Catégories
Economie Générale Politique Economique

Pourquoi l’inflation pourrait faire son grand retour

L’après-pandémie provoque un fort rebond qui nécessite du temps pour que les circuits d’approvisionnement se remettent en place et que l’offre se réajuste. La plupart de économistes pensent en conséquence que l’inflation ne sera que transitoire. En outre, les raisons structurelles d’une inflation très basse persistent. Sont toujours à l’œuvre, en effet, la mondialisation, qui pèse sur le prix du travail et des biens et services, et la révolution technologique, qui abaisse le pouvoir de négociation des salariés peu qualifiés et qui, par la diffusion du digital comme de la robotisation, permet des gains de productivité qui freinent l’inflation. Ajoutons que depuis les années quatre-vingt, il y a décorrélation entre la croissance de la masse monétaire et l’inflation. Et depuis les années quatre-vingt-dix, une quasi-disparition de la courbe de Phillips, la montée de l’emploi n’entraînant plus la croissance des prix. Mais quelles sont les raisons pour lesquelles la poussée de l’inflation pourrait pourtant être durable ?  

Si nous envisageons l’histoire longue depuis le 19ème siècle, nous connaissons des cycles longs de régimes inflationnistes, où la conjoncture est dominée par la politique monétaire, qui lutte contre l’inflation en faisant chuter la croissance quand l’inflation accélère trop, et inversement. On observe également, en alternance, des cycles longs de basse inflation, due aux effets des mondialisations et des révolutions technologiques. A la fin du 19ème et au début du 20ème, un tel régime de basse inflation s’est installé, comme lors de ces trente dernières années. Le dernier cycle en cours a déjà une très forte longévité. Ce n’est pas une raison suffisante pour penser qu’il va prendre fin, mais cela suscite la réflexion. Aujourd’hui, en soulevant le couvercle mis sur l’économie pendant la pandémie et avec de très puissantes politiques de soutien, puis de relance, les prix remontent. Et un risque de retour d’un régime inflationniste ressurgit, risque que nous n’avions pas connu depuis longtemps.

Si la pandémie ne conduit pas « au monde d’après », elle a en effet accéléré considérablement les mutations qui étaient en cours précédemment. Et l’on constate aux Etats-Unis, mais aussi en Europe, des pénuries de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, y compris dans les services à faible qualification, même si l’emploi global n’a pas retrouvé son étiage antérieur. Les salaires augmentent donc, parfois sensiblement, chez Mac Do comme dans les entreprises à forte valeur ajoutée. Pour attirer de nouveaux salariés comme pour les conserver. L’analyse macroéconomique peut ici donner de fausses indications si elle ne se concentre que sur des chiffres agrégés. Ajoutons encore que Biden souhaite, à juste titre, augmenter les petits salaires. Mais le rythme et l’intensité de ces augmentations sera déterminant. En outre, on a connu depuis quelques décennies, dans la plupart des pays de l’OCDE, une augmentation des salaires réels inférieure aux gains de productivité, soit une déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés. Contribuant ainsi aux réactions populistes. Et conduisant à de possibles demandes à venir, plutôt tôt que tard, de progression plus vive des salaires.

Avec les évolutions de l’histoire longue en toile de fond et les fortes mutations économiques et de l’emploi en cours, le très fort rebond de l’économie et la montée sensible des prix en résultant pourraient, le cas échéant, et si la pandémie ne resurgit pas, enclencher une nouvelle indexation des salaires sur les prix, puis une boucle d’indexation qui pourrait ainsi entraîner le monde dans un nouveau cycle de régime inflationniste. Le coût croissant de la nécessaire transition énergétique pourra également peser sur une hausse durable des prix. Rien n’est certain, loin de là, mais le cas n’est plus à exclure.

Gageons cependant que les banques centrales, affichant ainsi leur indépendance vis-à-vis des Etats comme des marchés financiers, agiraient alors, lorsque la croissance sera revenue sur sa tendance de moyen terme, pour stopper un tel retour à un régime inflationniste. Les augmentations de taux d’intérêt qui en résulteraient seraient d’ailleurs bienvenues pour freiner les bulles spéculatives en plein développement actuellement. Mais ceux des Etats ou des entreprises qui sont très endettés devraient alors s’y préparer au mieux, en agissant structurellement sur leur trajectoire de solvabilité.

Tribune publiée dans les Echos : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-pourquoi-linflation-pourrait-faire-son-grand-retour-1329762

Catégories
Economie Générale Politique Economique

COMMENT ÉVITER LE PIÈGE DE LA DETTE APRÈS LA PANDÉMIE ?


L’Article de la Revue d’Economie Financière dans son format original est à télécharger ici.
Les graphiques de l’article sont à télécharger ici.


Plus la pandémie dure, plus les États doivent soutenir l’économie – à juste titre –, notamment les entreprises dans les secteurs les plus touchés et les ménages qui en dépendent, et plus les banques centrales doivent soutenir les États en achetant leur surcroît de dette. La conséquence en est que la dette augmente. La question est donc  de savoir, dans l’après-Covid, comment l’on gérera ce fort surcroît de dette, venant après une montée mondiale de l’endettement depuis au moins deux décennies. Ainsi se construit le « piège de la dette ». Soit les banques centrales se retireront peu à peu de leur politique de quantitative easing et les taux d’intérêt longs remonteront en pouvant provoquer l’insolvabilité de nombre d’entreprises et d’États, s’ils n’ont pas redonné une trajectoire crédible à leur dette. Soit elles ne le feront pas et exacerberont les bulles financières et immobilières déjà présentes avec à terme leur éclatement et des conséquences économiques et sociales désastreuses. Et, in fine, une possible perte de confiance dans la monnaie. Quelles politiques peut-on alors mener pour éviter au mieux ce piège ?

Il y a de fausses pistes et d’autres à considérer, aucune solution n’étant évidente, ni facile.

PREMIÈRE FAUSSE PISTE

La première fausse piste est celle défendue par certains économistes énonçant qu’au fond l’endettement peut être sans limites, parce que les taux d’intérêt sont proches de zéro. Plus précisément, les taux d’intérêt nominaux étant inférieurs aux taux de croissance nominaux, la soutenabilité de la dette serait assurée. Ainsi, de facto, le niveau de la dette importerait finalement peu. Mais le modèle sous-jacent, qui est bien connu, n’est vrai que sous certaines conditions.

Quatre raisons de mettre en doute ce modèle

Première raison

Une telle situation de taux d’intérêt durablement inférieurs aux taux de croissance engendre quasi inéluctablement des cycles financiers, c’est-à-dire des bulles sur les actifs patrimoniaux (notamment actions et immobilier, mais aussi or, art, etc.), avec une tendance au surendette- ment et à des prises de risque trop fortes et sous-rémunérées chez les investisseurs (ménages comme gestionnaires d’actifs). En fin de compte, cela conduit à une vulnérabilité grandissante tant du passif des emprunteurs que de l’actif des investisseurs. Des crises financières majeures en résultent tôt ou tard, avec des conséquences économiques et sociales bien connues maintenant. En outre, ces crises abaissent la croissance potentielle de façon durable. Ces sujets étant aujourd’hui bien documentés, nous ne démontrerons pas ici ce point, explicité clairement par ailleurs. Ajoutons enfin que les politiques macroprudentielles, pour indispensables qu’elles soient, restent très insuffisantes pour contrer les cycles financiers. D’une part, parce qu’elles restent nationales et qu’il est difficile d’agir contre la compétitivité des banques de son propre pays et, d’autre part et surtout, parce qu’elles ne touchent que les banques à ce jour, alors que les dernières décennies ont vu fortement monter le poids relatif des marchés financiers dans le système de financement national et international.

Deuxième raison

Nonobstant les crises financières engendrées, les taux trop bas, trop longtemps, pèsent eux-mêmes sur le trend de croissance. Ce n’est pas toujours bien compris. D’après le modèle usuel, le taux d’intérêt naturel, calculé à partir de déterminants qui sont des variables réelles, est de plus en plus bas depuis quelques décennies. Il est même très bas ces dernières années, voire même inférieur à zéro dans la zone euro. Le taux naturel extrêmement bas, voire négatif, serait la manifestation d’une épargne supérieure à l’investissement ex ante et d’une inflation trop basse, inférieure à sa cible. Cela justifierait donc d’amener les taux effectifs toujours plus bas pour pousser l’épargne à la baisse et l’investissement à la hausse, et remonter parallèlement le taux d’inflation. Cependant, peut-être existe-t-il une anomalie dans le raisonnement. Cette idée, si elle est partiellement vraie, est aussi partiellement erronée, car le régime monétaire, c’est-à-dire la politique monétaire qui s’inscrit dans le temps long, influence en réalité aussi l’économie et la croissance sur le long terme.

Ainsi, si pendant trop longtemps, le taux d’intérêt est inférieur au taux de croissance, la politique monétaire influe-t-elle sur l’économie réelle de par la mauvaise allocation des capitaux qui en résulte. Certaines entreprises en effet restent en vie, alors que si les taux d’intérêt avaient été proches du taux de croissance, elles auraient été durable- ment en perte et auraient de fait disparu (ces entreprises sont appelées « zombies »). Restant en vie, elles faussent l’allocation des capitaux, perturbent la santé des entreprises saines et compétitives et empêchent le phénomène naturel de destruction/création nécessaire à tout dynamisme économique des pays développés. C’est l’une des raisons du déclin constaté des gains de productivité. En outre, les taux d’intérêt trop bas, trop longtemps, facilitent aussi l’endettement. Il est beaucoup plus facile de s’endetter quand le taux d’intérêt est durablement inférieur au taux de croissance. Et le surendettement induit conduit inéluctablement à une baisse de l’investissement, ce qui influence négativement à nouveau les gains de productivité.

Pour poursuivre notre démonstration, considérons le modèle traditionnel selon lequel une baisse des taux entraîne une baisse de l’épargne et une hausse de l’investissement, qui est valable en temps normal. En réalité, si l’on baisse les taux trop longtemps en dessous du taux de croissance, et à un niveau proche de zéro, cela provoque tôt ou tard une hausse de l’épargne. Acceptons que l’illusion monétaire puisse y jouer un rôle. On a pu le constater récemment, y compris avant la pandémie, les ménages accumulent bien davantage d’épargne pour compenser le manque d’intérêts reçus, afin d’atteindre malgré tout le capital qu’ils jugent nécessaire pour leur retraite. Ajoutons qu’afficher en permanence des taux trop bas pour longtemps finit aussi par peser sur les anticipations des entreprises. L’avenir ainsi annoncé fait entrevoir un taux de croissance nominal très faible, qui n’incite que peu à entreprendre. Sans compter, en outre, que des taux nuls ou négatifs brouillent tous les calculs économiques.

Enfin, les taux d’intérêt trop bas, trop longtemps, créant des bulles, engendrent des inégalités patrimoniales qui, outre les conséquences sociales induites, peuvent pénaliser la consommation. Ce ne sont pas les ménages dont la propension à consommer est la plus élevée qui s’enrichissent le plus.

Il y a dès lors, pour l’ensemble des raisons précitées, un piège manifeste à maintenir des taux trop bas, trop longtemps. Il faut utiliser un modèle a-monétaire et a-financier pour croire que la finance et la monnaie ne rétroagissent pas significativement sur l’économie réelle.

Pour éviter la déflation et permettre à l’économie de rebondir, il est évidemment nécessaire d’amener les taux d’intérêt en dessous des taux de croissance lors d’une crise majeure, y compris par des politiques de quantitative easing lorsque les taux d’intérêt sont déjà très bas, et notamment lors de crises de surendettement comme celle de 2007-2009. Mais les conserver très bas et en dessous du taux de croissance lorsque celle-ci est revenue, que les crédits ont retrouvé un rythme normal, etc., induit un affaiblissement structurel de la croissance, de par les mécanismes présentés ci-dessus, puis, en retour, finit par peser sur le niveau des taux d’intérêt lui-même.

Notons enfin que dans le modèle usuel, la courbe de Phillips indique que plus l’emploi s’accroît, plus l’inflation monte. Ainsi, ce même modèle indique symétriquement que, si l’inflation reste très basse, en dessous de sa cible, l’économie est encore loin du plein-emploi. C’est- à-dire que l’épargne est supérieure à l’investissement, ex ante. Ce qui indique également que le taux d’intérêt naturel, variable modélisée et non observable, est en dessous du taux d’intérêt effectif, concluant ainsi à la nécessité de pousser encore ce dernier à la baisse. Mais depuis des années et jusqu’à maintenant, la courbe de Phillips ne fonctionne plus, l’augmentation de l’emploi n’entraînant plus la hausse des prix.

Cela signifie qu’amener sans cesse les taux plus bas pendant des phases de croissance « normale », à la poursuite d’un taux d’intérêt naturel lui-même en baisse, résulterait peut-être d’une interprétation partiellement erronée. Une interprétation qui pourrait avoir des conséquences négatives sur l’économie, eu égard aux effets décrits ci-dessus. La question alors de la cible d’inflation pendant ce régime d’inflation, à un niveau inférieur, mais proche, à 2 %, se poserait avec acuité.

Nous sommes convaincus qu’une inflation trop basse est dangereuse, car elle entraîne des possibilités élevées de tomber en déflation, de par l’impossibilité alors de provoquer des ajustements souples permettant aux agents privés de réagir à une récession sans provoquer des cascades de licenciements ou de faillites. Une inflation trop basse ne permet plus, en effet, d’abaisser les taux d’intérêt réels, ni les salaires réels, facteurs pourtant d’ajustements moins douloureux économiquement et socialement. Mais, si l’inflation structurelle est très basse, significativement inférieure à 2 %, pendant une phase longue de l’économie, de par les effets de la mondialisation et de la révolution technologique, chercher à tout prix à la faire remonter, par une poli- tique monétaire en permanence ultra-accommodante, ne conduit-il pas à provoquer les effets très négatifs explicités précédemment dus à des taux d’intérêt trop longuement inférieurs aux taux de croissance ? Nous pensons qu’il est nécessaire que les banques centrales maintiennent un objectif d’inflation, c’est-à-dire un objectif d’ancrage nominal ; mais les cibles choisies doivent être adaptées au régime économique et financier de longue période en vigueur.

Troisième raison

L’idée selon laquelle les taux d’intérêt en dessous des taux de croissance assurent durablement la solvabilité des États repose sur une série d’hypothèses héroïques. Tout d’abord, l’hypothèse selon laquelle l’inflation ne reviendra pas significativement avant longtemps. L’inflation ne repartira en effet probablement pas dans l’immédiat, mais, à quelques années de là, qui sait si la politique américaine ne relancera pas l’inflation avec un déficit budgétaire très élevé, l’augmentation des salaires, etc. ? Quelle sera l’influence sur les prix d’une éventuelle reprise très forte après la Covid-19, faisant face à des goulots d’étranglement ? Quel sera l’effet de la réorganisation de certaines chaînes de production et des circuits d’approvisionnement ? Quel sera l’effet enfin du coût de la nécessaire transition énergétique sur le régime d’inflation ? Une certaine inflation serait d’ailleurs légitime et utile, dès lors qu’elle ne se transforme pas en régime inflationniste, c’est-à-dire en une indexation généralisée. Mais, si l’inflation dépassait durablement sa cible, soit les banques centrales réagiraient et, eu égard à la quantité considérable de dettes, provoqueraient des insolvabilités privées et publiques qui pourraient connaître un enchaînement catastrophique, si la trajectoire annoncée par les uns comme par les autres de la dette n’était pas maîtrisée ou pas crédible. Soit les banques centrales ne réagiraient pas et elles s’exposeraient dès lors à une dangereuse perte de crédibilité du fait de leur incapacité à maîtriser l’inflation. Elles sont en effet garantes de l’ancrage nominal, c’est-à-dire d’une inflation modérée et maîtrisée.

De plus, même sans augmentation significative et non désirée de l’inflation, lorsque les banques centrales n’achèteront plus la quasi- totalité du surcroît de dettes publiques parce que la croissance sera revenue à la normale, il faudra qu’il y ait encore des acquéreurs. L’idée selon laquelle les acheteurs seraient appétents pour acheter de la dette avec des taux d’intérêt à zéro ou négatifs paraît peu réaliste. C’est pour cela d’ailleurs que les investisseurs, particuliers comme institutionnels, nous l’avons vu, prennent des risques disproportionnés pour obtenir un peu de rendement.

Ajoutons enfin qu’il ne suffit pas que les taux d’intérêt remontent pour que l’équation usuelle indique que les conditions de la solvabilité des États ne sont pas réunies. En effet, même si les taux d’intérêt restaient encore longtemps à leur niveau d’aujourd’hui, un choc assez fort et durable pourrait faire baisser le taux de croissance lui-même et mettre ainsi en doute la trajectoire de solvabilité anticipée. Ou même un déficit public primaire durablement aggravé pourrait contrarier la solvabilité, même facilitée parallèlement par un taux d’intérêt inférieur au taux de croissance.

Donc il y a bien un piège de la dette, qu’il y ait un regain d’inflation durable et non désirée ou pas. Si les banques centrales laissent ou font remonter les taux, que ce soit pour des raisons de retour à une croissance normale et au plein-emploi ou pour respecter leurs objectifs d’inflation en cas de dérapage de cette dernière, les effets sur une économie très endettée ne seront supportables que si les États comme les agents privés ont annoncé et entamé une trajectoire de solvabilité crédible. Et si les banques centrales ne le font pas, c’est elles qui perdront leur crédibilité enclenchant alors des dynamiques déstabilisantes, monétaires et financières, et in fine économiques et sociales, potentiellement catastrophiques. Dont la dynamique destructrice de fuite devant la monnaie, analysée ci-dessous.

Quatrième raison

À terme, si la dette augmente sans cesse par l’effet de l’argent magique, la contrainte monétaire, c’est-à-dire la contrainte de paie- ment, sera de plus en plus inexistante. Or, comme le dit très justement Michel Aglietta, la confiance dans la monnaie est l’alpha et l’omega de la société. Le système monétaire est un système de règlement des dettes. La confiance dans la monnaie repose donc sur le fait que le système de règlement des dettes emporte la confiance en étant efficace. Si les ménages peuvent dépenser durablement plus qu’ils ne gagnent, si les entreprises peuvent financer leurs pertes sans limites, si les États ne connaissent aucune contrainte quant au développement de leur propre dette, c’est le système monétaire lui-même qui ne sera plus efficace, ni crédible. C’est alors la valeur même de la monnaie qui sera mise en doute et, tôt ou tard, on risquera une fuite devant la monnaie, avec l’apparition de monnaies privées non bancaires, de cryptomonnaies, etc. On peut aisément imaginer, c’est d’ailleurs en cours, que des GAFA (Google, Amazon, Facebook ou Apple), plus solvables que les États et qui gèrent des quantités gigantesques d’échanges commerciaux et de règlements, puissent émettre leur propre monnaie. Les ménages ne préféreront-ils pas à terme avoir ce genre de monnaie en ce cas ? Ce serait très dangereux et destructeur pour la société. L’or et aussi certains actifs réels pourraient être également des lignes de fuite vis-à-vis de la monnaie. Pensons à l’hyperinflation allemande, aux assignats, etc. Le paiement des indemnités exigées par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale a obligé l’État allemand à dépenser beaucoup plus qu’il ne le pouvait. La banque centrale a été obligée de le financer. Elle a ensuite couru après l’hyperinflation en mettant à chaque fois la quantité de monnaie nécessaire pour que les échanges puissent être réalisés. Cela a engendré l’apparition de monnaies privées locales, comme, de la part de grands groupes, l’émission d’obligations avec des très petites coupures pouvant servir de monnaie à la place du mark. Cette situation a été destructrice pour la société.

DEUXIÈME FAUSSE PISTE

D’autres économistes veulent annuler tout ou partie de la dette détenue par les banques centrales. Notons d’entrée que l’idée exprimée est orthogonale avec celle sur laquelle repose la première piste. L’abandon ne peut être indispensable que si la quantité de dette en jeu n’est pas soutenable. Les deux propositions sont donc antinomiques.

L’idée de l’abandon par les banques centrales ne tient pas. On doit, d’une part, considérer les États et les banques centrales en consolidé pour avoir une vue juste des mécanismes en jeu. Les banques centrales étant la plupart du temps possédées par les États, ce que gagne une banque centrale est de ce fait gagné par les États. Un tel abandon de dette, d’autre part, entraînerait une grave perte de crédibilité tant des banques centrales que des États. L’expérience historique prouve en effet que les annulations de dettes publiques ne sont que très rarement des succès et qu’au contraire, ils induisent des coûts très lourds sur le temps long. L’annulation de la dette semble donc purement et simplement inenvisageable.           

TROISIÈME FAUSSE PISTE

Provoquer une hausse des impôts, et notamment de l’impôt sur la fortune. En premier lieu, les montants de tels impôts ne se comparent en rien au montant des dettes. Les échelles sont tout autres. Dans certains pays, où les impôts sont bas, on peut parfaitement comprendre qu’augmenter les impôts sur PIB participe des solutions à mettre en place. En France, les impôts sont parmi les plus élevés sur PIB des pays développés, y compris d’ailleurs le taux d’impôt sur le capital actuel, même après réforme, qui reste parmi le plus élevé des pays comparables. Une telle augmentation serait donc très dangereuse pour la demande. Comme ce serait très dangereux pour l’offre, car là encore il est nécessaire, pendant la phase de reconstruction, que l’on incite les entrepreneurs à entreprendre et à innover et que l’on favorise la compétitivité. Cela faciliterait tant le développement des capacités de production que l’attractivité du pays. D’ailleurs, le nombre de créations d’entreprise est en hausse significative en ce moment. Cette phase de puissante mutation, que la Covid-19 ne crée pas mais qu’elle accélère considérablement, doit être bien accompagnée.

QUATRIÈME FAUSSE PISTE

L’emprunt obligatoire consiste à ponctionner une partie de l’épargne des ménages et à financer ainsi les dettes des États. L’épargne due à la pandémie étant abondante, cette idée semble se développer. Il est certes vrai que les dépôts dans les banques, depuis la pandémie, se sont fortement accrus de la part des ménages, mais aussi des entreprises qui ne sont que peu ou pas affectées. Mais cette idée comporte plusieurs erreurs possibles d’analyse. Premièrement, un tel emprunt obligatoire serait très probablement ressenti comme confiscatoire et abaisserait considérablement la confiance dans les États, ce qui, dans l’état du monde actuel, ne semble pas souhaitable. Deuxièmement, il y aurait consécutivement une reconstruction des patrimoines car les ménages auraient peur de ne pas être remboursés dans le futur ou de voir leur créance rongée par l’inflation à long terme. Cela déclencherait un effet délétère sur la consommation, avec pour corollaire une augmentation de l’épargne. Qui plus est, la situation est totalement différente d’avec celle de l’immédiat après-guerre qui connaissait une thésaurisation des ménages dans les bas de laine, l’idée étant alors de mobiliser de l’épargne stérile. Aujourd’hui, l’économie européenne est totalement bancarisée. 99 % des ménages en France ont un ou plusieurs comptes en banque. Quand ils « thésaurisent » de nos jours, c’est beaucoup en dépôts bancaires. Cette épargne est ainsi mobilisée par les banques pour le crédit à l’économie. Cette épargne n’est donc ni oisive ni stérile. Un emprunt obligatoire reviendrait en fait à déplacer l’épargne qui finance l’économie privée vers le financement de l’État.

QUELLES VOIES SONT ALORS POSSIBLES POUR SORTIR PAR LE HAUT DU PIÈGE DE LA DETTE ?

Les dettes des entreprises tout d’abord. En France, on sait que la dette sur PIB des entreprises a beaucoup augmenté cette dernière décennie, plus vite que la moyenne des pays de la zone euro, et maintenant l’a dépassée. Il faut donc augmenter le capital des entreprises par rapport à la dette. Les prêts participatifs sont une voie à poursuivre, mais ce n’est pas la seule possibilité pour ce faire, parce qu’ils restent de la dette, même subordonnée, et qu’ils coûtent relativement cher. Sans doute les obligations convertibles doivent-elles également être considérées, par exemple. Quoi qu’il en soit, il faut inciter les ménages à mobiliser une partie de leur épargne vers le capital des entreprises en améliorant leur fiscalité en tel cas ou en garantissant une partie du capital ainsi investi. Il ne faut pas non plus omettre que les banques et les assurances ont vu fortement augmenter, avec Bâle III et Solvency II, le capital réglementaire requis sur leurs placements en capital dans les entreprises. Ne serait-ce pas, au moins temporairement, utile à l’économie européenne et même favorable, in fine, au risque des banques, d’alléger le coût en capital réglementaire de tels placements ?

Pour la dette publique, en premier lieu, il faudrait distinguer la dette Covid-19 et accepter que le surcroît de dette publique dû à la Covid-19 puisse être refinancée assez longuement en le « roulant » par la banque centrale. Les dettes des États, comme celles des entreprises, ne s’éteignent pas en réalité. À leur échéance, elles sont remboursées par de nouvelles dettes émises aux conditions de marché du moment. Les nouvelles dettes refinancent les dettes précédentes. L’important pour l’émetteur n’est donc pas de réduire quoi qu’il arrive sa dette, mais d’assurer une trajectoire de solvabilité qui lui permette lors des échéances successives de trouver des acquéreurs à ses nouvelles émissions, et ce à des conditions « normales ». Afin de ne pas trop peser sur le marché de la dette publique, lors des refinancements futurs, afin de ne pas compromettre la solvabilité des États, les banques centrales pourraient ainsi assurer sur un temps suffisamment long le refinancement du seul surcroît de dette publique dû à la pandémie. Cela ne correspondrait ni à un quelconque abandon, ni à une monétisation permanente de la dette publique.

Augmenter la croissance potentielle

En second lieu, il est indispensable d’élever le taux de croissance nominal pour rendre la dette publique1 plus facilement soutenable. Une plus forte croissance apporte plus de revenus aux États, ce qui joue favorablement sur le solde des finances publiques, comme sur le PIB, donc sur le numérateur et le dénominateur du taux de dette publique. Le taux d’endettement s’en trouve donc doublement amélioré.

Il ne faut pas de politique d’austérité, car il ne faut pas entrer dans ce cercle vicieux. Pour augmenter le taux de croissance, il est indispensable de mener des politiques de soutien de la demande, jusqu’au retour d’un taux de croissance « normal ». Mais les politiques structurelles sont également indispensables. Leur finalité est d’augmenter le potentiel de croissance. L’indispensable réforme de l’État, en France, permettrait d’améliorer l’efficacité de l’argent dépensé et d’améliorer à terme les facteurs de compétitivité de l’économie. La dépense publique française est plus élevée, en proportion du PIB, que celle de la quasi- totalité des économies européennes, avec une efficacité finale trop faible. Le rapport « efficacité/coût » de la dépense publique, dans de nombreux domaines, se compare souvent de façon défavorable à celui des pays semblables. Mais ces réformes sont difficiles à réaliser pendant les crises économiques et ne sont pas d’un effet rapide. Elles n’en restent pas moins essentielles.

La réforme de la retraite, consistant à augmenter le nombre d’annuités pour prendre en compte l’évolution démographique, est d’une forte efficacité et à résultats plus rapides. Le déficit du régime des retraites contribue, en outre, largement au déficit public. On comprend aisé- ment que l’allongement de la durée de vie, comme les exemples étrangers en démontrent l’évidence, nécessite d’augmenter le nombre d’annuités pour avoir droit à une retraite pleine. Cette réforme, très utile à la maîtrise de la dépense publique, serait également une preuve additionnelle que la France prend le problème de la dette au sérieux. Enfin, la réforme des retraites n’abîme pas la croissance ; au contraire, elle permet d’inciter les Français à moins épargner grâce à la diminution ou même à la suppression de leur crainte de ne pas avoir une retraite suffisante ou prévisible. Et parce que cette réforme augmente la population active, elle augmente le potentiel de croissance.

La réforme de l’assurance chômage peut également être utile à la croissance potentielle. Même en cette période, le nombre d’emplois non pourvus reste considérable. Une assurance chômage incitant mieux à trouver un emploi, tout en créant un curseur des différents critères d’allocation se déplaçant en fonction des indicateurs du marché de l’emploi, semble adaptée. Et, parallèlement, il faut renforcer l’aspect sécurité ou protection des personnes, si l’on flexibilise à juste titre davantage les emplois. Les mutations économiques accélérées en cours et à venir vont nécessiter en effet encore davantage de changer de métier et d’entreprise qu’auparavant. Une meilleure protection individuelle, notamment par une meilleure formation initiale et une formation professionnelle plus intense et plus efficace, en est donc un corollaire indispensable.

CONCLUSION

Ainsi, pour ne pas provoquer de retour en arrière dans une croissance renaissante, il faut à l’évidence que la politique monétaire et la politique budgétaire de soutien et de relance persistent tant qu’une croissance stabilisée n’est pas retrouvée. Mais il faudra rapidement donner un engagement clair des États, comme des banques centrales, à poursuivre une trajectoire sur plusieurs années permettant de revenir à la « normale » et s’y tenir de façon scrupuleuse, pour donner confiance dans la dette et in fine dans la monnaie. Le développement sans limite de la dette provoquerait de très graves crises monétaires et financières, même si le moment en est toujours difficilement prévisible. L’engagement sur une trajectoire de moyen terme de soutenabilité des finances publiques, notamment par une meilleure gestion des finances publiques, comme l’augmentation du potentiel de croissance, est indispensable. Ce qui n’exclut pas le financement de certains investissements porteurs de croissance durable. L’engagement d’un retour progressif et prudent de la politique monétaire à une pratique permettant de conduire les taux d’intérêt nominaux vers les taux de croissance nominaux, lorsque la croissance est satisfaisante, est tout autant nécessaire. On sait en effet clairement depuis la dernière grande crise financière qu’un taux de croissance satisfaisant et régulier et un taux d’inflation maîtrisé et à l’objectif ne suffisent pas à entraîner l’absence de bulles et de crises financières. La politique monétaire se doit donc de rechercher simultanément la stabilité économique (en fermant l’output gap), la stabilité monétaire (en fermant le gap d’inflation entre le taux d’inflation constaté et la cible poursuivie) et la stabilité financière (en prévenant autant que possible – et non seulement en réparant – les bulles sur les marchés financiers et immobiliers, ainsi que l’accroissement anormal du ratio de dettes sur PIB).

C’est une voie de sortie étroite, mais probablement la seule jouable.

NOTE                                           

  1. Le raisonnement est également valable pour les agents privés.

BIBLIOGRAPHIE

ARTUS P. (2019), « Faut-il revoir l’objectif d’inflation de la BCE ? », Natixis Flash Économie, no 1421, 22 octobre, https://www.research.natixis.com/Site/en/publication/srO6u1dWo9TfV-S4A51_G5Yqna 5_bOSv BCe_Ds2V9tI%3d?from=email.

BANERJEE R. N. et HOFMANN   B. (2020), « Corporate Zombies », BRI, Working Papers, no   882, 2 septembre, https://www.bis.org/publ/work882.htm.

BCE (Banque centrale européenne) (2019), « The Natural Rate of Interest: Estimates, Drivers and Challenges to Monetary Policy », Occasional Paper Series, no 217, décembre, https://www.ecb.europa. eu/pub/pdf/scpops/ecb.op217.en.pdf.

BLANCHARD O. et PISANI-FERRY J. (2020), « Monetisation: Do Not Panic », Vox EU, 10 avril, https://voxeu.org/article/monetisation-do-not-panic.

BLINDER A. S. (2018), « Monetary and Financial Stability in a Low Interest Rate Environment: Challenges Ahead », BRI, Papers, no 98, juillet, https://www.bis.org/publ/bppdf/bispap98.pdf.

BORIO C. (2014), « Monetary Policy and Financial Stability: What Role in Prevention and Recovery? », BRI, Working Papers, no 440, https://www.bis.org/publ/work440.htm.

BORIO C. (2019a), « What Anchors for the Natural Rate of Interest? », BRI, Working Papers, no 777, 26 mars, pp. 1-16, https://www.bis.org/publ/work777.htm.

BORIO C. (2019b), « The Expectations on Central Banks Are Simply Too Great », Speech, 21 novembre, https://www.bis.org/speeches/sp191121.htm.

CARSTENS A. (2020), « Maintaining Sound Money Amid and After the Pandemic », BRI, Speech, 8 octobre, https://www.bis.org/speeches/sp201008.htm.

COUPPEY-SOUBEYRAN J., BRIDONNEAU B., DUFRÊNE N., GIRAUD G., LALUCQ A. et SCIALOM L. (2021),

« L’annulation des dettes publiques que la BCE détient constituerait un premier signal fort de la reconquête par l’Europe de son destin », Le Monde, 5 février, publié également dans les médias européens suivants : L’Avvenire (Italie), El Pais (Espagne), La Libre Belgique (Belgique), PaperJam (Luxembourg), Der Freitag (Allemagne), Infosperber (Suisse), Le Temps (Suisse), Euractiv (UE), https://annulation-dette- publique-bce.com/.

DE LAROSIÈRE J. (2019), « Sortir la politique monétaire de l’impasse », Les Échos, 12 septembre, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/sortir-la-politique-monetaire-de-limpasse-1130969.

DRAGHI M. (2015), « Monetary Policy and Structural Reforms in the Euro Area », Speech Bologna, 14 décembre, https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2015/html/sp151214.en.html.

GOODHART C. (2020), « Inflation After the Pandemic: Theory and Practice », Vox, juin, https://voxeu. org/article/inflation-after-pandemic-theory-and-practice.

GOODHART C., SCHULZE T. et TSOMOCOS D. (2020), « Time Inconsistency in Recent Monetary Policy »,

Vox, 4 août, https://voxeu.org/article/time-inconsistency-recent-monetary-policy.

KLEIN O. (2009), « Les institutions financières dans la crise : du neuf avec du vieux », Revue Sociétal, no 65.

KLEIN O. (2018), « La nécessité des réformes structurelles », Les Nocturnes de l’économie, BRED.

KLEIN O. (2019), « À quand la prochaine crise financière ? », Rencontres d’Aix, 6 juillet, https://www. oklein.fr/a-quand-la-prochaine-crise-financiere/.

KLEIN O. (2020a), « Taux d’intérêt bas : attention à la fuite en avant permanente ! », La Tribune, 1er septembre, https://www.oklein.fr/taux-dinteret-bas-attention-a-la-fuite-en-avant-permanente/.

KLEIN O. (2020b), « Le non-remboursement de la dette : risque de perte de confiance dans la monnaie et risques pour la société », Printemps de l’économie, 16 octobre 2020, participation à la table ronde :

« Peut-on ne pas rembourser la dette ? », https://www.oklein.fr/le-non-remboursement-de-la-dette- risque-de-perte-de-confiance-dans-la-monnaie-et-risques-pour-la-societe/.

12               KLEIN O. (2020c), « The Debt Issue: Risk of Financial Instability and of a Lost of Trust in Money »,

Conférence EURO 50, 14 décembre, https://www.oklein.fr/en/the-debt-issue-risk-of-financial-instabil ity-and-of-a-lost-of-trust-in-money/.

KLEIN O. et DUBREUIL T. (2017), « La sortie de la politique monétaire très accommodante de la BCE : enjeux et défis », Revue d’économie financière, no 127, décembre, https://www.oklein.fr/la-sortie-de-la- politique-monetaire-tres-accommodante-de-la-bce-enjeux-et-defis-par-olivier-klein/.

VILLEROY DE GALHAU F. (2021), « The Tale of the Three Stabilities: Price Stability, Financial Stability and Economic Stability », Speech at the Financial Stability Review Conference, 3 mars.

Catégories
Economie Générale Politique Economique

COMMENT ÉVITER LE PIÈGE DE LA DETTE APRÈS LA PANDÉMIE ? – Graphiques


Graphiques à télécharger ici au format pdf.


Aperçu des graphiques

Catégories
Economie Générale Politique Economique Vidéos

Rembourser la dette ? Pourquoi faire ?

J’étais l’invité de Stéphane Soumier sur B Smart TV pour parler du remboursement de la dette, des risques pour les monnaies et pour la société.

Catégories
Crise économique et financière Economie Générale Politique Economique

Le non-remboursement de la dette : risque de perte de confiance dans la monnaie et risques pour la société

Cette table ronde réunissait :

  • Michel Aglietta, Professeur émérite, Université Paris X Nanterre, conseiller au CEPII ;
  • Agnès Bénassy-Quéré, Chef économiste du Trésor ;
  • Anne-Laure Delatte, Chargée de recherche au CNRS ;
  • Olivier Klein, Directeur Général de la BRED et professeur de macroéconomie financière et de politique monétaire à HEC.

Retrouvez la retranscription de mon intervention aux Printemps de l’économie.

Le non-remboursement de la dette : risque de perte de confiance dans la monnaie et risques pour la société

Nous traversons une crise inédite et puissante due à la pandémie. Les États et les banques centrales ont eu des réponses fortes et appropriées jusqu’à présent. Les politiques budgétaires et monétaires qui ont été mises en place correspondent, in fine, à une suspension temporaire de la contrainte monétaire, c’est-à-dire de la contrainte des paiements. On a donné des revenus aux ménages lorsque leurs entreprises n’étaient plus à même de le faire, ce qui était essentiel pour que l’économie ne s’écroule pas, et ce grâce aux mesures de chômage partiel. On a par ailleurs financé les pertes de nombre d’entreprises qui, pendant la période, ne pouvaient pas trouver tout simplement de quoi absorber leurs charges sans chiffre d’affaires. C’était tout à fait nécessaire pour préserver à la fois la demande, mais aussi la capacité d’offre pour le futur. Même si la contrainte monétaire est strictement indispensable en temps normal à l’efficacité de l’économie. 

Les États qui ont beaucoup augmenté leurs dépenses et vont encore beaucoup le faire, alors que leur base fiscale s’affaisse, connaissent eux-mêmes une suspension de la contrainte monétaire pesant sur eux grâce aux banques centrales qui achètent notamment la dette publique sans compter. 

Les banques centrales ont émis beaucoup de liquidités pour aider le marché financier à ne pas se disloquer. Elles ont également acheté des obligations d’entreprises, pour les soutenir. Les banques centrales ont ainsi contribué directement et via les banques au bon financement de l’économie. 

Dès lors que l’on pense que ces politiques étaient indispensables pour tenter  de sauver l’essentiel, la question est : que peut-il se passer ensuite, après retour à la normale, eu égard au niveau très élevé de dette en résultant ?

Le non-remboursement de la dette publique vis-à-vis des détenteurs privés provoquerait des conséquences économiques et sociales graves. À supposer que les textes permettent de ne pas rembourser cette dette à la seule banque centrale – ce qui en réalité n’est pas autorisé –, le jeu avec les États, qui en sont actionnaires, serait à somme nulle.

La seule possibilité serait d’assurer un financement quasi perpétuel par la banque centrale à un taux proche de zéro de la dette publique.

Même s’il pourrait sans doute être imaginé qu’une partie de la dette additionnelle due à la pandémie soit refinancée ainsi, pourrait-on étendre cette possibilité à l’ensemble de la dette, voire aux futurs accroissements de la dette publique ?

Comment, dès lors, ne pas rentrer dans la pensée de la monnaie magique ? Autrement dit, d’une certaine manière, comment répondre à la question suivante : puisqu’on a pu trouver les moyens financiers pour ce qu’il semblait hier impossible de financer, pourquoi ne pas continuer ainsi ? D’autant plus que les taux d’intérêt étant très bas et inférieurs au taux de croissance, la trajectoire de solvabilité des acteurs privés et des États peut a priori sembler préservée. Mais la seule comparaison des taux d’intérêt et des taux de croissance actuels ne saurait épuiser les sujets de solvabilité – une crise peut en effet advenir par la baisse des revenus et non seulement par une remontée des taux d’intérêt –, les sujets de stabilité financière et, plus généralement, de confiance.

Il est en effet nécessaire de mener aussi une analyse théorique pour répondre à la question suivante : pourrait-on avoir un « quantitative easing » en permanence de plus en plus grand, donc des taux d’intérêt toujours proches de zéro, qui permettent à l’État de dépenser davantage sans limite, et aux acteurs privés d’élever leur niveau d’endettement sans contrainte ? 

Il faut récuser l’idée d’une politique de « quantitative easing » sans fin. Tout d’abord à cause des conséquences considérables sur l’instabilité financière que cela provoquerait. Des taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que l’économie reviendrait à un taux de croissance plus normal – ce qui est loin d’être le cas actuellement –, reviendrait en réalité à faciliter les cycles financiers, voire à les engendrer et à les développer. C’est-à-dire que cela faciliterait l’apparition de bulles spéculatives de plus en plus fortes, puis leur éclosion. Nous connaissons très bien ce phénomène de cycles financiers entretenus par un développement trop fort du crédit s’entremêlant, dans une boucle auto-alimentée, à une bulle spéculative sur les actions ou l’immobilier. Ces phénomènes, très bien documentés, sont très dangereux car ils donnent lieu à des crises économiques et financières majeures. 

Enfin, nous pourrions avoir à plus long terme une fuite devant la monnaie. Si jamais la contrainte de paiement, donc la contrainte monétaire, ne jouait plus vraiment pendant longtemps, c’est la confiance dans la monnaie qui serait touchée, parce que le système monétaire est par essence un système de règlement des dettes. Et comme nous le savons, c’est ce système qui donne de la cohérence aux échanges et l’efficacité économique indispensable. Donc la crise de confiance peut survenir quand  il y a une perte de confiance dans la validité des créances et des dettes, aujourd’hui comme dans le futur. Tout le système est fondé sur cela. Si l’on achète quelque chose, alors on doit. Si l’on vend quelque chose, alors on nous doit. Et l’on emprunte parce que l’on fait un pari sur le futur, donc un pari sur les revenus ultérieurs engendrés par l’investissement réalisé qui devraient permettre de rembourser l’emprunt contracté afin d’investir. 

Donc, il y a crise lorsqu’il y a une défiance vis-à-vis du système de paiement, du système de règlement des dettes. Une défiance vis-à-vis des contrats financiers qui sont cette capacité à se projeter dans le futur. Une défiance en fin de compte vis-à-vis de la monnaie.

Qu’est-ce que la confiance, au fond ? C’est l’idée que la parole donnée ou que les contrats signés sont fiables. Et c’est évidemment valable pour l’économie ; les contrats de dettes et les contrats de créances sur lesquels l’ensemble est construit doivent donc être respectés.

La confiance dans les banques est ainsi cruciale, ce sont elles qui créent la monnaie ex nihilo en faisant crédit. Et la confiance dans la banque centrale l’est aussi. Parce qu’elle est la banque des banques, et surtout parce qu’elle assure la régulation monétaire, qui est la pierre angulaire du tout. 

Si la banque centrale émettait trop de monnaie banque centrale – sans que l’on sache par avance où est le seuil de rupture d’ailleurs –, trop longtemps, et que la contrainte monétaire n’était pas rétablie dans un temps prévisible, alors une grave crise pourrait advenir, du type de celle des assignats en France, de l’hyperinflation en Allemagne au début du vingtième siècle, ou des crises monétaires récurrentes dans certains pays d’Amérique latine. Au-delà de ce seuil, il y a un rejet possible de la monnaie officielle. Et une désagrégation du système de dettes et de créances, donc une désintégration du système monétaire, c’est-à-dire une possible désagrégation de la société, peut alors se produire. Je citerai Michel Aglietta : « La confiance dans la monnaie, c’est l’alpha et l’oméga de la société ». 

Il est donc impératif que cette confiance ne soit pas détruite, sinon il pourrait y avoir des fuites dans les monnaies étrangères. Cela se produit régulièrement dans des pays moins développés, mais cela peut se produire également ailleurs. Cela dit, si toutes les banques centrales font la même chose au même moment, évidemment, il est plus difficile de fuir la monnaie officielle en transférant ses avoirs dans une autre monnaie. Mais alors, beaucoup peuvent se réfugier dans l’or. L’on peut aussi imaginer un jour trouver refuge dans une cryptomonnaie qui serait émise par un GAFA plus solvable qu’un État. Cette cryptomonnaie deviendrait ainsi une monnaie privée qui serait la ligne de fuite des systèmes officiels.

Pour conclure, la monnaie est une institution, elle doit être gérée comme une institution, c’est-à-dire comme un ensemble qui nécessite de la confiance et des règles. Les règles, c’est le règlement des dettes, donc la contrainte monétaire. C’est-à-dire, alors que les dettes des entreprises comme des États sont généralement remboursées par la mise en place de nouveaux prêts, par l’obligation de maintenir une trajectoire soutenable de l’endettement. Et le seul maintien d’un taux d’intérêt très bas ne peut suffire à garantir cette nécessaire soutenabilité, car non seulement il n’est pas assuré sur le long terme, mais les revenus peuvent aussi s’affaisser lors d’une récession, y compris en présence de taux très bas. Il est donc possible de suspendre la contrainte monétaire momentanément, comme aujourd’hui, mais pas durablement.

La banque centrale doit donc être au-dessus des intérêts privés ou des intérêts de l’État, c’est ce qui lui donne précisément sa légitimité. Donc il ne doit pas y avoir de « fiscal dominance », c’est-à-dire de dépendance vis-à-vis des États qui l’obligeraient à conduire des politiques qui conduiraient très durablement à des taux d’intérêt très faibles, à zéro, voire négatifs, inférieurs aux taux de croissance, et d’augmenter à perpétuité la quantité de monnaie banque centrale. Mais symétriquement, il ne doit pas y avoir de « financial market dominance », c’est-à-dire que la banque centrale ne doit pas non plus être dominée par les marchés financiers. Les banques centrales ne peuvent être dominées par les marchés qui appellent à toujours plus d’injections monétaires sous peine de menaces de krachs boursiers.

C’est l’intérêt général que doit défendre la banque centrale. De même, elle doit conserver sa crédibilité. C’est crucial pour la possibilité ultérieure d’utiliser avec vigueur valablement la politique monétaire en cas de nouveau besoin, pour l’économie et son efficacité, et pour l’ordre même de la société. 

Catégories
Economie Générale Politique Economique Zone Euro

« La situation de l’Europe à l’heure du Coronavirus », les exposés d’Olivier Klein et Philippe Jurgensen lors de la conférence de la Ligue Européenne de Coopération Economique du 24 Juin 2020

Transcription de la visio conférence-débat organisée par LECE-France le 24 juin 2020

Olivier Klein 
Président de LECE-France, Directeur général de la BRED, Professeur de macro-économie financière et de politique monétaire à HEC

En ces temps compliqué pour tous, il paraissait important au Bureau de la LECE d’organiser un échange sur la crise pandémique, financière et économique que nous traversons. En essayant d’apporter un peu d’analyse, de recul pour le peu qu’on puisse en avoir déjà, car beaucoup de choses sont encore devant nous.

  • La question du confinement total

La question qui doit se poser en premier lieu, que l’on ne saurait trancher évidemment à ce jour, car nous ne disposons pas encore de suffisamment de recul, est celle de savoir si un confinement total était favorable ou mauvais ? Si nombre de pays ont essayé de ne pas confiner, pour revenir sur cette décision par la suite, la question en France ne s’est pas posée de la même manière car nous n’avions ni masques, ni tests. Et le confinement total devait ainsi probablement avoir lieu.

La deuxième question qui se pose est plus « métaphysique » qu’économique : c’est celle du prix de la vie qui a été fortement réévalué par rapport aux crises sanitaires majeures antérieures, sans nécessairement prendre en compte les conséquence éventuelles sur la pauvreté, ou peut-être même sur la santé, qui en résultent.

Il est à noter, mais c’est évidemment une comparaison pour partie fallacieuse, qu’en France, nous comptons à ce jour environ 30 000 décès dus au coronavirus alors que chaque année, 150 000 personnes meurent du cancer et que la grippe espagnole avait fait en France 400 000 morts. Mais combien de morts aurions-nous eu sans confinement ?

  • Conséquences financières du Coronavirus

La pandémie et le confinement des pays les plus développés ont engendré, dans la deuxième moitié de mars, une dislocation des marchés financiers considérable. On a eu une crise financière pendant les quinze premiers jours qui a été plus intense que celle de 2008-2009. On a par exemple connu une volatilité des actions qui a été quasiment le double de celle de 2008-2009. Le marché de la dette a explosé avec des « spreads », des primes de risque, qui sont montés violemment. Heureusement les banques centrales ont pris la mesure immédiate de la situation et ont réagi simultanément en injectant beaucoup de moyens, ce qui posera peut-être des problèmes par la suite, mais sans lesquels les marchés financiers allaient créer une crise absolument majeure.

Sur ce point, je pense que si les marchés financiers étaient proches de la dislocation totale, c’est certes parce que la crise était totalement inédite et d’ampleur mondiale, mais c’est aussi parce que le cycle financier était très mûr. Les marchés préalablement sous-estimaient gravement les risques, surévaluaient gravement les valeurs de nombre d’entreprises, rendant la crise beaucoup plus brutale lorsqu’elle est survenue.

Les banques centrales ont extrêmement vite et bien réagi, en injectant la liquidité partout où il en fallait et en quantité très abondante. Les taux d’intérêt aux États-Unis ont été baissés, ce qui a eu des effets favorables. Il ne pouvait en être de même en Europe puisque les taux étaient déjà négatifs ou nuls. Les banques centrales ont maîtrisé à la fois les taux courts, les taux longs, mais aussi nombre de « spreads ». Et puis, le financement des banques a été assuré par des procédures spéciales renouvelées ou accrues de façon très appropriée. Au final, et après une baisse vertigineuse, le marché des actions a très fortement rebondi. Les entreprises, grâce aux États, soutenus par les banques centrales, ont pu financer leurs pertes.

  • Conséquences économiques du Coronavirus

La pandémie a engendré un trou d’air économique extrêmement violent et simultané dans les différents endroits du monde. L’INSEE estime qu’en France un mois de confinement complet a entrainé 35 % de baisse du PIB.

J’ajoute à titre indicatif par un petit calcul personnel qu’en réalité le secteur privé a vu son PIB chuter de pratiquement 50% durant le mois de confinement. En effet, une baisse d’un tiers du PIB prend aussi en compte les administrations publiques dont la production est mesurées en fonction de leur coût. Or, leur coût n’a pas baissé pendant le confinement, donc leur production n’a pas baissé. Avec 25% des emplois liés au public, en appliquant une simple règle de trois partant du principe que le nombre d’emplois est proportionnel à la production, on arrive à un résultat d’un peu moins de 50%. Un effondrement extraordinairement fort, violent.

Cela conduit naturellement, en fonction du nombre de mois de confinement et du nombre de mois de reprise, à considérer que l’on ne va pas revenir à la production des mois de janvier ou février 2020, mais que l’on va retrouver plus progressivement les niveaux antérieurs. La FED estime qu’on ne reviendra pas aux niveaux de production précédents avant 2022. L’OCDE obtient ainsi des prévisions de récession en Grande-Bretagne, en Italie, en Espagne et en France comprises entre 11 % et 13 %. La prévision pour la France se situe aux environs de 11%. Celles de la Hollande et l’Allemagne seraient comprises entre 7 et 8 %, ce qui fait une différence significative, même si ces niveaux restent impressionants. L’OCDE prévoit un peu moins de 3% pour la Chine et pour l’Inde, même s’il faut évidemment faire attention à prendre en comparaison les niveaux de croissance usuels. Aux États-Unis la récession serait de moins 7 % et en Corée, par exemple, de moins 1 %. Des chutes vertigineuses par rapport aux taux antérieurs se produisent donc partout, mais les pays ne seront pas touchés de la même manière.

  • Les réactions des États et des banques centrales

Les banques centrales ont eu une réaction immédiate extrêmement forte en termes de mise à disposition liquidités, mais aussi d’achats de dettes tous azimuts : dettes des États, bien sûr, mais aussi dettes corporate. Elles ont également acheté pour partie des dettes en speculative grade, ce qui ne se faisait pas d’ordinaire pour des banques comme la FED ou comme la BCE. Donc des achats de dettes privées et des achats de dettes publiques tous azimuts, pour maintenir les taux ainsi que les « spreads » à des niveaux raisonnables, et pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de ce fait de faillites en cascade ni de phénomène de contagion sur les marchés financiers.

Des réactions immédiates également pour les États, mais qui conduisent à des déficits publics majeurs. À ce jour, le déficit public sur l’année par rapport au PIB est estimé aux États-Unis à environ 20 %, ce qui est considérable. Dans la zone euro il est prévu à environ 8 %, en France à 11 %. L’estimation est de 8 % pour le Japon et de 14% en moyenne dans l’OCDE, sachant que les États-Unis pèsent lourd. L’effet sur les dettes publiques sera compris entre 10 et 20 % de points de plus par rapport au PIB. En France, par exemple, la dette publique passerait ainsi de 100 à 120 % du PIB à l’issue de l’année.

Au fond, qu’est-ce qu’ont fait les États et les banques centrales ? Ils ont supprimé temporairement la contrainte monétaire, ou la contrainte de paiement, qui fait d’ordinaire qu’une entreprise ne peut pas être financée durablement si elle ne fait que des pertes ou qu’un ménage ne peut pas dépenser durablement plus qu’il ne reçoit. Cette contrainte monétaire, qui d’ailleurs est exercée légitimement par les banques, a été suspendue de façon tout à fait normale et indispensable. Face à cette situation catastrophique, si la contrainte n’avait pas été suspendue momentanément, un nombre considérable d’entreprises disparaîtraient ou auraient disparu faisant durablement perdre des capacités de production dans chaque pays. Ce serait extrêmement dommageable pour les richesses des pays.

Si les États n’avaient pas soutenu les ménages et les entreprises en même temps, en prenant en charge la rémunération que les entreprises n’étaient plus capables de payer aux salariés, les ménages auraient subi des chocs entraînant des catastrophes sociales, et les entreprises auraient subi encore plus de pertes. Il était donc utile et même indispensable de provoquer une suspension temporaire de la contrainte monétaire, tant pour les entreprises que pour les ménages. Ce sont les États qui l’ont réalisée, avec l’appui des banques centrales pour les corporate, en achetant leur dette directement sur les marchés.

Evidemment, cela ne pouvait se faire que si les États eux-mêmes voyaient leur contrainte monétaire momentanément suspendue. Ce sont ainsi les banques centrales qui l’on fait en achetant le surcroît de dette des États eux-mêmes sans compter, au moins temporairement, ce que l’on appelle la monétisation de la dette, pour éviter que les marchés ne paniquent face au niveau de dettes publiques inconnu jusqu’alors et provoquent ainsi une crise d’insolvabilité.

On a donc eu des suspensions de contrainte monétaire à deux étages. Rappelons que la contrainte est nécessaire en temps normal au bon fonctionnement de l’économie, car sans elle il n’y aurait que des entreprises zombies entraînant les entreprises qui se portent bien à devenir zombies elles-mêmes. Si une entreprise perd durablement de l’argent sur un marché et qu’elle subsiste, toutes les autres vont également commencer à en perdre, et toute l’efficacité économique qui fait que l’on économise la peine des hommes n’existerait plus. Il est donc indispensable que cette contrainte soit rétablie à un moment donné, pour l’efficacité économique et pour la confiance dans l’économie, comme dans la monnaie.

  • La reprise : quelle reconstruction ?

La capacité des marchés à s’émerveiller d’une reprise rapide est inquiétante. Les pays ont subi de violentes chutes de leur PIB, presque 50% en France pour le privé. Les Etats-Unis, par exemple, ont perdu 20 millions d’emplois en quelques mois. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils en retrouvent 2 millions instantanément en rouvrant les commerces et les restaurants. Il serait plus étonnant qu’ils parviennent à retrouver leurs 20 millions d’emplois dans les 12-18 prochains mois. L’enthousiasme artificiel, parfois même hallucinatoire des marchés est donc préoccupant.

Le redémarrage sera rapide les premiers temps, mais progressif ensuite, il ne peut en être autrement. Tout d’abord, car les chaînes d’approvisionnements et de valeurs se reconstituent progressivement. Ensuite du fait du surendettement des entreprises. Selon les secteurs et pays, elles étaient déjà précédemment fortement endettées. Avec la crise pandémique, elles ont dû financer leurs pertes, un financement qui a mené à un surcroît d’endettement qui constituera un frein à l’emploi, à l’investissement, et à la croissance si on ne s’y intéresse pas de près.

L’épargne a également fortement augmenté durant la période de confinement où les ménages consommaient nettement moins qu’antérieurement. En France, elle est passée d’environ 15 à 20%

La question est : les ménages vont-ils faire baisser leur taux d’épargne rapidement ou vont-ils conserver une partie de ce surcroît par précaution, par peur face à l’avenir quant à leur rémunération ou leur emploi futur ?

Il y a bien un jeu réciproque et synergique entre l’offre et la demande. Beaucoup d’entreprises vont attendre de voir si la demande redémarre bien pour pouvoir réinvestir et employer, beaucoup de ménages vont attendre de voir si l’emploi tient bon avant de re-consommer davantage.

Dans ce jeu de l’offre et de la demande, les politiques économiques occuperont donc un rôle central. Tous les pays du monde sont par ailleurs dans une mauvaise situation, de la Chine qui est certes en redémarrage mais de manière non linéaire aux Etats-Unis. Ce synchronisme ajoute encore à l’effet négatif sur l’économie, sachant que le commerce international a évidemment énormément baissé durant la période.

Les politiques économiques qui vont succéder au confinement seront ainsi nécessaires et devront être différentes de celles que l’on vient de connaître. D’une part pour soutenir l’offre, qui a besoin d’être reconstruite. L’augmentation de capital des entreprises doit être facilitée pour qu’elles baissent leur endettement sans ralentir l’investissement et l’emploi. Mais de quelle manière ? L’État va-t-il garantir, au moins pour partie, les prises de risque en capital des institutionnels ? Ce sont des enjeux d’actualité. Il faudra également remobiliser le travail et adopter des mesures pour faciliter l’investissement d’un côté et les embauches de l’autre, notamment des jeunes qui arrivent sur le marché et pour lesquels la situation sera beaucoup plus difficile.

Les impôts ne devront être augmentés d’aucune manière car l’offre en pâtirait. On a plus que jamais besoin d’avoir des entrepreneurs, d’avoir des innovateurs et d’avoir des épargnants qui acceptent de prendre du risque en capital. Tout ce qui pourrait les décourager paraît ainsi à éviter totalement.

Certaines relocalisations stratégiques devront être favorisées, ce qui ne va pas être simple ; mais stratégiquement, chacun comprend qu’avoir 90% de la Pénicilline ou du Paracétamol fabriqué en Chine est un sujet qu’il faut traiter rapidement. Et puis ces relocalisations représentent aussi l’occasion de favoriser une économie économe en énergie émettrice de CO2 et de répondre ainsi aux enjeux futurs pour le climat.

Ces politiques devront permettre également de soutenir la demande. Il faut une politique qui facilite l’emploi. Il faut soutenir les ménages sans ressources tout en étant attentif à ce qu’ils soient incités à rechercher un emploi.

Enfin, il faudra retrouver une contrainte monétaire, une contrainte de paiement indispensable, ni trop vite ni trop lentement. Trop vite serait catastrophique, car cela supposerait des politiques d’austérité ou des coupes dans les budgets de l’État. Or, en ce moment les dépenses et les investissements sont nécessaires pour soutenir le manque de demande privée. Et si les taux d’intérêt remontaient trop rapidement, la montagne de dettes deviendrait explosive. On a besoin d’aller plutôt lentement. Mais pas trop non plus. Il faut une programmation claire et lisible d’un retour à la normale. À défaut nous pourrions entrer dans l’économie vaudoue, car si, comme continuent certains de le dire, on affirmait que l’on pouvait dorénavant ne plus avoir de contraintes et que la Banque Centrale pouvait avaler ad vitam æternam toute augmentation de dettes futures, sans remboursement on entrerait dans une situation catastrophique avec de graves crises financières à répétition et, à terme, une perte catastrophique de confiance dans la monnaie.

Enfin, toute l’histoire économique démontre qu’à chaque fois que les contraintes monétaires ont été ignorées ou méprisées, il s’est produit une fuite devant la monnaie qui a engendré des crises financières et économiques absolument majeures. La valeur des dettes est essentielle. Les dettes des ménages, des entreprises, comme des États doivent être des objets de confiance et la monnaie, c’est la dette des banques vis-à-vis des agents non bancaires. Donc, si la monnaie perdait sa valeur, ce serait parce que les dettes n’auraient plus de valeur, puisqu’elles ne seraient plus remboursables. Le fait de ne pas avoir de contrainte monétaire entraînerait une perte de confiance dans la monnaie, c’est-à-dire une catastrophe économique gigantesque. Il est donc indispensable de retrouver un chemin lent, mais un chemin réaliste et crédible, pour revenir à une certaine normalité.


Débat

Edmond Alphandery : Un sujet me paraît majeur dans notre pays, c’est le problème de l’incurie de l’administration française révélé par la pandémie. Jusqu’à présent nous n’entendons strictement rien au niveau gouvernemental sur la vraie réforme en France, celle de l’administration. Il y a environ un million de fonctionnaires de trop par rapport à un pays comme l’Allemagne, ce qui coûte entre 84 et 100 milliards d’euros en plus. Si on prend le dernier exemple concernant l’aide à l’automobile propre, force est de constater une fois de plus que l’administration a monté une machine à gaz absurde et n’a pas pris la formule la plus élégante prise par l’Allemagne, à savoir une baisse de la TVA, qui impacte tous les véhicules sans condition de ressources. C’est un élément important à évoquer dans une comparaison avec l’Allemagne si on prend l’expérience de la pandémie, la façon dont elle a été gérée et la façon dont l’Allemagne repart. Indépendamment des clusters que l’on peut voir surgir, il y a 600 000 personnes actuellement confinées en Allemagne, il n’empêche que, que ce soit dans le secteur automobile ou dans les grands secteurs, elle est repartie beaucoup plus vite que nous.

Olivier Klein : Sur le premier sujet, oui l’État français, de longue date, n’avait pas préparé la possibilité d’une pandémie puisque nous n’avions ni masques ni tests, ce qui nous a  beaucoup pénalisés.

Par ailleurs, je suis parfaitement d’accord, ce n’est pas le moment de freiner, ou de ne pas faire, les réformes structurelles. Les réformes structurelles, contrairement à ce que certains pensent, ce n’est pas de vouloir l’austérité pour un pays, c’est de faire en sorte que l’économie globale soit plus efficace et que le taux de croissance potentiel soit augmenté. C’est accroître les gains de productivité par tous les moyens bien connus et c’est augmenter la capacité à mobiliser le travail. Il est donc indispensable en ce moment de mener les politiques structurelles. Simplement, il faut bien les choisir pour qu’elles ne conduisent pas à une situation pire à court terme. Il faudra évidemment beaucoup de courage politique pour le faire.

Sur l’Allemagne, il y a eu environ 8 000 morts pour 83 millions d’habitants alors qu’en France 30 000 morts pour 67 millions d’habitants. Une croissance estimée en France à -11% pour cette année, en Allemagne à -7%. Un déficit public qui passera en France à 11, et à 5,5 en Allemagne. Avec, et c’est marquant, une baisse de la fréquentation des lieux de travail à fin avril de 43% France et de seulement 18% en Allemagne. Donc rien d’étonnant à ce que la croissance ait beaucoup moins baissé et que maintenant la reprise puisse être beaucoup plus forte. Pour finir, le nombre de chômeurs partiels pendant le confinement a été d’environ 10 millions en France sur les 20 millions de personnes qui travaillent, c’est-à-dire presque 50%, alors qu’en Allemagne ils représentaient seulement 22%.

Valérie Plagnol : Je pense qu’on ne peut pas s’abstraire ni avoir peur du terme d’austérité, elle va arriver au-delà de 2022, c’est une évidence. La question est de savoir : comment allons-nous l’organiser en France ? Aujourd’hui, le terme est tabou. Effectivement nous sommes rentrés avec des bagages et des valises chargées et mal chargées en France. Aujourd’hui les réformes et les réponses sont de nature structurelle et je m’inquiète du surcroît d’intervention de l’État. Vous en avez évoqué la nécessité, mais cet interventionnisme économique s’accompagne de directives extrêmement contraignantes, économiquement également. Je crains que finalement nous ne soyons pas dans une logique de donnant-donnant. Et de l’autre côté apparaissent aussi des comportements protectionnistes. On en a parlé au niveau européen avec la prédation, mais il est plutôt question des comportements protectionnistes sur les travailleurs détachés, sur les lignes aériennes, etc. Donc une reconstitution ou un renforcement de monopole qui, dans une étape première, risque de nous conduire à plus d’inflation. Et donc, cette fameuse dérive française vers le Club Med qui s’accentuerait.

Olivier Klein : Très modestement, comme je disais je crois qu’il faut des politiques de réformes structurelles. Si on ne les mène pas, on va sauver le court terme en aggravant considérablement notre situation à moyen terme. Il faut donc les mener. Est-ce que le pays est prêt à les supporter ? C’est une autre chose. Il faut déjà bien les présenter et expliquer en quoi elles sont nécessaires. Les politiques d’austérité, en tant que telles, ne sont pas équivalentes à des réformes structurelles. En réalité, les pays qui n’ont pas fait de politiques structurelles seront tôt ou tard obligés d’avoir des politiques d’austérité drastiques. C’était un peu le cas de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie et de la Grèce après 2010 pendant la crise de la zone euro. Les pays qui n’avaient pas fait de réformes structurelles ont été subitement contraints de mener des politiques d’austérité pour essayer le plus rapidement possible de rétablir leurs balances courantes, entraînant ainsi des dégâts sociaux et politiques considérables. Les politiques structurelles ne sont donc pas d’austérité dans la mesure où elles augmentent le taux de croissance potentiel, alors que les politiques d’austérité conduisent directement à abaisser le taux de croissance effectif pour rétablir des équilibres. Je pense et j’espère qu’il y a un chemin pour faire des politiques structurelles qui ne soient pas déflationnistes ou austéritaires, même si naturellement elles seront difficiles ici et là, car certaines parties de la population devront faire des efforts incontournables, sur la quantité de travail, sur l’efficacité à donner, etc. Il va donc falloir faire très attention au vocabulaire employé et à l’utilisation des concepts pour avoir une petite chance de convaincre la population de la nécessité de ces réformes qui sinon seront tout de suite critiquées comme étant contraires à l’intérêt de la population, ce qui est absolument faux.

Patrick Lefas : Une question sur le rôle des banques. La situation est radicalement différente de celle de 2008 : les banques ont eu leurs fonds propres remontés, ont donc été capables d’assurer le financement de l’économie avec évidemment le soutien de l’État au travers des prêts garantis par l’État. Ma question est : comment les banques vont-elles gérer l’augmentation du coût du risque ? Car il peut y avoir un certain nombre d’entreprises qui ne pourront pas retrouver vie, et qui donc vont mettre la clé sous la porte. Quels outils doit-on maintenant développer ? Doit-on mettre l’accent sur les prêts participatifs ?

Olivier Klein : En tant que dirigeant d’une banque, j’ai eu l’impression que toutes les banques avaient remarquablement fait leur métier pendant la période, puisque durant les deux mois de confinement elles ont été « services essentiels ». À la BRED, il y avait 100% des agences ouvertes dans lesquelles 85 à 90% des personnes qui y travaillent étaient physiquement présentes. Elles se sont mobilisées sur ce principe qu’on était utiles à la nation et qu’il fallait absolument être présents.

Pour répondre plus précisément à la question, les banques ont notament accordé les prêts garantis par l’État, ce qui était indispensable, mais qui débouche inéluctablement par la suite sur un endettement accru alors que le taux d’endettement des entreprises françaises est déjà assez important, ce qui va poser des problèmes. Je connais beaucoup de chefs d’entreprise qui ne savent pas comment ils vont rembourser ces prêts. Certes, ils pourront être étalés sur cinq ans après la première année, mais il sera parfois bien difficile d’assurer le remboursement car il faudra trouver un surcroît de cash flow et de marge pendant la période suivante, sans pour autant freiner les investissements et les emplois. Le sujet est bien là : il est difficile de réussir cette quadrature du cercle. Nous avons donc tous commencé à réfléchir, avec les pouvoirs publics, sur les solutions à adopter. Il y a les prêts participatifs. Les banques ne peuvent pas prêter des dépôts en prêts participatifs en quantité illimitée car évidemment ces prêts sont plus risqués. Il faut donc des garanties de l’État, au moins partielles, assez importantes.

Il y a le private equity. La difficulté, pour les assureurs comme pour les banques, c’est que depuis Bâle 3 le coût en capital du capital investi dans les entreprises est gigantesque. On doit mobiliser des fonds propres trois fois et demie à quatre fois plus que pour un prêt pour investir en capital des entreprises. Il y a donc une réflexion européenne à mener : faut-il réfléchir au coût du capital, tant pour les assureurs que pour les banques, quand on investit en capital dans les entreprises ? C’est un débat qu’il est important d’ouvrir. Les banques françaises doivent-elles devenir davantage les partenaires des entreprises en détenant plus de leur capital, un peu à l’allemande, avec les risques et les avantages qui y sont liés sur le long terme ? Avantages sur les entreprises moyennes allemandes qui sont beaucoup plus soutenues et qui ont plus de capital. Et inconvénients : parfois trop de proximité. Et certaines banques allemandes ne se portent pas forcément bien. Faut-il faire des obligations convertibles ? Il y a multiples sujets sur la table, sur lesquels il faudra discuter.


Philippe Jurgensen 

Président d’Honneur de LECE-France

Je vais vous parler de la manière dont l’Europe essaie de faire face à la conjoncture et de préparer une relance, et notamment du plan de relance européen : Next generation EU, qui est une innovation considérable. Une innovation financière qui s’ajoute à une manne colossale de financement, puisqu’il y a déjà les efforts de la BCE (il s’agit de 1 000 milliards pour le seul PEPP qui s’ajoutent à d’autres dispositifs existants, au rachat d’obligations d’États et d’entreprises), 200 milliards de la BEI, avec un fonds de garantie paneuropéen, 100 milliards du mécanisme « Sure » pour le chômage partiel, etc. A tout cela s’ajoute donc le plan de relance européen Next Generation. La proposition de la Commission est toute récente, puisqu’elle date du 27 mai dernier. La France et l’Allemagne avaient proposé 500 milliards, la Commission propose 750 milliards d’euros, soit 6% du PIB européen ! Si on prend en compte tous les autres financements, qui d’ailleurs ne sont pas toujours clairs et font en partie double emploi, on arrive à des résultats proches de 15% du produit européen, ce qui est considérable.

Nous allons essayer aujourd’hui de répondre à trois questions simples : d’où vient l’argent ? A qui va-t-il ? Et qui va payer ?

  • D’où vient l’argent ?

500 milliards dans ce plan de relance viennent ou viendront du budget de l’Union européenne, et 250 milliards d’emprunts communautaires. Mais en réalité, les 500 milliards sont eux-mêmes empruntés. Il y a donc bien 750 milliards empruntés, dont 500 représentent de l’argent budgétaire et 250 définitivement des prêts. L’argent budgétaire est financé par les clés budgétaires usuelles, y compris d’ailleurs les rabais, les rebates négociés en premier lieu par Madame Thatcher, mais élargis à beaucoup d’autres pays ; et bien sûr, les pays dits frugaux y tiennent.

La question brûlante, c’est de savoir si ces 500 milliards de budget sont bien en plus du cadre financier pluriannuel 2021-2027. On aurait tendance à le penser mais ce n’est pas si évident, ce cadre pluriannuel étant lui-même en discussion… il y donc aura des possibilités d’interférence. Au conseil de février 2020, il y a eu 27 heures de débat pour n’aboutir à aucun accord sur ce programme financier pluriannuel, parce que les quatre pays – les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède et le Danemark – dits frugaux, et l’Allemagne à leurs côtés à l’époque, ne voulaient pas dépasser le plafond de 1% du PIB. Aucun cadre pluriannuel n’avait donc été adopté. Le fait de savoir si les 500 milliards sont vraiment supplémentaires n’est ainsi pas une évidence.

Quant aux 250 milliards d’emprunts communautaires, il s’agit en revanche d’une vraie percée puisque c’est une addition que la Commission a faite au plan franco-allemand, et c’est surtout une première parce que c’est l’amorce d’un Trésor européen.

Cette innovation a été pendant longtemps refusée par l’Allemagne et est encore contestée par un certain nombre de participants. Il est vrai que cet emprunt communautaire est présenté comme unique et exceptionnel, one-off dit-on en anglais, et il permet donc peut-être à ceux qui sont contre cette formule de se dire qu’elle n’est pas définitive. Il s’agit tout de même d’une grande innovation, extrêmement importante, je crois, et malgré tout de type fédéral.

Y a-t-il a trop de dettes en Europe ? La dette totale des états de la zone euro est actuellement équivalente à 86% du PIB. Elle atteindra 103% d’ici fin 2020 dans les prévisions de la Banque Centrale Européenne. Pour la France, nous étions à 98% en fin d’année dernière, 102 en avril dernier, et on atteindra les 121% d’ici la fin de l’année. Le fait qu’il y ait à côté des dettes nationales une dette européenne fédérale communautaire est une innovation importante.

  • Où va tout cet argent et qui en sont les bénéficiaires ?

Trois piliers seront versés par tranches successives. Un pilier principal de 655 milliards à lui tout seul, un deuxième de 56 milliards et un troisième de 38 milliards.

  • Le premier pilier est composé principalement de ce qu’on appelle le Fonds de reprise et de résilience, équivalant à 560 milliards d’euros. Il est complété par une aide transitoire de 56 Mds € aux régions les plus touchées : c’est le programme React EU, qui renforce les politiques actuelles de cohésion, et qui va largement vers les pays les plus en retard de l’Union européenne, notamment à l’Est. Enfin, 40 milliards reviennent aux fonds pour une transition écologique juste.
  • Le deuxième pilier est une aide aux entreprises et à l’investissement privé. Le but est de leur apporter autant que possible du capital, avec l’espoir de générer beaucoup plus d’investissements privés. Dans cette enveloppe, 15 milliards sont destinés à des investissements stratégiques.
  • Le troisième volet concerne principalement la recherche, avec un budget de 13,5 milliards. Il concerne également les systèmes de santé. Enfin, 15 milliards d’aide au développement sont alloués pour les pays hors Union européenne, les pays émergents étant plus touchés par la crise que les nôtres.

Qui sont les récipiendaires ? Le plus gros bénéficiaire serait l’Italie, qui aurait près d’un quart de l’enveloppe générale – à peu près pour moitié en subventions et pour moitié en prêts : 173 milliards au total. En numéro 2, l’Espagne : 140 milliards au total, ce qui représente 18,5% de l’enveloppe totale, avec plus de subventions que de prêt. Ensuite la France, qui n’a pas de prêts mais une part significative des subventions avec une enveloppe de 38,8 milliards, soit 5% du total. Si on prend la somme subventions plus prêts, la Pologne se situerait avant la France, avec 64 milliards de budget, c’est-à-dire 8,5% de l’enveloppe totale. Derrière, on trouve l’Allemagne, la Grèce, la Roumanie, etc. La manne est évidemment destinée à être répandue un peu partout, y compris sur les pays qui souffrent le moins, mais qui recevraient beaucoup moins que les autres.

  • Qui va rembourser ?

D’abord, sur les 500 milliards de crédits budgétaires, il y a en réalité seulement 433 milliards qui sont des subventions. Les 67 milliards restants sont des garanties d’emprunt, une formule très efficace mais une dépense non définitive, car normalement, une bonne partie de ces emprunts va être remboursée et les garanties n’auront pas à être mises en jeu. Il serait fâcheux que la totalité des 67 milliards soit dépensée, puisque cela signifierait alors que les prêts n’auraient pas été remboursés.

Quant aux 250 milliards de prêts – emprunts communautaires –, il faut savoir s’ils seront remboursés :

  • Selon les clés budgétaires, la Commission européenne proposant un remboursement sur 30 ans à partir de 2027 qui s’étalerait jusqu’à 2058 ;
  • Ou selon ce que chacun aura reçu ;
  • Ou bien elon une clé ad hoc : s’agissant d’une dépense communautaire elle devraitdonc être financée autrement que par les clés budgétaires ordinaires.

Il y a face à cela, deux questions très difficiles qui se posent : tout d’abord, les quatre états « frugaux » précédemment cités trouvent qu’il y a trop de subventions et pas assez de prêts. Ils souhaitent donc augmenter la part de ceux-ci dans l’enveloppe des 750 milliards. Par ailleurs, ces mêmes pays, et quelques autres, souhaitent des conditionnalités supplémentaires, refusées par des pays tels que l’Espagne, l’Italie et plus encore les pays de l’Est européen. Quelles seraient ces conditionnalités supplémentaires ? Le respect des grands objectifs du plan et la lutte contre les fraudes, par exemple la lutte contre l’économie noire en Italie ou le respect de l’État de droit dans les pays de l’Est. Ces conditionnalités seront gérées par un comité intergouvernemental, qui devra donner un accord annuellement aux dépenses du plan, mais qui heureusement se prononcera à la majorité qualifiée et non à l’unanimité.

Aussi pourrait-on, comme le propose la Commission, financer le plan avec de nouvelles ressources propres ? Ce serait une approche fédérale qui supposerait d’augmenter le plafond des ressources propres, qui est actuellement de 1,2%, à 2% du PIB européen. Il s’agit d’un préalable indispensable pour que l’on puisse faire les emprunts prévus par le programme. Que peut-on trouver comme ressources supplémentaires ? Quatre sont citées :

  • Étendre le marché dit ETS, le marché d’échange des droits à polluer sur lequel est fixé le prix de la tonne de CO2, que l’on pourrait par exemple élargir aux transports maritimes et aériens ;
  • Envisager la taxe carbone aux frontières, qui permettrait d’avoir un prix du carbone suffisamment élevé à l’intérieur de l’Europe sans détériorer la position concurentielle de nos entreprises ;
  • Mettre en place une taxe sur les GAFA, sur les plateformes numériques ;
  • Instaurer un impôt sur les sociétés européennes.

Alors, que peut-on en conclure ? D’abord, il s’agit d’un vrai rebond pour l’Union européenne. Les plus optimistes parlent même de « moment Hamiltonien », c’est-à-dire une amorce de fédéralisation de la dette, ce qu’a obtenu Hamilton aux États-Unis en 1790. Ce rebond introduit une solidarité, un pas vers cette Union de transferts que les Allemands craignent tant. Il y a aussi cette amorce de Trésor européen. Si le Conseil arrive à prendre les décisions proposées -il restera d’ailleurs à les faire approuver par le parlement européen et à les faire ratifier, et ce à l’unanimité – l’Europe aura fait un grand progrès.


Débat

Laurent Diot : Comment interpréter la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, et le très mauvais signal que cela envoie en termes de construction européenne ?

Philippe Jurgensen : Il s’agit d’un problème juridique évident. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe s’assied sur les décisions de la Cour de justice européenne, qui a dit que la politique de la BCE était légitime. Cette manière de nier la compétence de la Cour fédérale est extrêmement contestable et dangereuse pour l’Europe. Le Bundesverfassungsgericht a toutefois affirmé que sa position ne s’appliquait pas au plan exceptionnel lié au Covid-19, et que par ailleurs, on pourrait lui donner des explications qui justifieraient la politique suivie.

Olivier Klein : Il n’est pas impossible, selon ma propre interprétation, que ce soit aussi une manière pour une partie de l’Allemagne de prendre date en disant pour le futur : « on peut avoir un moment, un one-off, où l’on va mutualiser de la dette, mais attention à ce que la BCE ne finance pas tout accroissement de dette à l’infini dans le futur, parce que là on aurait des moyens pour dire qu’elle sort de son mandat ». D’une certaine manière, il y a probablement une partie de l’Allemagne, sinon toute, qui prend date ou qui pose des éléments pour les négociations.

Valérie Plagnol : Deux questions : quel est votre sentiment quant au succès de ce plan et notamment de son volet financement direct par des recettes qui iraient directement à la Commission Européenne ? Comment peut-on imaginer qu’on reverrait les traités pour aller vers ce fédéralisme qui s’amorcerait à travers ces premiers pas ?

Olivier Giscard d’Estaing : Et avez-vous évoqué le problème du Brexit ? Parce que c’est un problème permanent et qui est d’influence importante sur l’avenir de l’Europe ?

Philippe Jurgensen : En ce qui concerne le Brexit, le problème est passé ces derniers mois à l’arrière-plan, mais il est toujours là et il n’est pas résolu. Les Britanniques refusent énergiquement d’allonger la période de transition jusqu’à la fin de l’année et comme les négociations ne progressent pas, on va tout droit vers un no deal, ce qui serait considéré comme très mauvais des deux côtés.

Sur la première question, il est vraiment très important de savoir si on arrivera à dégager des ressources propres fédérales, comme pour les États-Unis l’ont fait en 1790. Peut-être que le fait qu’on en cite quatre prouve qu’il n’y en a aucune qui soit certaine ou même très proche d’aboutir. Chacune de ces pistes est pourtant intéressante, notamment la taxe carbone aux frontières dont on peut difficilement se passer, mais sur chacune de ces quatre sources possibles, il y a des obstacles et des oppositions.

Olivier Klein : Est-ce que, d’un point de vue général, le fait de perdre le Royaume-Uni en Europe est un très mauvais signal ? Dans ces moments où l’on discute d’un possible pas vers un peu plus de fédéralisme et de construction d’un budget additionnel, la présence de Londres ne freinerait-t-elle pas la possibilité de trouver des accords ?

Olivier Giscard d’Estaing : En fait, je pense que ce serait plutôt un soulagement que le problème soit réglé car il permettrait de consolider sur le continent nos efforts fédéralistes. Ce que je déplore, c’est ce report indéfini de la solution, que l’Angleterre joue sa carte et que l’Union européenne joue la sienne.

Philippe Creppy : On a peut-être en contrepartie la rigidification des pays du Nord, qui avec la perte du Royaume-Uni estiment qu’ils ont une place à prendre différente.

Philippe Jurgensen : Si l’Angleterre était encore là, ces pays se seraient évidemment appuyés sur elle, et elle aurait compté parmi les frugaux. Malheureusement pour eux, ils sont maintenant tout seuls et lâchés par l’Allemagne.

Jacques Lebhar : On n’a pas introduit la dimension des échanges internationaux et notamment des échanges entre l’Union européenne et le reste du monde. D’abord, parce que c’est un élément important du rebond économique et de la croissance. Ensuite, parce que quand on l’aborde, on le fait à travers une taxation, même si elle est justifiée dans une optique protectionniste. Et enfin parce que tous les débats sur la souveraineté économique, la relocalisation, poussent à un renoncement aux politiques traditionnelles de l’Union européenne, à sa politique commerciale et pourraient amener à une part réduite du commerce international dans l’activité économique au sein de l’UE. Alors, comment voyez-vous la prise en compte de cette dimension au sein de la Commission ou du Conseil ? Que fait-on des traités internationaux ? On voit l’évolution de la politique vis-à-vis de la Chine. C’est un élément qui est assez central dans les perspectives macro-économiques des pays de l’Union, et qui est directement ou indirectement connecté à la recherche de ressources propres.

Philippe Jurgensen : Je pense qu’il faut continuer à avoir une politique commerciale extérieure active et à conclure des accords comme l’accord CETA, même s’il est très vivement contesté par certaines parties de l’opinion européenne. Et d’ailleurs, en pleine crise du coronavirus, l’Union européenne a continué à négocier et à conclure des accords commerciaux. Il faut y introduire la dimension environnementale, comme le souhaite l’opinion. Et à cet égard, je ne suis pas d’accord sur l’idée que la taxe carbone aux frontières est une mesure protectionniste. C’est une mesure indispensable si on veut tenir des objectifs ambitieux comme ceux d’arriver à la neutralité carbone en 2050 ; est impossible d’y arriver si on a une économie dans laquelle les entreprises européennes supportent une charge importante pour émettre moins de carbone, mais que l’on continue à importer sans le moindre droit des produits qui ont été fabriqués sans aucun respect de l’environnement. Soit on renonce aux objectifs environnementaux- mais ils sont quand même de plus en plus soutenus par l’opinion- soit on met en place cette taxe carbone.

Patrick Lefas : Je suis tout à fait d’accord, d’autant plus que lorsque l’on regarde la situation en France, l’empreinte carbone est plus importante que les coûts carbones de la production française. On a donc bien un sujet : comment réduit-on l’empreinte carbone de la part importée ? C’est un enjeu d’autant plus important qu’il joue sur des sommes tout à fait considérables.

Olivier Klein : Par ailleurs, il va nous falloir avoir une politique commerciale assez forte vis-à-vis de l’extérieur, parce que les États-Unis commencent à annoncer des surtaxes sur les exportations des produits européens. Il nous faudra donc une position assez homogène, bien établie et bien négociée.