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Le modèle social et économique français est insoutenableI

Il serait plus que hasardeux de prétendre que la France n’a pas un sérieux problème d’endettement public. Et que son modèle social et administratif n’exige pas de profondes réformes pour être soutenable. Certes, la catastrophe sur les marchés n’est probablement pas à craindre immédiatement du seul fait de la situation financière de la France, notamment grâce à la protection offerte par l’euro. Mais un chaos politique durable et sans issue prévisible pourrait éventuellement la déclencher.
Quoi qu’il en soit, l’enjeu est d’agir profondément et rapidement pour restaurer la soutenabilité de notre modèle économique et social, aujourd’hui à bout de souffle. Et de constater que la montée fulgurante des intérêts de la dette publique, notamment dès 2026, alourdira encore considérablement l’équation budgétaire.

Le décrochage français

Notre PIB par habitant baisse de plus en plus vis-à-vis de celui de ses voisins. En 2024, l’Allemagne est à 116,2 % du PIB par habitant de la France contre 105 % en 2000, les Pays-Bas à 136,4 contre 114, le Danemark à 129,3 contre 117,8 et la Suède à 114,1 contre 100, par exemple. Ce grave décrochage, opéré sur un peu plus de vingt ans, traduit un affaiblissement de la compétitivité et un essoufflement du modèle productif français.

Parallèlement, depuis 2000, la dette publique française est passée de 59 % à 113 % du PIB, soit +54 points. Contre celle de la zone euro hors France qui n’a augmenté que de 17 points, de 70 % à 87 % du PIB. Sans pour autant booster la croissance française puisqu’elle a été légèrement plus faible sur la période que dans le reste de la zone euro hors France.

Le taux de prélèvements obligatoires a atteint 45,3 % en France en 2024, contre 40,3 % pour l’Allemagne, 40,6 % pour la zone euro hors France et 34 % en moyenne dans l’OCDE. Sans mentionner même la suradministration et la surréglementation croissantes qui pèsent chez nous également sur la compétitivité et l’esprit d’entreprise. Et nous avons comparativement un trop faible taux d’emploi (68 %, lorsque les pays d’Europe du Nord et l’Allemagne sont entre 75 et plus de 80 %) ; le taux d’emploi étant très corrélé notamment avec le taux de cotisation sociale payé par les entreprises, mais aussi avec les règles de départ en retraite.

Parallèlement, la part des exportations françaises de marchandises dans les exportations totales de la zone euro est ainsi passée de 16 à 11 %, soulignant une dégradation significative de la compétitivité de notre industrie.

Il est à noter en outre que le taux de redistribution en France est l’un des plus élevés au monde. L’écart des revenus des 10 % les plus aisés avec les 10 % les moins aisés passe ainsi après redistribution élargie (d’après un calcul de l’INSEE) de 18 à 3. Quant aux 1 % les plus aisés, ils reçoivent en France 7,2 % du revenu des ménages, contre en Suède 8,7 %, en Italie 10,3 % et aux Etats-Unis 14,4 %.

Enfin, les dépenses publiques en France représentent 57,1 % du PIB en 2024, loin devant l’Allemagne (49,5 %), la zone euro hors France (49,6 %) et l’OCDE (42,6 %). Et il n’y a pas à long terme de corrélation positive sur l’ensemble des pays de l’OCDE entre le taux de dépenses publiques et le taux de croissance. Au-delà d’un certain seuil, au contraire même.

Travailler et produire plus

Faut-il vraiment ignorer ces chiffres et proposer contre toute évidence d’accroître encore les taux de prélèvements et des dépenses publiques, en lieu et place de les abaisser ? Peut-on sérieusement éviter de comprendre que la bonne réponse en France est l’accroissement de la richesse produite et non davantage encore de redistribution ? Que le problème vient aussi du manque de quantité de travail tant en durée annuelle qu’au long de la vie ? Sans comprendre que ce manque ne permet le soutien de notre niveau de vie et de protection sociale qu’en nous endettant toujours plus ?

Nous devons parler vrai et agir juste pour éviter le déclin accéléré de notre modèle économique et social. Et ces constats ne sont ni de droite ni de gauche. Comme le rappelait Pierre Mendès France : « Les comptes publics en désordre sont le signe des nations qui s’abandonnent. »

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.

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Conjoncture Economie Générale

Rééquilibrer marché et sphère publique: une œuvre indispensable et urgente

Les Échos , le 4 août 2025

Le marché est un levier essentiel de dynamisme économique. Il favorise l’allocation efficace des ressources, stimule l’innovation et permet l’ajustement de l’offre à la demande. Toutefois, il n’est ni parfait ni autosuffisant. Sa régulation est nécessaire pour éviter les dérives, permettre l’équité et assurer la stabilité à long terme. Cette régulation suppose un cadre juridique, des institutions solides, et des autorités légitimes pour fixer les règles du jeu. Mais cet encadrement ne doit pas devenir un carcan.

Depuis plusieurs décennies, la sphère publique a connu un développement continu, parfois mal maîtrisé. En France notamment, on observe une tendance à la suradministration, de même qu’à l’excès de prélèvements. L’État intervient dans un nombre croissant de domaines, au point d’intermédier trop souvent les relations entre les uns et les autres, réduisant également trop régulièrement le rôle des corps intermédiaires. Ce phénomène conduit à un empilement de normes et à une bureaucratie toujours plus complexe. Ainsi qu’à un manque de compétitivité comme d’attractivité du travail.

Lourdeur administrative, inefficacité croissante des politiques publiques, confusion des responsabilités en sont les manifestations. L’action publique tend alors à produire désillusions, ressentiment et démobilisation. Trop souvent, les citoyens se sentent infantilisés, dépossédés de leur capacité à agir, réduits à une forme de passivité civique. Ce climat nourrit un désengagement progressif, une défiance envers les institutions et le politique perçus comme lointains et insuffisamment efficaces, voire comme incompétents. La logique d’expansion continue de la sphère publique engendre également une demande illusoire de réponse étatique à tous les problèmes. Cette dynamique alimente un cercle vicieux : plus l’État promet, plus il déçoit ; plus il s’étend, plus il devient inefficace. Ce qui amène à son tour l’inquiétude, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. “Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.” écrit justement Hannah Arendt .

Trop d’Etat induit ainsi l’aliénation des individus quant à leur capacité à agir par eux-mêmes. Cette situation affecte non seulement la vitalité démocratique, mais aussi la capacité d’innovation et d’adaptation de la société. Elle favorise l’immobilisme, décourage les réformes nécessaires et mine la confiance collective. Le tissu économique et social en souffre. Ce trop-plein de règles et d’impôts et cotisations ne garantit en outre ni l’équité ni l’efficacité : il fige la société au lieu de l’accompagner dans ses mutations. Ce qui induit un taux d’emploi trop faible et bloque la mobilité sociale. Il est donc urgent de repenser l’équilibre entre marché et puissance publique. Le marché a besoin de règles, mais des règles lisibles, stables, non trop nombreuses, enfin adaptées aux enjeux contemporains. L’État doit se concentrer sur ses missions essentielles et doit rechercher l’efficacité. “Le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, et les dirige; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.”, Tocqueville, déjà.

L’enjeu n’est pas de choisir entre marché et État, mais de les ré-articuler intelligemment. Il faut sortir de la logique trop souvent manichéenne en France consistant à considérer que ce qui est public est obligatoirement bon et ce qui est privé mauvais. L’inverse n’est pas non plus pertinent. Il faut rétablir la complémentarité entre initiative et responsabilité individuelles et organisation collective. Il existe un chemin d’équilibre qui combine efficacité économique et exigence éthique. L’efficacité n’étant d’ailleurs pas l’apanage du marché, de même que l’éthique n’est pas celui du public. Les pouvoirs publics doivent ainsi penser en permanence l’équilibre qui marie pour le mieux les deux termes.

Cette exigence suppose une réforme profonde de l’action publique. Plutôt que d’ajouter des couches administratives, il faut simplifier, responsabiliser et recentrer l’État sur ses fonctions stratégiques. Et penser sans cesse à ce qui permet d’atteindre les objectifs souhaités , en évitant tous les effets contre-productifs, hors de tout dogme et du prêt-à-penser idéologiquement correct du moment. Afin d’éviter tant l’entropie de la sphère publique que la perte du sens dans nos sociétés. C’est ainsi que l’indispensable confiance dans les institutions et le politique pourra revenir. Ainsi que dans la démocratie.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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Conjoncture Economie Générale

La dynamique de la fragmentation économique et politique

Les Échos, 19 août 2025

La dissolution de l’Union soviétique en 1991 a marqué la fin d’un monde bipolaire et l’avènement d’un ordre international dont le centre était les Etats-Unis, seule hyperpuissance. S’est alors développé un mode de régulation fondé sur l’économie de marché, la liberté des échanges, la démocratie et la promotion des droits de l’homme. S’est répandue parallèlement l’idée d’une dynamique d’extension de la démocratie et d’une diplomatie des droits de l’homme, allant jusqu’au droit d’ingérence. Cette période, parfois envisagée comme « la fin de l’histoire », a permis une forme de stabilité.

La mondialisation, via l’intégration croissante des pays dans l’économie mondiale et dans les circuits du commerce international, ainsi que par la diffusion des technologies et des capitaux, a engendré une réduction spectaculaire de la pauvreté à l’échelle globale. Ainsi, le taux de la population mondiale vivant sous le seuil minimal de subsistance est passé de 40 % en 1980 à environ 10 % ces dernières années. Même si des populations liées à des industries mises en compétition par des économies à main-d’oeuvre moins chère ont été touchées dans les pays occidentaux.

« Sud global » et « double standard »

Cette dynamique a progressivement permis à d’autres puissances d’émerger et de s’affirmer. La Chine, notamment, a su peu à peu développer une industrie à plus forte valeur ajoutée, en conquérant des parts de marché mondiales très significatives dans des domaines variés, tout en étendant ses zones d’influence par le biais des nouvelles routes de la soie, garantissant ainsi entre autres ses ressources énergétiques et en terres rares. Jusqu’à devenir elle-même une hyperpuissance.

Chemin faisant, cette dynamique a conduit à une remise en cause de l’ordre antérieur, portée également par un « Sud global », certes très hétérogène mais uni dans sa critique du « double standard » américain, voire occidental, soit la politique du deux poids deux mesures. Le « Sud global » a ainsi contesté la légitimité de l’ordre occidental et revendiqué une place plus importante dans la gouvernance mondiale.

La rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd’hui au coeur de la fragmentation géopolitique contemporaine. La Chine entend retrouver une position prédominante, après une très longue période d’effacement géopolitique, affirmée on ne peut plus clairement par Xi Jinping déclarant en 2021 que la Chine devait devenir la première puissance mondiale en 2049. Tandis que symétriquement les Etats-Unis cherchent à préserver ce statut qui est aujourd’hui le leur. La Russie, quant à elle, nourrie par un complexe historique d’encerclement et d’insuffisance de reconnaissance, tente de réaffirmer son influence sur la scène internationale.

La fragmentation géopolitique et économique du monde qui en résulte est manifeste. Depuis 2010 jusqu’à la guerre en Ukraine non comprise : multiplication par quatre environ des conflits militaires internationaux, par un peu moins de trois du nombre de pays soumis à des sanctions financières, et par six des mesures protectionnistes touchant tant le commerce international que les investissements directs transfrontières. Et ce, avant même la montée des droits de douane due à la nouvelle administration américaine.

Ces évolutions traduisent une logique longue de repli sur soi et de défiance croissante entre les Etats, qui remet en cause le multilatéralisme et la liberté organisée du commerce et des mouvements de capitaux. Le retour du pur rapport de force entre puissances entamé dès le milieu des années 2010 est inquiétant pour la paix et la sécurité internationale.

Eviter le chacun pour soi

La défiance est désormais considérable notamment entre les deux hyperpuissances, ce qui affecte profondément les modes de régulation mondiale. Les modes multilatéraux de coordination et de communication permettant de résoudre au mieux en amont les conflits de façon coopérative s’en trouvent fortement altérés et laissent la place à des relations bilatérales et à des solutions conflictuelles. La question centrale est désormais de savoir si une configuration multipolaire parviendra à recréer un degré suffisant de confiance entre les différentes parties et des modes de coordination efficaces, pour éviter la logique du chacun pour soi et la violence primitive, toujours justifiée par la violence anticipée de l’autre.

Olivier Klein est professeur à HEC.

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Conjoncture Economie Générale

Les institutions financières non bancaires, un risque systémique

Depuis la crise financière mondiale, les institutions financières non bancaires (IFNB) – fonds de pension, compagnies d’assurance, hedge funds, fonds de dette privée, etc. – ont vu leur poids croître considérablement. Elles représentent aujourd’hui près de 50 % du financement global et environ 30 % de celui des entreprises. Cette montée en puissance traduit un rééquilibrage structurel du système financier. Depuis Bâle III, les banques font face à des exigences prudentielles accrues qui limitent leur capacité à répondre à l’ensemble des besoins de financement. Les IFNB les moins régulées (les fonds notamment) ont ainsi pris le relais, en particulier sur les segments les plus risqués ou de long terme. Leur développement répond donc à une logique économique réelle. Mais cette évolution n’est pas exempte de risques, et la stabilité du système financier global dépend désormais aussi de leur solidité.

Dans un environnement de taux durablement bas, les IFNB ont été poussées à rechercher des rendements plus élevés, ce qui les a incitées à prendre davantage de risques : exposition à des crédits de moindre qualité, allongement des maturités, recours à l’effet de levier via les produits dérivés, repos, et déséquilibres de liquidité entre des actifs peu liquides et des passifs à court terme. La crise de mars 2020 a mis en lumière la vulnérabilité de certaines de ces structures : celles qui ont été confrontées à des retraits massifs ont été forcées de liquider rapidement des actifs, menaçant de déclencher une spirale baissière et de fortes pertes. Les banques centrales, lors de cette crise, ont accentué fortement leurs politiques de « quantitative easing » pour éviter de nouvelles crises systémiques de liquidité et ont dû, pour certaines d’entre elles, jouer un rôle de « market-maker de dernier ressort » afin d’éviter de possibles contagions à l’ensemble du système financier.

Pour répondre à ces fragilités, plusieurs outils ont été déployés. Certains fonds ouverts disposent désormais de mécanismes de gestion de la liquidité (gates, swing pricing). Les exigences de marge (marges initiales, appels de marge, garanties) ont été renforcées pour les dérivés, et le reporting sur les expositions, les financements et les risques de liquidité a été amélioré. Mais ces avancées restent partielles. Le cadre prudentiel demeure hétérogène, parfois lacunaire, et la supervision fragmentée, notamment au niveau international.

Des pistes d’amélioration sont identifiées. Il conviendrait notamment de mieux encadrer l’effet de levier, d’imposer des décotes minimales (haircuts) dans les opérations de financement sur titres, et de renforcer la transparence sur les désajustements de liquidité. Une coopération transfrontalière plus étroite est aussi indispensable, afin de prévenir les contournements réglementaires par arbitrage entre juridictions. L’objectif n’est pas d’appliquer aux IFNB une réglementation calquée sur celles des banques, mais d’instaurer un cadre cohérent, proportionné aux risques et différencié selon les modèles économiques. Les liens entre les IFNB elles-mêmes et entre elles et les banques sont également à bien surveiller.

Enfin, l’idée d’un accès conditionnel aux facilités de liquidité des banques centrales mérite d’être discutée. Cela pourrait éventuellement constituer un filet de sécurité utile en période de très fort stress, mais uniquement si des contreparties strictes sont exigées en termes de réglementation – transparence, ratios de liquidité, limitation de l’effet de levier, exigence de collatéraux de haute qualité –, comme de supervision. Il s’agirait de soutenir les acteurs les plus prudents, sans créer une incitation générale à la prise de risque.

Ainsi, la résilience du système financier contemporain repose autant sur la solidité du secteur bancaire que sur celle de la sphère non bancaire. Une régulation intelligente doit prévenir les dérives possibles sans brider l’innovation.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC
et directeur général de Lazard Frères Banque

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Economie Générale

Le wokisme, l’indifférenciation et la logique inversée de la victime expiatoire

La pensée de René Girard éclaire de façon pénétrante les dérives idéologiques du wokisme, ainsi que les dangers profonds qu’elles induisent. Le wokisme, entendu non comme simple vigilance éthique mais comme système idéologique visant à effacer toutes les différences perçues, peut être lu comme un épisode avancé de la dynamique mimétique. Ce que ce courant prétend combattre – la violence d’exclusion –, il la réactive, en l’inversant. Et ce faisant, il maintient une logique sacrificielle qui a jalonné l’histoire de l’humanité.

La théorie mimétique repose sur une découverte fondamentale : le désir de chaque humain n’est jamais autonome, quitte de tous les autres. Il ne préexiste pas au processus de socialisation de l’individu. Nous ne sommes pas nés en effet dotés de nos désirs, ni munis de nos courbes de préférence, comme le postulent certaines anthropologies individualistes ou écoles économiques. Nous désirons ce que l’autre désire, précisément parce qu’il le désire. Cet autre est envié et imité car l’on pense qu’il est, quant à lui, un être complet, sans manque. Alors que l’on ressent en soi-même un vide. Ce qui nous pousse à désirer ce que désire cet autre. Pour se définir soi-même. Pour être. Pour, en voulant ressembler à cet autre, en mimant ses désirs, tenter de combler son propre sentiment de vide. Ce caractère mimétique structurel du désir engendre des rivalités, puisque l’on désire ce que l’autre désire. Ce qui peut déclencher une violence qui est elle-même contagieuse. Elle peut se déchaîner au sein de l’ensemble du groupe humain et, dans sa phase paroxystique, provoquer l’auto-destruction de la communauté. 

Cette rivalité d’appropriation est d’autant plus forte lorsque les différences entre les membres du groupe s’estompent, car la logique mimétique s’emballe alors encore plus facilement et plus dangereusement. Chacun développe ainsi une volonté d’appropriation des objets convoités par l’autre ; l’autre, les autres, se comportant de même. Lorsque deux êtres se ressemblent trop, chacun devient en effet pour l’autre un modèle à imiter, un rival, d’autant plus redoutable que l’autre est presque identique. C’est la figure girardienne (et récurrente dans les mythes) du double mimétique, contenant intrinsèquement un fort potentiel de violence. L’indifférenciation accélère le processus mimétique et son issue violente.

Les différences – sexuelles, symboliques, culturelles – ne sont ainsi pas des obstacles à la paix. Elles n’entravent pas la prévention de la violence. Tout au contraire, les différences sont les conditions de cette prévention. C’est précisément là le nœud du paradoxe : l’égalisation forcée des conditions des humains, loin d’abolir les conflits, les attise.

Comment la « crise mimétique » qui se répand entre tous les membres de la communauté peut-elle, le cas échéant, ne pas conduire à l’auto-destruction du groupe ? Ce dénouement catastrophique peut être évité si la crise se résout par la désignation d’une victime expiatoire. Cette dernière, canalise alors la violence de tous contre tous en une violence unifiée de tous contre un. Le bouc émissaire fait l’objet d’un processus, lui-même mimétique, de désignation quasi-aléatoire et résulte d’un consensus soudain quant à sa culpabilité, alors même qu’elle n’a aucun fondement réel. La victime expiatoire emporte avec elle, par son sacrifice, la violence contagieuse qui s’était déchaînée entre tous et qui s’est polarisée sur elle. Dans les sociétés primitives, une fois la communauté ressoudée, la victime est sacralisée en tant que figure qui a permis de sauver le groupe. Le mythe naît de ce processus, dissimulant le mécanisme réel, tout en en permettant la lecture si l’on se donne les moyens de le déchiffrer. 

Le groupe humain, la société, met en place des stratagèmes afin d’éviter autant que possible la répétition de la logique destructrice de la crise mimétique. Dans La Violence et le sacré, Girard montre que les sociétés archaïques ont su contenir cette violence en instituant des différences, des rites, des interdits, qui contraignent le désir mimétique et limitent les possibilités de son développement catastrophique. À l’opposé de l’invention contemporaine du désir « libéré », supposé désaliéner les individus en les autorisant à échapper aux contraintes de la société. À l’opposé de la volonté de déconstruction des interdits. Ce « désir libre », autonome et sans entrave, est une illusion : il nie la structure mimétique de nos désirs. Donc le potentiel destructeur de ces désirs sans contrainte. C’est au contraire la civilisation, par ses médiations, ses règles et ses normes, qui peut entraver cette violence endémique.

Les différences – sexuelles, hiérarchiques, rituelles, symboliques – ne sont donc pas des vestiges archaïques. Elles sont, selon Girard, des instruments culturels de paix. Dans les sociétés modernes, ce rôle est repris par la loi, l’État -qui s’est arrogé le monopole de la violence-, et les normes sociales. Les différences demeurent, notamment économiques ou statutaires. Mais, plutôt que causes d’oppression, ces différences, dans le monde contemporain qui est le nôtre, sont heureusement mobiles, évolutives, non figées, et deviennent ainsi moteurs du dynamisme économique, moteurs de croissance. Tout en jouant, dans une logique subtile, leur rôle de rétention de la violence mimétique. En outre, les rites et les interdits moraux dans la société moderne, bien qu’affaiblis, jouent encore un rôle utile et complémentaire dans la rétention de la violence.

C’est ici que se situe en toute clarté dès lors le paradoxe du wokisme. En visant l’effacement de toutes les différences quelles qu’elles soient, perçues comme discriminatoires, le wokisme cherche à déconstruire l’ordre existant pour refonder la société sur un égalitarisme absolu. Mais ce constructionnisme, fondé sur la recherche de l’indifférenciation, ne pacifie pas : elle intensifie le mimétisme. Elle attise l’envie, la jalousie et in fine la haine. Et chacun cherche à défendre, voire à incarner, la victime la plus pure, et à la sacraliser. C’est la logique contemporaine de la concurrence victimaire, analysée par René Girard dans son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair : « La victime est devenue le fondement absolu du jugement moral ». 

Mais si tous sont victimes, dans ce monde de l’indifférenciation artificielle, construite, les barrières qui permettaient d’endiguer la violence sont détruites. Il faut alors trouver des boucs émissaires pour canaliser sur eux la violence ainsi induite. L’oppresseur – figure floue mais nécessaire à la construction désirée – devient alors le nouveau bouc émissaire. L’homme, le blanc, l’Occidental, voire l’ancienne et séculaire victime expiatoire qui devient, par un renversement de l’histoire, une figure de proue de l’oppresseur, sont ainsi montrés du doigt. Le dominant symbolique est désigné à la vindicte. La logique du sacrifice revient ainsi en force, mais inversée. 

Le wokisme, dans cette perspective, devient un compassionnalisme mimétique ignorant de ses propres ressorts. Il désigne en nombre les victimes, les sacralise et les fige dans leur statut en les assignant à résidence. Il construit des hiérarchies inversées où la culpabilité écrase la responsabilité. Où l’identité remplace l’acte. Où le déterminisme absolu refuse la capacité d’évoluer et de changer de statut. Ayant mis à bas les barrières civilisationnelles à la violence mimétique, la nécessité de la victime expiatoire revient donc. Mais on ne sacrifie plus la victime pour sauver la communauté : on veut sacrifier le prétendu dominant, désigné par les nouveaux inquisiteurs, pour racheter une faute collective supposée. Les barrières s’affaissent et la logique sacrificielle perdure. Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, Girard écrit que « le monde moderne est de plus en plus mimétique ». Le wokisme en est une illustration. Sous couvert d’une posture de pureté morale, il reproduit ce qu’il dénonce : jugement, exclusion, violence, sacrifice. La victime n’est pas abolie, elle est remplacée. Et plus cela se fait au nom du Bien, plus le mécanisme est dangereux. Le Mal – le principe de la victime expiatoire – prend ainsi l’apparence de la vertu.

Faut-il pour autant revenir aux anciennes hiérarchies ? Pas plus que Girard, nous ne le pensons. Nous devons reconnaître la dynamique du désir mimétique, contribuer à désarmer le scandale, à sortir du cycle de la vengeance. Cela exige de réhabiliter les médiations symboliques, les différences structurantes et légitimes, les institutions qui empêchent la généralisation de la rivalité. Sans jamais pour autant légitimer les injustices. C’est ce qui distingue notamment l’égalité des chances de l’égalitarisme. 

Sans différences, il n’y a que des rivaux. Et une société de rivaux, sans médiation et sans barrières culturelles, est une société prête à s’enflammer et à risquer l’explosion[1]. L’égalitarisme intégral, amenant l’indifférenciation généralisée, devient un ferment de défiance, d’envie mimétique décuplée et in fine de violence destructrice.

[1] Notons, toujours dans une lecture girardienne, le combat rivalitaire qui pousse à un impressionnant mimétisme des comportements aux États Unis entre les tenants du wokisme et ceux de l’ultra-conservatisme religieux. Les deux se jettent des anathèmes et expliquent qu’ils sont la victime de l’autre camp. La violence mimétique les fait interdire les livres de la partie adverse et définir les programmes d’enseignement en en supprimant ce qui contrarie leur vison du monde, avec une approche a-scientifique. Et les deux camps s’opposent ainsi avec une polarisation mimétique qui refuse tout échange, tout dialogue.

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L’Etat providence: changer pour éviter le déclin

L’offre d’État et la demande d’État forment un système où le développement de l’une entraîne le développement de l’autre, et réciproquement. Il existe un enchaînement, insoutenable et très défavorable tant à la société qu’à l’économie, de causalités enchevêtrées qui conduisent sans cesse à la sur-administration et à la mise en dépendance de populations qui demandent de ce fait toujours plus de protection, cette demande légitimant en retour l’accroissement de la sur-protection.

Cette dynamique systémique qui s’auto-entretient amène à la situation d’aujourd’hui : un taux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires sur le podium mondial. Avec simultanément un déficit public sur PIB le plus élevé d’Europe et un tres fort taux d’endettement public dont la trajectoire est non maîtrisée.

Mais aussi paradoxalement -seulement en apparence- avec une qualité de l’enseignement qui s’est dégradée fortement, des salaires d’enseignants en moyenne, comme d’infirmières par exemple, qui sont inférieurs à ceux des pays comparables. Ajoutons cet exemple frappant d’inefficacité et d’injustice : un taux comparativement très élevé de jeunes sans formation et sans emploi. Plus généralement, nous avons des services publics mesurés comme étant de qualité seulement moyenne dans les comparaisons internationales, alors que notre taux de dépenses publiques est le plus élevé.

Cette sur-protection et sur-administration ne produisent ainsi ni bonheur, ni même satisfaction. Ni santé financière. Elles engendrent au contraire une dépendance toujours croissante, entraînant perte d’autonomie et inquiétude croissantes. Le tout s’accompagnant de la montée d’un dangereux individualisme et d’une incivilité destructrice, le sens de la responsabilité vis-à-vis des autres et de la société ayant été perdu, en s’en déchargeant sur l’État, dont on attend tout.

En ligne de fuite, le social, les relations interpersonnelles, y compris de solidarité, et les actions et les entreprises individuelles comme collectives, deviennent alors vides, l’État occupant tout l’espace. La société (civile) perdant ainsi de sa vitalité et de sa capacité de résilience.

Il ne s’agit en aucun cas de défendre une sous-protection, ni un État faible. Tout au contraire. Il est indispensable de re-proportionner le tout, afin de retrouver une efficacité globale et une viabilité de notre système. De veiller à ce que chacun soit responsabilisé quant à l’utilisation de la protection sociale, qui est un bien commun précieux, afin qu’il soit puissant et soutenable. Que la quantité de travail et la vitalité de l’économie qui en sont les conditions d’existence soient suffisantes à cet effet.

Il s’agit donc d’éviter l’entropie de notre système qui ne sait plus répondre de façon efficace et qui engendre, de par le poids croissant incontrôlé qu’il représente, une difficulté pour les ménages et les entreprises à trouver le travail suffisamment attractif pour les uns et à être suffisamment compétitives pour les autres.

Pour éviter les dérives fatales de notre État providence et lui permette de se perpétuer, il nous faut impérativement retrouver un équilibre responsable donc viable. Ce ne sera pas aisé. Mais c’est vital et dans l’intérêt de tous.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC