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Hyper démocratie et hyper social-démocratie

La pensée sociale-démocrate, telle qu’elle existe en France, a vécu. Elle a beaucoup apporté pendant des décennies. Mais son modèle intellectuel n’a pas beaucoup évolué, alors que, sans même parler de la nécessaire transition climatique, a minima quatre mouvements d’importance se sont produits : la question de l’autorité publique, de la sécurité et du phénomène migratoire avec le développement de l’idéologie islamiste, tout d’abord, embarquant ainsi la réflexion sur ce qui fait nation. La montée d’un individualisme farouche, ensuite, avec la survalorisation des droits de chacun et la dévalorisation des devoirs. Troisième mouvement, l’obsession de l’égalité, impliquant un dangereux égalitarisme, au détriment-même de la recherche de l’égalité des chances et de l’équité. Le développement enfin d’une hypertrophie de la sphère publique, dont l’entropie engendre inefficacité, découragement, perte de confiance et montée de l’inquiétude.

Nous nous intéresserons ici particulièrement à l’obsession de l’égalité, et avec elle à la pente naturelle de la démocratie comme de la social-démocratie, sur leur dynamique endogène : ce que j’appelle l’hyper-démocratie et l’hyper social-démocratie. Toutes deux peuvent en effet produire par elles-mêmes leurs propres excès. Si l’on ne développe pas une réflexion approfondie sur ces trajectoires, la démocratie, de même que la social-démocratie, peuvent conduire à leur propre affaiblissement, mais aussi, au bout du chemin, à leur possible disparition. Avec en point de mire l’avènement au pouvoir du populisme, fût-il très à droite ou très à gauche.

De l’hyper-démocratie

Tocqueville déjà prévenait de cette logique endogène à la démocratie : le droit de tous, étendu, sans fin, à tout, opposable à tous les autres, et symétriquement, l’abandon progressif des devoirs — c’est-à-dire l’individualisme poussé au maximum et l’essor d’un communautarisme animé par la revendication de droits spécifiques. L’un comme l’autre peuvent être vus comme des signes de repli sur soi avec, en surplus, comme manifestation et justification idéologiques du phénomène, une vision moralisante et simplifiée de la société l’idée où chacun est obligatoirement oppresseur ou oppressé. La simplicité de cette idéologie va de pair avec la vigueur des normes qu’elle impose. Cette nouvelle bien-pensance conduit, à rebours des déclarations de ses promoteurs, à la haine de l’autre, des autres, accablés de la faute d’être l’oppresseur par assignation préétablie à résidence et à culpabilité indélébile. Ces oppresseurs ayant privé de leurs droits les oppressés, ces derniers se voient délivrés, en retour, de tout devoir comme de toute responsabilité. Le salut éventuel du présumé oppresseur ne pourra survenir que dans le cas d’un complet reformatage, d’une restructuration de l’individu ayant avoué ses fautes et s’étant ou ayant été rééduqué. Ce fantasme se joue dans une manipulation de l’histoire réécrite à travers l’unique et simplissime couple oppresseur-oppressé, chacun étant pour toujours, ou presque, affecté dans sa case d’origine. Toute ressemblance avec le totalitarisme… 

Cette idéologie ne s’avoue pas comme telle. Elle se cache derrière des mots devenus totem, et répétés inlassablement. Des mots vidés, énucléés, mais obligatoires, parce qu’appartenant au camp du bien. La police des mœurs va de pair avec une police de la pensée : d’autres mots sont interdits, honteux. Le wokisme est à l’évidence la caricature et l’expression aujourd’hui la plus aboutie de ce dévoiement du concept de démocratie. Il n’en est en rien une extension : il est la nouvelle idéologie de ses excès, idéologie in fine destructrice de la réalité-même de la démocratie.

La pensée sociale-démocrate ne peut ni ne doit laisser la critique et le combat contre le wokisme au populisme. Car elle risque sinon de s’y dissoudre elle-même, jusqu’à disparaître. L’exemple américain le montre bien, avec un Parti démocrate défait face à Trump jusque dans ses bastions géographiques et, ironie de l’histoire, abandonné par une partie conséquente des électeurs appartenant à des minorités. En France, le cas du Parti socialiste d’aujourd’hui en est un exemple également frappant, happé, sauf sursaut délibéré encore possible, par un NFP organisé autour des idées de LFI. 

Les excès de la social-démocratie 

Doivent également et parallèlement être pensés et analysés les excès de la social-démocratie elle-même. Sans omettre que la social-démocratie et la démocratie sont évidemment deux concepts non totalement distincts.  Nous les distinguons ici formellement, parce qu’ils ne se résument pas l’un à l’autre, aussi bien que pour faciliter l’analyse. Ses excès, développés aussi de façon endogène, peuvent être résumés dans la recherche de l’égalité poussée à l’extrême. Cet horizon d’une égalité parfaite anime une pensée magique, qui s’abîme dans ses propres contradictions : l’égalité en tout, de tous avec chacun, conduit en effet à la jalousie généralisée. Comment ne pas voir qu’une société ainsi aplatie — par la fiscalité, par la redistribution, par différentes politiques publiques – est le lieu des passions tristes ?

Une telle vision condamne aussi ce qui fait la dynamique d’une société, le moteur de l’effort et la recherche de la progression – en d’autres termes, de ce qui fait le progrès. Tocqueville encore : « Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme et pour la société que cet amour de l’égalité, qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle. »

La social-démocratie, sans réflexion sur elle-même et sans régulation de ses propres dérives, connaît ce genre de glissement fatal. Doivent donc être étayées à nouveau les différences entre égalité « absolue », égalité des droits, égalité des chances et équité. Et leurs conséquences réciproques, morales, économiques et sociales. 

Aussi, l’hyper démocratie comme l’hyper social-démocratie induisent-elles des régressions et un potentiel d’extinction progressive de la dynamique des sociétés et des économies, donc du bien-être. Elles conduisent à la faillite financière, et donc à la faillite sociale. Mais aussi, et cela va de pair, elles abîment gravement la capacité de vivre ensemble et de respecter les compromis nécessaires entre liberté et règles. Donc elles amènent à la faillite morale. En laissant les passions les plus basses s’exprimer en toute impunité : la jalousie, le ressentiment, la haine. Elles sont pourtant déjà à l’œuvre. 

l n’y aura ni renouveau de la pensée social-démocrate, ni diminution de la méfiance actuelle vis-à-vis de la démocratie, sans cet effort d’analyse de la montée naturelle des excès propres à la démocratie et à la social-démocratie et de leur hypertrophie, de la suradministration et de ses effets, de même que du besoin légitime et républicain d’un retour de l’autorité publique et que d’une meilleure régulation et intégration de l’immigration. La montée généralisée du populisme ne trouve certes pas son origine que dans ces facteurs-là. Mais il serait dangereux de nier que son développement a également sa source ici.  

Toute la question est ainsi la capacité de la démocratie et de la social-démocratie (et de façon intimement liée la sphère publique) à ne pas tomber dans l’entropie et à se stabiliser à un point d’équilibre qui marie durablement l’éthique (ou la justice) et l’efficacité (la production de richesse) et le bien-être économique et social. Il s’agit d’une question de survie de notre modèle économico-social européen. Avec ses défauts spécifiquement français, rendant le système de plus en plus inefficient, notre modèle de régulation sera tôt ou tard incapable de se reproduire, c’est-à-dire de survivre. Avec pour corollaires, si le sursaut ne vient pas à temps, un appauvrissement généralisé et une déconfiture morale et financière. 

La réflexion doit donc se poursuivre. Comment induire des mécanismes de limitation de ces excès ? Comment retrouver les équilibres vitaux qui permettent à nos sociétés de survivre et de se revigorer ? C’est tout l’enjeu. C’est une question fondamentale pour notre avenir, notre « modèle », notre Europe et notre pays. 

Ce texte est extrait d’une note plus longue, publiée sur le site d’Olivier Klein : « La pensée de la social-démocratie doit se renouveler profondément en France ».

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Le temps de travail en France

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CHANGER, POUR RENDRE LE MODÈLE FRANÇAIS SOUTENABLE

De la même manière que le marché n’est pas exempt d’erreurs et de dysfonctionnements endogènes,les décisions des pouvoirs publics peuvent ne pas être efficaces,voire être contreproductives et entraîner des effets pervers contraires aux buts recherchés.
Il n’y a ni omniscience des marchés, ni omniscience de l’Etat. Il n’y a pas le « méchant capital » et le « gentil État ». Pas de camp du mal et de camp du bien. Cette vision dichotomique est non seulement simpliste mais également dangereuse car très trompeuse. Le capital et l’administration connaissent leur propre logique de développement. Là,de capitalisation, d’accumulation du capital. Ici, de contrôle, de pouvoir. Tous les deux, éprouvant comme tout organisme vivant, la nécessité vitale de croître. Et pourtant, tous les deux sont nécessaires et complémentaires, dès lors que l’on ne laisse ni l’un ni l’autre s’imposer à tous et déstabiliser le délicat équilibre qui permet de combiner efficacement les deux.

En France,depuis des décennies nous voyons se développer un Etat omniprésent,tendant à intermédier les relations de chacun avec l’autre, c’est-à-dire de chacun avec la société. Et au détriment des corps intermédiaires.La suradministration tente de répondre à tout et à tous, en infantilisant les gens et en poussant sans cesse à plus de demande d’Etat. Ce qui amène inéluctablement la déception. L’Etat perdant en efficacité.Cela développe à son tour l’angoisse, la peur devenue insurmontable devant tout problème fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé.

Trop d’Etat induit une atomisation des individus et leur aliénation quant à leur capacité à agir par eux-mêmes. Un Etat trop intrusif et omniprésent peut conduire en effet à un affaissement de la confiance en soi-même, mais aussi entre les uns et les autres. C’est un frein à l’action individuelle et collective. Et entraîne une perte de solidarité auto-organisée entre les membres de la société. La suradministration développe en conséquence parallèlement la recherche de l’avantage maximal pour soi-même, l’hyper-égoisme. Chacun se déresponsabilisant,se déchargeant sur l’Etat .

Ainsi que le pense Hannah Arendt, cette dynamique induit une perte de l’équilibre nécessaire entre, d’une part, la liberté et la responsabilité individuelle et collective et,d’autre part, la nécessaire régulation de la société. « Le danger, ce n’est pas seulement la violence des régimes autoritaires, mais le glissement progressif vers une administration douce et paternaliste qui asphyxie la liberté sous prétexte de protection. » écrit-elle.

Il faut redonner à l’Etat vision et vigueur pour accomplir sa tâche au mieux.Sans développement superfétatoire.Sans suradministration. Ce qui induit sinon une inefficacité croissante qui devient dangereuse pour la démocratie elle-même.

Olivier Klein

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L’avenir des démocraties est-il compromis ?

La démocratie est critiquée par les autocraties. Plus inquiétant, elle l’est aussi de plus en plus régulièrement au sein-même des pays démocratiques. A tout le moins, la défiance à son endroit monte-t-elle dans ces derniers. Quels en sont les facteurs explicatifs ? Cela peut-il conduire au pessimisme quant à l’avenir ?

La possibilité d’un déclin repose sur plusieurs hypothèses. En voici quelques-unes.
L’altération de la démocratie aux Etats Unis, comme en Europe, est entre autres due au fait que les politiques eux-mêmes malmènent parfois les institutions. Mais l’une des raisons principales tient à ce que trop de partis de gouvernement ignorent ou affichent une attitude moralisatrice vis-à-vis des demandes des gens en termes de sécurité et d’autorité publique, comme de meilleures intégration et régulation de l’immigration. Ce qui est un facteur puissant de la montée de forces populistes des deux côtés de l’Atlantique.

De plus, le nouveau prêt-à-penser normatif (idéologies wokiste et écologiste…), accepté ou adopté par nombre de partis politiques et certaines institutions, est en fait refusé par une grande majorité dans sa version dogmatique et quasi totalitaire. Créant ainsi une méfiance vis-à-vis des institutions, des politiques et de la démocratie. Le wokisme idéologique est à l’évidence la caricature et l’expression aujourd’hui la plus aboutie de ce dévoiement du concept de démocratie. Il n’en est en rien une extension. Il n’est pas davantage la prolongation du progressisme. Il est la nouvelle idéologie des excès pernicieux de la démocratie, qui, in fine, sont destructeurs du consensus démocratique.

En Europe, la montée des mouvements populistes se fait en écho à ces deux phénomènes. Sur ces deux mêmes thèmes, les Démocrates, aux Etats-Unis, en ont payé le prix. Trump en est une réaction extrême. Et il peut à son tour tant malmener les institutions que cela provoque une accélération du processus.

La perte d’efficacité de la sphère publique est également source de dégradation de la confiance. Comme le marché n’est pas exempt d’erreurs et de dysfonctionnements endogènes, les décisions des pouvoirs publics elles-mêmes peuvent ne pas être efficaces, ne pas être les bonnes, voire même provoquer des effets contraires au but initialement recherché. Il n’y a en effet ni omniscience des marchés, ni omniscience de l’Etat. La sphère publique peut en outre perdre de son efficacité par entropie, dans une logique d’extension continue. Et engendrer ainsi un doute quant à la validité des institutions et de leur gouvernance démocratique. Qui plus est, la suradministration développe un sentiment d’impuissance et partant le découragement et le passéisme. Mais aussi la recherche de l’avantage maximal pour soi-même. Ou encore, chez certains, l’envie de sédition, d’insoumission. Par la logique de croissance sans fin qui lui est propre, la suradministration tente de répondre à tous, en infantilisant les gens et en poussant sans cesse à plus de demande d’Etat. Ce qui amène inéluctablement la déception. Et développe, à son tour, l’angoisse, la peur devenue insurmontable devant tout problème, fût-il petit, tant le sens de la responsabilité individuelle a été réduit, abîmé. Trop d’Etat induit en effet une aliénation des individus quant à leur capacité à agir par eux-mêmes.  La suradministration et un Etat trop intrusif et omniprésent peuvent conduire ainsi à un affaissement de la confiance en soi-même, mais aussi entre les uns et les autres. Ils sont un frein à l’action individuelle et collective. Et ils entraînent une perte de confiance dans les institutions et la démocratie elle-même. “Un État qui s’immisce partout ne fait pas que fragiliser les institutions ; il détruit également les relations de confiance entre les citoyens, car il s’interpose entre eux et les rend étrangers les uns aux autres.” (La Crise de la culture) écrivait avec une grande acuité Hannah Arendt.

La réduction de la sphère publique aux Etats-Unis pourrait avoir des conséquences négatives ou non suivant qu’elle porte sur des fonctions superflues ou pas, et que ces fonctions peuvent être exercées par le privé ou non. Mais en Europe, la lutte contre la suradministration et la surrèglementation sera décisive pour réduire la défiance des citoyens vis à vis des institutions.

En outre, aux États-Unis, la montée des inégalités contribue aussi à l’altération de la démocratie. La concentration des richesses et le développement des inégalités de revenus y est un phénomène qui dépasse le clivage démocrate et républicain. Trump aggravera-t-il la donne ou l’améliorera-t-il ? Pour partie, cela dépendra de sa réussite dans sa lutte contre la désindustrialisation, processus en cours depuis des décennies. En Europe, et particulièrement en France, c’est au contraire l’excès de prélèvements obligatoires et la tendance à l’égalitarisme sans limite qui sont pernicieuses pour les institutions, comme pour la démocratie. L’égalité en tout, de tous avec chacun, conduit en effet à la jalousie généralisée. Aux passions tristes, donc. Mais aussi bien à la condamnation de ce qui fait la dynamique d’une société, le moteur de l’effort et la recherche de la progression. Partant, de ce qui fait le progrès. Tocqueville déjà : “Il n’y a pas de passion si funeste pour l’homme et pour la société que cet amour de l’égalité, qui peut dégrader les individus et les pousser à préférer la médiocrité commune à l’excellence individuelle.” Au total, la méfiance ainsi vis à vis des autres pousse à un individualisme forcené, à des passions malsaines et à une polarisation de la population, ce qui à son tour rend difficile la vie normale des institutions et de la démocratie.

Autre cause, énoncée par Daron Acemoglu (prix Nobel d’économie 2024). La concentration monopolistique, contre le principe de concurrence, peut également contribuer à une méfiance vis-à-vis des institutions. Les lois antitrust doivent en principe empêcher que la concentration ne débouche sur des positions tellement dominantes qu’elles mettent en cause la démocratie et l’économie de marché. Or les Etats-Unis laissent une telle situation se développer depuis plus d’une décennie notamment dans le domaine des technologies de l’information. En Europe, au contraire, il s’agit de laisser des champions européens émerger en réévaluant la législation antitrust au regard des marchés pertinents, tout en évitant le trop plein de normes, pour tâcher d’éviter la désindustrialisation, cette dernière étant un facteur également de mise en question des institutions et de la démocratie, et par suite de la montée du populisme.

Les démocraties américaine et européenne, chacune avec leurs spécificités, et fortes de ces constats et analyses non exhaustifs, doivent trouver lucidement les antidotes et agir rapidement face aux dangers qui les menacent. L’avènement du populisme n’est pas inéluctable.

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Olivier Klein, l’art du passage

Directeur général de Lazard Frères Banque et associé gérant, après avoir incarné la Bred durant plus de dix ans, Olivier Klein poursuit son enseignement et son travail d’auteur. Il a publié, il y a quelques mois, « Crises et mutations : petites leçons bancaires ». Sa lecture fluide est à savourer.

Olivier Klein, récemment nommé directeur général de Lazard Frères Banque, enseigne la macroéconomie financière et la politique monétaire à HEC, écrit de nombreux articles de stratégie bancaire, de politique monétaire, d’économie monétaire et de réformes structurelles, et participe à de nombreux colloques où il adore « frotter sa pensée » avec les plus grands économistes et les dirigeants des institutions financières. Enfin, il a publié il y a quelques mois un essai majeur chez Eyrolles et RB Édition, Crises et mutations : petites leçons bancaires. Il faut lire ce livre ! Olivier Klein a le sens de la formule et le goût des citations bien choisies. Surtout, ce professeur-banquier, à partir de son expérience de terrain, fort bien documentée, propose des analyses qui renouvellent la pensée stratégique. À titre d’exemple, comment changer sans casser ? Les adeptes de l’approche « parties prenantes » comme les partisans du respect de l’identité des entreprises y trouveront des arguments forts.

Au-delà des idées foisonnantes qui structurent ce livre, c’est cette capacité de l’auteur à agir, à formuler une pensée, et à enseigner qui retient l’attention. Olivier Klein est, à n’en pas douter, un « passeur » et notre société manque aujourd’hui de ce type de profils. Nous avons d’excellents chercheurs, qui publient dans les meilleures revues scientifiques, nous avons des dirigeants d’entreprise de très haut niveau, mais le problème du « passage » entre théorie et pratique comme celui entre recherche et pédagogie restent subtils et complexes.

Le parcours d’Olivier Klein, comme ses travaux sont, à maints égards, des exemples de « passage » réussi et peuvent nous éclairer sur l’importance de cette notion.

D’abord, parce que son parcours comme sa démarche dans ses articles de macroéconomie nous montrent comment la pratique s’enrichit des démarches scientifiques et des modèles produits par la recherche. À la lecture de son livre, on voit bien qu’il n’y a pas d’acte qui ne soit posé sans référence à ce qui apparaît comme un savoir. Chris Argyris, professeur à Harvard et l’un des théoriciens de l’apprentissage organisationnel, parlait d’« une théorie d’usage ». Ainsi, la pratique, si elle ne peut se résoudre à « rentrer » dans un seul paradigme, s’appuie obligatoirement sur des modèles, sur des théories.

Des sciences à la pratique

Encore faut-il être capable de transférer au moindre coût ces modèles dans la pratique. « Au moindre coût » signifie ici « en minimisant le risque d’une mauvaise interprétation des résultats scientifiques disponibles ». C’est ce que réussit, brillamment de surcroît, Olivier Klein. Cela n’est pas aisé, ne serait-ce que parce qu’un seul discours scientifique ne peut résoudre simultanément tous les problèmes posés au praticien. Cette difficulté se traduit souvent par une frustration qui porte certains à jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire à rejeter en bloc tout apport de la théorie et de la science, sous prétexte que celles-ci ne peuvent résoudre tous les problèmes du moment. C’est ici que réside l’apport du « passeur ». Il doit aider au passage entre les sciences et la pratique. Il doit choisir les aspects les plus performants de la théorie, proposer une interprétation rigoureuse des faits et enfin, participer au nuancement des catégories de la pensée. Il doit, en quelque sorte, proposer ce que nous appellerons une « leçon ». C’est-à-dire que sa démarche doit être analogue à celle des « bons essais ». On sait que les « bons essais » sont ceux qui, avec rigueur, choisissent certaines parties de théories pour les confronter sans complaisance à une situation particulière, située dans le temps et dans l’espace. Le « bon essai » doit aussi proposer de gommer avec rigueur certaines frontières entre les différentes sciences. Si celles-ci sont en effet structurées en termes de paradigmes, le « passeur » devra être à même de proposer une synthèse « négociée », c’est-à-dire nourrie d’influences diversifiées, combinant des échelles d’analyses multiples et orientée vers la prescription. Il ne s’agit donc pas d’une vulgarisation de la science car le « passeur » doit faire preuve d’une grande vigilance intellectuelle pour articuler dans une vision globale plusieurs référents théoriques, plusieurs éclairages et plusieurs habitudes d’interprétation propres à chaque pratique. Là aussi, c’est ce que réussit Olivier Klein, en particulier dans son livre, et cela manifeste une grande rigueur de pensée. Le Capitole est en effet proche de la Roche tarpéienne : le travail difficile de « traduction » risque de se transformer en récupération hâtive des dernières modes et en interprétations cursives de théories mal assimilées. Le « passeur » peut, s’il n’y prend garde, devenir un « vendeur de soupe ». C’est ce qu’évite, page après page, démonstration après démonstration, Olivier Klein.

Pour conclure sur la fonction de « passeur » d’Olivier Klein, je crois qu’il est important de souligner que ses textes nous éclairent certes, mais surtout, et c’est là un point majeur, qu’ils nous incitent à nous tourner vers le futur. Notre temps a peur de la modernité qui exclut, qui remplace l’homme, qui explore les confins, qui bâtit un ordre menaçant contre, apparemment, « le bon vieux temps ». La tentation est grande de la réaction et de la condamnation. Dans la pensée d’Olivier Klein, qui nous invite à habiter l’avenir, l’optimisme (ou le pessimisme) n’est jamais la question de fond. Il faut « simplement » comprendre notre monde, et nous engager alors pour exercer notre liberté à inventer des moyens nécessairement nouveaux ! Olivier Klein est sans conteste un « passeur » qui mobilise.

Revue Banque – Bernard Ramanantsoa
Article publié le 15 septembre 2023.


Références

  • Argyris Ch., avec des contributions de Moingeon B & Ramanantsoa B. (1995), Savoir pour agir. Surmonter les obstacles de l’apprentissage organisationnel, trad. de Loudière G.), lnterEditions.
  • Boutinet J.-P. (ed.) (1985), Du discours à l’action.
    Les sciences sociales s’interrogent sur elles-mêmes, Logiques Sociales, L’Harmattan.
  • Geertz C. (1986), Savoir local, Savoir global. Les lieux du savoir, Puf.
  • Cain T., Wieser C. & Livingston K. (2016), « Mobilising Research Knowledge for Teaching and Teacher Education », European Journal of Teacher Education, vol. 39, no 5, p. 529-533.
  • Gaussel M. & Rey O. (2016), « The Conditions for the Successful Use of Research Results by Teachers: Reflections on some Innovations in France », European Journal of Teacher Education, vol. 39, n° 5, p. 577-587.
  • Gaussel M., Gibert A-F., Joubaire Cl., & Rey O. (2017), « Quelles définitions du passeur en éducation ? »,
    Revue française de pédagogie, 201-2017, 35-39.
  • Munérol L., Cambon L. & Alla F. (2013), « Le courtage en connaissances, définition et mise en œuvre : une revue de la littérature », Santé publique, vol. 25, no 5, pp. 587-597.
  • Ward V. L., House A. O. & Hamer S. (2009), « Knowledge Brokering: Exploring the Process of Transferring Knowledge into Action », BMC Health Services Research, vol. 9.