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Mon interview par Alexis Dauphin dans Le Monde d’Après

Dans sa tribune des Échos [1], Olivier Klein analyse la « fragmentation géopolitique économique » croiss

ante. Il revient dans cet article sur le concept de « Fin de l’Histoire » [2] présenté par Fukuyama. Comment expliquer son échec ? Était-ce simplement une illusion ou bien est ce que « la fin de l’histoire » a été mal gérée par les vainqueurs de la Guerre Froide ?

Il semble indéniable que le concept de fin de l’Histoire était une illusion. La diffusion perpétuelle et sans limite de la démocratie libérale et de l’économie de marché était sans doute un espoir irréaliste de Fukuyama. Néanmoins, cela n’exclut pas que cette hypothétique « fin de l’Histoire » a été mal gérée par les vainqueurs de la Guerre Froide. 

L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev en 1985 a-t-il constitué un espoir « libéral » ?

Le pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev de 1990 à 1991 en URSS a été marqué par un rapprochement avec le camp « occidental » et par une libéralisation de la société russe. Gorbatchev a prôné un arrêt de l’opposition constante entre les deux camps, laissant entrevoir un espoir de « Fin de l’histoire ». Pourtant, les gouvernements qui ont suivi cette période, autant dans le camp « libéral » que dans le camp russe, n’ont su maintenir ce nouvel équilibre.

 Quels ont été concrètement les processus qui ont mis en échec le concept de Fukuyama ?

Le cercle vicieux dans lequel est entré l’ordre mondial : le repli sur soi de la Russie dû à son sentiment de déclassement et à son complexe historique d’encerclement, l’élargissement des frontières de l’OTAN qui renforce son sentiment d’obsidionalité, son annexion de la Crimée en 2014, une méfiance historique des gouvernements américains vis-à-vis de la Russie, le pouvoir autoritaire de Vladimir Poutine, etc. Il ne s’agit pas de déterminer un coupable, mais de montrer que l’échec de la fin de l’Histoire est le résultat d’un jeu systémique où chaque acteur anticipe et réagit aux actions de l’autre. Dès lors, il se met en place une méfiance mutuelle et contagieuse, qui mène à une fragmentation et une nouvelle conflictualité. 

N’y a-t-il pas un paradoxe entre l’interdépendance économique et la fragmentation géopolitique ?

Avec la mondialisation et la diffusion du modèle d’économie de marché, l’extrême pauvreté a fortement diminué. En 1980, 40% de la population mondiale vivait avec moins d’un dollar par jour, aujourd’hui c’est environ 9%. Ces 40 dernières années ont donc été marquées par un rééquilibrage économique et social à l’échelle mondiale. Au-delà d’un rééquilibrage, on observe même un renversement de l’ordre économique : les pays émergents représentent aujourd’hui 60% du PIB, contre 40% pour les pays avancés.

Quelles sont les conséquences directes de ce rattrapage économique ?

Ce renversement serait à l’origine des nouveaux rapports de forces globaux, au-delà du domaine économique. Le rééquilibrage économique qui a eu lieu ces trente dernières années a fondé les revendications de la part du Sud Global d’un rééquilibrage global des relations internationales. À cela s’ajoute une demande de participer activement à la régulation mondiale, tout en la rendant moins exclusivement fondée sur les règles occidentales. Ces dynamiques ont entraîné de nouvelles fragmentations. Pour Klein, le paradoxe n’en est ainsi pas un. 

Quel exemple peut-on prendre pour illustrer ce processus ?

 Prenons le cas de la Chine : dès les années 1980, elle a su capitaliser sur ses avantages comparatifs – comme le faible coût de main-d’œuvre – et a remplacé une grande partie de la production des pays riches – notamment en Europe et aux États-Unis. Puis, la Chine s’est concentrée sur la montée en gamme de son économie, jusqu’à rivaliser aujourd’hui avec les États Unis dans les domaines les plus stratégiques comme l’intelligence artificielle. L’affirmation d’une puissance économique chinoise alimente son désir de puissance politique et géopolitique.

Quelle est la stratégie chinoise pour satisfaire ce nouveau désir de puissance ?

La Chine a mis en place une nouvelle stratégie d’influence à travers les nouvelles routes de la soie : Belt and Road Initiative. Ces routes confèrent à la Chine non seulement une sécurisation de ses approvisionnements mais aussi des liens diplomatiques avec de nombreux pays. Elle pratique une stratégie de prêts financiers servant notamment à financer les infrastructures locales. Ces prêts assurent une influence chinoise dans les décisions politiques des pays membres de la BRI, qui ne peuvent pas toujours rembourser leurs prêts. L’élargissement de l’influence chinoise a logiquement débouché sur une volonté de participer à la régulation de l’ordre mondial. De ces revendications naissent de nouvelles crispations et fragmentations, autant économiques que géopolitiques, notamment avec les États-Unis qui se voient contester leur statut de première puissance mondiale. 

Dans un autre article pour les Échos, Olivier Klein analyse ce qu’il nomme « la fatigue des démocraties ». Comment expliquer cette fatigue ? Quelle place pour la démocratie libérale dans le nouvel ordre mondial ?

 La démocratie libérale semble aujourd’hui avoir, dans de nombreux pays, un effet repoussoir. Même si leur unité est largement contestée, les pays qui forment ce que l’on appelle « le Sud Global » sont liés par une aversion contre « l’Occident ». En effet, ce dernier aurait utilisé l’idéal de démocratie comme justification d’un droit d’ingérence. De plus, l’idée d’un « double standard » est de plus en plus utilisée dans les discours des pays du Sud Global pour dénoncer une forme d’hypocrisie des démocraties libérales dans le respect de leurs principes. Les interventions occidentales en Irak, en Libye ou encore au Kosovo en sont des exemples souvent cités. Ces deux éléments expliquent en partie le rejet du modèle démocratique dans de nombreux pays. 

Au-delà des politiques étrangères, les dynamiques nationales des démocraties peuvent-elles également expliquer ce rejet ?

Certaines dérives au sein même des démocraties peuvent en effet renforcer cet effet repoussoir. Nous pouvons parler d’une « hyperdémocratie », quand le modèle démocratique est poussé à son extrême, ce qui crée non pas un surplus de démocratie mais l’effet inverse. Aux Etats-Unis par exemple, l’extrême liberté d’expression sur la scène politique mène à une polarisation croissante de la société qui entraîne parfois des violences verbales voire physiques. L’assassinat de Charlie Kirk début septembre 2025 en est un triste exemple.

 Comment définir « l’hyperdémocratie » ?

L’hyperdémocratie est caractérisée par « une extension des droits sans mettre en regard les devoirs » induisant une augmentation de l’égoïsme, survalorisant l’individu et développant de façon exacerbée un communautarisme cloisonné, loin du vivre ensemble que doit permettre la démocratie. Cette logique amène un déficit moral et une course à l’endettement, les droits n’étant plus gagés sur les devoirs les permettant.   Ces droits s’étendent sans limite, et les devoirs eux n’évoluent pas. Elle ne confère pas davantage une stabilité politique aux démocraties, avec des gouvernements qui ne durent rarement plus que quelques années. Cette instabilité politique effraie bon nombre de peuples qui peuvent alors privilégier l’ordre et la sécurité grâce à un pouvoir politique fort.   

En Février 2025, Olivier Klein parlait de « l’urgence d’un sursaut européen ». Quel doit être ce sursaut ? Quels défis l’Europe doit-elle relever ?

Face à l’essor de nouvelles puissances, il semble essentiel que les pays européens développent une « Europe puissance », c’est-à-dire augmenter la mise en commun pour pouvoir exister et peser sur la scène internationale. Le développement d’une « Europe puissance » semble nécessaire pour que cette dernière existe par rapport à l’affirmation des deux hyper-puissances chinoise et américaine.

L’Europe a-t-elle toujours un rôle moral et normatif à jouer ?

De nombreux pays ne souhaitent pas entrer dans cette nouvelle logique de Guerre Froide en choisissant un camp, l’Europe doit pouvoir être cette autre voie. Pourtant, Olivier Klein applique à juste titre la phrase de Péguy sur le kantisme à l’Europe : L’Europe « a les mains pures, mais n’a pas de mains du tout ». Les principes moraux et les normes prônés par l’Europe la poussent parfois à agir en opposition totale avec ses intérêts. Par exemple, lorsque l’UE envoie de l’aide au développement, elle ne peut exiger du pays qui la reçoit que l’argent soit utilisé pour acheter des produits européens. Tant Chinois et qu’Américains ne font pas preuve de la même naïveté. Cette naïveté reste encore un des freins à l’émergence d’une réelle Europe-puissance. 

Dès lors, comment concilier normes et compétitivité ?

Au-delà des principes moraux, l’UE est limitée par l’excès de normes et de réglementations qui freinent l’innovation et qui limitent la compétitivité. Dans le domaine des terres rares par exemple, les réglementations européennes ont interdit leur exploitation, et ce sont donc les Chinois qui contrôlent une grande partie de la production. Notre dépendance vis-à-vis de la Chine dans ce domaine limite grandement la capacité de puissance européenne. Les normes en elles-mêmes ne sont en aucun cas à rejeter, mais les normes qui empêchent l’innovation, le développement de nouvelles technologies vertes et la croissance doivent être limitées. Dès lors, l’Europe « ne se donne pas les moyens de porter sa morale », car son poids économique et géopolitique ne sont pas suffisants pour s’imposer. Ainsi, les normes européennes doivent encourager le développement des nouvelles industries, et non pas les brider, comme le soulignait déjà le rapport Draghi en septembre 2024. 

Quel futur pour l’Europe ?

L’Europe doit donc rentrer dans le jeu des puissances, pour défendre ses valeurs et sa vision du monde. Il ne s’agit pas d’imposer cette vision et d’aspirer au statut de puissance hégémonique. Il s’agit d’être une puissance qui propose une autre voie que celle américaine ou chinoise. Une puissance n’est pas nécessairement une puissance « contre », mais peut-être une puissance qui protège et coopère.

[1] Klein, Olivier. « La fragmentation géopolitique et économique menace la paix et la sécurité internationales ». Les Echos, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-fragmentation-geopolitique-et-economique-menace-la-paix-et-la-securite-internationales-2181766.

[2] Fukuyama, Francis, et Denis-Armand Canal. La fin de l’histoire et le dernier homme. Flammarion, 2008. Champs.

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Cryptomonnaies, Bitcoin et la remise en question des monnaies officielles

Les cryptomonnaies, et le bitcoin en particulier, s’inscrivent dans un débat contemporain majeur sur la nature de la monnaie et le rôle des institutions. Les cryptomonnaies représentent en effet une tentative de fonder une alternative aux monnaies traditionnelles, Pour bien comprendre ce que proposent ces nouveaux actifs, et ce qui les différencie des monnaies officielles, nous devons repenser l’essence de la monnaie, le rôle des institutions et de la confiance. Il est ainsi utile de mener une réflexion plus en profondeur abordant des questions économiques, mais aussi anthropologiques et de philosophie politique, en analysant les différences fondamentales entre l’école libertarienne et l’école institutionnaliste.

Une cryptomonnaie est une monnaie numérique dont les transactions sont enregistrées et vérifiées par une technologie décentralisée, souvent la blockchain. Le bitcoin, apparu en 2009 (c’est-à-dire, soulignons-le, à l’issue même de la grande crise financière) est la première cryptomonnaie à avoir rencontré un grand succès. Ses principes fondateurs sont la décentralisation, l’absence d’autorité centrale contrôlant la création ou la régulation de la monnaie, la limitation de l’offre, la transparence et l’immutabilité des transactions.

Les fondateurs du bitcoin ont promu cette monnaie pour plusieurs raisons. D’abord, elle permettrait de se protéger contre l’inflation de la quantité de monnaie en circulation et la manipulation monétaire : contrairement aux monnaies officielles, qui sont créées par les banques et sous régulation des banques centrales, le bitcoin repose sur un protocole fixe et connu d’avance, sans l’intermédiaire d’une institution financière. Ensuite, elle offre plus de liberté individuelle et d’autonomie, en donnant à l’utilisateur un anonymat et une indépendance vis-à-vis d’une monnaie nationale et de ses contraintes. Elle introduit également la notion de confiance algorithmique : au lieu de se fier à une institution, on fait confiance à la technologie et au consensus distribué du réseau. Enfin, elle peut favoriser l’inclusion financière dans les zones où l’accès aux services bancaires est limité.

Les bitcoins et les autres cryptomonnaies de même nature procèdent, au fond, de l’utopie d’un monde dans lequel la monnaie ne serait plus nationale mais universelle, valable pour tous les pays et pour tout le monde, transférable en toute sécurité et sans coûts. Cette monnaie se passerait d’intermédiaires, sa valeur ne pourrait être manipulable par des gouvernements ou des banques centrales. Elle serait liée à des gestions décentralisées privées. Elle garantirait l’anonymat des transactions, et son gardien serait non pas une banque centrale mais un algorithme, supposé infaillible. Une forme d’utopie anarcho-capitaliste. Dans les années soixante-dix, Friedrich Hayek et l’école autrichienne recommandaient de dénationaliser la monnaie, en retirant le monopole de la création monétaire des mains des gouvernements et en laissant cette tâche à l’industrie privée. D’une certaine manière, le développement des cryptomonnaies pourrait être une tentative d’exaucer ce souhait.

Les différences avec les monnaies bancaires officielles sont donc fondamentales. La monnaie moderne est toujours à son émission une dette de l’émetteur (une banque en l’occurrence) sur lui-même. Mais cette dette privée doit être reconnue par la société pour être acceptée universellement comme un moyen de paiement libératoire, soit comme un moyen de paiement qui libère de la dette née de l’échange, qui éteint cette dette. La monnaie moderne est émise par les banques, non plus en proportion des avoirs détenus en or ou argent, mais en fonction du développement de l’économie. La monnaie est créée à partir de l’acte de crédit qui entraîne simultanément la création d’un dépôt au profit de l’emprunteur. Ce dépôt apparaît au passif de la banque. Il est de jure une dette de la banque vis-à-vis du détenteur du dépôt. Et les dépôts bancaires font monnaie, car ils sont acceptés par l’ensemble de la société comme un moyen de paiement libératoire (sauf en cas de perte collective de confiance dans la solvabilité de la banque). Les crédits font donc les dépôts. Ce sont aujourd’hui les banques qui créent de la monnaie,« ex nihilo », car sans plus aucun rapport avec des quantités de métal précieux détenues. Mais en fonction de la demande de crédit, donc des besoins de l’économie. Enfin, ce système est régulé par une autorité institutionnelle externe, la banque centrale, la régulation automatique de la création monétaire par le jeu de la conversion possible de chaque monnaie en or ou en argent ayant disparu.

Ce sont les très graves crises financières à répétition survenues dans la deuxième moitié du XIXe siècle qui ont abouti à la création d’institutions officielles, les banques centrales, après les faillites répétées de banques. Les banques centrales, en homogénéisant l’espace monétaire (un dollar, par exemple, émis par une banque donnée aux États Unis valant dorénavant toujours un dollar émis par une autre banque américaine) et en jouant, le cas échéant, un rôle de prêteur en dernier ressort, ont ainsi créé la possibilité d’une stabilité. De l’utilité des institutions et des règles…

La monnaie bancaire – qui est donc une dette bancaire – régulée par les banques centrales et les gouvernements repose sur la confiance envers ces institutions. C’est ainsi qu’elle est validée par tous comme un moyen de paiement libératoire. Avoir confiance dans la monnaie c’est donc avoir confiance dans l’efficacité du système de règlement des dettes. Et la masse monétaire ayant pour contrepartie les crédits à l’économie, son évolution étant donc principalement liée a l’évolution des besoins de l’économie. 

Le bitcoin et les autres cryptomonnaies, au contraire, ont une offre limitée, préfixée, indépendante de l’évolution des besoins de l’économie. N’étant adossées à aucune institution officielle, mais à un protocole, et n’ayant aucune contrepartie économique, elles sont très volatiles, leur valeur étant totalement auto-référentielle. Le bitcoin par exemple ne vaut que ce que les acheteurs et vendeurs de bitcoins acceptent qu’il vaille, sans aucune référence extérieure objective, telle que l’économie, et sans aucune régulation externe. Leur cadre légal est en outre incertain. Leur adoption universelle reste de ce fait très limitée.

Si l’on prend maintenant le recul permis par une approche en termes anthropologiques et de philosophie politique, il devient clair que les idées de l’école libertarienne sur le rôle des institutions éclairent le choix des « bitcoiners ». Ils promeuvent les cryptomonnaies comme une réponse aux institutions jugées dangereuses ou oppressives par essence. Ils créent ainsi une nouvelle « institution » non officielle, alternative : un ensemble de règles codées dans un protocole, des normes et un système de confiance fondé sur la technologie plutôt que sur l’État. Les libertariens estiment en effet que les institutions sont des constructions artificielles, qui entravent l’auto-organisation des êtres humains entre eux. Elles seraient donc mauvaises et dangereuses. Nous pensons au contraire avec l’école institutionnaliste, comme avec René Girard, que les institutions, qu’elles soient visibles ou invisibles, sont le produit de l’évolution spontanée de la société. Elles représentent la sédimentation de l’apprentissage historique de l’humanité, visant à améliorer l’efficacité de la société, la capacité de vivre ensemble, ainsi que la maîtrise de la violence. Bien entendu, certaines institutions peuvent aussi devenir inefficaces, voire nuisibles, pour diverses raisons commentées dans certains de nos articles. Mais, en ce cas, notre propos est d’avertir sur leur fragilité et sur leurs possibles dérives ou mésusages, non de nier leur rôle fondateur et régulateur. Autrement dit, il s’agit de protéger leur utilité et de corriger celles qui deviennent inefficaces ou même perturbatrices, voire dangereuses pour l’équilibre de nos sociétés.

L’école institutionnaliste, en économie comme en sociologie, considère ainsi les institutions comme des structures sociales profondes et résilientes. Elles englobent à la fois des règles formelles, telles que les lois, les contrats ou les banques centrales, les institutions visibles, et des normes informelles, comme les coutumes, les conventions ou les croyances partagées, les institutions invisibles. Elles forment les « règles du jeu » qui structurent l’interaction sociale, fournissent des points de repère pour l’action collective et permettent à la société de fonctionner de manière stable et prévisible. Parmi les institutions visibles, on peut encore citer les constitutions, les lois, la monnaie, le système judiciaire ou le système éducatif… Parmi les institutions invisibles, on trouve également les normes sociales, la confiance, les valeurs partagées ou encore les codes culturels. Les institutions rendent possible une coopération effective, renforcent la confiance mutuelle et réduisent les coûts de transaction ainsi que les conflits. Sans elles, les marchés, la vie économique et la paix sociale seraient instables, incertaines, voire chaotiques. Elles constituent donc la base sur laquelle reposent le consensus social et la confiance réciproque, garantissant des résultats économiques et sociaux supérieurs à ceux qui pourraient être atteints en leur absence.

René Girard, pour sa part, voit dans les institutions des régulateurs de violence. Selon lui, toutes les sociétés humaines sont traversées par des dynamiques de violence potentiellement contagieuses, issues du désir mimétique, c’est-à-dire de la tendance à désirer ce que désirent les autres. Pour éviter le risque de crises paroxystiques et destructrices, les sociétés ont inventé des institutions : rites religieux, codes moraux, systèmes judiciaires, qui canalisent, redirigent ou transforment la violence. L’institution emblématique dans sa pensée est le mécanisme du bouc émissaire : la communauté décharge sa violence collective sur une victime ou un groupe, ce qui entraîne un rétablissement temporaire de la paix. Dans les sociétés modernes, ces mécanismes sacrificiels anciens sont remplacés par des formes institutionnelles plus « civilisées », telles que la justice, la police, ou même la monnaie, toutes jouant un rôle d’organisation et de pacification des rivalités.

Que l’on se réfère à l’école institutionnaliste ou à Girard, une institution suppose des règles partagées, explicites ou implicites, collectivement acceptées, mais aussi une structure de confiance permettant aux individus de s’appuyer sur la prévisibilité du comportement des autres. Elle implique également une capacité à réguler les conflits : la justice encadre la punition, la monnaie encadre l’échange, l’État de droit canalise les rivalités de pouvoir ou d’argent. Les institutions, qu’elles soient visibles ou invisibles, apparaissent ainsi, tant pour les institutionnalistes que pour René Girard, comme les principaux régulateurs des sociétés humaines. A ce titre, le bitcoin, monnaie privée non appuyée par une institution publique et émis en dehors de toute référence objective extérieure, détachée de l’évolution des besoins économiques de la société, ne peut pas être validé par tous comme un moyen universel de paiement libératoire. Et ce d’autant plus que sa valeur auto-référentielle, donc la très forte volatilité de son prix, rend très difficile son usage quotidien comme moyen de paiement.

Pourtant, les institutions elles-mêmes ne sont pas immuables, exonérées de possibilité de dérive ; elles peuvent être fragiles. Chacune risque avec le temps de perdre de son efficacité, de développer une dangereuse entropie, ou encore d’être dévoyée par une mauvaise compréhension des mécanismes propres aux sociétés humaines. Si la contrainte monétaire, par exemple, était suspendue trop longtemps, c’est-à-dire si l’on monétisait durablement la dette publique par exemple, en créant de la monnaie pour la financer, alors ce serait la confiance dans le système de règlement des dettes, donc dans la monnaie, qui pourrait être remis en cause. Et si l’on perdait confiance dans la monnaie, nous pourrions connaître, non pas une inflation traditionnelle, mais une fuite devant la monnaie. Avec pour conséquence la désorganisation et le possible effondrement de l’économie et de la société. La monnaie est en effet constitutive du lien social. Comme le dit Michel Aglietta : « la monnaie, c’est l’alpha et l’oméga de la société ».  Ou encore « La monnaie est le lien social fondamental des sociétés marchandes ». 

Les cryptomonnaies, et notamment le bitcoin, pourraient ainsi s’installer en tant que monnaie alternative, voire monnaie de substitution, dont la valeur ne cesserait de monter, si les encours de dette ne cessaient de s’élever par rapport au PIB – ce qui est le cas dans le monde – et si la crainte d’une « corruption » de la monnaie officielle par une monétisation durable de ces dettes s’installait. 

Sinon, leurs caractéristiques en font des actifs hyper-spéculatifs, dont la valeur ne peut qu’être très incertaine, étant le produit du seul jeu des anticipations des participants du marché sur leur propre comportement à venir. Une spéculation « dans le vide ». Ils ne sont pas de la monnaie. Gardons-nous qu’ils le deviennent.

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Le trop plein de dette publique peut conduire à une défiance sociétale

L’idée que la banque centrale peut, par l’annulation de la dette publique qu’elle détient, effacer le problème, est une tentation récurrente. Pourtant, une telle stratégie est inefficace tout en comportant de graves dangers. Sur le plan budgétaire, l’annulation de la dette détenue par la banque centrale n’apporte aucun avantage durable au Trésor. En effet, la Banque de France, possédée par l’Etat, reverse ses profits – issus entre autres des intérêts versés par l’État en rémunération des obligations émises et achetées par elle – au Trésor sous forme de dividendes. Annuler la dette revient donc à annuler à la fois la charge d’intérêts… et le flux correspondant de dividendes.

La monétisation de la dette, c’est à dire son achat par la banque centrale, peut résoudre temporairement la question de l’augmentation pénalisante du coût des intérêts que pourrait imposer le marché en cas d’inquiétude prononcée sur le niveau d’endettement. Pour autant, cette solution n’en comporte pas moins des dangers fondamentaux, dès lors qu’elle se répète et qu’elle devient durable.

La monétisation sans limite ou l’annulation pure et simple de tout ou partie de la dette peut perturber profondément le jeu des acteurs économiques. Elles lèvent en effet la « contrainte monétaire » : la nécessité de rembourser sa dette ou de la refinancer dans des conditions « normales ».

Or, la confiance dans la monnaie correspond à un système fiable et efficace de règlement des dettes. La monnaie est en effet le moyen de règlement libératoire de la dette née des échanges marchands . La perte de confiance dans le bon règlement des dettes conduit donc à la perte de confiance dans l’issue des échanges et dans la monnaie dans l’essence même de sa fonction . La monnaie est bien ainsi le socle fondamental du lien social dans les économies de marché, comme l’analysait Michel Aglietta.

La perte de confiance dans la monnaie, conséquence d’un usage abusif de l’endettement qui nécessite in fine d’être monétisé ou annulé, n’est pas un risque théorique. De nombreux épisodes économiques, de la République de Weimar à des situations plus récentes dans des économies émergentes comme l’Argentine, illustrent la défiance, voire la fuite devant la monnaie, lorsque celle-ci n’est plus ancrée dans des règles de gestion saines des finances publiques et monétaires. La fuite peut alors se faire par exemple sur des monnaies créées ad hoc localement, l’or ou encore les crypto-actifs aujourd’hui. Les crises sociales, économiques et politiques qui en découlent sont dramatiques. En France, l’euro atténue ce risque, mais les autres pays membres pourraient tôt ou tard refuser le danger ainsi partagé.

Une dette en croissance non contrôlée n’est donc pas qu’un enjeu technique ou budgétaire : elle ouvre la voie à une remise en cause de la confiance dans la monnaie et de la stabilité de la société elle-même. Les solutions de facilité qui passent par la monétisation discrétionnaire ou l’effacement de la dette au mépris des règles communes exposent la société à un danger systémique.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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Réinventer la social-démocratie française

Les représentants de la social-démocratie en France paraissent en décalage avec la société et la réalité d’aujourd’hui, en France et dans le monde.

S’ils souhaitent travailler sur un programme et sur le concept de social-démocratie lui-même, ils ne semblent pas comprendre que le logiciel spécifiquement français de la social-démocratie est aujourd’hui épuisé. Depuis 1945, celui-ci a assurément permis d’obtenir une société plus équilibrée, plus juste, avec un marché bien régulé, une croissance moins heurtée, une forte justice sociale, une inégalité des revenus faible après redistribution, une protection sociale de haut niveau, etc. Ce modèle – que je chéris – est celui de la France, mais il est aussi celui qui caractérise l’Europe dans son ensemble par rapport au reste du monde. Et en a fait un lieu privilégié du globe.

Mais Tocqueville, déjà, anticipait le risque de dérive de nos démocraties vers une passion égalitariste, source de jalousie maladive et de dictature du conformisme, étouffant progressivement l’autonomie individuelle et la liberté même. Le wokisme est aujourd’hui l’avatar le plus évident de cet égalitarisme poussé à son paroxysme, engendrant une volonté de développer de façon totalement asymétrique les droits des citoyens bien au-delà de leurs devoirs, ainsi qu’une perversion du principe démocratique lui même, consistant à donner tous les droits aux minoritaires, y compris au détriment des majoritaires. Tout en victimisant sans limite les minorités, et en accusant les majorités de tous les péchés.

En outre, dans un souci parfaitement louable de protéger les plus faibles contre les aléas de la vie par une solidarité nationale et intergénérationnelle, preuve d’une haute civilisation, le modèle social-démocrate a été poussé, en France, jusqu’à l’épuisement, tant moralement, ethiquement que financièrement. Je ne citerai à l’appui de cette idée que quelques points trop vite résumés et qui devraient être et approfondis/étayés et élargis/complétés (ce qui est parfaitement possible) :

  • La perte du goût du travail, ici et là présentée comme se répandant largement et comme étant due aux mauvaises conditions de travail en France, à l’exploitation des salariés, à un mauvais management, bref à une souffrance au travail, notion spécifiquement française. Alors que cette perte du goût de travailler est d’une part plus réduite qu’on ne le croit, même chez les jeunes, et bien davantage culturelle que due à des conditions objectives liées aux entreprises. La pratique de la social-démocratie en France a malheureusement (ce n’était pas inéluctable) conduit à une réelle dévalorisation du travail engendrée par les discours sociologisants et psychologisants suivant une vulgate marxiste simpliste, autant qu’une pratique réglementaire : les 35 heures, l’abaissement démagogique et à contre-temps de l’âge de la retraite… Ce qui rend au passage toute réforme des retraites, bien qu’indispensable pour sauver le système de retraite lui même, si difficile.
  • La juste protection due aux plus démunis qui se retrouvent sans travail par les diverses allocations (dont le RMI devenu RSA…) est un formidable principe dès lors qu’il ne suffit pas de ne pas vouloir travailler pour pouvoir en bénéficier, donc dès lors qu’il n’est pas abusivement étendu, sans même qu’il y ait un véritable effort pour rechercher un travail et en prendre un quand on en trouve un, même s’il n’est pas celui qui était rêvé jusqu’alors. Certains allant jusqu’à penser que la société leur doit bien de pouvoir ne pas avoir envie de travailler tout en étant rémunérés. L’idée du revenu universel, suivant ses modalités, peut participer de cette tendance. De même pour l’intérêt à porter à une juste rémunération des travailleurs les moins aisés. Mais il ne faut pas pour autant provoquer, par une hausse trop forte du SMIC, et une perte d’emploi massive des moins qualifiés et un écrasement de la hierarchie des salaires, notamment pour ceux qui gagnent un peu plus sans toutefois gagner beaucoup plus.
  • La juste protection contre la maladie ne doit pas devenir une possibilité de surconsommer de l’assistance médicale ou medicamentale. Elle ne doit pas non plus être un prétexte, pour toute contrariété dans sa vie personnelle ou au travail, pour prendre un congé maladie, très aisément donné, et s’exonérer aux frais de tous les autres du travail et de sa contribution à la société. Là encore, la “souffrance au travail”, ou l’épuisement nerveux – même si bien évidemment cela peut exister ici et là – ont bon dos et sont délétères, dès lors que les arrêts de travail ainsi accordés se pratiquent à grande échelle.
  • La redistribution, par les prélèvements obligatoires comme par l’utilisation gratuite de services publics, assure une cohésion sociale et une justice sociale très appréciable. Cette redistribution, ramenée au PIB, se situe parmi les toutes premières au monde. Vouloir toujours l’augmenter, comme le demandent les tenants actuels de la social-démocratie relève soit d’une gentille naïveté confondante, soit d’une démagogie sans limite. Ou d’une absence de réflexion. Il n’est plus raisonnable de penser que l’accroître encore n’irait pas à l’exact opposé des objectifs (prétendument) recherchés, par une desincitation encore renforcée au travail, comme à l’innovation, par une perte de compétitivité accrue et partant par une perte massive d’emplois et de niveau de vie.

Bref, sans multiplier les exemples, l’extension à l’infini des droits et de la protection, l’élimination de tout risque et sa prise en charge totale par la société ne peuvent pas être le projet de la social-démocratie française. Qui oublie trop souvent en outre que pour redistribuer il faut produire et que pour produire, il faut des incitations (et des valorisations) à le faire. Cette social-démocratie des seuls droits, à la française, poussée déjà très loin, ne peut que provoquer sa ruine morale et financière. Morale, car la partie qui travaille, souvent sans rémunération confortable, ne peut longtemps considérer cet état de fait comme normal et juste. Le pacte social peut se rompre. De même pour les seuls 45 % à payer les impôts sur le revenu et les 10 % qui en paient 75%. Financière, bien entendu, parce que seul le travail de chacun et la quantité de gens au travail, avec l’innovation et les gains de productivité, peuvent permettre de financer le niveau de vie et la protection sociale de l’ensemble de la population.

La rupture dans la soutenabilité du système social (au sens large) français a déjà eu lieu et ne date pas d’hier. Il suffit de considérer l’évolution de la dette publique française et de la dette extérieure, dans le temps, mais aussi par rapport à celles des autres pays comparables pour bien le mesurer.

Sans même évoquer l’impensé total, et pourtant si dangereux, de la social-démocratie française d’aujourd’hui, la question sociétale fondamentale : quelle politique républicaine de réaffirmation de l’autorité publique, de sécurité et de meilleure régulation et d’intégration de l’immigration faut il mener ? Sujets pourtant autrement plus utiles et participant in fine activement à la justice sociale que ceux évoqués par certains pour permettre de ne pas laisser les populismes prendre de plus en plus de place dans le vote des Français.

Ainsi, même pour les quelques sociaux démocrates en France en rupture avec La France Insoumise et tentant de redonner pied en France à la social-democratie, lorsqu’ils énoncent qu’il faut rétablir l’Impôt Sur la Fortune et augmenter le SMIC, on se dit qu’il y a certainement encore beaucoup de chemin et de réflexion à mener pour re-crédibiliser et inventer la social-démocratie de demain, adaptée au monde et à la situation de la France… D’autres sociaux démocrates européens ont su peu ou prou le faire. Beaucoup de remise en question et de rupture assumée avec les tendances des trente dernières années doivent être pensées pour un renouveau salutaire de la social-démocratie française.

Olivier Klein, économiste et professeur à HEC.

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Conjoncture Crise économique et financière Economie Générale

Le modèle social et économique français est insoutenableI

Il serait plus que hasardeux de prétendre que la France n’a pas un sérieux problème d’endettement public. Et que son modèle social et administratif n’exige pas de profondes réformes pour être soutenable. Certes, la catastrophe sur les marchés n’est probablement pas à craindre immédiatement du seul fait de la situation financière de la France, notamment grâce à la protection offerte par l’euro. Mais un chaos politique durable et sans issue prévisible pourrait éventuellement la déclencher.
Quoi qu’il en soit, l’enjeu est d’agir profondément et rapidement pour restaurer la soutenabilité de notre modèle économique et social, aujourd’hui à bout de souffle. Et de constater que la montée fulgurante des intérêts de la dette publique, notamment dès 2026, alourdira encore considérablement l’équation budgétaire.

Le décrochage français

Notre PIB par habitant baisse de plus en plus vis-à-vis de celui de ses voisins. En 2024, l’Allemagne est à 116,2 % du PIB par habitant de la France contre 105 % en 2000, les Pays-Bas à 136,4 contre 114, le Danemark à 129,3 contre 117,8 et la Suède à 114,1 contre 100, par exemple. Ce grave décrochage, opéré sur un peu plus de vingt ans, traduit un affaiblissement de la compétitivité et un essoufflement du modèle productif français.

Parallèlement, depuis 2000, la dette publique française est passée de 59 % à 113 % du PIB, soit +54 points. Contre celle de la zone euro hors France qui n’a augmenté que de 17 points, de 70 % à 87 % du PIB. Sans pour autant booster la croissance française puisqu’elle a été légèrement plus faible sur la période que dans le reste de la zone euro hors France.

Le taux de prélèvements obligatoires a atteint 45,3 % en France en 2024, contre 40,3 % pour l’Allemagne, 40,6 % pour la zone euro hors France et 34 % en moyenne dans l’OCDE. Sans mentionner même la suradministration et la surréglementation croissantes qui pèsent chez nous également sur la compétitivité et l’esprit d’entreprise. Et nous avons comparativement un trop faible taux d’emploi (68 %, lorsque les pays d’Europe du Nord et l’Allemagne sont entre 75 et plus de 80 %) ; le taux d’emploi étant très corrélé notamment avec le taux de cotisation sociale payé par les entreprises, mais aussi avec les règles de départ en retraite.

Parallèlement, la part des exportations françaises de marchandises dans les exportations totales de la zone euro est ainsi passée de 16 à 11 %, soulignant une dégradation significative de la compétitivité de notre industrie.

Il est à noter en outre que le taux de redistribution en France est l’un des plus élevés au monde. L’écart des revenus des 10 % les plus aisés avec les 10 % les moins aisés passe ainsi après redistribution élargie (d’après un calcul de l’INSEE) de 18 à 3. Quant aux 1 % les plus aisés, ils reçoivent en France 7,2 % du revenu des ménages, contre en Suède 8,7 %, en Italie 10,3 % et aux Etats-Unis 14,4 %.

Enfin, les dépenses publiques en France représentent 57,1 % du PIB en 2024, loin devant l’Allemagne (49,5 %), la zone euro hors France (49,6 %) et l’OCDE (42,6 %). Et il n’y a pas à long terme de corrélation positive sur l’ensemble des pays de l’OCDE entre le taux de dépenses publiques et le taux de croissance. Au-delà d’un certain seuil, au contraire même.

Travailler et produire plus

Faut-il vraiment ignorer ces chiffres et proposer contre toute évidence d’accroître encore les taux de prélèvements et des dépenses publiques, en lieu et place de les abaisser ? Peut-on sérieusement éviter de comprendre que la bonne réponse en France est l’accroissement de la richesse produite et non davantage encore de redistribution ? Que le problème vient aussi du manque de quantité de travail tant en durée annuelle qu’au long de la vie ? Sans comprendre que ce manque ne permet le soutien de notre niveau de vie et de protection sociale qu’en nous endettant toujours plus ?

Nous devons parler vrai et agir juste pour éviter le déclin accéléré de notre modèle économique et social. Et ces constats ne sont ni de droite ni de gauche. Comme le rappelait Pierre Mendès France : « Les comptes publics en désordre sont le signe des nations qui s’abandonnent. »

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC.

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Rééquilibrer marché et sphère publique: une œuvre indispensable et urgente

Les Échos , le 4 août 2025

Le marché est un levier essentiel de dynamisme économique. Il favorise l’allocation efficace des ressources, stimule l’innovation et permet l’ajustement de l’offre à la demande. Toutefois, il n’est ni parfait ni autosuffisant. Sa régulation est nécessaire pour éviter les dérives, permettre l’équité et assurer la stabilité à long terme. Cette régulation suppose un cadre juridique, des institutions solides, et des autorités légitimes pour fixer les règles du jeu. Mais cet encadrement ne doit pas devenir un carcan.

Depuis plusieurs décennies, la sphère publique a connu un développement continu, parfois mal maîtrisé. En France notamment, on observe une tendance à la suradministration, de même qu’à l’excès de prélèvements. L’État intervient dans un nombre croissant de domaines, au point d’intermédier trop souvent les relations entre les uns et les autres, réduisant également trop régulièrement le rôle des corps intermédiaires. Ce phénomène conduit à un empilement de normes et à une bureaucratie toujours plus complexe. Ainsi qu’à un manque de compétitivité comme d’attractivité du travail.

Lourdeur administrative, inefficacité croissante des politiques publiques, confusion des responsabilités en sont les manifestations. L’action publique tend alors à produire désillusions, ressentiment et démobilisation. Trop souvent, les citoyens se sentent infantilisés, dépossédés de leur capacité à agir, réduits à une forme de passivité civique. Ce climat nourrit un désengagement progressif, une défiance envers les institutions et le politique perçus comme lointains et insuffisamment efficaces, voire comme incompétents. La logique d’expansion continue de la sphère publique engendre également une demande illusoire de réponse étatique à tous les problèmes. Cette dynamique alimente un cercle vicieux : plus l’État promet, plus il déçoit ; plus il s’étend, plus il devient inefficace. Ce qui amène à son tour l’inquiétude, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. “Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.” écrit justement Hannah Arendt .

Trop d’Etat induit ainsi l’aliénation des individus quant à leur capacité à agir par eux-mêmes. Cette situation affecte non seulement la vitalité démocratique, mais aussi la capacité d’innovation et d’adaptation de la société. Elle favorise l’immobilisme, décourage les réformes nécessaires et mine la confiance collective. Le tissu économique et social en souffre. Ce trop-plein de règles et d’impôts et cotisations ne garantit en outre ni l’équité ni l’efficacité : il fige la société au lieu de l’accompagner dans ses mutations. Ce qui induit un taux d’emploi trop faible et bloque la mobilité sociale. Il est donc urgent de repenser l’équilibre entre marché et puissance publique. Le marché a besoin de règles, mais des règles lisibles, stables, non trop nombreuses, enfin adaptées aux enjeux contemporains. L’État doit se concentrer sur ses missions essentielles et doit rechercher l’efficacité. “Le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, et les dirige; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.”, Tocqueville, déjà.

L’enjeu n’est pas de choisir entre marché et État, mais de les ré-articuler intelligemment. Il faut sortir de la logique trop souvent manichéenne en France consistant à considérer que ce qui est public est obligatoirement bon et ce qui est privé mauvais. L’inverse n’est pas non plus pertinent. Il faut rétablir la complémentarité entre initiative et responsabilité individuelles et organisation collective. Il existe un chemin d’équilibre qui combine efficacité économique et exigence éthique. L’efficacité n’étant d’ailleurs pas l’apanage du marché, de même que l’éthique n’est pas celui du public. Les pouvoirs publics doivent ainsi penser en permanence l’équilibre qui marie pour le mieux les deux termes.

Cette exigence suppose une réforme profonde de l’action publique. Plutôt que d’ajouter des couches administratives, il faut simplifier, responsabiliser et recentrer l’État sur ses fonctions stratégiques. Et penser sans cesse à ce qui permet d’atteindre les objectifs souhaités , en évitant tous les effets contre-productifs, hors de tout dogme et du prêt-à-penser idéologiquement correct du moment. Afin d’éviter tant l’entropie de la sphère publique que la perte du sens dans nos sociétés. C’est ainsi que l’indispensable confiance dans les institutions et le politique pourra revenir. Ainsi que dans la démocratie.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC