long terme ne sont pas corrélées positivement à la croissance), mais de favoriser l’innovation technologique et verte, la mobilité sociale pour améliorer l’égalité des chances, l’incitation au travail, beaucoup d’entreprises ne pouvant se développer par manque de ressources humaines, etc.

Cessons de chérir les causes qui entraînent les effets que l’on déplore !

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« L’union européenne des marchés de capitaux, utile mais pas suffisante ! » – la tribune d’Olivier Klein

« Le projet d’union européenne des capitaux gagnerait à être complété par l’implémentation de réformes dans les pays du Sud (France incluse) et par une impulsion européenne sur le dynamisme de l’économie », estime Olivier Klein, directeur général de Lazard France Banque, professeur d’économie à HEC

Ne surestimons pas le caractère décisif du changement souhaité par le projet de l’union européenne des marchés de capitaux. Le réinvestissement de la capacité (surplus) de financement de l’Union Européenne en Europe même, plutôt qu’aux États-Unis, en résultera-t-il de façon certaine ? En effet, avant la crise idiosyncratique de la zone euro, débutant en 2010, les capacités de financement des pays du Nord venaient bien financer les besoins de financement des pays du Sud de la zone avec, pourtant, une organisation des marchés financiers telle qu’elle est encore aujourd’hui.
Les mesures proposées en faveur de l’union des marchés de capitaux, par Christian Noyer par exemple, me paraissent très utiles. Mais pas un « game changer ». Aujourd’hui, on peut investir librement sur chaque bourse européenne ou financer des entreprises européennes par le biais de dépôts dans les banques ou de placement dans des fonds de dette ou de private equity… Certes, un marché plus intégré, plus harmonisé, supervisé plus européennement, donnerait plus de profondeur, de liquidité aux marchés financiers européens. Ils deviendraient donc plus attractifs. L’unicité du marché européen protégerait en outre mieux les épargnants en les sécurisant davantage. Donc, ce serait indéniablement un plus significatif, mais pas suffisant pour assurer le recyclage des excédents d’épargne de certains pays européens en Europe même. Pourquoi ? Comment s’en assurer avec plus de certitude ?

Deux éléments seraient aptes à déclencher un changement d’orientation géographique de l’excédent d’épargne européenne. D’une part, l’implémentation de réformes dans les pays du Sud (France incluse) visant à ne pas connaître de déficits publics forts en permanence et à s’approcher progressivement du niveau de dette publique sur PIB des pays du Nord. Cela permettrait l’acquisition d’une crédibilité des finances publiques durable. Ce qui permettrait de progresser significativement dans la solidarité réelle et structurelle entre les pays de la zone. Et de favoriser ainsi le « risk sharing » entre pays européens. Donc la confiance des épargnants-investisseurs du Nord dans la soutenabilité de la dette des pays du Sud.

Les investisseurs des pays du Nord ont en effet cessé d’investir dès 2010 leurs excédents courants pour financer les besoins de financement des pays du Sud, lorsqu’ils ont compris que la solidarité n’était pas automatique. Et ils rechignent encore très fortement à assurer une telle solidarité, craignant que la fourmi n’ait à aider les cigales toute l’année et ce, chaque année. Ainsi, aujourd’hui les soldes des balances courantes du Sud sont à zéro +, depuis la sortie de la crise de la zone euro, parce qu’un déficit courant pourrait leur être difficile à financer. Et les excédents du Nord sont placés essentiellement aux États-Unis…

Aujourd’hui, les excédents du Nord de l’Europe sont essentiellement placés aux États-Unis…

D’autre part, ⁠une impulsion européenne pour un plus grand dynamisme de l’économie européenne et une croissance schumpétérienne favorable à l’innovation. Impulsion passant par des incitations à élever le niveau de R&D, par des subventions bien mesurées et ciblées et des garanties partielles sur des investissements bien sélectionnés, par des investissements publics-privés, par des incitations à l’innovation et à l’industrialisation dans les secteurs des industries du futur, etc.

Développer une culture du risque et non une religion de la précaution

De même, une réglementation non naïve ( CSDR, concurrence, vert …) et prenant en compte la compétitivité de nos industries, ainsi qu’une fiscalité appropriée, enfin le développement d’une culture du risque et non une religion de la précaution, signe de notre vieillissement, devraient permettre également que les épargnants et leurs représentants (les investisseurs institutionnels) aient envie d’investir davantage dans de nombreux projets d’avenir en Europe, parce qu’ils offriraient de belles perspectives de rentabilité.

Ces deux éléments ne sont pas contradictoires, plutôt complémentaires et non opposables, avec le projet d’union européenne des capitaux. Mais ils semblent plus décisifs. Privilégier ou même ne se focaliser que sur l’union des capitaux hypertrophierait symboliquement le rôle de la finance et entraînerait le risque de fortes déceptions ultérieures. Les bons projets n’ont pas de mal à se financer.

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Le modèle européen sera insoutenable sans réformes

Les constats sur moyenne période quant aux performances économiques de l’Europe imposent une réflexion critique. Et les anticipations quant aux difficultés à venir nécessitent de penser les réformes à mettre en place très rapidement pour protéger le niveau de vie et de protection sociale européen, bien commun inestimable mais insoutenable sans changement en profondeur.

Quelques données. Sur les 20 dernières années (2002-2023), le taux de croissance économique cumulée des Etats-Unis s’est élevé à 60 %. Celui de la zone euro à 30 %. La consommation des ménages américains a progressé de 60 %, celle des Européens de 20 %. Le taux de recherche et développement privé et public américain a dépassé d’environ un point le PIB européen depuis 20 ans, etc. Ainsi, les gains de productivité ont-ils crû de plus de 45 % aux Etats-Unis contre 10 % en zone euro. De 2019 à 2023, ils ont progressé de 1,7 % l’an aux Etats-Unis et de 0,3 % en zone euro (-0,8 % en France). Or la population en âge de travailler croît d’environ 0,2 % par an aux Etats-Unis alors qu’elle baisse d’environ 0,5 % par an en zone euro. Elle baissera de 0,8 % vers 2030, le pourcentage de la population de plus de 65 ans ne cessant d’augmenter (22 % aujourd’hui, 26 % en 2030).

Pour faire face à cet effet démographique négatif et protéger le niveau de vie européen, il serait indispensable de connaître plus de croissance, donc plus de gains de productivité. L’innovation, la recherche-développement, la robotisation devraient être très largement encouragées. D’autant que l’Europe n’est pas bien placée dans les industries stratégiques du futur: éoliennes, panneaux voltaïques, batteries électriques, voitures électriques, industries de la quatrième révolution technologique…

Il nous faut donc changer de paradigme en facilitant bien davantage la croissance schumpétérienne, par destruction créatrice. En repensant le poids de la réglementation qui, en Europe, est toujours supérieure à celle du reste du monde. En accroissant la mobilité du travail et de celle des capitaux. En luttant contre la baisse de la qualité et de l’efficacité de l’enseignement. En maîtrisant et en allouant mieux les dépenses publiques… En effet, une croissance potentielle européenne de l’ordre de 0,5 à 1 %, résultant de gains de productivité proches de zéro, d’une démographie déclinante et d’un ralentissement de l’élévation du taux d’emploi, ne pourra en aucun cas assurer la persistance de la prospérité économique européenne.

Une immigration qualifiée permettrait également de résoudre cette difficile équation ; aux Etats-Unis, l’immigration ayant, au total et en moyenne, un niveau d’éducation supérieur à celui de la population résidente. Enfin, une augmentation de la quantité de travail (nombre d’heures travaillées dans la vie comme nombre de personnes travaillant en pourcentage de la population), avec une moindre désaffection culturelle pour le travail, sera indispensable.

La préférence des Européens, comme de leurs institutions, pour la précaution contre le risque, de même que l’extension permanente des droits sans les accompagner de celle des devoirs, ne sont pas soutenables, sauf à risquer un déclin inexorable. Une certaine naïveté stratégique doit céder la place à un pragmatisme éthique. L’éthique sans l’efficacité ne peut subsister bien longtemps. L’Europe ne peut longuement encore supporter sans danger la critique que Péguy faisait du kantisme : avoir les mains pures, mais ne pas avoir de mains du tout. Pour préserver l’essence même de ce qui a fait l’Europe d’après-guerre, il faut donc d’urgence changer notre logiciel. Reste à bien penser les réformes institutionnelles, celles du mode de régulation de l’Europe elle-même, pour permettre ce sursaut et lui permettre de conserver sa place dans le monde.

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La fatigue des démocraties

La rivalité systémique Chine-Etats-Unis, l’apparition d’un « Sud global » lui-même bien disparate, la guerre en Ukraine… Les manifestations les plus criantes de la fragmentation géopolitique et économique du monde sont la multiplication depuis 2010 des conflits militaires internationaux par presque quatre, celle du nombre des pays soumis à des sanctions financières par un peu moins de trois ou encore celle des mesures protectionnistes dans le monde par six.

Cette fragmentation géopolitique s’accompagne ainsi d’une fragmentation économique, bien qu’à un rythme plus lent. Les deux menaçant la paix et la sécurité – le bruit du monde nous le rappelle tristement chaque jour – et les bienfaits d’une liberté organisée du commerce et des mouvements de capitaux. Rappelons-nous que le taux de la population mondiale pauvre (en dessous du niveau minimal de subsistance) est passé de 40 % en 1980 à environ 10 % ces dernières années.

Le jeu des puissances est revenu au centre de la scène mondiale. La Chine veut retrouver une place prédominante, après une longue période d’effacement géopolitique. Les Etats Unis ne veulent pas perdre leur position de première puissance mondiale. La Russie, après la fin pacifique de l’Union soviétique, est mue par son complexe historique d’encerclement et d’insuffisante prise en considération de sa « juste » place dans le concert des grandes puissances. Le rejet du « deux poids, deux mesures » mobilise les populations des pays émergents comme leurs dirigeants.

La défiance est donc considérablement montée entre les pays émergents et l’Occident, l’Occident qui servait jusqu’alors de modèle et qui donnait le « la » de la régulation mondiale. D’où l’actuelle déficience des modes mêmes de cette régulation mondiale : l’ONU, l’OMC, etc., mais aussi les mécanismes de coordination usuels bilatéraux plus ou moins formalisés. La fragmentation du monde semble bien en marche.

Mais nous assistons aussi parallèlement à une autre fragmentation. Au sein même des démocraties occidentales, avec une montée des populismes et des extrêmes. Les démocraties semblent fatiguées. Comme l’écrivait Cioran : « Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute. »

Le développement du wokisme en est tout à la fois une manifestation et une cause. La recherche de l’extension illimitée des droits de chacun, dans tous les domaines, sans jamais les associer aux devoirs symétriques qui pourraient les permettre, induit l’éventualité d’une ruine morale, une perte de tout sens civique. Et la possibilité d’une ruine financière, avec un financement à bout de souffle d’un système de protection sociale, pourtant essentiel. Ici encore, la montée de la défiance en résulte, renforçant la fragmentation. Défiance vis-à-vis de l’Etat, des institutions, des autres même.

Et, ici ou là, la montée de la défiance vis-à-vis de la démocratie elle-même. Le wokisme finit par nourrir la montée du populisme, qui se targue de vouloir rétablir les valeurs fondamentales, tout en proposant une logique illibérale, tant économiquement que politiquement. Ce jeu des contraires pousse à une fragmentation encore plus forte, voire potentiellement violente, de la société.

Cette fatigue apparente de la démocratie ne peut que donner peu d’envie aux autres civilisations. La fragmentation des sociétés occidentales nourrit ainsi pour partie la fragmentation du monde et la montée d’une défiance généralisée. Parallèlement, la montée des régimes autocratiques dans les pays émergents induit à son tour une méfiance justifiée de la part des pays occidentaux.

Saura-t-on recréer le degré de confiance en soi comme en les autres et les modes de coordination nécessaires pour ne pas développer encore davantage la logique du chacun pour soi des individus et des pays ? Saura-t-on éviter la violence primitive toujours justifiée par la violence anticipée de l’autre ? Pourra-t-on revivifier la démocratie et assurer son équilibre pour protéger ce bien précieux ? Pour éviter la dynamique mortifère de la défiance et les conséquences multiformes délétères de la fragmentation.