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Crise économique et financière Economie Générale

Le trop plein de dette publique peut conduire à une défiance sociétale

L’idée que la banque centrale peut, par l’annulation de la dette publique qu’elle détient, effacer le problème, est une tentation récurrente. Pourtant, une telle stratégie est inefficace tout en comportant de graves dangers. Sur le plan budgétaire, l’annulation de la dette détenue par la banque centrale n’apporte aucun avantage durable au Trésor. En effet, la Banque de France, possédée par l’Etat, reverse ses profits – issus entre autres des intérêts versés par l’État en rémunération des obligations émises et achetées par elle – au Trésor sous forme de dividendes. Annuler la dette revient donc à annuler à la fois la charge d’intérêts… et le flux correspondant de dividendes.

La monétisation de la dette, c’est à dire son achat par la banque centrale, peut résoudre temporairement la question de l’augmentation pénalisante du coût des intérêts que pourrait imposer le marché en cas d’inquiétude prononcée sur le niveau d’endettement. Pour autant, cette solution n’en comporte pas moins des dangers fondamentaux, dès lors qu’elle se répète et qu’elle devient durable.

La monétisation sans limite ou l’annulation pure et simple de tout ou partie de la dette peut perturber profondément le jeu des acteurs économiques. Elles lèvent en effet la « contrainte monétaire » : la nécessité de rembourser sa dette ou de la refinancer dans des conditions « normales ».

Or, la confiance dans la monnaie correspond à un système fiable et efficace de règlement des dettes. La monnaie est en effet le moyen de règlement libératoire de la dette née des échanges marchands . La perte de confiance dans le bon règlement des dettes conduit donc à la perte de confiance dans l’issue des échanges et dans la monnaie dans l’essence même de sa fonction . La monnaie est bien ainsi le socle fondamental du lien social dans les économies de marché, comme l’analysait Michel Aglietta.

La perte de confiance dans la monnaie, conséquence d’un usage abusif de l’endettement qui nécessite in fine d’être monétisé ou annulé, n’est pas un risque théorique. De nombreux épisodes économiques, de la République de Weimar à des situations plus récentes dans des économies émergentes comme l’Argentine, illustrent la défiance, voire la fuite devant la monnaie, lorsque celle-ci n’est plus ancrée dans des règles de gestion saines des finances publiques et monétaires. La fuite peut alors se faire par exemple sur des monnaies créées ad hoc localement, l’or ou encore les crypto-actifs aujourd’hui. Les crises sociales, économiques et politiques qui en découlent sont dramatiques. En France, l’euro atténue ce risque, mais les autres pays membres pourraient tôt ou tard refuser le danger ainsi partagé.

Une dette en croissance non contrôlée n’est donc pas qu’un enjeu technique ou budgétaire : elle ouvre la voie à une remise en cause de la confiance dans la monnaie et de la stabilité de la société elle-même. Les solutions de facilité qui passent par la monétisation discrétionnaire ou l’effacement de la dette au mépris des règles communes exposent la société à un danger systémique.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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Conjoncture Economie Générale

Réinventer la social-démocratie française

Les représentants de la social-démocratie en France paraissent en décalage avec la société et la réalité d’aujourd’hui, en France et dans le monde.

S’ils souhaitent travailler sur un programme et sur le concept de social-démocratie lui-même, ils ne semblent pas comprendre que le logiciel spécifiquement français de la social-démocratie est aujourd’hui épuisé. Depuis 1945, celui-ci a assurément permis d’obtenir une société plus équilibrée, plus juste, avec un marché bien régulé, une croissance moins heurtée, une forte justice sociale, une inégalité des revenus faible après redistribution, une protection sociale de haut niveau, etc. Ce modèle – que je chéris – est celui de la France, mais il est aussi celui qui caractérise l’Europe dans son ensemble par rapport au reste du monde. Et en a fait un lieu privilégié du globe.

Mais Tocqueville, déjà, anticipait le risque de dérive de nos démocraties vers une passion égalitariste, source de jalousie maladive et de dictature du conformisme, étouffant progressivement l’autonomie individuelle et la liberté même. Le wokisme est aujourd’hui l’avatar le plus évident de cet égalitarisme poussé à son paroxysme, engendrant une volonté de développer de façon totalement asymétrique les droits des citoyens bien au-delà de leurs devoirs, ainsi qu’une perversion du principe démocratique lui même, consistant à donner tous les droits aux minoritaires, y compris au détriment des majoritaires. Tout en victimisant sans limite les minorités, et en accusant les majorités de tous les péchés.

En outre, dans un souci parfaitement louable de protéger les plus faibles contre les aléas de la vie par une solidarité nationale et intergénérationnelle, preuve d’une haute civilisation, le modèle social-démocrate a été poussé, en France, jusqu’à l’épuisement, tant moralement, ethiquement que financièrement. Je ne citerai à l’appui de cette idée que quelques points trop vite résumés et qui devraient être et approfondis/étayés et élargis/complétés (ce qui est parfaitement possible) :

  • La perte du goût du travail, ici et là présentée comme se répandant largement et comme étant due aux mauvaises conditions de travail en France, à l’exploitation des salariés, à un mauvais management, bref à une souffrance au travail, notion spécifiquement française. Alors que cette perte du goût de travailler est d’une part plus réduite qu’on ne le croit, même chez les jeunes, et bien davantage culturelle que due à des conditions objectives liées aux entreprises. La pratique de la social-démocratie en France a malheureusement (ce n’était pas inéluctable) conduit à une réelle dévalorisation du travail engendrée par les discours sociologisants et psychologisants suivant une vulgate marxiste simpliste, autant qu’une pratique réglementaire : les 35 heures, l’abaissement démagogique et à contre-temps de l’âge de la retraite… Ce qui rend au passage toute réforme des retraites, bien qu’indispensable pour sauver le système de retraite lui même, si difficile.
  • La juste protection due aux plus démunis qui se retrouvent sans travail par les diverses allocations (dont le RMI devenu RSA…) est un formidable principe dès lors qu’il ne suffit pas de ne pas vouloir travailler pour pouvoir en bénéficier, donc dès lors qu’il n’est pas abusivement étendu, sans même qu’il y ait un véritable effort pour rechercher un travail et en prendre un quand on en trouve un, même s’il n’est pas celui qui était rêvé jusqu’alors. Certains allant jusqu’à penser que la société leur doit bien de pouvoir ne pas avoir envie de travailler tout en étant rémunérés. L’idée du revenu universel, suivant ses modalités, peut participer de cette tendance. De même pour l’intérêt à porter à une juste rémunération des travailleurs les moins aisés. Mais il ne faut pas pour autant provoquer, par une hausse trop forte du SMIC, et une perte d’emploi massive des moins qualifiés et un écrasement de la hierarchie des salaires, notamment pour ceux qui gagnent un peu plus sans toutefois gagner beaucoup plus.
  • La juste protection contre la maladie ne doit pas devenir une possibilité de surconsommer de l’assistance médicale ou medicamentale. Elle ne doit pas non plus être un prétexte, pour toute contrariété dans sa vie personnelle ou au travail, pour prendre un congé maladie, très aisément donné, et s’exonérer aux frais de tous les autres du travail et de sa contribution à la société. Là encore, la “souffrance au travail”, ou l’épuisement nerveux – même si bien évidemment cela peut exister ici et là – ont bon dos et sont délétères, dès lors que les arrêts de travail ainsi accordés se pratiquent à grande échelle.
  • La redistribution, par les prélèvements obligatoires comme par l’utilisation gratuite de services publics, assure une cohésion sociale et une justice sociale très appréciable. Cette redistribution, ramenée au PIB, se situe parmi les toutes premières au monde. Vouloir toujours l’augmenter, comme le demandent les tenants actuels de la social-démocratie relève soit d’une gentille naïveté confondante, soit d’une démagogie sans limite. Ou d’une absence de réflexion. Il n’est plus raisonnable de penser que l’accroître encore n’irait pas à l’exact opposé des objectifs (prétendument) recherchés, par une desincitation encore renforcée au travail, comme à l’innovation, par une perte de compétitivité accrue et partant par une perte massive d’emplois et de niveau de vie.

Bref, sans multiplier les exemples, l’extension à l’infini des droits et de la protection, l’élimination de tout risque et sa prise en charge totale par la société ne peuvent pas être le projet de la social-démocratie française. Qui oublie trop souvent en outre que pour redistribuer il faut produire et que pour produire, il faut des incitations (et des valorisations) à le faire. Cette social-démocratie des seuls droits, à la française, poussée déjà très loin, ne peut que provoquer sa ruine morale et financière. Morale, car la partie qui travaille, souvent sans rémunération confortable, ne peut longtemps considérer cet état de fait comme normal et juste. Le pacte social peut se rompre. De même pour les seuls 45 % à payer les impôts sur le revenu et les 10 % qui en paient 75%. Financière, bien entendu, parce que seul le travail de chacun et la quantité de gens au travail, avec l’innovation et les gains de productivité, peuvent permettre de financer le niveau de vie et la protection sociale de l’ensemble de la population.

La rupture dans la soutenabilité du système social (au sens large) français a déjà eu lieu et ne date pas d’hier. Il suffit de considérer l’évolution de la dette publique française et de la dette extérieure, dans le temps, mais aussi par rapport à celles des autres pays comparables pour bien le mesurer.

Sans même évoquer l’impensé total, et pourtant si dangereux, de la social-démocratie française d’aujourd’hui, la question sociétale fondamentale : quelle politique républicaine de réaffirmation de l’autorité publique, de sécurité et de meilleure régulation et d’intégration de l’immigration faut il mener ? Sujets pourtant autrement plus utiles et participant in fine activement à la justice sociale que ceux évoqués par certains pour permettre de ne pas laisser les populismes prendre de plus en plus de place dans le vote des Français.

Ainsi, même pour les quelques sociaux démocrates en France en rupture avec La France Insoumise et tentant de redonner pied en France à la social-democratie, lorsqu’ils énoncent qu’il faut rétablir l’Impôt Sur la Fortune et augmenter le SMIC, on se dit qu’il y a certainement encore beaucoup de chemin et de réflexion à mener pour re-crédibiliser et inventer la social-démocratie de demain, adaptée au monde et à la situation de la France… D’autres sociaux démocrates européens ont su peu ou prou le faire. Beaucoup de remise en question et de rupture assumée avec les tendances des trente dernières années doivent être pensées pour un renouveau salutaire de la social-démocratie française.

Olivier Klein, économiste et professeur à HEC.

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Conjoncture Crise économique et financière Economie Générale

Le modèle social et économique français est insoutenableI

Il serait plus que hasardeux de prétendre que la France n’a pas un sérieux problème d’endettement public. Et que son modèle social et administratif n’exige pas de profondes réformes pour être soutenable. Certes, la catastrophe sur les marchés n’est probablement pas à craindre immédiatement du seul fait de la situation financière de la France, notamment grâce à la protection offerte par l’euro. Mais un chaos politique durable et sans issue prévisible pourrait éventuellement la déclencher.
Quoi qu’il en soit, l’enjeu est d’agir profondément et rapidement pour restaurer la soutenabilité de notre modèle économique et social, aujourd’hui à bout de souffle. Et de constater que la montée fulgurante des intérêts de la dette publique, notamment dès 2026, alourdira encore considérablement l’équation budgétaire.

Le décrochage français

Notre PIB par habitant baisse de plus en plus vis-à-vis de celui de ses voisins. En 2024, l’Allemagne est à 116,2 % du PIB par habitant de la France contre 105 % en 2000, les Pays-Bas à 136,4 contre 114, le Danemark à 129,3 contre 117,8 et la Suède à 114,1 contre 100, par exemple. Ce grave décrochage, opéré sur un peu plus de vingt ans, traduit un affaiblissement de la compétitivité et un essoufflement du modèle productif français.

Parallèlement, depuis 2000, la dette publique française est passée de 59 % à 113 % du PIB, soit +54 points. Contre celle de la zone euro hors France qui n’a augmenté que de 17 points, de 70 % à 87 % du PIB. Sans pour autant booster la croissance française puisqu’elle a été légèrement plus faible sur la période que dans le reste de la zone euro hors France.

Le taux de prélèvements obligatoires a atteint 45,3 % en France en 2024, contre 40,3 % pour l’Allemagne, 40,6 % pour la zone euro hors France et 34 % en moyenne dans l’OCDE. Sans mentionner même la suradministration et la surréglementation croissantes qui pèsent chez nous également sur la compétitivité et l’esprit d’entreprise. Et nous avons comparativement un trop faible taux d’emploi (68 %, lorsque les pays d’Europe du Nord et l’Allemagne sont entre 75 et plus de 80 %) ; le taux d’emploi étant très corrélé notamment avec le taux de cotisation sociale payé par les entreprises, mais aussi avec les règles de départ en retraite.

Parallèlement, la part des exportations françaises de marchandises dans les exportations totales de la zone euro est ainsi passée de 16 à 11 %, soulignant une dégradation significative de la compétitivité de notre industrie.

Il est à noter en outre que le taux de redistribution en France est l’un des plus élevés au monde. L’écart des revenus des 10 % les plus aisés avec les 10 % les moins aisés passe ainsi après redistribution élargie (d’après un calcul de l’INSEE) de 18 à 3. Quant aux 1 % les plus aisés, ils reçoivent en France 7,2 % du revenu des ménages, contre en Suède 8,7 %, en Italie 10,3 % et aux Etats-Unis 14,4 %.

Enfin, les dépenses publiques en France représentent 57,1 % du PIB en 2024, loin devant l’Allemagne (49,5 %), la zone euro hors France (49,6 %) et l’OCDE (42,6 %). Et il n’y a pas à long terme de corrélation positive sur l’ensemble des pays de l’OCDE entre le taux de dépenses publiques et le taux de croissance. Au-delà d’un certain seuil, au contraire même.

Travailler et produire plus

Faut-il vraiment ignorer ces chiffres et proposer contre toute évidence d’accroître encore les taux de prélèvements et des dépenses publiques, en lieu et place de les abaisser ? Peut-on sérieusement éviter de comprendre que la bonne réponse en France est l’accroissement de la richesse produite et non davantage encore de redistribution ? Que le problème vient aussi du manque de quantité de travail tant en durée annuelle qu’au long de la vie ? Sans comprendre que ce manque ne permet le soutien de notre niveau de vie et de protection sociale qu’en nous endettant toujours plus ?

Nous devons parler vrai et agir juste pour éviter le déclin accéléré de notre modèle économique et social. Et ces constats ne sont ni de droite ni de gauche. Comme le rappelait Pierre Mendès France : « Les comptes publics en désordre sont le signe des nations qui s’abandonnent. »

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.

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Conjoncture Economie Générale

Rééquilibrer marché et sphère publique: une œuvre indispensable et urgente

Les Échos , le 4 août 2025

Le marché est un levier essentiel de dynamisme économique. Il favorise l’allocation efficace des ressources, stimule l’innovation et permet l’ajustement de l’offre à la demande. Toutefois, il n’est ni parfait ni autosuffisant. Sa régulation est nécessaire pour éviter les dérives, permettre l’équité et assurer la stabilité à long terme. Cette régulation suppose un cadre juridique, des institutions solides, et des autorités légitimes pour fixer les règles du jeu. Mais cet encadrement ne doit pas devenir un carcan.

Depuis plusieurs décennies, la sphère publique a connu un développement continu, parfois mal maîtrisé. En France notamment, on observe une tendance à la suradministration, de même qu’à l’excès de prélèvements. L’État intervient dans un nombre croissant de domaines, au point d’intermédier trop souvent les relations entre les uns et les autres, réduisant également trop régulièrement le rôle des corps intermédiaires. Ce phénomène conduit à un empilement de normes et à une bureaucratie toujours plus complexe. Ainsi qu’à un manque de compétitivité comme d’attractivité du travail.

Lourdeur administrative, inefficacité croissante des politiques publiques, confusion des responsabilités en sont les manifestations. L’action publique tend alors à produire désillusions, ressentiment et démobilisation. Trop souvent, les citoyens se sentent infantilisés, dépossédés de leur capacité à agir, réduits à une forme de passivité civique. Ce climat nourrit un désengagement progressif, une défiance envers les institutions et le politique perçus comme lointains et insuffisamment efficaces, voire comme incompétents. La logique d’expansion continue de la sphère publique engendre également une demande illusoire de réponse étatique à tous les problèmes. Cette dynamique alimente un cercle vicieux : plus l’État promet, plus il déçoit ; plus il s’étend, plus il devient inefficace. Ce qui amène à son tour l’inquiétude, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. “Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.” écrit justement Hannah Arendt .

Trop d’Etat induit ainsi l’aliénation des individus quant à leur capacité à agir par eux-mêmes. Cette situation affecte non seulement la vitalité démocratique, mais aussi la capacité d’innovation et d’adaptation de la société. Elle favorise l’immobilisme, décourage les réformes nécessaires et mine la confiance collective. Le tissu économique et social en souffre. Ce trop-plein de règles et d’impôts et cotisations ne garantit en outre ni l’équité ni l’efficacité : il fige la société au lieu de l’accompagner dans ses mutations. Ce qui induit un taux d’emploi trop faible et bloque la mobilité sociale. Il est donc urgent de repenser l’équilibre entre marché et puissance publique. Le marché a besoin de règles, mais des règles lisibles, stables, non trop nombreuses, enfin adaptées aux enjeux contemporains. L’État doit se concentrer sur ses missions essentielles et doit rechercher l’efficacité. “Le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, et les dirige; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.”, Tocqueville, déjà.

L’enjeu n’est pas de choisir entre marché et État, mais de les ré-articuler intelligemment. Il faut sortir de la logique trop souvent manichéenne en France consistant à considérer que ce qui est public est obligatoirement bon et ce qui est privé mauvais. L’inverse n’est pas non plus pertinent. Il faut rétablir la complémentarité entre initiative et responsabilité individuelles et organisation collective. Il existe un chemin d’équilibre qui combine efficacité économique et exigence éthique. L’efficacité n’étant d’ailleurs pas l’apanage du marché, de même que l’éthique n’est pas celui du public. Les pouvoirs publics doivent ainsi penser en permanence l’équilibre qui marie pour le mieux les deux termes.

Cette exigence suppose une réforme profonde de l’action publique. Plutôt que d’ajouter des couches administratives, il faut simplifier, responsabiliser et recentrer l’État sur ses fonctions stratégiques. Et penser sans cesse à ce qui permet d’atteindre les objectifs souhaités , en évitant tous les effets contre-productifs, hors de tout dogme et du prêt-à-penser idéologiquement correct du moment. Afin d’éviter tant l’entropie de la sphère publique que la perte du sens dans nos sociétés. C’est ainsi que l’indispensable confiance dans les institutions et le politique pourra revenir. Ainsi que dans la démocratie.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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La dynamique de la fragmentation économique et politique

Les Échos, 19 août 2025

La dissolution de l’Union soviétique en 1991 a marqué la fin d’un monde bipolaire et l’avènement d’un ordre international dont le centre était les Etats-Unis, seule hyperpuissance. S’est alors développé un mode de régulation fondé sur l’économie de marché, la liberté des échanges, la démocratie et la promotion des droits de l’homme. S’est répandue parallèlement l’idée d’une dynamique d’extension de la démocratie et d’une diplomatie des droits de l’homme, allant jusqu’au droit d’ingérence. Cette période, parfois envisagée comme « la fin de l’histoire », a permis une forme de stabilité.

La mondialisation, via l’intégration croissante des pays dans l’économie mondiale et dans les circuits du commerce international, ainsi que par la diffusion des technologies et des capitaux, a engendré une réduction spectaculaire de la pauvreté à l’échelle globale. Ainsi, le taux de la population mondiale vivant sous le seuil minimal de subsistance est passé de 40 % en 1980 à environ 10 % ces dernières années. Même si des populations liées à des industries mises en compétition par des économies à main-d’oeuvre moins chère ont été touchées dans les pays occidentaux.

« Sud global » et « double standard »

Cette dynamique a progressivement permis à d’autres puissances d’émerger et de s’affirmer. La Chine, notamment, a su peu à peu développer une industrie à plus forte valeur ajoutée, en conquérant des parts de marché mondiales très significatives dans des domaines variés, tout en étendant ses zones d’influence par le biais des nouvelles routes de la soie, garantissant ainsi entre autres ses ressources énergétiques et en terres rares. Jusqu’à devenir elle-même une hyperpuissance.

Chemin faisant, cette dynamique a conduit à une remise en cause de l’ordre antérieur, portée également par un « Sud global », certes très hétérogène mais uni dans sa critique du « double standard » américain, voire occidental, soit la politique du deux poids deux mesures. Le « Sud global » a ainsi contesté la légitimité de l’ordre occidental et revendiqué une place plus importante dans la gouvernance mondiale.

La rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd’hui au coeur de la fragmentation géopolitique contemporaine. La Chine entend retrouver une position prédominante, après une très longue période d’effacement géopolitique, affirmée on ne peut plus clairement par Xi Jinping déclarant en 2021 que la Chine devait devenir la première puissance mondiale en 2049. Tandis que symétriquement les Etats-Unis cherchent à préserver ce statut qui est aujourd’hui le leur. La Russie, quant à elle, nourrie par un complexe historique d’encerclement et d’insuffisance de reconnaissance, tente de réaffirmer son influence sur la scène internationale.

La fragmentation géopolitique et économique du monde qui en résulte est manifeste. Depuis 2010 jusqu’à la guerre en Ukraine non comprise : multiplication par quatre environ des conflits militaires internationaux, par un peu moins de trois du nombre de pays soumis à des sanctions financières, et par six des mesures protectionnistes touchant tant le commerce international que les investissements directs transfrontières. Et ce, avant même la montée des droits de douane due à la nouvelle administration américaine.

Ces évolutions traduisent une logique longue de repli sur soi et de défiance croissante entre les Etats, qui remet en cause le multilatéralisme et la liberté organisée du commerce et des mouvements de capitaux. Le retour du pur rapport de force entre puissances entamé dès le milieu des années 2010 est inquiétant pour la paix et la sécurité internationale.

Eviter le chacun pour soi

La défiance est désormais considérable notamment entre les deux hyperpuissances, ce qui affecte profondément les modes de régulation mondiale. Les modes multilatéraux de coordination et de communication permettant de résoudre au mieux en amont les conflits de façon coopérative s’en trouvent fortement altérés et laissent la place à des relations bilatérales et à des solutions conflictuelles. La question centrale est désormais de savoir si une configuration multipolaire parviendra à recréer un degré suffisant de confiance entre les différentes parties et des modes de coordination efficaces, pour éviter la logique du chacun pour soi et la violence primitive, toujours justifiée par la violence anticipée de l’autre.

Olivier Klein est professeur à HEC.

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Conjoncture Economie Générale

Les institutions financières non bancaires, un risque systémique

Depuis la crise financière mondiale, les institutions financières non bancaires (IFNB) – fonds de pension, compagnies d’assurance, hedge funds, fonds de dette privée, etc. – ont vu leur poids croître considérablement. Elles représentent aujourd’hui près de 50 % du financement global et environ 30 % de celui des entreprises. Cette montée en puissance traduit un rééquilibrage structurel du système financier. Depuis Bâle III, les banques font face à des exigences prudentielles accrues qui limitent leur capacité à répondre à l’ensemble des besoins de financement. Les IFNB les moins régulées (les fonds notamment) ont ainsi pris le relais, en particulier sur les segments les plus risqués ou de long terme. Leur développement répond donc à une logique économique réelle. Mais cette évolution n’est pas exempte de risques, et la stabilité du système financier global dépend désormais aussi de leur solidité.

Dans un environnement de taux durablement bas, les IFNB ont été poussées à rechercher des rendements plus élevés, ce qui les a incitées à prendre davantage de risques : exposition à des crédits de moindre qualité, allongement des maturités, recours à l’effet de levier via les produits dérivés, repos, et déséquilibres de liquidité entre des actifs peu liquides et des passifs à court terme. La crise de mars 2020 a mis en lumière la vulnérabilité de certaines de ces structures : celles qui ont été confrontées à des retraits massifs ont été forcées de liquider rapidement des actifs, menaçant de déclencher une spirale baissière et de fortes pertes. Les banques centrales, lors de cette crise, ont accentué fortement leurs politiques de « quantitative easing » pour éviter de nouvelles crises systémiques de liquidité et ont dû, pour certaines d’entre elles, jouer un rôle de « market-maker de dernier ressort » afin d’éviter de possibles contagions à l’ensemble du système financier.

Pour répondre à ces fragilités, plusieurs outils ont été déployés. Certains fonds ouverts disposent désormais de mécanismes de gestion de la liquidité (gates, swing pricing). Les exigences de marge (marges initiales, appels de marge, garanties) ont été renforcées pour les dérivés, et le reporting sur les expositions, les financements et les risques de liquidité a été amélioré. Mais ces avancées restent partielles. Le cadre prudentiel demeure hétérogène, parfois lacunaire, et la supervision fragmentée, notamment au niveau international.

Des pistes d’amélioration sont identifiées. Il conviendrait notamment de mieux encadrer l’effet de levier, d’imposer des décotes minimales (haircuts) dans les opérations de financement sur titres, et de renforcer la transparence sur les désajustements de liquidité. Une coopération transfrontalière plus étroite est aussi indispensable, afin de prévenir les contournements réglementaires par arbitrage entre juridictions. L’objectif n’est pas d’appliquer aux IFNB une réglementation calquée sur celles des banques, mais d’instaurer un cadre cohérent, proportionné aux risques et différencié selon les modèles économiques. Les liens entre les IFNB elles-mêmes et entre elles et les banques sont également à bien surveiller.

Enfin, l’idée d’un accès conditionnel aux facilités de liquidité des banques centrales mérite d’être discutée. Cela pourrait éventuellement constituer un filet de sécurité utile en période de très fort stress, mais uniquement si des contreparties strictes sont exigées en termes de réglementation – transparence, ratios de liquidité, limitation de l’effet de levier, exigence de collatéraux de haute qualité –, comme de supervision. Il s’agirait de soutenir les acteurs les plus prudents, sans créer une incitation générale à la prise de risque.

Ainsi, la résilience du système financier contemporain repose autant sur la solidité du secteur bancaire que sur celle de la sphère non bancaire. Une régulation intelligente doit prévenir les dérives possibles sans brider l’innovation.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC
et directeur général de Lazard Frères Banque