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Bitcoin en question : la fin d’un rêve d’une monnaie sans État ?

Début octobre, et ce sur plusieurs semaines, le bitcoin, emblème des cryptomonnaies et figure de proue d’une utopie libertarienne, a connu une chute brutale : son cours est ainsi passé de près de 106000 euros à 73000 euros, soit une baisse d’environ 30% en moins de deux mois. Pour remonter partiellement depuis. Le marché crypto dans son ensemble a vu s’évaporer pendant cette période plus de 1 000 milliards de dollars de capitalisation, frappant non seulement le bitcoin mais aussi toutes les grandes cryptomonnaies comme l’ether, le solana et le XRP.

Cette volatilité spectaculaire rappelle la fragilité intrinsèque de ces « monnaies » privées, décentralisées, qui reposent sur la seule confiance algorithmique plutôt que sur un ancrage institutionnel. Le rêve d’une monnaie universelle, non nationale, à même d’échapper au contrôle des États, avait séduit nombre de partisans d’une économie sans régulation étatique, dans le sillage de Hayek et de l’école autrichienne. Le bitcoin avait été ainsi conçu explicitement contre la manipulation monétaire des monnaies officielles. Les forts gains, qui semblaient faciles, avaient également attirés nombre de néophytes.

Mais cet accident révèle le fondement purement auto-référentiel de la valeur de ces « monnaies » qui n’ont aucune contrepartie économique, contrairement aux monnaies bancaires dont la contrepartie est le crédit à l’économie. Ce qui en fait des crypto-actifs hyper-spéculatifs, profondément volatils, leur valeur étant sans lien avec les besoins économiques réels et sans régulation institutionnelle.

La forte fluctuation récente illustre ainsi un point central : la monnaie n’est jamais un simple objet technique, mais un fait institutionnel et social. Contrairement à la monnaie bancaire, qui s’appuie sur la confiance dans les banques, les banques centrales et les États, les cryptomonnaies ne sont appuyées sur une quelconque institution « officielle », elles ne dépendent donc que de la seule confiance collective de ses détenteurs qui peut ainsi s’évaporer plus ou moins brutalement. Les causes immédiates de cette chute sont multiples : la crainte d’une trop forte hausse antérieure, moins de croyance dans une baisse proche des taux d’intérêt aux États-Unis, liquidations massives de positions très « leveragées », réduction du risque par les investisseurs institutionnels et incertitudes réglementaires, etc.

Face à une telle volatilité, les cryptomonnaies ne peuvent s’imposer comme moyen de paiement universel ; elles restent de facto des objets de spéculation pure, sans valeur objective externe au marché des cryptos elles-mêmes. Donc aisément susceptibles de phénomènes d’euphorie haussière comme de panique et de fuite hors de ces supports. Au-delà du débat philosophique sur la « confiance algorithmique » opposée à la confiance institutionnelle et sur les différences fondamentales de vue entre l’école libertarienne et l’école institutionnaliste, la séquence actuelle est un retour à la réalité : sans l’ancrage d’institutions -visibles ou invisibles-, capables de canaliser les incertitudes et les rivalités, aucune monnaie ne peut durablement remplir son rôle de médiateur social et économique, ni garantir la stabilité ou l’efficacité attendue. La promesse du bitcoin et de ses épigones en tant que monnaie ne peut ainsi faire face à la question que pose toute forme monétaire : son acceptation universelle dépend moins de sa technologie que de sa capacité à préserver la confiance qui la fonde. À défaut, ils ne sont que des objets hyper-speculatifs. Les monnaies privées ne peuvent ainsi remplacer les monnaies « officielles » que si ces dernières font l’objet d’une forte défiance, due à de fortes défaillances prolongées des institutions (États ou banques centrales) sur lesquelles elles s’appuient. À ce jour, le marché vient de rappeler , à tout le moins momentanément, que l’utopie anarcho-capitaliste que constituent les cryptomonnaies en tant que monnaies reste avant tout une utopie.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC
Directeur Général de Lazard Frères Banque

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Paradoxes français

Publié dans le journal L’Opinion le 2 décembre 2025

Le paradoxe du modèle social français transparaît dans l’accumulation de chiffres éloquents : la France détient, d’après les dernières données OCDE, le record européen des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques, affichant plus de 32% du PIB en transferts sociaux directs. Et un poids consolidé de la dépense publique qui dépasse très largement celui de ses voisins, parfois de près de dix points de PIB. Mais il semble particulièrement difficile pour les pouvoirs publics de baisser les dépenses et aisé de monter les prélèvements, tant la pression semble être forte pour ne pas toucher aux premières et tant la demande de justice fiscale apparaît paroxystique. On pourrait donc penser qu’il est inutile, voire dangereux, de changer un modèle efficace et que chacun semble vouloir conserver. Et pourtant …

Et pourtant ces tendances profondes exprimées par les politiques ne mettent pas en regard de notre modèle son coût croissant et insoutenable. La dynamique déficitaire est devenue quasi-permanente : la France affiche chaque année un déficit primaire important, alors même que la charge de la dette devient, avec la remontée des taux, l’un de ses principaux postes de dépenses, et que le taux de dette publique y est montée environ 3 fois plus vite que dans le reste de la zone euro depuis 2000, mettant ainsi en sérieuse difficulté la capacité même du pays à financer à court-moyen terme ce choix de société. Le gouverneur de la Banque de France ou le FMI pointent désormais un risque fort de non soutenabilité, tandis que les marges de manœuvre s’amenuisent à mesure que les recettes stagnent et que la population active baisse, de par la démographie, par rapport aux nombre de retraités.

Et pourtant, sur le front des performances purement économiques, le constat n’est pas davantage rassurant. L’évolution du PIB par habitant depuis vingt ans révèle un décrochage progressif de la France en regard de ses voisins performants. Tandis que l’Allemagne, les pays scandinaves, ou les Pays-Bas poursuivent leur progression, la France perd, au fil du temps, du terrain dans le classement des richesses créées par habitant. Cet affaiblissement productif se lit aussi dans le faible poids de l’industrie dans la valeur ajoutée nationale.

Et pourtant, 78% des Français jugent aujourd’hui le niveau des impôts et cotisations sociales trop élevé ( baromètre du Conseil des prélèvements obligatoires).

Le paradoxe français réside en outre, et de façon éclatante, dans l’efficacité perçue des services publics. En effet, si les dépenses de santé, d’éducation ou de retraite sont comparables ou supérieures en poids dans le PIB à celles de pays également dotés d’un modèle universaliste, l’empilement de strates administratives, l’inflation normative, et la sur-administration grèvent l’efficience du système. Le constat est criant dans la fonction hospitalière, où le travail administratif de tous atteint un niveau très supérieur à celui constaté en Allemagne ou dans d’autres pays nordiques, sans que cela ne se traduise évidemment par de meilleures performances pour les usagers. La même logique prévaut dans l’éducation, qui souffre d’une organisation lourde et d’une équité difficile à assurer, alors même que les classements internationaux tels que PISA ou encore les évaluations PIAAC positionnent désormais la France à des niveaux moyens ou médiocres par rapport aux pays performants dans la plupart des compétences clefs. Les multiples critères des organisations internationales permettant de juger du coût-efficacité des dépenses publiques placent la France dans une position seulement moyenne, voire faible, dans la quasi-totalité des domaines étudiés. Et le taux de citoyens déclarant avoir confiance et être satisfaits de leurs services publics s’élève en France à 52% contre 66% en moyenne dans les pays de l’OCDE. Le baromètre du Conseil des prélèvements obligatoires vient en outre d’afficher que le pourcentage de Français pensant que l’argent des impôts est bien utilisé par l’Etat a baissé de 11 points en 2 ans m, passant ainsi de 33 à 22 %. Ne faut-il vraiment toucher à rien et continuer d’augmenter impôts et cotisations?

La crise d’efficacité des politiques publiques françaises interroge ainsi la soutenabilité du compromis social : alors que le modèle entend protéger tous les Français au prix de taux de prélèvements très élevés et de l’un des plus forts taux de redistribution de l’OCDE, il n’offre plus ni ascenseur social suffisant – l’égalité des revenus après redistribution y est forte, mais l’égalité des chances très améliorable-, ni croissance dynamique, ni même donc des services publics efficients et satisfaisants.

Faute de réformes structurelles, l’augmentation continue des dépenses s’accompagne d’une désillusion collective croissante. Ce paradoxe du modèle français interroge son avenir, et met en tension la volonté de préserver un pacte social ambitieux avec la nécessité de retrouver les moyens d’assurer durablement son efficacité et sa soutenabilité.

Il est temps de sortir des débats irréels actuels pour traiter en profondeur les difficultés françaises. Elles sont délétères pour la santé économique et sociale du pays. Et elles mettront à mal sinon, et plus tôt que tard, le consentement à l’impôt, le pacte social et la cohésion nationale eux-mêmes. L’apparent paradoxe pourrait ainsi bien se transformer en peu de temps en une crise économique et sociétale.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

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Le modèle politique, économique et social français doit se renouveler profondément

“Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.”
(La Crise de la culture) Hannah Arendt

*Un modèle à bout de souffle *

Ce modèle, tel qu’il existe en France, a vécu. Il a beaucoup apporté pendant des décennies. Mais sa conception intellectuelle n’a que très peu évolué, elle a même dérivé, alors qu’a minima quatre mouvements d’importance se sont produits. Ils ont été occultés, non pensés, parfois niés, ou, pire même, suivis sans en voir les conséquences. Citons-les sans ordre de priorité. La question de l’autorité publique, de la sécurité et du phénomène migratoire avec le développement de l’idéologie islamiste. Embarquant ainsi la réflexion sur ce qui fait nation. La montée d’un individualisme farouche, avec la survalorisation des droits de chacun et la dévalorisation des devoirs. L’obsession de l’égalité, impliquant un dangereux égalitarisme, au détriment-même de la recherche de l’égalité des chances et de l’équité. Le développement enfin d’une hypertrophie de la sphère publique, dont l’entropie engendre inefficacité, découragement, perte de confiance et montée de l’inquiétude.
Nous reviendrons sur chacun de ces points. La question de la nécessaire transition climatique n’est pas ici citée, car notre modèle, avec toutefois trop de dogmes et une démarche insuffisamment scientifique, l’a plutôt bien intégrée dans son logiciel. Il faut ainsi renouveler notre réflexion, sous peine de devenir obsolète, en abordant quelques territoires jusqu’ici trop peu explorés. Tentons modestement d’en poser quelques briques.

*Marché et État *

Le marché est indispensable, car il développe une dynamique économique, une allocation des moyens et une adéquation de l’offre et de la demande certes imparfaites, mais irremplaçables. Toutefois, le marché ne peut être un mode de régulation suffisant par lui-même car, pour être durablement efficace et suffisamment stable, il a besoin de droit, de règles, d’autorités institutionnelles, d’organes de régulation, comme de corps intermédiaires, permettant d’agir lorsque le marché se dérègle et qu’il connaît une dynamique déstabilisante. La sphère publique est donc indispensable à la régulation du marché, de l’économie et plus généralement de la société. Ainsi, l’État (au sens large) est-il nécessaire pour le bon équilibre de la société, y compris en favorisant l’existence de corps intermédiaires, tels que les syndicats, pour la bonne régulation du tout. Les différentes forces d’une société sont alors canalisées de façon globalement harmonieuse, dans un jeu d’équilibre, même si cet équilibre est par nature changeant et instable. Et ce modèle de régulation a permis, cahin-caha certes et sans linéarité avérée, un développement du bien-être. Et ce, de façon relativement bien partagée dans les pays européens.
Jusqu’alors, les manifestations les plus abouties de ce mode de régulation de la société, assurant une bonne combinaison de l’éthique et de l’efficacité, sont apparues en Europe du Nord et en Allemagne. Puis, avec des nuances, une forme de social-démocratie s’est généralisée à l’Europe et en est devenue, volens nolens, l’une de ses caractéristiques fortes. Au total, notre modèle, avec des variantes, a permis pendant des décennies une combinaison réussie du marché et d’institutions et de règles, (y compris redistributrices).
Nous utiliserons le terme d’économie sociale de marché dans un sens large, c’est-à-dire au-delà des alternances entre les droites et les gauches de gouvernement, comme le socle commun définissant globalement bien le mode de régulation des pays européens.
Cependant l’Europe semble connaître aujourd’hui un déclin relatif, et même, depuis quelques années, un décrochage économique significatif face au modèle américain notamment. La multiplication des normes, des règlements, la moindre incitation à l’initiative comme à la prise de risque, comme la volonté d’égalité – et non d’équité – se développant sans limite, paraissent en être quelques éléments d’explication. Ce modèle, y compris dans ses courants réformistes conscients de cette trajectoire dangereuse, est en fait devenue insuffisant.

*Autorité, sécurité, immigration *

Il est tout d’abord indispensable d’englober dans la pensée de l’action publique les questions d’autorité publique, de sécurité, comme de meilleure régulation et intégration de l’immigration. Sous peine, à défaut de traiter ces questions de façon républicaine, de laisser le monopole du discours sur ces sujets aux mouvements populistes. Mouvements alors capables d’attirer les électeurs à juste titre mécontents de n’être pas entendus sur des sujets sensibles de leur quotidien. Ces sujets sont cruciaux, et il doit être souligné qu’il est rédhibitoire de les traiter de façon moraliste ou avec mépris. Ajoutons, dans la même ligne, que penser un pays, une nation, comme un kaléidoscope multiculturel sans unité, sans réelle frontière, sans culture commune, sans véritable identité, avec pour seul partage des valeurs universelles désincarnées, est une vision éthérée, dans laquelle on fait se dissoudre l’histoire, la géographie, et la Nation elle-même. Et où l’on occulte les liens culturels qui forgent un pays, qui permettent à ses habitants de s’y reconnaitre et de vivre ensemble. Nier cette vérité c’est provoquer le pire tôt ou tard, volens-nolens. Renan avait déjà tout dit : « Ce qui nous unit, ce n’est pas une langue, une religion, ou une race, c’est un passé commun et une volonté partagée de vivre ensemble. Une nation est une âme, un principe spirituel, fondé sur le souvenir des gloires passées et sur le consentement actuel à continuer cette vie commune. Une nation, c’est un plébiscite de tous les jours. » Que cela inspire la réflexion ! Ces sujets, pour fondamentaux qu’ils soient, ne font cependant pas l’objet de développement spécifique dans ce papier.

*La suradministration : frein à l’action *

Ensuite, doit être analysée avec attention la perte d’efficacité de la sphère publique. Comme le marché n’est pas exempt d’erreur et de dysfonctionnements endogènes, les décisions des pouvoirs publics elles-mêmes peuvent ne pas être efficaces, voire ne pas être les bonnes. Il n’y a ni omniscience des marchés, ni omniscience de l’État. Il est indispensable de considérer, au-delà de toute idéologie, qu’une politique publique peut en effet ne pas être efficace. Pire, qu’elle peut ne pas être appropriée, et même non souhaitable. Qu’elle peut même induire des effets pervers aboutissant à l’exact contraire de ce qui était désiré. Cette base de réflexion doit faire partie du cœur du renouveau de la pensée du modèle d’économie sociale de marché. Il est ainsi opportun de noter qu’il n’y a pas le « méchant capital » et le « gentil État ». Pas de camp du mal et de camp du bien. Cette vision manichéenne est non seulement simpliste mais également dangereuse car très trompeuse. Il y a le capital et son double¹, tous deux connaissant leur propre logique de développement sans fin. Là, de rendement, de capitalisation, d’accumulation du capital aurait-on dit autrefois. Ici, de contrôle, de pouvoir. Tous les deux, éprouvant comme tout organisme vivant, la nécessité vitale de croître. Et pourtant, tous les deux sont nécessaires et complémentaires, dès lors que l’on ne laisse ni l’un ni l’autre s’imposer à tous et déstabiliser le délicat équilibre qui permet de combiner efficacement les deux. C’est ce qui autorise une société de progrès.
La logique de développement de l’État : la suradministration
Il faut donc penser librement pour faire l’analyse du développement, depuis des décennies en France, d’un État omniprésent, tendant à intermédier les relations de chacun avec l’autre, c’est-à-dire de chacun avec la société. Cet État établit un contrôle toujours plus serré sur les individus et développe dans une logique d’entropie une suradministration toujours plus lourde et pesante, et à rendement décroissant.
Si la logique de développement de l’État et de la sphère publique doit être pensée, c’est, bien plus qu’aux États-Unis, chez nous en Europe et plus particulièrement encore en France que cette analyse critique doit être faite. La suradministration développe le sentiment d’impuissance et partant le découragement et le passéisme. Mais aussi la recherche de l’avantage maximal pour soi-même. Ou encore, chez certains, l’envie de sédition, d’insoumission. Par la logique de croissance sans fin qui lui est propre, la suradministration tente de répondre à tous, en infantilisant les gens et en poussant sans cesse à plus de demande d’État. Ce qui amène inéluctablement la déception. Et développe, à son tour, l’angoisse, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. Trop d’État induit une atomisation² des individus et leur aliénation quant à leur capacité à agir par eux-mêmes. La suradministration et un État trop intrusif et omniprésent peuvent conduire en effet à un affaissement de la confiance en soi-même, mais aussi entre les uns et les autres. Ils sont un frein à l’action individuelle et collective. Et ils entraînent une perte de solidarité auto-organisée entre les membres de la société.
« L’action est ce qui permet aux hommes d’apparaître devant les autres, de se révéler dans leur singularité et de construire un monde commun. Lorsque l’État monopolise cette capacité, les citoyens sont réduits au rôle de spectateurs.» Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne).

En bref, ainsi que le pense avec beaucoup d’acuité Hannah Arendt, cette dynamique induit une perte de l’équilibre nécessaire entre, d’une part, la liberté et la responsabilité individuelle et collective et, d’autre part, la nécessaire régulation pour organiser une société juste. « Le danger, ce n’est pas seulement la violence des régimes autoritaires, mais le glissement progressif vers une administration douce et paternaliste qui asphyxie la liberté sous prétexte de protection.» écrit-elle encore.

*La combinaison essentielle de l’éthique et de l’efficacité *

Face aux erreurs possibles de la sphère publique, mais aussi face à sa tendance à s’étendre toujours davantage jusqu’à perdre significativement de son efficacité et à développer des freins défavorables à la dynamique de la société, il faut redonner à l’État au sens large de la vision et de la vigueur pour accomplir sa tâche au mieux. Il lui faut éviter de se développer de façon superfétatoire. Et éviter de dicter des lois et des règles comme d’engendrer des institutions diverses et variées non strictement nécessaires au bon fonctionnement de l’économie et plus généralement de la vie en société. La sphère publique se doit donc d’assurer la meilleure combinaison de l’éthique et de l’efficacité. Chacun de ces deux termes n’étant en aucun cas l’apanage du seul marché ou du seul État. Le partage des rôles en ce domaine est bien plus complexe et imbriqué. Éthique et efficacité, deux termes qu’il est utile de marier dans l’entreprise comme dans la société dans son ensemble, tant ils sont indispensables l’un à l’autre, dans une tension dialectique. L’un ne peut durablement rien sans l’autre et réciproquement. Il n’y a pas d’éthique durable sans efficacité, de même qu’il n’y a pas d’efficacité soutenable sans éthique. Et les deux n’étant en aucun cas l’objet de logiques dichotomiques et opposées. Les pouvoirs publics doivent penser en permanence cette dialectique.

*Hyper démocratie *

Il faut également s’interroger sur la pente naturelle de la démocratie, sur sa dynamique endogène. Sur ce que j’appelle l’hyper-démocratie. Elle peut en effet produire par elle-même ses propres excès. Tocqueville déjà prévenait de cette logique endogène à la démocratie. Si l’on ne développe pas une réflexion approfondie sur ces trajectoires, la démocratie peut conduire à son propre affaiblissement, mais aussi, au bout du chemin, à sa possible disparition. Avec en point de mire l’avènement au pouvoir du populisme, fût-il très à droite ou très à gauche.
On ne pourra donc faire l’économie d’une réflexion sur les excès spécifiques de la démocratie, engendrés par sa propre dynamique. Le droit de tous, étendu, sans fin, à tout. Opposable à tous les autres. Et symétriquement, l’abandon progressif des devoirs. C’est-à-dire l’individualisme et l’égoïsme poussés au maximum et le communautarisme – segmenté à l’extrême –, exacerbé. Les deux étant des signes d’absolu repli sur soi total. Avec, en surplus, comme manifestation et justification idéologiques du phénomène, l’idée que chacun est obligatoirement oppresseur ou oppressé. Avec l’interdiction de penser en dehors des normes imposées par les nouveaux dogmes. Cela conduisant, à rebours des auto-déclarations de ses promoteurs, à la haine de l’autre, des autres, ceux accablés de la faute d’être l’oppresseur par assignation préétablie à résidence et à culpabilité indélébile. Oppresseurs ayant privé de leurs droits les autres. Les oppressés devant dorénavant être délivrés à tout jamais de tout devoir, comme de toute responsabilité. Un éventuel salut du présumé oppresseur ne pouvant survenir que dans le cas d’un complet reformatage, d’une restructuration de l’individu ayant avoué ses fautes et s’étant ou ayant été rééduqué. Fantasme et manipulation de l’histoire réécrite à travers l’unique et simplissime couple oppresseur-oppressé, chacun étant pour toujours, ou presque, affecté dans sa case d’origine. Histoire d’ailleurs que l’on veut réécrire pour la tordre en ce sens. Toute ressemblance avec le totalitarisme…
Le tout caché derrière des mots devenus totem, et répétés inlassablement. Des mots vidés, énucléés. Mais obligatoires, parce qu’appartenant au camp du bien. Et d’autres devenus interdits, honteux. Police des mœurs, police de la pensée. Le wokisme est à l’évidence la caricature et l’expression aujourd’hui la plus aboutie de ce dévoiement total du concept de démocratie. Il n’en est en rien une extension. Il n’est pas davantage la prolongation du progressisme. Il est la nouvelle idéologie des excès de la démocratie. Idéologie in fine destructrice de la réalité-même de la démocratie. S’opposer au wokisme, pris comme la radicalisation intolérante et totalitaire du militantisme progressiste, n’est ni du conservatisme, ni une manifestation réactionnaire. La pensée du modèle démocratique, démocratie libérale et d’économie sociale de marché, ou de social-libéralisme, ne peut ni ne doit laisser la critique et le combat contre le wokisme au populisme. Au risque sinon de s’y dissoudre elle-même, jusqu’à disparaître. Et au risque de laisser le populisme être le seul recours contre ces excès-là. L’exemple américain le montre bien (le parti démocrate défait face à Trump jusque dans ses bastions géographiques aussi bien qu’ethniques). En France, le cas du Parti Socialiste d’aujourd’hui en est un exemple également frappant, happé, sauf sursaut délibéré possible, par NFP/LFI, avec le développement du RN en symétrie.

D’autres excès, développés également de façon endogène, peuvent être résumés dans la recherche de l’égalité poussée à l’extrême. L’égalité totale, parfaite. Pensée magique qui cache une absence de profondeur de pensée. L’égalité en tout, de tous avec chacun, conduit en effet à la jalousie généralisée. Aux passions tristes, donc. Mais aussi bien à la condamnation de ce qui fait la dynamique d’une société, le moteur de l’effort et la recherche de la progression. Partant, de ce qui fait le progrès. Tocqueville : « Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme et pour la société que cet amour de l’égalité, qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle. »

Notre modèle, sans réflexion sur lui-même et sans régulation de ses propres dérives, connaît ce genre de glissement fatal. Doivent donc être étayées à nouveau les différences entre égalité « absolue », égalité des droits, égalité des chances et équité. Et leurs conséquences réciproques, morales, économiques et sociales.
Aussi, l’hyper démocratie induit-elle des régressions et un potentiel d’extinction progressive de la dynamique des sociétés et des économies, donc du bien-être. Elle conduit à la faillite financière. Donc à la faillite sociale. Mais aussi, et cela va de pair, elle abîme gravement la capacité de vivre ensemble et de respecter les compromis nécessaires entre liberté et règles. Donc elle amène à la faillite morale. En laissant les passions les plus basses s’exprimer en toute impunité : la jalousie, le ressentiment, la haine. Elles sont hélas déjà à l’œuvre.
Il n’y aura ni renouveau de la pensée ni diminution de la méfiance actuelle vis-à-vis de la démocratie, sans cet effort d’analyse de la montée naturelle des excès propres à la démocratie et de son hypertrophie, de la suradministration et de ses effets, de même que du besoin légitime et républicain d’un retour de l’autorité publique et que d’une meilleure régulation et intégration de l’immigration. La montée généralisée du populisme ne trouve certes pas son origine que dans ces facteurs-là. Mais il serait dangereux de nier que son développement a également sa source ici.

*Un faux « progressisme » qui cache une vraie régression *

La bienveillance comme l’aveuglement devant les causes et les conséquences de ces quatre mouvements ne sont en rien une manifestation de progressisme. Même s’ils se parent de ses vertus. Tout au contraire. Ils enferment. Ils isolent. Ils provoquent de fatales régressions face aux valeurs et d’humanisme et d’universalisme, toujours valeurs de progrès, de responsabilisation et d’émancipation, comme de recherche d’harmonie. Valeurs jamais parfaitement réalisées, certes. Mais elles ont malgré tout permis que l’humanité, dans certaines civilisations, a pu reconnaître et respecter les minorités. Et ce, sans que cela se fasse au détriment de la majorité (principe démocratique sinon déformé outrageusement et dangereusement). Ces valeurs ont conduit également à reconnaître l’égalité des races, des sexes, des origines sociales… Elles ont aussi facilité l’égalité des chances et non plus une assignation à la naissance de par l’appartenance des parents à telle ou telle caste, par exemple. La combinaison du trop d’État avec l’hyper démocratie engendre ce mal pernicieux et destructeur dont la résolution ne se fait que dans la montée sans limites des droits et dans l’affaissement des devoirs et des responsabilités. Comme dans la perte d’efficacité de la régulation économico-sociale.
Et, partant, dans la perte de confiance sociétale, une méfiance vis-à-vis des institutions, de la politique et des autres, donc vis-à-vis de la société elle-même.
Et, in fine, par une croissance sans fin, insoutenable, de la dette publique.
Pour que le système d’une société dotée d’une économie sociale de marché puisse perdurer, la réassurance, notamment pour les plus démunis et les accidentés de la vie ou de la conjoncture, d’une protection indispensable apportée par la société, c’est-à-dire, pour l’essentiel, par la sphère publique dans une société moderne, doit se marier de façon équilibrée avec la responsabilité individuelle, familiale, comme des groupes autonomes de personnes. L’État Providence, certes. Mais il ne peut, ni ne doit, sous peine d’entropie, chercher à protéger de tout, sans limite. Et au prix d’une déresponsabilisation vis-à-vis d’eux même comme vis-à-vis des autres des membres qui composent la société. Tocqueville encore : « Le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie, et les dirige ; il ne tyrannise pas, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »

*La survie du modèle d’économie sociale de marché *

La juste combinaison, c’est-à-dire l’équilibre viable, est pour le moment rompu. Mettant en danger l’État Providence lui-même, et partant, la protection sociale qui est un bien précieux. La critique de l’administration est de tout temps, nous en convenons aisément. Mais la présente analyse interroge la capacité de la démocratie, comme de la social-démocratie, et de façon intimement liée la sphère publique, à ne pas tomber dans l’entropie et à se stabiliser à un point d’équilibre qui marie durablement l’éthique (ou la justice) et l’efficacité (la production de richesse) et le bien-être économique et social.
Il s’agit donc là d’une question de survie de notre modèle économico-social européen. Avec ses défauts spécifiquement français, rendant le système de plus en plus inefficient, notre modèle de régulation sera tôt ou tard incapable de se reproduire, c’est-à-dire de survivre. Avec pour corollaires, si le sursaut ne vient pas à temps, un appauvrissement généralisé et une déconfiture morale et financière.
La réflexion doit donc se poursuivre. Comment induire des mécanismes de limitation de ces excès ? Comment retrouver les équilibres vitaux qui permettent à nos sociétés de survivre et de se revigorer ?
C’est tout l’enjeu. C’est une question fondamentale pour notre avenir, notre « modèle », notre Europe et notre pays.

¹ Marc Guillaume, PUF
² L’atomisation des individus, comme la perte de sens vis-à-vis de la collectivité et de la société, est évidemment également due au développement des réseaux sociaux qui en outre véhiculent des informations fausses ou vraies qui dénaturent le rapport à la vérité et renforcent l’individualisme. Jusqu’à favoriser, de même que l’État omniprésent, la montée du populisme. Mais les ressorts en sont différents et l’analyse ne peut les confondre.

Olivier Klein Professeur d’économie à HEC

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Mon interview par Alexis Dauphin dans Le Monde d’Après

Dans sa tribune des Échos [1], Olivier Klein analyse la « fragmentation géopolitique économique » croiss

ante. Il revient dans cet article sur le concept de « Fin de l’Histoire » [2] présenté par Fukuyama. Comment expliquer son échec ? Était-ce simplement une illusion ou bien est ce que « la fin de l’histoire » a été mal gérée par les vainqueurs de la Guerre Froide ?

Il semble indéniable que le concept de fin de l’Histoire était une illusion. La diffusion perpétuelle et sans limite de la démocratie libérale et de l’économie de marché était sans doute un espoir irréaliste de Fukuyama. Néanmoins, cela n’exclut pas que cette hypothétique « fin de l’Histoire » a été mal gérée par les vainqueurs de la Guerre Froide. 

L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev en 1985 a-t-il constitué un espoir « libéral » ?

Le pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev de 1990 à 1991 en URSS a été marqué par un rapprochement avec le camp « occidental » et par une libéralisation de la société russe. Gorbatchev a prôné un arrêt de l’opposition constante entre les deux camps, laissant entrevoir un espoir de « Fin de l’histoire ». Pourtant, les gouvernements qui ont suivi cette période, autant dans le camp « libéral » que dans le camp russe, n’ont su maintenir ce nouvel équilibre.

 Quels ont été concrètement les processus qui ont mis en échec le concept de Fukuyama ?

Le cercle vicieux dans lequel est entré l’ordre mondial : le repli sur soi de la Russie dû à son sentiment de déclassement et à son complexe historique d’encerclement, l’élargissement des frontières de l’OTAN qui renforce son sentiment d’obsidionalité, son annexion de la Crimée en 2014, une méfiance historique des gouvernements américains vis-à-vis de la Russie, le pouvoir autoritaire de Vladimir Poutine, etc. Il ne s’agit pas de déterminer un coupable, mais de montrer que l’échec de la fin de l’Histoire est le résultat d’un jeu systémique où chaque acteur anticipe et réagit aux actions de l’autre. Dès lors, il se met en place une méfiance mutuelle et contagieuse, qui mène à une fragmentation et une nouvelle conflictualité. 

N’y a-t-il pas un paradoxe entre l’interdépendance économique et la fragmentation géopolitique ?

Avec la mondialisation et la diffusion du modèle d’économie de marché, l’extrême pauvreté a fortement diminué. En 1980, 40% de la population mondiale vivait avec moins d’un dollar par jour, aujourd’hui c’est environ 9%. Ces 40 dernières années ont donc été marquées par un rééquilibrage économique et social à l’échelle mondiale. Au-delà d’un rééquilibrage, on observe même un renversement de l’ordre économique : les pays émergents représentent aujourd’hui 60% du PIB, contre 40% pour les pays avancés.

Quelles sont les conséquences directes de ce rattrapage économique ?

Ce renversement serait à l’origine des nouveaux rapports de forces globaux, au-delà du domaine économique. Le rééquilibrage économique qui a eu lieu ces trente dernières années a fondé les revendications de la part du Sud Global d’un rééquilibrage global des relations internationales. À cela s’ajoute une demande de participer activement à la régulation mondiale, tout en la rendant moins exclusivement fondée sur les règles occidentales. Ces dynamiques ont entraîné de nouvelles fragmentations. Pour Klein, le paradoxe n’en est ainsi pas un. 

Quel exemple peut-on prendre pour illustrer ce processus ?

 Prenons le cas de la Chine : dès les années 1980, elle a su capitaliser sur ses avantages comparatifs – comme le faible coût de main-d’œuvre – et a remplacé une grande partie de la production des pays riches – notamment en Europe et aux États-Unis. Puis, la Chine s’est concentrée sur la montée en gamme de son économie, jusqu’à rivaliser aujourd’hui avec les États Unis dans les domaines les plus stratégiques comme l’intelligence artificielle. L’affirmation d’une puissance économique chinoise alimente son désir de puissance politique et géopolitique.

Quelle est la stratégie chinoise pour satisfaire ce nouveau désir de puissance ?

La Chine a mis en place une nouvelle stratégie d’influence à travers les nouvelles routes de la soie : Belt and Road Initiative. Ces routes confèrent à la Chine non seulement une sécurisation de ses approvisionnements mais aussi des liens diplomatiques avec de nombreux pays. Elle pratique une stratégie de prêts financiers servant notamment à financer les infrastructures locales. Ces prêts assurent une influence chinoise dans les décisions politiques des pays membres de la BRI, qui ne peuvent pas toujours rembourser leurs prêts. L’élargissement de l’influence chinoise a logiquement débouché sur une volonté de participer à la régulation de l’ordre mondial. De ces revendications naissent de nouvelles crispations et fragmentations, autant économiques que géopolitiques, notamment avec les États-Unis qui se voient contester leur statut de première puissance mondiale. 

Dans un autre article pour les Échos, Olivier Klein analyse ce qu’il nomme « la fatigue des démocraties ». Comment expliquer cette fatigue ? Quelle place pour la démocratie libérale dans le nouvel ordre mondial ?

 La démocratie libérale semble aujourd’hui avoir, dans de nombreux pays, un effet repoussoir. Même si leur unité est largement contestée, les pays qui forment ce que l’on appelle « le Sud Global » sont liés par une aversion contre « l’Occident ». En effet, ce dernier aurait utilisé l’idéal de démocratie comme justification d’un droit d’ingérence. De plus, l’idée d’un « double standard » est de plus en plus utilisée dans les discours des pays du Sud Global pour dénoncer une forme d’hypocrisie des démocraties libérales dans le respect de leurs principes. Les interventions occidentales en Irak, en Libye ou encore au Kosovo en sont des exemples souvent cités. Ces deux éléments expliquent en partie le rejet du modèle démocratique dans de nombreux pays. 

Au-delà des politiques étrangères, les dynamiques nationales des démocraties peuvent-elles également expliquer ce rejet ?

Certaines dérives au sein même des démocraties peuvent en effet renforcer cet effet repoussoir. Nous pouvons parler d’une « hyperdémocratie », quand le modèle démocratique est poussé à son extrême, ce qui crée non pas un surplus de démocratie mais l’effet inverse. Aux Etats-Unis par exemple, l’extrême liberté d’expression sur la scène politique mène à une polarisation croissante de la société qui entraîne parfois des violences verbales voire physiques. L’assassinat de Charlie Kirk début septembre 2025 en est un triste exemple.

 Comment définir « l’hyperdémocratie » ?

L’hyperdémocratie est caractérisée par « une extension des droits sans mettre en regard les devoirs » induisant une augmentation de l’égoïsme, survalorisant l’individu et développant de façon exacerbée un communautarisme cloisonné, loin du vivre ensemble que doit permettre la démocratie. Cette logique amène un déficit moral et une course à l’endettement, les droits n’étant plus gagés sur les devoirs les permettant.   Ces droits s’étendent sans limite, et les devoirs eux n’évoluent pas. Elle ne confère pas davantage une stabilité politique aux démocraties, avec des gouvernements qui ne durent rarement plus que quelques années. Cette instabilité politique effraie bon nombre de peuples qui peuvent alors privilégier l’ordre et la sécurité grâce à un pouvoir politique fort.   

En Février 2025, Olivier Klein parlait de « l’urgence d’un sursaut européen ». Quel doit être ce sursaut ? Quels défis l’Europe doit-elle relever ?

Face à l’essor de nouvelles puissances, il semble essentiel que les pays européens développent une « Europe puissance », c’est-à-dire augmenter la mise en commun pour pouvoir exister et peser sur la scène internationale. Le développement d’une « Europe puissance » semble nécessaire pour que cette dernière existe par rapport à l’affirmation des deux hyper-puissances chinoise et américaine.

L’Europe a-t-elle toujours un rôle moral et normatif à jouer ?

De nombreux pays ne souhaitent pas entrer dans cette nouvelle logique de Guerre Froide en choisissant un camp, l’Europe doit pouvoir être cette autre voie. Pourtant, Olivier Klein applique à juste titre la phrase de Péguy sur le kantisme à l’Europe : L’Europe « a les mains pures, mais n’a pas de mains du tout ». Les principes moraux et les normes prônés par l’Europe la poussent parfois à agir en opposition totale avec ses intérêts. Par exemple, lorsque l’UE envoie de l’aide au développement, elle ne peut exiger du pays qui la reçoit que l’argent soit utilisé pour acheter des produits européens. Tant Chinois et qu’Américains ne font pas preuve de la même naïveté. Cette naïveté reste encore un des freins à l’émergence d’une réelle Europe-puissance. 

Dès lors, comment concilier normes et compétitivité ?

Au-delà des principes moraux, l’UE est limitée par l’excès de normes et de réglementations qui freinent l’innovation et qui limitent la compétitivité. Dans le domaine des terres rares par exemple, les réglementations européennes ont interdit leur exploitation, et ce sont donc les Chinois qui contrôlent une grande partie de la production. Notre dépendance vis-à-vis de la Chine dans ce domaine limite grandement la capacité de puissance européenne. Les normes en elles-mêmes ne sont en aucun cas à rejeter, mais les normes qui empêchent l’innovation, le développement de nouvelles technologies vertes et la croissance doivent être limitées. Dès lors, l’Europe « ne se donne pas les moyens de porter sa morale », car son poids économique et géopolitique ne sont pas suffisants pour s’imposer. Ainsi, les normes européennes doivent encourager le développement des nouvelles industries, et non pas les brider, comme le soulignait déjà le rapport Draghi en septembre 2024. 

Quel futur pour l’Europe ?

L’Europe doit donc rentrer dans le jeu des puissances, pour défendre ses valeurs et sa vision du monde. Il ne s’agit pas d’imposer cette vision et d’aspirer au statut de puissance hégémonique. Il s’agit d’être une puissance qui propose une autre voie que celle américaine ou chinoise. Une puissance n’est pas nécessairement une puissance « contre », mais peut-être une puissance qui protège et coopère.

[1] Klein, Olivier. « La fragmentation géopolitique et économique menace la paix et la sécurité internationales ». Les Echos, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-fragmentation-geopolitique-et-economique-menace-la-paix-et-la-securite-internationales-2181766.

[2] Fukuyama, Francis, et Denis-Armand Canal. La fin de l’histoire et le dernier homme. Flammarion, 2008. Champs.

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Conjoncture Crise économique et financière

Dégradation , perspective négative de la note française : l’urgence de la lucidité et du courage

L’agence de notation S&P a dégradé très récemment la note souveraine de la France, et Moody’s vient de la mettre sous surveillance négative, les deux invoquant notamment une incertitude élevée sur la trajectoire de ses finances publiques. Ce signal d’alerte doit être entendu comme tel : notre pays, champion des prélèvements obligatoires, de la redistribution, de la dépense publique et des déficits budgétaires, n’est pas sur le bon chemin.

A force de tout vouloir corriger par l’impôt, la règle, la subvention et la redistribution, conduisant ainsi à la déresponsabilisation de chacun, nous avons engendré une inefficacité systémique, contraire au bien commun : un service public en déclin et un système coûteux et désincitatif au travail et à l’initiative. L’énergie de tous s’y dilue dans les contraintes et les taxes, comme dans l’opprobre porté aux bâtisseurs de croissance.

Nécessités démographiques

Sans réformes profondes, le pays continuera inexorablement à s’abaisser. Car il est illusoire de vouloir financer notre modèle social avec une croissance atone et une quantité de travail insuffisante. Allonger la durée du travail dans la vie, relever le taux d’emploi des jeunes, rationaliser et rendre plus efficaces les dépenses publiques ne sont pas des options idéologiques : ce sont des nécessités démographiques et économiques. Faute de quoi, la France se condamnera à une spirale de déficits, de dette et d’abaissement du niveau de vie.

Cette situation s’enracine dans une confusion entre égalité des chances et égalitarisme. L’objectif d’égalité des chances, d’équité, assure tout à la fois la cohésion de la société et la libération de l’énergie de tous les talents, quels que soient leur sexe, leur origine ethnique ou de milieu social, leur diplôme initial… L’égalitarisme forcené, dans lequel certaines forces politiques tombent, conduit tout au contraire à tout figer, y compris les situations individuelles, ainsi qu’au nivellement, au ressentiment, à la discorde, et potentiellement à la violence. Ce qui abîme l’envie d’entreprendre dans son pays et entraîne la fuite ou le découragement des bâtisseurs de croissance.

Cela se solde historiquement par une hausse insoutenable du taux d’endettement et par un effondrement du niveau de vie et de protection sociale.

Rétrécissement du gâteau

L’égalitarisme, en voulant sans limite partager le gâteau par des prélèvements sans fin, aboutit en fin de compte au seul rétrécissement du gâteau et à un malthusianisme mortifère. L’économie est une dynamique, non une statique ; l’ignorer conduit à l’atrophie et à la pauvreté.

Il faut redonner en France la place légitime qui lui revient à la création de richesse, sans renoncer au rôle régulateur, incitateur, protecteur et redistributeur de l’Etat. Ce n’est pas choisir le marché contre l’action publique, mais refonder leur complémentarité. Retrouver le bon équilibre.

La dégradation de notre note n’est pas un simple revers technique : c’est l’indicateur d’une longue dérive. Si les choix politiques se contentent de poursuivre la fuite en avant en alourdissant encore les impôts et en éludant les réformes de fond, la sanction de la notation ne sera que le prélude à un affaiblissement profond et durable de notre modèle économique et social. L’urgence est de retrouver bon sens, lucidité et courage.

Olivier Klein est professeur d’économie à HEC

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Conjoncture Economie Générale Politique Economique

Cryptomonnaies, Bitcoin et la remise en question des monnaies officielles

Les cryptomonnaies, et le bitcoin en particulier, s’inscrivent dans un débat contemporain majeur sur la nature de la monnaie et le rôle des institutions. Les cryptomonnaies représentent en effet une tentative de fonder une alternative aux monnaies traditionnelles, Pour bien comprendre ce que proposent ces nouveaux actifs, et ce qui les différencie des monnaies officielles, nous devons repenser l’essence de la monnaie, le rôle des institutions et de la confiance. Il est ainsi utile de mener une réflexion plus en profondeur abordant des questions économiques, mais aussi anthropologiques et de philosophie politique, en analysant les différences fondamentales entre l’école libertarienne et l’école institutionnaliste.

Une cryptomonnaie est une monnaie numérique dont les transactions sont enregistrées et vérifiées par une technologie décentralisée, souvent la blockchain. Le bitcoin, apparu en 2009 (c’est-à-dire, soulignons-le, à l’issue même de la grande crise financière) est la première cryptomonnaie à avoir rencontré un grand succès. Ses principes fondateurs sont la décentralisation, l’absence d’autorité centrale contrôlant la création ou la régulation de la monnaie, la limitation de l’offre, la transparence et l’immutabilité des transactions.

Les fondateurs du bitcoin ont promu cette monnaie pour plusieurs raisons. D’abord, elle permettrait de se protéger contre l’inflation de la quantité de monnaie en circulation et la manipulation monétaire : contrairement aux monnaies officielles, qui sont créées par les banques et sous régulation des banques centrales, le bitcoin repose sur un protocole fixe et connu d’avance, sans l’intermédiaire d’une institution financière. Ensuite, elle offre plus de liberté individuelle et d’autonomie, en donnant à l’utilisateur un anonymat et une indépendance vis-à-vis d’une monnaie nationale et de ses contraintes. Elle introduit également la notion de confiance algorithmique : au lieu de se fier à une institution, on fait confiance à la technologie et au consensus distribué du réseau. Enfin, elle peut favoriser l’inclusion financière dans les zones où l’accès aux services bancaires est limité.

Les bitcoins et les autres cryptomonnaies de même nature procèdent, au fond, de l’utopie d’un monde dans lequel la monnaie ne serait plus nationale mais universelle, valable pour tous les pays et pour tout le monde, transférable en toute sécurité et sans coûts. Cette monnaie se passerait d’intermédiaires, sa valeur ne pourrait être manipulable par des gouvernements ou des banques centrales. Elle serait liée à des gestions décentralisées privées. Elle garantirait l’anonymat des transactions, et son gardien serait non pas une banque centrale mais un algorithme, supposé infaillible. Une forme d’utopie anarcho-capitaliste. Dans les années soixante-dix, Friedrich Hayek et l’école autrichienne recommandaient de dénationaliser la monnaie, en retirant le monopole de la création monétaire des mains des gouvernements et en laissant cette tâche à l’industrie privée. D’une certaine manière, le développement des cryptomonnaies pourrait être une tentative d’exaucer ce souhait.

Les différences avec les monnaies bancaires officielles sont donc fondamentales. La monnaie moderne est toujours à son émission une dette de l’émetteur (une banque en l’occurrence) sur lui-même. Mais cette dette privée doit être reconnue par la société pour être acceptée universellement comme un moyen de paiement libératoire, soit comme un moyen de paiement qui libère de la dette née de l’échange, qui éteint cette dette. La monnaie moderne est émise par les banques, non plus en proportion des avoirs détenus en or ou argent, mais en fonction du développement de l’économie. La monnaie est créée à partir de l’acte de crédit qui entraîne simultanément la création d’un dépôt au profit de l’emprunteur. Ce dépôt apparaît au passif de la banque. Il est de jure une dette de la banque vis-à-vis du détenteur du dépôt. Et les dépôts bancaires font monnaie, car ils sont acceptés par l’ensemble de la société comme un moyen de paiement libératoire (sauf en cas de perte collective de confiance dans la solvabilité de la banque). Les crédits font donc les dépôts. Ce sont aujourd’hui les banques qui créent de la monnaie,« ex nihilo », car sans plus aucun rapport avec des quantités de métal précieux détenues. Mais en fonction de la demande de crédit, donc des besoins de l’économie. Enfin, ce système est régulé par une autorité institutionnelle externe, la banque centrale, la régulation automatique de la création monétaire par le jeu de la conversion possible de chaque monnaie en or ou en argent ayant disparu.

Ce sont les très graves crises financières à répétition survenues dans la deuxième moitié du XIXe siècle qui ont abouti à la création d’institutions officielles, les banques centrales, après les faillites répétées de banques. Les banques centrales, en homogénéisant l’espace monétaire (un dollar, par exemple, émis par une banque donnée aux États Unis valant dorénavant toujours un dollar émis par une autre banque américaine) et en jouant, le cas échéant, un rôle de prêteur en dernier ressort, ont ainsi créé la possibilité d’une stabilité. De l’utilité des institutions et des règles…

La monnaie bancaire – qui est donc une dette bancaire – régulée par les banques centrales et les gouvernements repose sur la confiance envers ces institutions. C’est ainsi qu’elle est validée par tous comme un moyen de paiement libératoire. Avoir confiance dans la monnaie c’est donc avoir confiance dans l’efficacité du système de règlement des dettes. Et la masse monétaire ayant pour contrepartie les crédits à l’économie, son évolution étant donc principalement liée a l’évolution des besoins de l’économie. 

Le bitcoin et les autres cryptomonnaies, au contraire, ont une offre limitée, préfixée, indépendante de l’évolution des besoins de l’économie. N’étant adossées à aucune institution officielle, mais à un protocole, et n’ayant aucune contrepartie économique, elles sont très volatiles, leur valeur étant totalement auto-référentielle. Le bitcoin par exemple ne vaut que ce que les acheteurs et vendeurs de bitcoins acceptent qu’il vaille, sans aucune référence extérieure objective, telle que l’économie, et sans aucune régulation externe. Leur cadre légal est en outre incertain. Leur adoption universelle reste de ce fait très limitée.

Si l’on prend maintenant le recul permis par une approche en termes anthropologiques et de philosophie politique, il devient clair que les idées de l’école libertarienne sur le rôle des institutions éclairent le choix des « bitcoiners ». Ils promeuvent les cryptomonnaies comme une réponse aux institutions jugées dangereuses ou oppressives par essence. Ils créent ainsi une nouvelle « institution » non officielle, alternative : un ensemble de règles codées dans un protocole, des normes et un système de confiance fondé sur la technologie plutôt que sur l’État. Les libertariens estiment en effet que les institutions sont des constructions artificielles, qui entravent l’auto-organisation des êtres humains entre eux. Elles seraient donc mauvaises et dangereuses. Nous pensons au contraire avec l’école institutionnaliste, comme avec René Girard, que les institutions, qu’elles soient visibles ou invisibles, sont le produit de l’évolution spontanée de la société. Elles représentent la sédimentation de l’apprentissage historique de l’humanité, visant à améliorer l’efficacité de la société, la capacité de vivre ensemble, ainsi que la maîtrise de la violence. Bien entendu, certaines institutions peuvent aussi devenir inefficaces, voire nuisibles, pour diverses raisons commentées dans certains de nos articles. Mais, en ce cas, notre propos est d’avertir sur leur fragilité et sur leurs possibles dérives ou mésusages, non de nier leur rôle fondateur et régulateur. Autrement dit, il s’agit de protéger leur utilité et de corriger celles qui deviennent inefficaces ou même perturbatrices, voire dangereuses pour l’équilibre de nos sociétés.

L’école institutionnaliste, en économie comme en sociologie, considère ainsi les institutions comme des structures sociales profondes et résilientes. Elles englobent à la fois des règles formelles, telles que les lois, les contrats ou les banques centrales, les institutions visibles, et des normes informelles, comme les coutumes, les conventions ou les croyances partagées, les institutions invisibles. Elles forment les « règles du jeu » qui structurent l’interaction sociale, fournissent des points de repère pour l’action collective et permettent à la société de fonctionner de manière stable et prévisible. Parmi les institutions visibles, on peut encore citer les constitutions, les lois, la monnaie, le système judiciaire ou le système éducatif… Parmi les institutions invisibles, on trouve également les normes sociales, la confiance, les valeurs partagées ou encore les codes culturels. Les institutions rendent possible une coopération effective, renforcent la confiance mutuelle et réduisent les coûts de transaction ainsi que les conflits. Sans elles, les marchés, la vie économique et la paix sociale seraient instables, incertaines, voire chaotiques. Elles constituent donc la base sur laquelle reposent le consensus social et la confiance réciproque, garantissant des résultats économiques et sociaux supérieurs à ceux qui pourraient être atteints en leur absence.

René Girard, pour sa part, voit dans les institutions des régulateurs de violence. Selon lui, toutes les sociétés humaines sont traversées par des dynamiques de violence potentiellement contagieuses, issues du désir mimétique, c’est-à-dire de la tendance à désirer ce que désirent les autres. Pour éviter le risque de crises paroxystiques et destructrices, les sociétés ont inventé des institutions : rites religieux, codes moraux, systèmes judiciaires, qui canalisent, redirigent ou transforment la violence. L’institution emblématique dans sa pensée est le mécanisme du bouc émissaire : la communauté décharge sa violence collective sur une victime ou un groupe, ce qui entraîne un rétablissement temporaire de la paix. Dans les sociétés modernes, ces mécanismes sacrificiels anciens sont remplacés par des formes institutionnelles plus « civilisées », telles que la justice, la police, ou même la monnaie, toutes jouant un rôle d’organisation et de pacification des rivalités.

Que l’on se réfère à l’école institutionnaliste ou à Girard, une institution suppose des règles partagées, explicites ou implicites, collectivement acceptées, mais aussi une structure de confiance permettant aux individus de s’appuyer sur la prévisibilité du comportement des autres. Elle implique également une capacité à réguler les conflits : la justice encadre la punition, la monnaie encadre l’échange, l’État de droit canalise les rivalités de pouvoir ou d’argent. Les institutions, qu’elles soient visibles ou invisibles, apparaissent ainsi, tant pour les institutionnalistes que pour René Girard, comme les principaux régulateurs des sociétés humaines. A ce titre, le bitcoin, monnaie privée non appuyée par une institution publique et émis en dehors de toute référence objective extérieure, détachée de l’évolution des besoins économiques de la société, ne peut pas être validé par tous comme un moyen universel de paiement libératoire. Et ce d’autant plus que sa valeur auto-référentielle, donc la très forte volatilité de son prix, rend très difficile son usage quotidien comme moyen de paiement.

Pourtant, les institutions elles-mêmes ne sont pas immuables, exonérées de possibilité de dérive ; elles peuvent être fragiles. Chacune risque avec le temps de perdre de son efficacité, de développer une dangereuse entropie, ou encore d’être dévoyée par une mauvaise compréhension des mécanismes propres aux sociétés humaines. Si la contrainte monétaire, par exemple, était suspendue trop longtemps, c’est-à-dire si l’on monétisait durablement la dette publique par exemple, en créant de la monnaie pour la financer, alors ce serait la confiance dans le système de règlement des dettes, donc dans la monnaie, qui pourrait être remis en cause. Et si l’on perdait confiance dans la monnaie, nous pourrions connaître, non pas une inflation traditionnelle, mais une fuite devant la monnaie. Avec pour conséquence la désorganisation et le possible effondrement de l’économie et de la société. La monnaie est en effet constitutive du lien social. Comme le dit Michel Aglietta : « la monnaie, c’est l’alpha et l’oméga de la société ».  Ou encore « La monnaie est le lien social fondamental des sociétés marchandes ». 

Les cryptomonnaies, et notamment le bitcoin, pourraient ainsi s’installer en tant que monnaie alternative, voire monnaie de substitution, dont la valeur ne cesserait de monter, si les encours de dette ne cessaient de s’élever par rapport au PIB – ce qui est le cas dans le monde – et si la crainte d’une « corruption » de la monnaie officielle par une monétisation durable de ces dettes s’installait. 

Sinon, leurs caractéristiques en font des actifs hyper-spéculatifs, dont la valeur ne peut qu’être très incertaine, étant le produit du seul jeu des anticipations des participants du marché sur leur propre comportement à venir. Une spéculation « dans le vide ». Ils ne sont pas de la monnaie. Gardons-nous qu’ils le deviennent.