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Que faire face à l’instabilité financière ?

Les marchés financiers, indispensables au bon fonctionnement d’une économie moderne, sont régulièrement soumis à des emballements spéculatifs et à des crises qui peuvent affecter durablement la croissance. Cette instabilité est inscrite dans leur nature : l’incertitude qui pèse sur la « juste valeur » des titres est inévitable, et les prix des actifs sont déterminés par les croyances communes que se forgent les acteurs économiques. Le mimétisme, comportement qui peut être individuellement rationnel, aboutit à des erreurs collectives et à des retournements brutaux. Comment éviter ces crises, ou du moins en limiter la gravité ? Au-delà de la création, hautement souhaitable, d’une autorité financière européenne, la mise en place d’un Observatoire de l’instabilité financière pourrait permettre de dépister plus précocement les dérives et d’améliorer l’information des acteurs.

Depuis 1987, les fortes secousses financières ont contribué à accentuer, voire à provoquer, les mouvements de l’économie « réelle ».Cette instabilité accrue n’est pas sans lien avec la déré- glementation et la mondialisation de la sphère financière. Pourtant, le développement de la finance est indispensable au bon fonctionnement de l’économie dans son ensemble, puisqu’elle permet de mobiliser efficacement, grâce aux banques comme aux marchés, les ressources en capitaux des agents excédentaires en faveur des agents ayant des besoins de financement. Elle permet par exemple aux entreprises de se développer davantage en obtenant par avance l’épargne nécessaire au financement de leurs investissements, ou aux pays de financer leur croissance grâce à la mobilisation de l’épargne au niveau mondial lorsque l’épargne nationale se révèle insuffisante. Elle permet aussi de redistribuer les risques financiers (risques de taux d’intérêt, de change, de volatilité…) entre ceux qui les refusent et ceux qui acceptent de les encourir. Bref, la finance, qu’elle soit « intermédiée » (par le système bancaire) ou « désintermédiée » (grâce aux marchés financiers) est loin d’être ce mal qui pervertit la vie économique et les échanges réels.

Mais, contrairement à ce qu’affirment certaines théories faisant l’apologie béate des marchés, la finance n’assure pas de façon automatique son autorégulation, ni sa stabilité.Rien ne garantit en fait la capacité des marchés financiers à n’afficher que des « prix d’équilibre », correspondant aux « fondamentaux » économiques. Pendant les cycles de hausse des prix des actifs financiers, ces derniers ont tendance à s’élever de plus en plus au-dessus de leur valeur d’équilibre.

De même, après une phase de croissance soutenue, les crédits accordés aux ménages et aux entreprises augmentent souvent à des rythmes trop rapides en regard du taux de croissance économique, ce qui fragilise la situation financière des débiteurs. Ces deux éléments – augmentation trop vive du prix des actifs financiers et rythme trop rapide du développement du crédit – sont typiques des « bulles » spéculatives durables et dangereuses qui se sont développées ces vingt dernières années. De plus, ces phases d’euphorie financière entretiennent la croissance réelle à des niveaux tôt ou tard insoutenables. Symétriquement, lors d’un retournement de conjoncture, les mêmes mécanismes se mettent en œuvre en sens inverse, précipitant la crise et approfondissant les cycles baissiers. Au total, si la finance est indispensable à l’économie de marché décentralisée et à la croissance économique, elle ne pré- sente pas de garantie de stabilité, et se révèle même « procyclique », car elle accentue les tendances de l’économie « réelle ».

Le retour à un cloisonnement et à une réglementation administrative de la sphère financière est impossible. On ne peut pour autant faire semblant de croire que tout est parfait dans le meilleur des mondes, alors que certaines crises financières ont entraîné des drames sociaux à grande échelle. Sommes-nous alors condamnés à nous lamenter en accusant la mondialisation et la « financiarisation » de rendre inopérante toute action politique permettant de limiter cette instabilité ? Certainement pas. La voie est étroite, mais elle doit être explorée, car la stabilité financière est un bien collectif précieux.

COMMENT NAISSENT LES « BULLES »

Prétendre interdire l’utilisation de certains instruments ou fermer certains marchés est une illusion qui ne nourrit que les discours démagogiques, fondés sur l’idée d’un complot de la finance internationale. L’innovation financière ne peut être limitée : même si cela était souhaitable – ce qui n’est pas prouvé –, ce ne serait pas réaliste. De même, revenir, au plan international, à des cours de change fixés par les autorités publiques ou à des taux d’intérêts très contrôlés dans le cadre d’une finance réglementée, solutions mises en œuvre avec un certain succès dans les trente années d’après-guerre, serait aujourd’hui chimérique.

Quelles sont les raisons fondamentales de l’instabilité financière ? Dans un monde où les agents économiques sont à la fois concurrentiels et complémentaires, et dans une économie monétaire et décentralisée, les acteurs (ménages ou entreprises) sont par construction dans l’incertitude quant à l’avenir. Il est très difficile pour une entreprise, surtout quand l’économie ne suit pas un chemin de croissance régulier, d’anticiper correctement ce que vont faire ses propres concurrents, ou les firmes d’autres secteurs, en termes d’investissement et de distribution de salaires. Il est tout aussi ardu de prévoir avec certitude le niveau de la demande des ménages, c’est-à-dire leur répartition entre consommation et épargne.

Aussi, dans les conjonctures tourmentées que nous connaissons depuis une trentaine d’années, est-il très audacieux de « probabiliser » raisonnablement les chances pour une entreprise d’obtenir tel ou tel résultat à un horizon de temps de moyen terme. Les acteurs économiques sont dans l’incertitude, et les informations qu’ils obtiennent, par les prix constatés des biens et services, sur les désirs de consommer, d’investir, d’épargner, etc. des autres agents ne sont que très imparfaites et incomplètes.

Il existe, en outre, une asymétrie d’information quasi irréductible entre l’émetteur d’actions et l’investisseur, comme entre l’emprunteur et le prêteur. Le prêteur et l’investisseur en actions ne savent pas tout ce qu’il serait possible de connaître sur l’état des entreprises concernées, ni sur les intentions immédiates ou futures de leurs dirigeants.

Il est donc difficile d’anticiper avec une certitude raisonnable par exemple le prix d’une action (ou le spread d’une obligation : écart de rendement entre un titre de créance et un titre sans risque de contrepartie de même durée. Cet écart de taux d’intérêt reflète la confiance que le marché accorde à l’emprunteur. En termes courants, le spread d’une obligation est la différence entre son taux d’intérêt avec celui des titres de dette publique de même durée : l’OAT en France, par exemple), en anticipant le devenir probable d’une entreprise et de ses résultats. Dans ces conditions, comment définir le prix d’équilibre, le « juste prix », d’un actif financier ?

De plus, le prix d’un actif financier, à la différence de celui d’un bien ou d’un service, n’est pas défini par les caractéristiques intrinsèques et immédiates de cet actif. Il ne dépend que de la confiance que l’on accorde aux promesses faites par son émetteur sur les revenus futurs (le rendement) qu’il engendrera. Or la valeur de ces promesses dépend de l’interaction de milliers de décisions présentes et futures (de l’entreprise, de ses concurrents, des autres acteurs économiques). Il est donc très difficile d’établir avec une bonne probabilité les résultats à court ou moyen terme de l’émetteur-emprunteur, donc de sa capacité à tenir ses promesses (verser un dividende, payer des intérêts…).

Poursuivons le raisonnement. Puisque les acteurs des marchés financiers n’ont pas de moyens fiables pour déterminer le « vrai » prix d’un actif, ils sont contraints de s’interroger sur la façon dont les autres acteurs évaluent cet actif. Donc, la valeur d’un titre en situation d’incertitude forte et difficilement probabilisable (on parle dans la théorie d’« incertitude radicale ») repose sur l’opinion commune que s’en font les acteurs du marché, dans un processus auto-référentiel.

C’est ainsi qu’on peut parler du mimétisme des marchés financiers, puisqu’un tel comportement, rationnel individuellement, conduit, lorsqu’il est adopté par tous, à une polarisation mimétique vers une valeur de marché « conventionnelle », fruit des regards croisés des acteurs. Ce mécanisme de formation des prix des actifs financiers aboutit dans certaines circonstances à des prix certes acceptés par tous, mais qui peuvent s’éloigner de plus en plus du prix d’équilibre. Ce dernier ne sera souvent perçu comme tel qu’a posteriori, une fois que la trajectoire du prix constaté – la « bulle » spéculative – s’est révélée erronée. Cette bulle, irrationnelle du point de vue collectif, repose sur l’agrégation de comportements individuels eux-mêmes rationnels.

LA THÉORIE DE L’AVEUGLEMENT AU DÉSASTRE

Les « croyances collectives » des acteurs des marchés sur la valeur des actifs financiers sont fragiles, et peuvent connaître des changements brutaux. Le point de retournement d’un marché financier et le moment de l’éclatement d’une bulle spéculative sont relativement imprévisibles : en effet, même si leur probabilité augmente, il faudra un événement extérieur, un fait additionnel ou une rumeur plus forte qu’une autre, pour qu’un tel déclenchement ait lieu.

On pourrait penser que plus la bulle se gonfle – plus la trajectoire du prix des actifs ou du crédit s’éloigne de la « normale » –, plus les agents devraient anticiper assez rapidement un retournement et, de fait, le provoquer. Mais tel n’est pas forcément le cas. En effet, si les interprétations et les comportements des acteurs sont rationnels, cette rationalité n’est pas absolue, parfaite et intemporelle. Elle est insérée dans un contexte constitué notamment de l’évolution économique qu’ils viennent de connaître, d’opinions partagées, et des pratiques qui régissent leur propre carrière : leur rationalité est « contextuelle ». Elle se heurte également aux limites des capacités humaines de calcul et d’optimisation, et à des biais de pensée (« biais cognitifs ») bien connus de l’économie et de la psychologie expérimentale.

Ainsi, au cours d’une longue période de croissance, il est de plus en plus difficile de « probabiliser » avec objectivité la possibilité d’un retournement de conjoncture et/ou de marché. Le seuil de sensibilité à l’avènement de la « catastrophe » (événement rare et aux conséquences importantes) monte fortement. On assiste alors à un aveuglement au désastre. On continue donc d’emprunter et de prêter, ou d’acheter des actions, comme si la croissance devait sans cesse se poursuivre, voire se renforcer. Des thèses apparaissent même opportunément pour annoncer la « fin de l’histoire » ou la disparition des cycles dans la « nouvelle » économie.

Il est difficile de résister à cette phase euphorique. D’une part, les Cassandre risquent d’encourir les railleries sous prétexte qu’ils ne comprennent pas les temps nouveaux. D’autre part, pour nombre de professionnels des marchés, il est rationnel de continuer à faire « comme si de rien n’était », eu égard au système de punition/récompense auquel ils sont soumis. Il est, en effet, normal (donc non sanctionné) de se tromper avec tout le monde, puisque l’incertitude est générale. Alors qu’il est professionnellement peu correct de se tromper seul, en sortant du marché boursier trop tôt, sans profiter des hausses à venir, ou d’engendrer une perte de part de marché en resserrant avant tout le monde les critères d’octroi de crédit, alors que le risque n’est pas encore avéré. Ces règles de punition/récompense sont elles-mêmes rationnelles de la part des dirigeants des banques ou des responsables de fonds de placement, précisément parce qu’on ne sait pas anticiper la date du retournement.

On voit que des agents individuellement rationnels peuvent, collectivement, prolonger dangereusement des phases d’euphorie, dont les réveils seront d’autant plus douloureux. Cet « aveuglement au désastre » peut symétriquement, en phase dépressive, jouer en sens inverse en prolongeant et en approfondissant la crise.

POUR UNE AUTORITÉ FINANCIÈRE EUROPÉENNE MULTIFONCTIONNELLE

Comment abaisser le degré d’instabilité financière ? Première piste : utiliser la capacité du régulateur de limiter, autant que faire se peut, l’asymétrie d’information entre l’entreprise émettrice et les actionnaires, comme entre l’emprunteur et le prêteur.

À ce titre, tous les efforts en cours pour améliorer l’information comptable vont dans le bon sens (Cependant, les nouvelles normes comptables (IAS), si elles présentent l’avantage d’assurer une harmonisation internationale, risquent d’accroître l’instabilité financière : l’application systématique de la fair value aux titres ou aux instruments financiers tels que les dérivés détenus par les entreprises et les banques contribuerait à accroître la volatilité des variables et des comportements financiers).

La responsabilisation accrue des auditeurs externes participe du même effort de transparence. De même pour la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis (juillet 2002), ou pour la loi de sécurité financière en France (août 2003), qui permettent de mieux définir les responsabilités, notamment quant à la qualité de l’information financière et à la gouvernance des entreprises. Cette même loi, en France, crée un nouvel organe de régulation des marchés financiers, l’AMF (l’Autorité des marchés financiers), réunissant les anciens Conseil pour les marchés financiers (CMF) et Commission des opérations de Bourse (COB).

Reste qu’il est légitime de s’interroger sur l’inexistence d’une autorité de régulation au niveau européen. Dans un espace économique et monétaire unifié, ne serait-il pas souhaitable de créer une tutelle européenne des marchés financiers ? Espace économique et monétaire unifié, ne serait-il pas souhaitable de créer une tutelle européenne des marchés financiers ? Ce régulateur devrait, en outre, être multifonctionnel, et non plus spécialisé, comme aujourd’hui, par catégorie d’acteurs (l’AMF pour les marchés, la Commission bancaire pour les banques, les assureurs avec leur propre système de régulation).

En effet, d’une part, des groupes financiers se sont développés en conglomérats sur ces différents métiers et, d’autre part, le risque, tant de crédit que de marché, circule de plus en plus, de façon difficile à tracer, entre banques commerciales, assureurs et banques de financement et d’investissement. Une même autorité de régulation remplirait donc beaucoup plus efficacement à la fois le rôle de prévention des risques, celui de superviseur, et celui de producteur de règlements.

Enfin, une véritable réflexion européenne devrait être menée sur le mode de gouvernance des agences de notation (leur actionnariat, leurs relations avec leurs clients, le caractère potentiellement procyclique des changements de notation…) comme des banques d’investissement (le rôle des vendeurs de titres et des monteurs d’opérations par rapport à celui des analystes financiers…).

Mais réduire les asymétries d’information par une meilleure régulation microprudentielle n’est pas suffisant. Il faut aussi tenter d’influer sur le déroulement des crises financières pour en réduire les conséquences néfastes, et même sur la formation des croyances collectives, ou du moins sur l’information qui contribue à les forger.

UN OBSERVATOIRE POUR DÉCELER LES EMBALLEMENTS

Le premier point est du ressort des banques centrales et de leur mode de régulation macro-économique. Nous ne discuterons pas ici de leur capacité à intervenir en amont, lors de la création et du développement des bulles spéculatives – sujet abondamment discuté (Voir Philippe d’Arvisenet, « La bulle, la croissance et la Banque », Sociétal n° 43, 1er trimestre 2004 (NDLR)). Mais sous leur égide – ou mieux encore sous l’autorité du Parlement européen – pourrait être créé un Observatoire européen de l’instabilité financière, permettant de repérer les zones de fragilité de la finance internationale : les situations préoccupantes d’endettement des entreprises, les concentrations excessives du risque de crédit, les positions spéculatives dangereuses… Cet observatoire mettrait à jour les points probables de transmission de la crise, susceptibles d’entraîner le passage à un risque systémique. Il renseignerait la Banque centrale européenne sur les accumulations de situations fragiles et nourrirait sa réflexion sur ses possibilités d’intervention en amont et en aval du déclenchement de la crise.

Un tel organe serait également utile aux acteurs financiers, bancaires ou de marché, en jouant un rôle de détection et d’alerte quant aux emballements spéculatifs. S’il parvenait, avec le temps, à rendre crédibles ses méthodes et ses analyses, il contribuerait à améliorer la qualité des anticipations des agents, donc à limiter le déclenchement et l’ampleur des bulles spéculatives.

Certes, le projet peut paraître irréaliste en première instance, car si l’on savait de façon certaine le moment où un prix s’écarte de sa valeur fondamentale, de telles bulles ne se produiraient tout simplement pas. Cependant, la répétition des crises financières depuis une vingtaine d’années permet de tirer quelques leçons et l’approfondissement de l’analyse de ces crises permet d’en repérer quelques formes et enchaînements canoniques. Les travaux récents de la Banque des règlements internationaux (BRI), notamment, mettent à jour des indicateurs avancés assez fiables des bulles spéculatives, à partir d’écarts, par rapport à des trends, de certaines évolutions comme celle des prix des actifs financiers et particulièrement du ratio crédit (bancaire ou de marché) sur PIB.

L’observatoire évoqué ci-dessus pourrait, en association avec les banques centrales et la BRI, conduire des recherches en ce sens et faire connaître régulièrement le fruit de ses analyses. Il ne s’agit en aucune manière de faire des pronostics sur l’évolution du change dollar/euro ou de la Bourse, ou de telle ou telle valeur, en concurrence avec les analystes financiers ou les économistes de marché ; mais d’analyser et de tenter de déceler le moment du cycle où se trouve l’économie, le caractère plus ou moins rationnel (c’est-à-dire plus ou moins compatible avec les fondamentaux) des spreads de crédit, du niveau global de la Bourse, du volume de crédits accordé, etc.Tout cela au regard de critères macro-financiers validés théoriquement et empiriquement, mais qui ne peuvent jamais être définitifs ou certains.

Cette capacité à participer à la formation des opinions permettrait peut-être de limiter notamment l’effet de l’ « aveuglement au désastre ». Elle permettrait aussi de mieux canaliser les « conventions », les croyances collectives, en balisant les chemins compatibles avec les fondamentaux. L’emballement mimétique propre à la finance en serait ainsi peut-être réduit. On pourrait alors mieux lutter contre les sources mêmes de l’instabilité financière : l’information asymétrique, l’incertitude fondamentale des acteurs pris isolément, et le « mimétisme rationnel » qui en découle.

Retrouvez l’article ici : Sociétal n°45 – Que faire face à l’instabilité financière O.Klein

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Les réformes : de l’économie et de la morale !

Article publié dans le journal Les Echos en 2004

Sur le plan macro-économique, pour les retraites, le système de santé comme l’assurance-chômage, ne rien faire ne peut conduire qu’à l’impasse. De deux choses l’une. Soit les systèmes de protection sociale volent prochainement en éclats et seules les personnes aisées pourront se garantir une retraite suffisante, des soins de qualité ou un temps de chômage supportable en l’attente d’un emploi. Mais, en France, ce big bang ultralibéral est peu probable. Soit, plus certainement, nous continuons à solder le coût de notre irresponsabilité collective sur nos enfants et nos petits-enfants par l’accumulation de la dette publique, en même temps que par le nombre toujours grandissant de chômeurs et d’exclus dû à l’augmentation continue parallèle des cotisations sociales et des impôts. La montée de ces prélèvements obligatoires pèse en effet, au-delà d’une limite déjà atteinte, sur le pouvoir d’achat lui-même comme sur le coût du travail. Elle contribue donc puissamment au manque de croissance de l’économie et a, de ce fait, un coût social élevé.

Seules des réformes équitables et bien comprises peuvent sauver ce qui fait le socle de notre culture et de notre façon de vivre ensemble : l’économie sociale de marché, qui, dès après la Seconde Guerre mondiale notamment, a su conjuguer dynamisme économique avec système de santé de même qualité pour tous, retraite pour tous les travailleurs et protection des plus démunis face au chômage et à la précarité. Or, les montées simultanées de la dette, des cotisations et des impôts seraient les réponses, asphyxiantes et injustes _ pour les plus démunis comme pour ceux qui nous succéderont _, que nous apporterions par défaut, si nous devions préférer l’immobilisme craintif aux chantiers, difficiles certes, mais indispensables, de la remise en ordre de notre système de protection sociale.

Dans une société vieillissante dont la natalité a chuté fortement depuis cinquante ans et dont l’espérance de vie a heureusement augmenté considérablement au cours de la même période, sauver les principes de notre système social et de notre bien-être collectif ne peut se faire sans quelques sacrifices pour chacun. La retraite ne peut être la même, sauf à travailler plus longtemps ; et les remboursements des frais médicaux ne peuvent s’élever au même niveau, alors qu’ils sont structurellement en augmentation puisqu’ils augmentent très fortement avec l’âge de la population.

De même, si un pays historiquement riche comme le nôtre peut et doit protéger les plus fragiles des siens par le RMI ou l’assurance-chômage, il est illusoire et néfaste de croire qu’il est possible de laisser dévoyer cette protection en acceptant qu’un nombre que chacun s’accorde à reconnaître non négligeable de ses bénéficiaires en profite indûment ou abusivement, parce que pour ceux-l à il est moins rémunérateur ou plus exigeant de retrouver un emploi déclaré. En outre, ces systèmes se révèlent être trop souvent de véritables trappes à pauvreté. Il est donc indispensable de les réformer afin de les rendre les plus incitatifs possible à retrouver une activité rémunérée, lorsque cela s’avère faisable. Enfin, des comportements de certaines entreprises ont pu être repérés statistiquement, consistant à tirer profit des systèmes sociaux pour reporter sur la collectivité le coût de la mise à l’écart de salariés âgés, par exemple.

La seconde nécessité expliquant l’urgence des réformes est d’ordre moral. La société moderne, notamment en Europe, a développé progressivement l’Etat providence pour le plus grand bien de tous. Cet état de choses ne peut subsister dans son principe même que, d’une part, si les sociétés concernées ont les moyens de s’offrir cette protection sociale, mais aussi, d’autre part, si cette protection ne vient pas à l’encontre même de la justice sociale.

Le pacte de l’économie sociale de marché, ou de la démocratie sociale modernisée de type européen, repose sur les droits des citoyens mais aussi sur leurs devoirs. Chacun doit se comporter de façon responsable devant le système social qui est le fruit de l’effort collectif. Dès lors que chacun pense qu’il peut en profiter parce que les autres paient, parce c’est un dû, et sans se sentir soi-même redevable, l’ensemble du système s’affaiblit. Il devient moins juste socialement. Ce comportement, égoïste individuellement et suicidaire collectivement, ne peut que conduire tôt ou tard à la ruine morale et financière du système.

Or, tout se passe comme si, aujourd’hui en France, personne ne voulait réaliser les efforts indispensables pour sauver l’ensemble. Comme si, soit on préférait faire l’autruche, soit on pensait que les sacrifices indispensables n’étaient bons que pour autrui. Dans le même temps, le sentiment d’un trop grand nombre d’abus non corrigés se développe fortement. Et le fondement même du pacte social s’en trouve attaqué, voire déstabilisé.

La force destructrice de l’égoïsme laissé à lui-même, sans mécanismes suffisants incitatifs à la coopération et au respect de l’intérêt général, nécessite d’urgence de remettre au coeur de la République et de son système social la notion de responsabilité au même niveau que celle des droits, surtout « acquis », alors que l’équilibre même du système est incompatible avec le statu quo. C’est en Scandinavie, au coeur de la social-démocratie, et notamment en Suède, que des réformes en ce sens ont été conduites afin de sauver l’Etat providence, en incitant par exemple les chômeurs à prendre le travail proposé sous peine de perdre rapidement leurs droits, à pourchasser les abus, etc. ; bref à ce que chacun se sente pleinement responsable face à la collectivité et que tous aient le sentiment que le système social est équitable.

Terminons par le souhait que les partis politiques de gouvernement, de droite comme de gauche, pour les uns, proposent et assument ouvertement et clairement les réformes justes et nécessaires, en en expliquant directement au pays _ et pas seulement à ses représentants _ l’urgence, la cohérence et l’équité. Et, pour les autres, souhaitons qu’ils ne crédibilisent pas l’illusion trompeuse autant que dangereuse que les réformes peuvent être indolores, et se faire sans aucun effort partagé, ou, pis, qu’ils ne contribuent pas à laisser croire une contrevérité : que le conservatisme et l’immobilisme sont en la matière des solutions viables et socialement justes.

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Une thérapie pour la croissance

Article publié dans le journal Les Echos en 2004

Une première action pourrait être conduite à l’échelle de la zone euro. Coordonner les politiques budgétaires de façon plus dynamique et plus pertinente que ne l’autorise le Pacte de stabilité conduirait à supprimer le biais restrictif en termes de croissance qu’impliquerait ce même pacte, s’il était appliqué. Et une coordination bien pensée serait également très supérieure à la juxtaposition de politiques indépendantes. Soulignons que le bien collectif qu’est l’euro implique, pour survivre, une discipline collective. Si cette dernière ne doit pas empêcher les politiques budgétaires de jouer leur rôle contra-cyclique, il est urgent de reconstruire un Pacte de stabilité et de croissance intelligent et pragmatique. Seul le déficit structurel, c’est-à-dire corrigé des effets dus aux variations de la conjoncture, et peut-être excluant certains types d’investissements publics porteurs de croissance durable, devrait être encadré.

En outre, la monnaie unique a impliqué une politique monétaire unique. Donc une politique indifférenciée vis-à-vis de la situation de chaque pays et une impossibilité d’ajustement de l’économie d’un pays par l’évolution du change de sa propre monnaie. C’est pourquoi il est également nécessaire que les pays de la zone euro s’entendent pour soutenir ceux qui connaissent un choc conjoncturel. Aux Etats-Unis, lorsqu’un Etat supporte une conjoncture déprimée, un transfert de ressources budgétaires d’origine fédérale s’opère afin de l’aider à revenir à meilleure fortune. De plus, grâce à une langue commune et à une pratique plus forte de la mobilité, les habitants touchés par la montée du chômage sont enclins à déménager vers des Etats mieux dotés. En Europe, le budget fédéral est quasi nul (moins de 2 % du PIB total) et la multiplicité des langues ne facilite pas la mobilité transnationale. L’ajustement ne peut alors se faire que par la baisse des prix et/ou la perte d’emplois.

Par ailleurs, il serait trompeur, voire démagogique, de laisser accroire qu’il n’existe pas de freins structurels à la croissance en France et en Europe. Les politiques permettant de les desserrer sont plus immédiatement à portée de main, puisqu’elles dépendent pour l’essentiel de la volonté des pouvoirs publics nationaux. Il s’agit de jouer sur l’ensemble des facteurs structurels permettant d’accroître le potentiel de croissance de chaque pays. L’augmentation de la population active et les gains de productivité sont les deux grands facteurs qui permettent à un pays de repousser les limites de la croissance. Comment jouer positivement sur eux ?

Le premier repose sur l’évolution démographique. La France, comme de nombreux pays d’Europe, est un pays vieillissant. La population disponible au travail croît de moins en moins rapidement et connaît déjà, ou connaîtra, une quasi-stagnation, puis un abaissement. Outre les problèmes importants induits sur l’équilibre des systèmes de retraite et de santé, cette diminution de la population disponible au travail conduit à un moindre potentiel de croissance.

Plusieurs solutions peuvent être envisagées : mettre en place une politique d’immigration pertinente, comme le Canada. Mais aussi, et surtout, augmenter le taux d’activité de la population. A titre d’exemple, celui des 55-64 ans est de 38 % en France, alors qu’il est supérieur à 50 % dans les pays nordiques et à 60 % aux Etats-Unis ! Sur l’ensemble de la population en âge de travailler, le taux d’activité s’élève en France à 61,1 % en 2000, l’un des plus faibles des pays de l’OCDE. Il est de 66,3 % en Allemagne, 72,9 % aux Pays Bas, 74,1 % aux Etats-Unis, 74,2 % en Suède comme au Royaume-Uni… Cette orientation conduit à tenter de remettre le travail au coeur des valeurs et à le promouvoir comme puissant facteur d’intégration et de promotion sociale. Encourager à vouloir travailler et à être à même de trouver un emploi, tel est l’en jeu. Par la formation, une incitation suffisante à délaisser les allocations chômage ou le revenu minimum lorsqu’un emploi est possible, un soutien au travail des femmes, etc. Les pays nordiques, notamment la Suède, ont connu sur ces terrains des succès certains.

Deuxième facteur augmentant le potentiel de croissance d’un pays : les gains de productivité. Certes la productivité ne se décrète pas. Mais des politiques permettraient de réduire l’écart très important de gains de productivité qui s’est affirmé depuis plus de dix ans entre la zone euro et les Etats-Unis, en faveur de ces derniers. Citons quelques pistes : dépenser plus, mais surtout dépenser mieux en faveur de la recherche-développement et de l’enseignement supérieur.

En orientant les budgets en question vers plus d’efficacité et vers des domaines plus porteurs tels que les hautes technologies. Permettre une articulation nettement plus forte de la recherche entre privé et public. Ici aussi, au début des années 1990, les pays nordiques ont connu de beaux succès, à étudier. Mais encore ? La recherche d’une meilleure efficacité du marché des biens et des services : avancer de façon raisonnée vers moins de réglementations restreignant la concurrence dans l e domaine des télécoms ou de la grande distribution par exemple permettrait d’inciter fortement les entreprises de ces secteurs à développer des gains de productivité accrus.

Le secteur bancaire a connu une telle évolution en France dès 1985. Attention cependant, la déréglementation totale est souvent un leurre. A pratiquer donc avec prudence, sans idéologie anti ou pro-déréglementation, et en tirant les leçons des réussites et des échecs des expériences étrangères. Plus sûrement, la recherche d’économies dans les dépenses publiques et surtout d’une meilleure efficacité de celles-ci reste prioritaire, si l’on veut augmenter le niveau de productivité et de compétitivité en France.

La question n’est ni de droite ni de gauche. Elle est de bonne gestion. De même, augmentent le potentiel de croissance toutes les actions facilitant la création d’entreprises et permettant aux plus jeunes d’entre elles de passer le cap difficile des premières années. C’est bien évidemment ici les règles administratives qu’il convient de simplifier au mieux, l’accompagnement dans la gestion et dans la recherche de financement qu’il faut faciliter.

Augmenter notre richesse par personne et contribuer ainsi notamment à résoudre nos très sérieux problèmes d’équilibre de systèmes de retraite et de santé. Il s’agit bien, par la recherche d’une capacité de croissance plus forte, de préserver notre bien-être collectif et individuel menacé par une société vieillissante. Sous peine, sinon, de n’être plus à même dès demain d’offrir le niveau de vie et la protection sociale qui caractérisent l’Europe depuis de nombreuses décennies. La France a commencé à traiter ses problèmes structurels. Il reste encore beaucoup à faire.

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La question de la volatilité du prix des actifs financiers

Vous trouverez ci-dessous un article paru dans les Echos en 2004.

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Les déficits publics : dogmes et réalités

Article publié dans Le journal Les Echos en 2002

Pour certaines théories, tout déficit public serait à bannir car il détournerait les ressources financières disponibles vers l’Etat, au détriment notamment des entreprises. C’est l’effet d’éviction. L’Etat induirait ce faisant une pression défavorable à la hausse des taux d’intérêt long terme, en ajoutant sa demande de financement à celle des autres acteurs. Cela, en retour, étoufferait l’activité du « privé »

Ajoutons encore que la dette publique ainsi accrue ne se rembourserait à la fin du jour que par le biais d’impôts supplémentaires ponctionnés sur les ménages ou leurs enfants. Cette ponction future, largement anticipée, ne permettrait alors, ô inconséquence des politiques discrétionnaires de relance, aucun effet réel immédiat sur la croissance. Donc, davantage de déficits, davantage de dettes, encore plus d’impôts futurs et pas de croissance induite ! La messe est dite. Il conviendrait en conséquence de converger rapidement vers un déficit zéro.

Pourtant les choses sont moins simples qu’elles n’en ont l’air. Les déficits publics ne provoquent pas systématiquement d’effets d’éviction. Mieux, il n’y a pas de corrélation établie sur le long terme, et dans la plupart des pays de l’OCDE, entre le niveau des déficits publics et les taux d’intérêt longs. Et cela s’explique aisément, car cet effet d’éviction n’est certain que lorsque l’économie est au plein emploi de ses ressources en hommes et en machines. Mais, bien souvent, lorsque les déficits s’aggravent, c’est qu’ils sont la conséquence d’un ralentissement conjoncturel qui conduit les impôts à baisser et les dépenses sociales (chômage, RMI…) à monter.

L’incertitude quant à l’avenir étant alors élevée, et le pessimisme aidant, les ménages et les entreprises, dans le même temps, consomment ou investissent moins et épargnent plus. Aussi le besoin de financement additionnel de l’Etat peut-il être compensé, et parfois plus que compensé, par l’augmentation spontanée de la capacité de financement du « privé », comme cela a été le cas en France en 1992-1993-1994, pendant la récession (le déficit public avait alors pourtant atteint environ 6 % du PIB !).

L’élévation du taux d’imposition n’est pas la seule issue pour rembourser la dette publique additionnelle. Cela n’est le cas que si le déficit public en cause se produit dans une économie de plein-emploi et qu’ainsi il ne contribue pas à une meilleure croissance. Si, en revanche, il participe à une relance, c’est l’augmentation induite des revenus, donc de la matière imposable, et non du taux d’imposition, qui permettra aux recettes publiques ainsi accrues de rembourser la dette. Les effets défavorables d’un déficit public nécessitent donc des conditions spécifiques, notamment de plein-emploi, pour se produire. Or, notre situation économique est malheureusement loin de justifier ces craintes. Il est, en revanche, inutile et surtout dangereux d’exiger une réduction du déficit lorsque l’on doit, comme aujourd’hui, faire face à un ralentissement économique prononcé.

Quand les entreprises ont moins confiance dans l’avenir et que les marchés et les banques sont brutalement beaucoup plus sélectifs, il est bon, en effet, que l’Etat ne réduise pas à ce moment-là ses dépenses et investissements. Il ne faut pas ajouter aux conséquences dépressives de l’affaiblissement profond des investissements des firmes et de l’élévation des taux d’épargne des ménages. Il est donc sain de laisser jouer ce que la théorie économique appelle les stabilisateurs automatiques, c’est-à-dire l’abaissement des recettes et l’augmentation des dépenses publiques induits par le retournement de la conjoncture, et de permettre ainsi de limiter l’ampleur du ralentissement.
Il convient cependant de noter que, pour que l’arme budgétaire puisse servir dans de telles circonstances, il est nécessaire de la recharger lorsque tout va bien. Ce que n’a pas fait le gouvernement précédent. Les stabilisateurs automatiques marchent en effet aussi dans l’autre sens. En période de fortes eaux conjoncturelles, le déficit doit s’annuler, voire devenir un excédent, par le jeu des meilleures entrées d’impôt et des dépenses sociales contenues. C’est ce qu’ont réussi à faire les Etats-Unis, qui ont ainsi fait monter leur excédent à 2 % du PIB avant de connaître aujourd’hui un déficit de 2 %. Ce qui permet actuellement à l’économie américaine de ne pas s’effondrer.

Est-il souhaitable, en revanche, comme le demande la Commission de réduire le déficit structurel (le déficit recalculé hors effet conjoncturel) ? Une telle réduction serait compatible avec le jeu des stabilisateurs automatiques. Il est parfaitement raisonnable d’attendre que le « public » ne dépense pas davantage qu’il ne reçoit, en rythme de croissance « normal ». Cela s’appelle de la bonne gestion. Et la rigueur gestionnaire, à la recherche de l’efficacité maximale, doit s’appliquer aussi aux dépenses publiques. Reconnaissons toutefois que les réformes en profondeur qui sont nécessaires à une réduction du déficit structurel sont plus aisées à conduire en période de croissance que de vaches maigres. Ici encore, on n’a pas mis à profit les années 1997 à 2000. Notons, en outre, qu’en cas de dépression prononcée, un déficit public structurel peut être tout à fait justifiable et même souhaitable pour soutenir l’économie et tenter d’éviter une crise profonde et durable.

Enfin, la BCE ne doit pas rester obsédée par la seule défense d’un taux d’inflation à 2 %, alors que le mode actuel de régulation des économies (globalisation, concurrence accrue, financiarisation) n’est intrinsèquement pas inflationniste. En tant qu’institution, elle doit attester de sa légitimité en poursuivant, aux côtés d’une nécessaire stratégie d’ancrage nominal, un objectif de croissance. Elle doit davantage se mettre au service de la lutte contre le fort ralentissement que nous connaissons, au-delà de ses timides actions antérieures. Une BCE réorientée et des politiques budgétaires européennes coordonnées et menées sans dogme _ ni fétichisme de la dépense, ni sacralisation du déficit zéro _, voilà la véritable urgence.

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De la nécessité et des dangers de l’euro

Article publié dans le journal Le Monde en 1997

Les mérites de l’euro ont été amplement analysés, s’ils n’ont pas été suffisamment communiqués. Pourtant, la monnaie unique pourrait bien voir sa naissance remise à plus tard, et court même le risque d’un avortement. Et la raison majeure de cette menace réelle tient précisément au fait que les dangers dus à l’euro ont été trop longtemps sous-estimés. Et, sans doute, les remèdes qui pourraient contrecarrer ces dangers n’ont-ils pas été considérés comme suffisamment payants électoralement.

Quels sont donc ces dangers ?

Le cours de change est pour un pays une variable d’ajustement commode et nécessaire. Et certainement, sous certaines conditions, l’une des moins douloureuses. Un pays connaît-il un choc dit asymétrique que ne connaissent pas ses principaux partenaires ? Une dévaluation peut lui permettre de se rétablir à moindre mal, l’autorisant, par un développement plus aisé de ses exportations et par un frein monétaire à l’importation, à retrouver plus facilement les chemins de la croissance.

Un pays subit-il une inflation plus forte que ses voisins ? Une baisse de son cours de change lui permet de préserver sa compétitivité extérieure. Hors de question ici, cependant, de faire l’apologie de la dévaluation comme point cardinal de toute politique économique. Mais des ajustements de change bien accompagnés ont pu prouver leur efficacité, et le monde non inflationniste dans lequel nous vivons aujourd’hui leur confère une efficacité accrue, comme ce fut le cas en Italie et en Grande-Bretagne depuis 1992-1993. Or, la monnaie unique supprime par construction toute possibilité d’ajustement par le change pour un pays pris isolément. Ce qui risque de rigidifier l’ensemble. Dès lors, un pays subissant un choc asymétrique ne pourra plus s’ajuster que par la baisse des prix, l’accroissement du chômage ou des mouvements migratoires. Perspectives difficiles à accepter !

Aussi ne peut-on remédier à cette difficulté que de trois façons. On retrouve ici le coeur du débat actuel sur l’euro. La première consiste à ne laisser entrer dans le cercle des pays à même monnaie que ceux qui connaissent, d’ores et déjà, un niveau d’intégration économique très poussé, donc qui sont quasi structurellement en phase en termes de conjoncture, ce qui diminue sensiblement le risque de choc asymétrique. D’où, avant et après l’avènement de la monnaie unique, l’importance des critères de convergence. C’est notamment la position de l’Allemagne qui tient fermement au respect de ces critères, y compris après le passage à l’euro. De ce point de vue, elle développe un argument parfaitement logique. Mais la porte est étroite car elle n’autorise que peu de pays (principalement ceux de la zone mark, dont la France) à entrer dans ce cercle. D’où la question ouverte sur les pays du Sud, et notamment l’Italie depuis quelques mois.

En outre, les critères de Maastricht, tels qu’ils sont définis pour certains d’entre eux, ne sont pas adaptés aux mouvements conjoncturels. Si l’on désirait les respecter à tout prix, ils provoqueraient le ralentissement du retour tant attendu d’une croissance plus forte. L’Allemagne est donc de ce fait dans l’alternative suivante : s’arc-bouter rigidement, comptablement, sur les critères et prendre de sérieux risques sur la croissance, ou en faire une lecture  » politique « , mais ne plus avoir d’argument présentable face à l’Europe du sud pour la persuader d’attendre. De là, pour partie, l’actuelle pression en Allemagne pour un report de la date du passage à l’euro.

Les deux autres solutions ne suppriment pas la nécessité d’une convergence, a priori et a posteriori, pour diminuer les risques de chocs asymétriques, quitte à en réexaminer les critères. Toutefois, elles ne s’en contentent pas. La deuxième repose ainsi sur une idée plus forte de ce que peuvent partager les pays ayant adopté l’euro. Elle consiste à instaurer une coordination des politiques économiques au travers d’instances appropriées, tel un  » Conseil de stabilité et de croissance « . Cette coordination permettrait de conduire de façon articulée et complémentaire, ici une politique de relance, là une politique d’austérité, suivant les décalages conjoncturels. Et de jouer ainsi un jeu  » gagnant-gagnant  » et non le jeu du chacun pour soi, qui, très généralement, fait perdre tous les participants.

La troisième solution est sans aucun doute la meilleure économiquement, la plus logique et la seule à parfaire la construction européenne, tant au plan monétaire que politique. Rappelons qu’un pouvoir monétaire centralisé s’est toujours accompagné d’un mouvement semblable au niveau politique.

Seule une intégration politique plus forte, conduisant à un degré plus poussé de fédéralisme, peut structurellement diminuer les dangers de manque de souplesse qu’engendre la monnaie unique. Alors seulement, comme aux Etats-Unis d’Amérique par exemple, un choc conjoncturel dans un Etat peut être absorbé sans que seuls jouent les mouvements de prix relatifs et les ajustements sur l’emploi. Un centre de décision communautaire doté de quelques outils et compétences, n’agissant d’ailleurs que dans le cadre de principe de subsidiarité, est nécessaire pour institutionnaliser l’obligation de coopération des Etats membres. Le fédéralisme permet bien la coexistence de pouvoirs étatiques décentralisés et d’un pouvoir régulateur et coordinateur au centre.

Un budget fédéral digne de ce nom, et ne s’ajoutant pas aux budgets nationaux, permettrait en effet des transferts de revenus vers l’Etat touché et faciliterait ainsi les ajustements nécessaires, en les rendant moins brutaux et plus supportables. Ce qui n’exclurait en rien des règles communautaires visant à faire respecter par chaque pays des critères de  » sagesse économique  » minimale. Ce degré plus élevé de fédéralisme devrait également permettre d’instituer des minimums européens fiscaux et sociaux : ne nous trompons pas, ce risque de course au moins-disant fiscal ou social est bien l’une des causes majeures qui pourrait faire achopper la construction européenne.

Continuer de penser comme les  » initiés  » que l’Europe économique, en l’occurrence l’euro, entraînera de facto l’Europe politique constitue peut-être déjà une erreur historique qui risque de mettre en péril la poursuite de la construction européenne.