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L’avenir de la zone euro, publié dans la Nouvelle Revue de Géopolitique n° 9, Avril-Mai-Juin 2013

Un regard sur le passé tout d’abord. Le Système monétaire européen (SME) a été mis en place pour créer un lien fixe, mais ajustable entre les différentes devises de la zone. Il permettait ainsi, depuis 1979, d’éviter les variations brutales et perturbantes entre les devises des différents pays constituant le SME. Cependant, s’il démontrait sa forte utilité, il restait une source d’instabilité : des événements externes pouvaient entraîner des chocs asymétriques non désirés entre les pays européens concernés. Par exemple, une baisse du dollar contre les autres monnaies conduisait les opérateurs de marché à se porter sur le deutsche mark. Ils faisaient ainsi monter la devise allemande contre le dollar, mais aussi contre le franc français ou d’autres monnaies du SME. Cependant, l’évolution conjoncturelle de la France ou des autres pays et de l’Allemagne ne nécessitait pas une telle évolution du cours de change entre leurs devises.

En outre, chaque pays de la zone conservant sa monnaie, le solde de la balance courante devait être surveillé pays par pays. Une nation qui avait besoin de plus de croissance économique – par exemple de par sa plus forte croissance démographique – venait régulièrement buter sur la contrainte extérieure : un différentiel de croissance économique entre deux pays engendrait mécaniquement une dégradation du solde de la balance courante du pays à la croissance plus élevée. L’effet induit de ce phénomène était inéluctablement une contrainte d’alignement sur les taux de croissance les moins élevés des grands pays du SME.

La création d’une monnaie unique, en substitution du SME, participait donc structurellement de cette réflexion. D’une part, une monnaie unique permettait une dépréciation du dollar, provoquant un effet homogène sur les pays de la zone euro. D’autre part, la création de la monnaie unique pouvait laisser penser que des marges de manœuvre de politique conjoncturelle pouvaient être dégagées : le solde de la balance courante devait pouvoir alors se considérer au seul niveau de la zone et non plus de chaque pays.

Cela devait permettre à un pays de relancer son économie, si cela s’avérait nécessaire, sans buter immédiatement sur la contrainte extérieure, dès lors que l’ensemble de la zone ne dégradait pas son solde courant. L’exemple mis en avant était celui des États-Unis, au sein desquels un État pouvait relancer seul sa conjoncture sans frein immédiat dû à son propre solde courant. Enfin, une monnaie unique entre les pays considérés, sans possibilité de dévaluation-réévaluation, devait permettre aux acteurs économiques d’avoir une base plus stable de prévisions pour leurs investissements à l’étranger et leurs échanges, importations ou exportations, et de ne plus supporter les charges liées au change des devises les unes contre les autres.

Fédéralisme vs. convergence

À la création de la zone euro, deux écoles de pensée coexistaient tacitement. L’une et l’autre concevaient clairement qu’une telle zone monétaire ne pouvait fonctionner correctement sans complément.

La première école comprenait que, pour devenir efficiente et pour disposer d’une autorégulation satisfaisante, la zone euro devait progressivement être complétée d’un niveau de fédéralisme supérieur. En effet, la seule création de la monnaie unique était insuffisante pour apporter les modes de régulation nécessaires aux perturbations éventuelles. Dès lors qu’un pays au sein de la zone pouvait connaître un choc récessif interne isolé, il lui fallait s’ajuster sans pouvoir bénéficier d’une quelconque dépréciation ou dévaluation de sa monnaie. En l’absence de tout mode de régulation fédéral, la seule possibilité pour un tel pays consistait alors à abaisser ses coûts salariaux et ses dépenses publiques et sociales de façon à regagner de la compétitivité, en provoquant, en quelque sorte, une dévaluation interne, forcément douloureuse socialement et certainement coûteuse en termes de croissance économique pendant les premières années de l’ajustement.

Si l’on voulait éviter des ajustements « par le bas » trop coûteux, il fallait alors deux conditions clairement identifiées théoriquement. D’une part, une mobilité de la main d’œuvre entre les pays de la zone permettant aux personnes perdant leur emploi dans un pays d’en retrouver un autre dans un pays de la même zone. D’autre part, une solidarité budgétaire entre les pays ayant une même monnaie, de façon à organiser des transferts budgétaires des pays à plus forte croissance vers les pays en difficulté, allégeant ainsi la tâche d’ajustement interne de ces derniers pays. Cette situation est exactement celle des États-Unis, grâce à une langue commune et à une pratique historique de mobilité de la population, et grâce à un budget fédéral d’un niveau suffisant pour permettre ces transferts.

L’Europe n’avait pas historiquement cette mobilité, ni le cadre institutionnel légal et social unifié permettant de l’inciter. Mais, en poursuivant sa construction, elle pouvait atteindre un degré de fédéralisme plus élevé autorisant des transferts budgétaires, sous condition expresse d’une supervision budgétaire de chacun des pays par le niveau fédéral, la solidarité ne pouvant se développer sans contrôle préalable du sérieux des politiques menées nationalement. Telles étaient les réflexions de cette école de pensée qui fondait ses espoirs sur la continuation d’une construction européenne, jusqu’alors faite par l’économique avant de procéder aux avancées politiques nécessaires.

L’autre école de pensée, qui s’imposait dès lors que l’on n’osait ou ne voulait afficher des objectifs fédéralistes, était de ne laisser entrer dans la zone monétaire européenne que des pays très similaires et devant le rester ; d’où la création justifiée dans ce cadre des critères de convergence. Si les pays membres d’une zone monétaire sont en phase conjoncturelle et convergent en termes de taux d’inflation, de déficit budgétaire sur PIB, comme de dette publique sur PIB, et qu’ils le restent une fois entrés dans la zone, les ajustements entre pays membres ne sont plus nécessaires. Il n’y a plus lieu alors d’attendre un surcroît de fédéralisme.

Erreurs partagées

À la lecture des événements des dernières années, les deux écoles de pensée ont été dans l’erreur.

La première, puisque le surcroît de fédéralisme, considéré comme devant nécessairement suivre la création de la zone, ne s’est pas produit et qu’il s’est révélé difficile de faire émerger des solidarités internationales ex nihilo.

La seconde, puisque les pays entrés dans la zone n’ont pas tous été choisis sur une base de forte proximité économique structurelle et conjoncturelle, pour des raisons politiques ou car certains de ces pays ont volontairement occulté certains traits de leur économie. Erreur, en outre, parce qu’une union monétaire ne conduit pas naturellement à préserver une convergence, eût-elle existé à sa création, mais tout au contraire induit progressivement des divergences structurelles dues à des polarisations industrielles sur certaines régions de la zone, correspondant à des désindustrialisations d’autres régions. Une même politique monétaire, adaptée à la moyenne des pays de la zone et non à chaque conjoncture spécifique, comme la suppression du risque de change, conduit en fait à des spécialisations économiques nationales divergentes, pouvant mener certains pays à connaître structurellement des déficits de balance courante de par une industrialisation insuffisante.

Les marchés financiers eux aussi s’y sont trompés. Ils ont maintenu un taux d’intérêt des dettes publiques des différents pays de la zone à des niveaux très similaires, alors que l’on connaissait progressivement des divergences considérables, tant dans les ratios d’endettement public que dans ceux des déficits courants.

Ces erreurs de politique et de marché ont amené à l’éclatement d’une crise majeure spécifique à la zone euro, non pas due à de mauvais résultats et ratios en termes consolidés, mais à des divergences de plus en plus fortes entre pays de la même zone, sans que les mécanismes de régulation de tels phénomènes aient été à l’œuvre ou, même, aient été prévus.

Comment sortir des cercles vicieux de la crise ?

La résolution des problèmes intrinsèques de la zone euro s’est révélée dès lors extrêmement difficile, douloureuse et peu lisible.

Se sont enclenchés deux cercles vicieux qui ont accéléré les processus de crise. Le premier est la boucle qui s’est formée entre taux de croissance économique, taux d’intérêt de la dette publique et déficit public des pays en difficulté. Pour redresser la situation des comptes publics et sa compétitivité, un pays doit abaisser son niveau de dépenses publiques et augmenter ses taux d’imposition brutalement, de même que faire baisser ses coûts salariaux – alors même que plusieurs pays de la même zone le font simultanément. Les effets sur la conjoncture économique sont dès lors très défavorables. Le multiplicateur budgétaire dans de telles circonstances – avec un environnement de croissance très faible – a été calculé, y compris par le FMI. Il est supérieur à 1 : une baisse donnée des dépenses publiques en Europe engendre une contraction encore plus grande en proportion de l’activité économique. La baisse de croissance induite dégrade à nouveau le déficit public, ce qui inquiète les marchés et fait augmenter alors le taux d’intérêt de la dette publique. Ce qui à son tour rétroagit négativement sur le niveau du déficit public.

Le second cercle vicieux enclenché consiste en une boucle entre les banques et la dette publique d’un même pays. Les banques européennes détiennent, en placements de bon père de famille, des titres sur leur État, et d’ailleurs sur les États des autres pays de la zone, eu égard à une forte intégration financière dans l’union monétaire. La crainte sur la solvabilité de ces États a donc enclenché une défiance vis-à-vis de ces banques qui, si cette défiance dégénérait en crise systémique, ne pouvaient être sauvées que par leur État, aggravant immédiatement la crainte sur la dette publique.

La zone euro, par tâtonnements successifs, a tenté de sortir de cette grave crise et de ces boucles auto-entretenues. Là encore, deux grandes tendances issues des deux écoles décrites précédemment se sont fait jour, même si celles-là ont pu s’interpénétrer, voire converger.

La première a soutenu que la sortie dépendait de la capacité européenne à créer davantage de fédéralisme, capacité renforcée par la crise. La seconde a avancé que chaque pays en difficulté devait retrouver par lui-même une compétitivité par des efforts suffisants sur ses coûts et sur ses déficits. À nouveau, ces deux tendances ne s’excluant pas totalement ont convergé vers les compromis européens que nous avons connus.

Ainsi, après quelques errements trop longs, les décideurs politiques et la BCE ont heureusement décidé la création d’un fonds d’intervention européen, mutualisant ainsi de facto une partie de la dette publique des pays en difficulté, et la création de l’Union bancaire européenne. L’union bancaire est un élément constitutif et essentiel d’une zone monétaire parce qu’un niveau de supervision européen des banques est nécessaire. En effet, il existe parfois une suspicion vis-à-vis de certains superviseurs nationaux quant au fait qu’ils protègent trop leurs banques ou qu’ils s’aveuglent eux-mêmes. Une supervision au niveau européen est d’autant plus valable que nos banques sont aussi multinationales en Europe, afin d’assurer ainsi une homogénéité du contrôle prudentiel tant en terme de qualité qu’en terme d’efficacité. Mais l’argument central en faveur d’une supervision européenne est qu’il ne peut y avoir de solidarité acceptée sans supervision partagée. C’est pourquoi l’accord récent conditionnait la mise en place des autres éléments essentiels de l’union bancaire.

Cette solidarité inquiète les banques en bonne santé parce qu’elles craignent de pâtir de la situation des banques moins bien portantes. Or c’est bien le contenu de la solidarité interbancaire européenne qui se construirait par la constitution d’une garantie des dépôts, éventuellement à plusieurs étages. Au-delà des garanties de dépôts nationales existantes, des garanties de dépôts s’enclencheraient ainsi, à certains moments, après épuisement des garanties de niveau national, au niveau européen directement, sur la base d’une solidarité des banques européennes des autres nations. Cette solidarité interbancaire serait complétée par une solidarité entre les États de la zone. Un système européen de résolution des crises, avec notamment un fonds d’intervention européen, nourri par les États, devrait voir le jour. Un tel fonds éviterait que la recapitalisation des banques doive se faire nécessairement par un État isolé. Il mettrait ainsi fin au deuxième cercle vicieux évoqué ci-dessus.

La BCE a annoncé qu’elle avait dorénavant la possibilité d’acheter ad libitum des dettes publiques des pays en difficultés, dès lors que leur taux d’intérêt dépassait un niveau considéré comme normal et autorisant une trajectoire de retour à une meilleure solvabilité, sous réserve qu’ils mènent une politique structurelle le permettant.

Ces décisions fondamentales – fonds d’intervention, union bancaire et politique d’intervention illimitée, mais conditionnée de la BCE – ont permis de retrouver la confiance et de casser au moins temporairement les deux cercles vicieux des crises énoncées ci-avant. Aujourd’hui, la question posée par la communauté des économistes est de savoir si les efforts réalisés par chaque pays – couplés aux mesures précitées – permettront d’assainir structurellement la situation de la zone euro et de se préserver en tant que telle, en assurant une convergence durable des pays participants.

Les alternatives à l’austérité

Les efforts intenses réalisés par les pays du sud de l’Europe induisent des coûts sociaux immenses, en termes de niveau de vie et de chômage. En moyenne, ces pays n’ont pas amélioré – voire ont détérioré – leur ratio dette publique sur PIB, eu égard à l’effet multiplicateur supérieur à 1 des mesures budgétaires. Cependant, certains pays comme l’Espagne commencent à voir leurs efforts porter des fruits lisibles dans le redressement de la balance courante et l’augmentation des exportations.

Dans le cas de la Grèce, la suppression d’une partie importante de la dette grecque détenue par le secteur privé semble ne pas suffire au redressement du pays alors même que, là encore, les coûts sociaux et économiques des mesures sont considérables. L’Italie a décidé de réformes structurelles importantes, mais a des difficultés à afficher un redressement de sa compétitivité et semble s’épuiser en combats politiques incertains, ce que viennent de confirmer les dernières élections. Le redressement constaté des balances courantes des pays en difficulté, à l’exclusion de l’Espagne, vient plus souvent d’un affaissement des importations dû à la récession que d’une hausse de leurs exportations expliquée par un surcroît de compétitivité.

La question est donc de savoir si la quête douloureuse simultanée d’un surcroît de compétitivité par une cure d’austérité dans chaque pays concerné isolément, sans avoir recours à l’ajustement par les cours de change, peut être fructueuse. La récession durable provoquée affaiblit en effet la croissance potentielle. Même en supposant un succès à terme, le redressement des comptes publics et des exportations peut-il être suffisamment rapide pour que les coûts sociaux ne se traduisent pas antérieurement par une crise politique et sociale qui viendrait compromettre l’équation européenne et les efforts jusqu’alors consentis ?

À supposer enfin que le regain de compétitivité parvienne à se matérialiser avant toute crise, la question se pose dans les termes suivants : la zone euro doit-elle se réguler par le seul ajustement « par le bas » des niveaux de vie, afin d’amener certains pays-membres, par des efforts internes considérables, à converger vers des niveaux de déficit et de dette publics plus acceptables et vers un meilleur équilibre de leur balance des paiements ? Dès lors que la base industrielle est faible, l’équilibre ne peut venir en effet que d’une croissance atone n’induisant pas d’accroissement des importations.  Ce qui produit alors un phénomène inéluctable de ralentissement durable de la croissance de la zone euro. Ou la régulation de cette zone monétaire doit-elle s’opérer par un mix de réformes structurelles indispensables à des finances publiques plus saines et à une meilleure compétitivité, mais aussi par une politique européenne de soutien de la croissance potentielle, par une véritable coordination des politiques économiques – relance ici et politiques restrictives là – et des transferts entre les différents pays permettant aux moins industrialisés d’entre eux de ne pas être contraints en permanence à l’ajustement par l’austérité ? Ce mix pourrait aider à ce que ces changements structurels puissent se faire sans brutalité excessive et sans entraîner de récession violente, donc en permettant à ces réformes d’être plus acceptables. Les réformes structurelles réussies par le Canada et la Suède notamment, dans les années 1990, ont été largement facilitées par des politiques conjoncturelles accommodantes qui ont permis de rendre acceptable le coût social transitoire de ces mesures. Ce mix ne manquera pas de comprendre également une meilleure supervision des politiques budgétaires notamment, car on ne peut concevoir de solidarité sans contrôle, si l’on souhaite éviter tout effet d’aléa moral.

L’interrogation finale est la suivante : la zone euro peut-elle développer un degré de fédéralisme supplémentaire – supervision, coordination des politiques économiques et transferts budgétaires – qui permettrait d’assurer un degré supérieur de solidarité entre ses membres, sans pour autant accepter de laxisme, ni de comportement de free rider ? Cela permettrait alors, non seulement, comme dit ci-dessus, de réaliser les indispensables réformes structurelles dans nombre de pays de façon organisée et mieux planifiée sur un temps plus long, donc moins douloureusement et avec moins de risques, mais aussi de reconnaître et d’assumer la diversité naturelle des pays composant la zone, y compris la diversité induite sur le plan industriel notamment par l’existence même de la monnaie unique.

Cela favoriserait un niveau de croissance moyen plus élevé, en autorisant certains pays à connaître des déficits courants alors que d’autres afficheraient des excédents. Ou alors, incapable de dessiner cette évolution politique, la zone euro est-elle condamnée à exiger trop vite et trop durablement une politique d’austérité dans les pays les moins industrialisés, conduisant alors à un niveau moyen de croissance pour l’ensemble de la zone durablement très affaibli, avec les risques politiques induits. Et peut-être finalement des risques sur l’euro lui-même.

Article publié dans la Nouvelle Revue de Géopolitique, n° 9, Avril-Mai-Juin 2013

Télécharger : L’avenir de la zone euro – Nouvelle Revue de Géopolitique 2013 04 (PDF)

Lire en anglais The future of the euro zone

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Finance

Préface au livre de Sébastien Laye « Stratégies d’investissement : Les secrets de la fortune des Hedge Funds »

Les Hedge Funds fascinent les esprits. Entreprises dont les placements, souvent mal compris, génèrent des rendements très réguliers pour un risque très faible, entend-on souvent ; risque très maîtrisé, car très peu ou pas du tout directionnel ; vecteur puissant du processus conduisant à l’efficience des marchés financiers…

Mais aussi, entreprises dont les responsables peuvent accumuler très rapidement d’immenses fortunes personnelles ; activisme actionnarial et court-termisme financier destructeur d’emplois, sous l’habillage de création de valeur ; facteur aggravateur du risque systémique ; quintessence de la spéculation débridée…

Les points de vue sont donc très nombreux et fréquemment contradictoires, et bien souvent idéologiques, que cette idéologie soit celle de l’efficience idéalisée des marchés ou à l’inverse celle du rejet politique et global de la finance, comme mal corrompant la société.

Cette sur-médiatisation des Hedge Funds et leur caractère emblématique dans l’imaginaire des « tout-marché » ou dans celui des « anti-marché » tiennent probablement, à l’origine même de ce phénomène, à la difficulté d’en donner une définition simple, précise et acceptée de tous.

Déjà, le terme anglais signifie « fonds de couverture », or ces fonds ne cherchent pas à couvrir des positions de taux d’intérêt, de change, etc., des acteurs qui y investissent. La notion de « fonds d’arbitrage » se rait plus appropriée si – loin de signifier des fonds opérant des arbitrages sans risque à gain certain – elle incorporait la notion élargie d’arbitrage, c’est-à-dire d’absence de prise de risque de tendance (ou directionnel). Ces arbitrages-là sont des prises de position sur des écarts (entre deux taux d’intérêt, entre les valeurs de deux titres, entre la valeur d’un titre et celle d’un indice boursier, etc.) qui s’éloigneraient trop de leur amplitude moyenne historique. Cependant, même cette dernière définition – semblable à celle de la gestion alternative – ne saurait apporter une vision juste de ce que sont les Hedge Funds qui peuvent librement prendre des positions sur l’évolution des écarts, mais aussi sur des tendances (des directions), d’objets aussi divers que les taux d’intérêt, les cours des actions, les cours de change, le prix des matières premières, l’immobilier, l’art, etc.

On fondera alors, en se rapprochant de l’AMF, la notion de Hedge Funds en en citant les principales caractéristiques communes :

  • Pour l’essentiel, absence de restrictions usuellement appliquées aux fonds d’investissement grand public, en termes de diversification minimale des actifs gérés,  de  liquidité  nécessaire  de  ces  mêmes  actifs, de  complexité  des techniques financières utilisées…
  • Possibilité sans limite d’utiliser des dérivés, de réaliser des ventes à découvert…
  • Utilisation des effets de levier dans des proportions qui peuvent ou ont pu être très élevées.
  • Commissions de sur performance importantes pour les gérants.
  • Rachat des parts de fonds, non à tout moment, mais pendant des fenêtres de tir, et avec des possibilités de blocage des fonds investis, suivant les règles fixées par chaque fonds.

Cette très grande liberté d’action des fonds, comme leur étonnante et foisonnante diversité, contribue donc à l’évidence à la vision radicalement opposée que certains portent sur eux : vecteurs puissants d’efficience des marchés financiers, de par leur agilité et leur manque de contrainte, pour spéculer favorablement sur un retour aux valeurs fondamentales ou, à l’inverse, fauteurs de trouble consubstantiels au capitalisme financiarisé.

Si l’on cherche à avoir un regard libre d’idéologie et « scientifique » sur le rôle des Hedge Funds, on s’aperçoit – ce qui ne saurait être développé dans cette préface – que ces acteurs de la finance mondiale ont régulièrement compris que les bulles qu’ils voyaient se développer ne devenaient plus soutenables et qu’ils ont alors joué leur éclatement. C’est évidemment le cas, en 1992, de la livre sterling et de son accrochage au système monétaire européen, sans flexibilité et à un cours qui devenait absurdement surévalué. C’est également le cas, plus récemment, de la folle bulle sur les subprimes et l’immobilier américain, pour ne citer que deux exemples bien connus. En ce cas, leur rôle, souvent contrariant, est à n’en pas douter utile et contributif au meilleur fonctionnement des marchés financiers.

Mais si les Hedge Funds savent régulièrement tirer profit de certaines erreurs de marché ou de politique économique, en sachant remettre en question les consensus mal fondés et en contribuant ainsi activement à l’éclatement des bulles, ils ne sont pour autant pas exonérés dans nombre de cas de partager non moins activement d’autres erreurs de marché, en participant aux polarisations mimétiques et à l’aveuglement au désastre, coutumiers des marchés financiers, voire en les renforçant largement. L’histoire de ces dernières décennies est émaillée de tels faits.

En outre, de par leurs positions, les montants investis, comme les financements bancaires qui leur sont accordés, les Hedge Funds sont bien aussi des acteurs du risque systémique mondial, et, à ce titre, méritent donc une supervision et une régulation adaptées cependant à leur caractère profondément original.

Le livre de Sébastien Laye a ceci d’utile et de passionnant pour tout lecteur, étudiant, praticien de la finance et de la banque, ou toute autre personne avertie qui souhaite approfondir davantage ses connaissances, qu’il s’éloigne volontairement de l’analyse macro-financière ou prudentielle des Hedge Funds, comme de toute idéologie, pour se concentrer sur l’explication simple et claire des différents types de stratégie suivis par les différents fonds et gérants de Hedge Funds.

A ce titre, il contribue très positivement à lever le voile d’opacité, voire d’ignorance, qui recouvre trop souvent l’activité de ces fonds, ce qui ne peut que permettre d’en avoir une vision plus précise et plus objective.
Le talent pédagogique de Sébastien Laye est évidemment renforcé par ses années d’expérience professionnelle à haut niveau dans différentes branches de la finance et, bien entendu, au sein des Hedge Funds eux-mêmes.
Ce livre est ainsi une pierre nécessaire et utile apportée à la connaissance pratique, donc in fine également au débat sur les Hedge Funds.

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Crise économique et financière Finance Politique Economique

Crise de la zone euro et nécessaire union bancaire européenne

Je commencerai par une mise en perspectives. Les problèmes de la zone euro en ce moment viennent fondamentalement du fait qu’elle n’est pas complète, en ce sens qu’elle n’a pas tous les éléments de régulation d’une zone monétaire classique. Notamment, on ne sait pas très bien régler les divergences naturelles qui viennent de l’évolution des spécialisations industrielles due à l’existence même d’une zone monétaire : il y a des pays qui se désindustrialisent, il y en a d’autres qui s’industrialisent, avec des phénomènes de polarisation industrielle sur certains pays. On a en conséquence des divergences progressives des soldes courants des balances des paiements des différents pays, avec accumulation des excédents chez les uns et des déficits chez les autres.

Deux cercles vicieux

En liaison avec ces problèmes structurels, on assiste à deux phénomènes d’accélération, deux boucles d’accélération, deux cercles vicieux. Le premier qu’on connaît bien évidemment, vient de ce que, lorsqu’on lutte intensément contre des déficits publics excessifs et qu’on le fait simultanément dans plusieurs pays de la zone, cela crée des problèmes de croissance accrue qui rebondissent en boucle sur les problèmes de déficit budgétaire. D’où la nécessité de rechercher davantage de croissance.

Cette boucle se met en place via le recul de la croissance – dû à l’augmentation des impôts et à la baisse des dépenses publiques – qui tend à contrecarrer les efforts de la réduction du déficit public . Ce phénomène renforcé par la hausse des taux d’emprunt des Etats dont les marchés financiers doutent de la réduction des déficits, eu égard au ralentissement de la croissance, voire de la récession.
Le deuxième cercle vicieux est celui qui entraîne en boucle le risque bancaire et le risque souverain.

On comprend bien que les banques peuvent accumuler des difficultés liées au risque souverain que, légitimement, elles portaient comme des placements de bons pères de famille depuis toujours dans leur bilan . De plus, les banques nationales européennes, de par l’intégration financière qui s’était très bien faite depuis la création de la zone euro, portaient aussi des dettes souveraines d’autres pays européens. Dès lors que ces banques deviennent fragiles parce qu’elles détiennent des risques souverains, il ne reste que les États, eux-mêmes isolés, pour prendre en compte le risque de leurs banques. Ce qui accroît à son tour le risque souverain. Dans le récent sauvetage des banques espagnoles, l’argent a été prêté à l’État espagnol pour qu’il prête lui-même aux banques, ce qui, évidemment, concentrait les problèmes sur l’État et renforçait la boucle d’accélération des risques dont je viens de parler.

L’Union bancaire européenne, une solution ?

De cette dernière difficulté a émergé l’idée de l’Union bancaire européenne. Elle est un élément constitutif d’une zone monétaire et elle en est essentielle. Pourquoi ? Parce que d’une part, il faut un niveau de supervision européen des banques. Il y a plusieurs raisons à cela. L’une d’elles étant parfois la suspicion vis-à-vis de certains superviseurs nationaux quant au fait qu’ils protègent trop leurs banques ou qu’ils ne veulent pas voir les problèmes et qu’ils s’aveuglent eux-mêmes.

On parle souvent de « capture » (c’est un mot à la mode en ce moment) nationale du régulateur. Le fait d’organiser une supervision au niveau européen a l’avantage de supprimer cette question de capture et d’imposer à tous une qualité de supervision identique. C’est d’autant plus valable – c’est le deuxième argument – que nos banques sont aussi multinationales en Europe, et qu’il est beaucoup plus simple de ne pas se contenter de juxtaposer des régulations et des supervisions nationales et de se fier à une supervision directement européenne, quitte à ce qu’elle comporte évidemment des démembrements nationaux. Cela assure une homogénéité tant en termes de qualité qu’évidemment d’efficacité de la supervision.

Le deuxième élément de l’Union bancaire européenne, c’est certainement une solidarité interbancaire au niveau européen. Mais cette solidarité inquiète les banques qui vont bien parce qu’elles ont peur d’être « embarquées » par les banques qui vont moins bien. C’est bien le contenu même de la solidarité interbancaire européenne qui se construirait par la constitution d’une garantie des dépôts éventuellement à plusieurs étages. C’est-à-dire qu’il pourrait y avoir, au-delà des garanties de dépôt nationales existantes, des garanties de dépôt qui s’enclencheraient, à certains moments, après épuisement des garanties de niveau national, au niveau européen directement, donc sur la base d’une solidarité des banques européennes des autres nations.

Enfin, c’est le fait de mettre en place un système européen de résolution des crises avec notamment un fonds d’intervention européen, nourri par les États, pour éviter la seule recapitalisation des banques par leur seul État isolé qui ne fait rien d’autre sinon d’aggraver la boucle que j’ai évoquée. Ce Fonds d’intervention direct pourrait intervenir directement comme on l’imagine auprès de banques de certains pays sans passer par l’État, ce qui briserait précisément ce cercle vicieux.

La fonction de l’Union bancaire européenne est donc de rassurer. Elle devrait permettre de rassurer les clients des banques fragiles de certains pays en difficulté et éviter les bank run. On est bien là dans la prévention des risques systémiques et tout à fait bien dans la régulation.

L’Union bancaire européenne va-t-elle résoudre tous les problèmes de la zone euro ?

Non à elle seule, mais c’est un élément fondamental d’un dispositif de sortie de crise. Est-ce que ce sera suffisant pour briser le cercle vicieux incriminé ? Dans le principe, oui. Il reste deux questions sans réponse pour le moment : le montant des fonds d’intervention – évidemment, ce sera crucial – et les termes de la conditionnalité du déclenchement de ces fonds pour pouvoir intervenir. Restons optimistes et espérons qu’il sera possible d’aller jusqu’au bout de la logique de l’union bancaire et de ses objectifs.

L’Union bancaire ne résoudra pas à elle seule les problèmes de fond structurels de la zone euro. Mais c’est un premier pas et un pas essentiel pour restaurer le calme et aborder les problèmes de fond. Il ne faudrait pas que l’Union bancaire soit un substitut à un fédéralisme plus poussé, d’autant plus que l’Union bancaire apporte de toutes façons une mutualisation du risque de la dette : s’il y a des fonds qui sont nourris par les États au niveau européen pour intervenir sur les banques, cela signifie que les États mutualisent une partie de la dette qui va permettre de résoudre le problème. Pourquoi pas ? Mais il faut que cela soit assumé ou assumable, et que cela ne serve pas à éluder la question de la mise en place nécessaire d’une union de supervision et de transferts budgétaires qui comprenne également une véritable coordination des politiques économiques. On peut espérer que l’Union bancaire européenne, qui a été décidée, marquera le début du sursaut européen.

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Banque Finance

Pour le retour des pools bancaires

La crise financière et bancaire, qui n’a pas encore connu son épilogue, a, sinon déclenché, à tout le moins accéléré la très sérieuse crise économique mondiale en cours.

Par un phénomène d’accélérateur financier, bien mis à jour par Ben Bernanke, l’actuel Président de la Fed, lorsqu’il était professeur d’économie, la crise financière peut conduire à aggraver la crise économique par le biais notamment d’une restriction de la demande comme de l’offre de crédit. Cette contraction est alors due à la baisse de la richesse des emprunteurs (dévalorisation des actifs des entreprises et des patrimoines immobiliers et en actions des ménages) et de la valeur des gages (collatéraux) que les banques peuvent prendre à l’octroi du crédit.

La crainte de la hausse du défaut des emprunteurs induite par la crise économique peut conduire également les banques à freiner leur production de crédits, anticipant avec raison qu’un ralentissement de la croissance rend plus vulnérables les emprunteurs les plus endettés, ménages comme entreprises.

Bien entendu, l’affaissement de la demande et de l’offre de crédit s’avère alors souvent d’autant plus brutal que la période précédente a été euphorique et a amené les banques et les emprunteurs à laisser s’accumuler des situations financières tendues et se développer des conditions ne rémunérant pas correctement le risque de défaut futur. Et ce retournement du crédit conduit à approfondir la crise économique puisque, volontairement pour réduire leur endettement ou involontairement parce qu’ils obtiennent moins de crédit qu’ils ne le désirent, les ménages consomment moins et les entreprises réduisent leurs investissements comme leur Besoin en Fonds de Roulement. Puis, ce phénomène s’auto-entretient, puisque, à son tour, cette moindre demande réduit plus fortement encore la croissance et contraint d’autres agents économiques, en augmentant par conséquent leurs difficultés à rembourser leurs crédits.

Ajoutons encore que la crise bancaire due aux dévalorisations massives d’actifs au bilan des banques, impactant leurs capitaux propres et engendrant une crise de liquidité par manque de confiance entre les banques elles-mêmes, réduit encore les possibilités des établissements financiers de soutenir leur rythme antérieur de distribution de crédits.

Dans de nombreux pays, les pouvoirs publics réagissent afin de tenter de contrecarrer cet enchaînement fatal. Ils facilitent, par l’octroi de leur garantie, le refinancement interbancaire, et injectent des capitaux propres dans les banques qui en connaissent le besoin, afin qu’elles ne soient pas trop fortement contraintes par les ratios prudentiels dans leur offre de crédit. En France, en outre, les pouvoirs publics ont renforcé les systèmes de garantie des crédits octroyés aux entreprises par les banques ou les possibilités de cofinancement, par le biais d’OSEO, pour permettre d’éviter de voir se réduire le financement des entreprises.

Cette intervention publique nous semble parfaitement appropriée et nécessaire. Mais elle ne répond pas à un autre phénomène qui amène les banques à se méfier les unes des autres, non plus ici dans leur refinancement croisé, mais dans le maintien de leurs encours de crédit auprès des entreprises multi-bancarisées.

Les banques font face à une incertitude – qui peut être destructrice – liée à leur situation de non coordination explicite, alors qu’elles sont mutuellement concurrentes et complémentaires. Elles sont en effet concurrentes, car elles luttent pour prendre des parts de marché dans le crédit des entreprises saines ou pour réduire leurs concours à temps dans les entreprises dont la situation est fortement compromise ; mais également complémentaires, car en cas de retournement de conjoncture, si l’une des banques importantes d’une entreprise, fut-elle saine, décide de se retirer en coupant ses lignes de crédit, les autres peuvent subir des pertes sur les crédits antérieurement accordés, car l’entreprise peut alors périr par manque de financement. Aussi, chaque banque ne peut-elle juger des lignes à accorder ou à maintenir par sa seule analyse des perspectives de solvabilité de sa cliente. Elle doit intégrer dans sa décision son anticipation de ce que vont faire les autres banques.
Sans coordination organisée, l’équilibre se fait naturellement par des niveaux conventionnels, donc acceptées de facto par toutes les banques, de ratios « normaux » d’endettement et de rentabilité.

Par temps troubles, comme ceux liés à un fort retournement de conjoncture, aujourd’hui aggravés encore par la puissante crise bancaire et financière, ces conventions ne sont plus stables et la prévision quant aux comportements des autres banques devient plus incertaine. Il peut alors être rationnel pour une banque, à titre individuel, craignant que les autres commencent à rationner le crédit pour une entreprise donnée, d’être la première à le faire. La somme de ces rationalités individuelles conduisant rapidement à un désastre collectif.

Or, si, en cas de problème bancaire avéré, une entreprise peut se placer sous la protection d’une procédure collective (procédure dite de sauvegarde), cette procédure n’en reste pas moins publique et peut laisser des traces, en termes de réputation. Les pouvoirs publics français ont très récemment mis au point également une possibilité de médiation auprès des banques par un médiateur désigné par le Gouvernement. C’est utile, mais ponctuel. Pourquoi, en outre, ne pas revenir autant que nécessaire, et au moins temporairement, à un mode d’organisation explicite de la coordination interbancaire – qui a été balayé par la dérégulation financière les années 80 -, le pool bancaire ? Si les pools bancaires, à l’époque, étaient, pour les banques jugés peu incitatifs à se faire concurrence et apporter les meilleures conditions de crédit aux entreprises, ils avaient l’avantage certain de réduire fortement les effets pervers de l’asymétrie d’information et de la défiance contagieuse présentés ci-dessus.

Il nous semblerait utile, voire salutaire, qu’aux côtés des indispensables interventions publiques, des solutions privées, telles que celles présentées ici, soient recherchées, pour contribuer au mieux à éviter un fort rationnement du crédit, conduisant inéluctablement sinon à une crise économique plus violente encore.
 

Pour le retour des pools bancaires – Les Echos 2009 02 04

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La crise financière actuelle : nouveauté ou répétition de l’histoire ?

Publié dans la revue Sociétal – numéro de Printemps 2009

La première de ses formes, et la plus ancienne, est la crise de spéculation. Pourquoi les actifs patrimoniaux (actions, immobilier, or…) peuvent-ils faire l’objet de bulles spéculatives ? Parce que leur prix, au contraire de celui d’un bien ou service industriel ou commercial reproductible, ne dépend pas de leur coût de revient. C’est pourquoi leur prix peut s’éloigner fortement de leur prix de fabrication. Le prix d’un actif financier dépend donc en fait fondamentalement de la confiance que l’on place soi-même dans la chronique des revenus futurs qu’il peut engendrer, une chronique promise par son émetteur. Mais la détermination du prix dépend aussi de ce que chacun anticipe quant à la confiance des autres accordée à cette promesse. Chacun raisonnant de la sorte.

Pour peu que les informations ne soient pas bien partagées (entre le prêteur et l’emprunteur, l’actionnaire et le management, ou entre les acteurs de marchés eux-mêmes) et que le futur soit difficilement probabilisable, ces asymétries d’informations et cette incertitude fondamentale favorisent le mimétisme des acteurs.

Il est alors, en effet, très difficile de connaître la valeur fondamentale de l’actif considéré, et, de ce fait de parier sur elle. En ce cas, le sens du marché est donné par les autres, car il est le pur produit de l’expression de l’opinion majoritaire qui se dégage alors. Les acteurs s’imitent donc rationnellement, afin de tenter d’anticiper et de jouer les tendances du marché, de façon totalement autoréférentielle. Ainsi, peuvent se développer des bulles spéculatives fortes et durables. Ainsi, ces bulles crèvent-elles soudainement, avec le retournement de l’opinion majoritaire, dans un mouvement encore plus fort que celui qui a caractérisé la phase précédente.

La deuxième forme, la crise de crédit, quant à elle, vient du fait que, dans une période longue de croissance, tous (banques et emprunteurs) oublient progressivement la possibilité de survenance des crises et finissent par anticiper une expansion sans limite. Dans cette phase euphorique, le niveau de levier (dettes sur niveau de richesse ou de revenus pour les ménages ou d’actif net pour les entreprises) finit par s’accroître déraisonnablement.

La situation financière des agents économiques s’avère très vulnérable lors du retournement conjoncturel suivant. Bien souvent, pendant cette phase, les prêteurs diminuent dangereusement leur sensibilité au risque et acceptent, par le jeu concurrentiel, des marges qui ne couvriront pas le coût du risque de crédit à venir. Aussi, lorsqu’advient la crise suivante, les prêteurs (banques et marchés) reconsidèrent-ils brutalement le niveau de risque encouru, et par un effet symétrique du précédent, inversent-ils fortement leur pratique d’octroi du crédit, jusqu’à provoquer un « crédit crunch », qui va lui-même renforcer la crise économique qui l’a suscité.

Troisième forme canonique de la crise : la crise de liquidité. Lors de certains déroulements dramatiques des crises financières, une défiance contagieuse apparaît, comme dans la crise financière et bancaire que nous connaissons aujourd’hui. Cette défiance induit pour certaines banques une course fatale de leurs clients aux retraits des dépôts. Elle peut également conduire à une raréfaction, voire une disparition, de l’intention des banques de se prêter entre elles, de par la crainte de faillites bancaires en chaîne. Mais cette illiquidité du marché du financement interbancaire – sans interventions des Banques Centrales en tant que prêteurs en dernier ressort produit les faillites tant redoutées. En outre, d’autres formes d’illiquidité peuvent se produire.

Certains marchés financiers, liquides hier, peuvent se révéler soudainement illiquides, tant la notion de liquidité de marché, comme l’a analysé André Orléan, est là encore hautement autoréférentielle. Un marché n’est liquide que si tous les acteurs pensent qu’il est tel. Si une méfiance sur sa liquidité s’installe, comme sur le marché des ABS récemment par exemple, tous les acteurs se trouveront alors vendeurs pour sortir de ce marché, provoquant du même coup, de façon endogène, son illiquidité.
Ces trois types de crises s’entrelacent souvent et s’entraînent mutuellement dans une situation qui devient alors très critique. La grande crise qui s’est faite jour en 2007 est la combinaison de ces trois formes. Une bulle spéculative immobilière tout d’abord, notamment aux Etats-Unis, au Royaume Uni et en Espagne.

Une crise du crédit ensuite, due à une hausse dangereuse du taux d’endettement des ménages dans ces mêmes pays, et à un effet de levier très élevé des banques d’investissement, des entreprises en LBO et des hedge funds notamment. Une crise de liquidité, enfin, des marchés de produits de titrisation et du refinancement interbancaire.

La composante idiosyncratique de la crise actuelle, quant à elle, repose sur le développement rapide de la titrisation des créances bancaires, ces dernières années.

La titrisation sort du bilan des établissements de crédit des créances bancaires sur des particuliers, des entreprises, comme des collectivités locales. Ces créances sont regroupées de façon souvent hétéroclite dans des supports eux-mêmes à fort effet de levier, supports revendus à d’autres banques, aux assureurs comme à des fonds de placement, c’est-à-dire à tout un chacun.

La titrisation a donc permis un accroissement important du financement de l’économie mondiale, puisqu’elle autorisait les banques à réaliser bien davantage de crédits que si elles avaient dû les conserver à leur bilan.

Mais cette technique, réalisée sans régulation, a également incité les banques qui l’utilisaient le plus (notamment aux Etats Unis) à abaisser considérablement leur niveau de sélection des emprunteurs, puisqu’elles n’encouraient plus aucun risque après titrisation. Cela a provoqué d’importantes dépréciations d’actifs additionnels. C’est ainsi, par exemple, que les encours de crédits subprime se sont multipliés, amplifiant considérablement la crise de crédit qui s’est faite jour, après l’éclatement de la bulle immobilière.

La difficile traçabilité de ces crédits et le mélange de bons et mauvais crédits dans les mêmes supports ont, à leur tour, aggravé l’ampleur de la crise elle-même. Chacun n’ayant plus confiance dans la qualité de ce type de placements, leur liquidité s’en est trouvée en effet brutalement tarie. Cela a accru en outre, pour les pouvoirs publics, la difficulté de résoudre les problèmes ainsi soulevés.
Enfin, les agences de notations, fortes de modèles mathématiques fondés sur des hypothèses restrictives mal appréciées et sur l’analyse exclusive des séries passées, ont donné un label de qualité (note AAA) à des tranches des supports en question. Or ce label s’est révélé être de très piètre qualité au fur et à mesure du déroulement de la crise. Ces notes, qui ne visaient d’ailleurs pas le risque de liquidité, ont conduit nombre d’investisseurs, y compris bancaires, à se rassurer à bon compte et finalement à tort sur la qualité de leurs actifs financiers, sans beaucoup s’interroger sur les raisons pour lesquelles un placement coté AAA pouvait être si bien rémunéré.

L’entremêlement des trois formes canoniques de la crise financière et des éléments spécifiques de la crise actuelle explique la gravité extrême de la situation d’aujourd’hui, avec son cortège de banques en détresse, de panique des investisseurs, de « crédit crunch » en cours, et finalement de puissante crise économique. Seules les fortes actions des pouvoirs publics, au moment même où chacun doute de tous les autres, ont pu très récemment commencer à détendre quelque peu le marché interbancaire et à éviter une explosion du système financier dans son ensemble.

Reste à guetter et à tenter de contrer les conséquences économiques de la crise financière et bancaire la plus grave depuis les années 30. Et à espérer que le risque de crédit à venir sur les entreprises ne ravive pas la crise bancaire, dans un cercle vicieux qui aggraverait à nouveau la récession qui s’annonce.

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Normes comptables internationales

Après une décennie 1990 paradoxalement marquée par un des plus longs cycles de croissance du siècle, mais aussi par la récurrence de crises financières mal anticipées, graves et atypiques, la communauté financière internationale s’est attelée, depuis quelques années déjà, à la double tâche prométhéenne de réformer de fond en comble la communication financière des grandes entreprises et d’approfondir les règles prudentielles applicables aux banques. Le caractère concomitant de ces deux chantiers, a priori indépendants, est en réalité révélateur d’une volonté affichée d’organiser un aggiornamento, largement concerté, du langage commun et du canevas prudentiel des entreprises comme plus spécifiquement des professionnels de l’intermédiation financière.

En effet, tant l’acclimatation des normes comptables internationales (IAS ou IFRS) en Europe dès 2005, que le raffinement progressif des documents consultatifs du Comité de Bâle, deuxième du nom, au sujet de la réforme du ratio de solvabilité bancaire, participent de l’accompagnement de la mondialisation des transactions financières. Force est aujourd’hui de reconnaître que la Tour de Babel comptable, où chacun des organes nationaux de normalisation et de réglementation comptables s’enorgueillit de ses traditions et de ses pratiques, n’est plus en phase avec les exigences d’une économie financière globalisée.

De la même manière, la récurrence des crises financières de la décennie précédente, et leurs conséquences sur les institutions financières de la planète, ont cruellement souligné le caractère sans doute trop simpliste des règles prudentielles en fonds propres alors pratiquées par les banques, et mis en lumière l’urgente nécessité de les réformer, vers plus de modularité et de discrimination. Ce mouvement d’innovation et de standardisation normatif et transfrontalier, doublé de la sophistication de la couverture en fonds propres des risques bancaires, constitue un indéniable progrès vers la consolidation de l’architecture financière internationale, censée servir de garde-fou à l’incroyable densification des réseaux d’échanges et de leur corollaire, l’extension foisonnante du maillage planétaire des financements. Mais, il est très probable que les grands équilibres macro-financiers ne sortent pas indemnes de telles innovations.

Un progrès majeur

L’entrée des normes IFRS de plain-pied en Europe dès 2005, et leur acclimatation actuelle dans de nombreux pays émergents, sont de bon augure pour le processus naissant de standardisation du langage pratiqué par les financeurs et les financés internationaux, à condition qu’ils jouissent d’une taille suffisante. En effet, ce ne sont guère que les grandes entreprises cotées qui présenteront leurs comptes consolidés en Europe sous format IFRS, les autres continuant à communiquer leurs états comptables dans le respect des normes nationales. Cela dit, même limitée aux entités économiques de grande taille, l’innovation n’en demeure pas moins essentielle.

L’idée qu’une communauté de producteurs et de certificateurs d’informations financières (les comptables et commissaires aux comptes) et de consommateurs de cette même information (les analystes et, au-delà d’eux, les investisseurs) partagent des critères communs, accessibles à une échelle immédiatement globale, est assez séduisante. C’est par conséquent un référentiel normatif unique et mondialisé qui tend à s’imposer pour la production et la lecture des états comptables. Implicitement, les normes IFRS sont construites à partir du postulat de base que le destinataire final des états financiers est essentiellement l’investisseur, c’est-à-dire le bailleur de fonds, jouissant dès lors d’une primauté affichée par rapport aux autres parties prenantes (stakeholders ) que sont les salariés, les pouvoirs publics, les clients, les fournisseurs ou le public au sens large.

L’investisseur étant ainsi érigé en figure de proue du capitalisme contemporain, à la fois mondialisé, volatil, turbulent et rétif à toute forme de contrainte réelle ou nominale, il est naturel que les normes comptables mettent davantage l’accent sur une conception économique (substance over form, disent les Anglo-saxons) de la comptabilité, que sur une approche juridique (formelle) de cette dernière. En effet, les IFRS font la part belle au concept de juste valeur (fair value). Idéalement, sous IFRS, la totalité des lignes du bilan et du hors bilan devrait pouvoir être réévaluée à la juste valeur, c’est-à-dire à la valeur économique de marché, autrement dit à la valeur transactionnelle immédiate de tout actif ou passif. Si l’on n’en est pas encore là en l’état actuel de ces normes comptables internationales, elles ont eu le mérite intéressant d’acclimater la notion de juste valeur à des pratiques comptables jusque-là davantage obsédées par le principe de prudence que par celui de valorisation au prix du marché.

Ces nouvelles normes permettront, en outre, plus de transparence dans les comptes, en annihilant, par exemple, les possibilités – jusqu’alors abusivement utilisées – de pratiquer la défaisance « Canada Dry », puisque dans un certain nombre de montages le risque final restait à l’entreprise, alors qu’elle l’avait fait disparaître cosmétiquement de son bilan. Il en ira de même des « produits structurés », qui cachent des options permettant facialement de rehausser le rendement de l’actif ou d’abaisser le coût du refinancement, tout en occultant le risque réel lié à la vente implicite des options… L’élargissement du champ des IFRS, comme en atteste leur succès fulgurant dans de nombreux pays émergents, est susceptible d’être interprété comme un facilitateur d’échanges d’informations, préalable nécessaire aux transactions économiques, tant réelles que financières. Les IFRS participent sans doute, en ce sens, de la levée partielle du risque informationnel tant rédhibitoire dans certaines régions du monde. Plus au Nord, les IFRS auront sans doute pour effet d’accroître la comparabilité des bilans et d’introduire davantage de transparence dans la communication financière des grandes entreprises.

La seconde innovation concomitante, tout aussi majeure dans son esprit comme dans sa lettre, réside dans l’immense chantier que constitue la réforme du ratio de solvabilité bancaire par le Comité de Bâle II, émanation de la Banque des règlements internationaux, elle-même érigée en principal forum de discussion transfrontalier des banquiers centraux en matière de supervision et de régulation. De Cooke à MacDonough, les normes prudentielles régissant l’équipement en fonds propres des banques ont franchi un cap qualitatif considérable. En effet, entre le premier accord de capital de 1988 (dit de Bâle I) et le second attendu pour 2005-2007 (dit de Bâle II), la normalisation prudentielle, même si elle n’a guère changé d’esprit, s’est autorisé un niveau de sophistication jamais égalé jusqu’ici, et c’est sans doute une bonne chose, compte tenu de la complexité des risques bancaires sous-jacents qu’il s’agit de couvrir en capital. Ici n’est pas le lieu pour dresser une synthèse des travaux en cours au sein du Comité de Bâle ; il n’est toutefois pas superflu d’en interpréter le sens, au regard de ses contenus les plus inédits.

Co-écrit avec ANOUAR HASSOUNE
Professeur d’économie à HEC, Analyste, Standard & Poor’s.