Catégories
Conjoncture Economie Générale

La dynamique de la fragmentation économique et politique

Les Échos, 19 août 2025

La dissolution de l’Union soviétique en 1991 a marqué la fin d’un monde bipolaire et l’avènement d’un ordre international dont le centre était les Etats-Unis, seule hyperpuissance. S’est alors développé un mode de régulation fondé sur l’économie de marché, la liberté des échanges, la démocratie et la promotion des droits de l’homme. S’est répandue parallèlement l’idée d’une dynamique d’extension de la démocratie et d’une diplomatie des droits de l’homme, allant jusqu’au droit d’ingérence. Cette période, parfois envisagée comme « la fin de l’histoire », a permis une forme de stabilité.

La mondialisation, via l’intégration croissante des pays dans l’économie mondiale et dans les circuits du commerce international, ainsi que par la diffusion des technologies et des capitaux, a engendré une réduction spectaculaire de la pauvreté à l’échelle globale. Ainsi, le taux de la population mondiale vivant sous le seuil minimal de subsistance est passé de 40 % en 1980 à environ 10 % ces dernières années. Même si des populations liées à des industries mises en compétition par des économies à main-d’oeuvre moins chère ont été touchées dans les pays occidentaux.

« Sud global » et « double standard »

Cette dynamique a progressivement permis à d’autres puissances d’émerger et de s’affirmer. La Chine, notamment, a su peu à peu développer une industrie à plus forte valeur ajoutée, en conquérant des parts de marché mondiales très significatives dans des domaines variés, tout en étendant ses zones d’influence par le biais des nouvelles routes de la soie, garantissant ainsi entre autres ses ressources énergétiques et en terres rares. Jusqu’à devenir elle-même une hyperpuissance.

Chemin faisant, cette dynamique a conduit à une remise en cause de l’ordre antérieur, portée également par un « Sud global », certes très hétérogène mais uni dans sa critique du « double standard » américain, voire occidental, soit la politique du deux poids deux mesures. Le « Sud global » a ainsi contesté la légitimité de l’ordre occidental et revendiqué une place plus importante dans la gouvernance mondiale.

La rivalité systémique entre la Chine et les Etats-Unis est aujourd’hui au coeur de la fragmentation géopolitique contemporaine. La Chine entend retrouver une position prédominante, après une très longue période d’effacement géopolitique, affirmée on ne peut plus clairement par Xi Jinping déclarant en 2021 que la Chine devait devenir la première puissance mondiale en 2049. Tandis que symétriquement les Etats-Unis cherchent à préserver ce statut qui est aujourd’hui le leur. La Russie, quant à elle, nourrie par un complexe historique d’encerclement et d’insuffisance de reconnaissance, tente de réaffirmer son influence sur la scène internationale.

La fragmentation géopolitique et économique du monde qui en résulte est manifeste. Depuis 2010 jusqu’à la guerre en Ukraine non comprise : multiplication par quatre environ des conflits militaires internationaux, par un peu moins de trois du nombre de pays soumis à des sanctions financières, et par six des mesures protectionnistes touchant tant le commerce international que les investissements directs transfrontières. Et ce, avant même la montée des droits de douane due à la nouvelle administration américaine.

Ces évolutions traduisent une logique longue de repli sur soi et de défiance croissante entre les Etats, qui remet en cause le multilatéralisme et la liberté organisée du commerce et des mouvements de capitaux. Le retour du pur rapport de force entre puissances entamé dès le milieu des années 2010 est inquiétant pour la paix et la sécurité internationale.

Eviter le chacun pour soi

La défiance est désormais considérable notamment entre les deux hyperpuissances, ce qui affecte profondément les modes de régulation mondiale. Les modes multilatéraux de coordination et de communication permettant de résoudre au mieux en amont les conflits de façon coopérative s’en trouvent fortement altérés et laissent la place à des relations bilatérales et à des solutions conflictuelles. La question centrale est désormais de savoir si une configuration multipolaire parviendra à recréer un degré suffisant de confiance entre les différentes parties et des modes de coordination efficaces, pour éviter la logique du chacun pour soi et la violence primitive, toujours justifiée par la violence anticipée de l’autre.

Olivier Klein est professeur à HEC.

Catégories
Conjoncture Economie Générale

Les institutions financières non bancaires, un risque systémique

Depuis la crise financière mondiale, les institutions financières non bancaires (IFNB) – fonds de pension, compagnies d’assurance, hedge funds, fonds de dette privée, etc. – ont vu leur poids croître considérablement. Elles représentent aujourd’hui près de 50 % du financement global et environ 30 % de celui des entreprises. Cette montée en puissance traduit un rééquilibrage structurel du système financier. Depuis Bâle III, les banques font face à des exigences prudentielles accrues qui limitent leur capacité à répondre à l’ensemble des besoins de financement. Les IFNB les moins régulées (les fonds notamment) ont ainsi pris le relais, en particulier sur les segments les plus risqués ou de long terme. Leur développement répond donc à une logique économique réelle. Mais cette évolution n’est pas exempte de risques, et la stabilité du système financier global dépend désormais aussi de leur solidité.

Dans un environnement de taux durablement bas, les IFNB ont été poussées à rechercher des rendements plus élevés, ce qui les a incitées à prendre davantage de risques : exposition à des crédits de moindre qualité, allongement des maturités, recours à l’effet de levier via les produits dérivés, repos, et déséquilibres de liquidité entre des actifs peu liquides et des passifs à court terme. La crise de mars 2020 a mis en lumière la vulnérabilité de certaines de ces structures : celles qui ont été confrontées à des retraits massifs ont été forcées de liquider rapidement des actifs, menaçant de déclencher une spirale baissière et de fortes pertes. Les banques centrales, lors de cette crise, ont accentué fortement leurs politiques de « quantitative easing » pour éviter de nouvelles crises systémiques de liquidité et ont dû, pour certaines d’entre elles, jouer un rôle de « market-maker de dernier ressort » afin d’éviter de possibles contagions à l’ensemble du système financier.

Pour répondre à ces fragilités, plusieurs outils ont été déployés. Certains fonds ouverts disposent désormais de mécanismes de gestion de la liquidité (gates, swing pricing). Les exigences de marge (marges initiales, appels de marge, garanties) ont été renforcées pour les dérivés, et le reporting sur les expositions, les financements et les risques de liquidité a été amélioré. Mais ces avancées restent partielles. Le cadre prudentiel demeure hétérogène, parfois lacunaire, et la supervision fragmentée, notamment au niveau international.

Des pistes d’amélioration sont identifiées. Il conviendrait notamment de mieux encadrer l’effet de levier, d’imposer des décotes minimales (haircuts) dans les opérations de financement sur titres, et de renforcer la transparence sur les désajustements de liquidité. Une coopération transfrontalière plus étroite est aussi indispensable, afin de prévenir les contournements réglementaires par arbitrage entre juridictions. L’objectif n’est pas d’appliquer aux IFNB une réglementation calquée sur celles des banques, mais d’instaurer un cadre cohérent, proportionné aux risques et différencié selon les modèles économiques. Les liens entre les IFNB elles-mêmes et entre elles et les banques sont également à bien surveiller.

Enfin, l’idée d’un accès conditionnel aux facilités de liquidité des banques centrales mérite d’être discutée. Cela pourrait éventuellement constituer un filet de sécurité utile en période de très fort stress, mais uniquement si des contreparties strictes sont exigées en termes de réglementation – transparence, ratios de liquidité, limitation de l’effet de levier, exigence de collatéraux de haute qualité –, comme de supervision. Il s’agirait de soutenir les acteurs les plus prudents, sans créer une incitation générale à la prise de risque.

Ainsi, la résilience du système financier contemporain repose autant sur la solidité du secteur bancaire que sur celle de la sphère non bancaire. Une régulation intelligente doit prévenir les dérives possibles sans brider l’innovation.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC
et directeur général de Lazard Frères Banque

Catégories
Economie Générale

Le wokisme, l’indifférenciation et la logique inversée de la victime expiatoire

La pensée de René Girard éclaire de façon pénétrante les dérives idéologiques du wokisme, ainsi que les dangers profonds qu’elles induisent. Le wokisme, entendu non comme simple vigilance éthique mais comme système idéologique visant à effacer toutes les différences perçues, peut être lu comme un épisode avancé de la dynamique mimétique. Ce que ce courant prétend combattre – la violence d’exclusion –, il la réactive, en l’inversant. Et ce faisant, il maintient une logique sacrificielle qui a jalonné l’histoire de l’humanité.

La théorie mimétique repose sur une découverte fondamentale : le désir de chaque humain n’est jamais autonome, quitte de tous les autres. Il ne préexiste pas au processus de socialisation de l’individu. Nous ne sommes pas nés en effet dotés de nos désirs, ni munis de nos courbes de préférence, comme le postulent certaines anthropologies individualistes ou écoles économiques. Nous désirons ce que l’autre désire, précisément parce qu’il le désire. Cet autre est envié et imité car l’on pense qu’il est, quant à lui, un être complet, sans manque. Alors que l’on ressent en soi-même un vide. Ce qui nous pousse à désirer ce que désire cet autre. Pour se définir soi-même. Pour être. Pour, en voulant ressembler à cet autre, en mimant ses désirs, tenter de combler son propre sentiment de vide. Ce caractère mimétique structurel du désir engendre des rivalités, puisque l’on désire ce que l’autre désire. Ce qui peut déclencher une violence qui est elle-même contagieuse. Elle peut se déchaîner au sein de l’ensemble du groupe humain et, dans sa phase paroxystique, provoquer l’auto-destruction de la communauté. 

Cette rivalité d’appropriation est d’autant plus forte lorsque les différences entre les membres du groupe s’estompent, car la logique mimétique s’emballe alors encore plus facilement et plus dangereusement. Chacun développe ainsi une volonté d’appropriation des objets convoités par l’autre ; l’autre, les autres, se comportant de même. Lorsque deux êtres se ressemblent trop, chacun devient en effet pour l’autre un modèle à imiter, un rival, d’autant plus redoutable que l’autre est presque identique. C’est la figure girardienne (et récurrente dans les mythes) du double mimétique, contenant intrinsèquement un fort potentiel de violence. L’indifférenciation accélère le processus mimétique et son issue violente.

Les différences – sexuelles, symboliques, culturelles – ne sont ainsi pas des obstacles à la paix. Elles n’entravent pas la prévention de la violence. Tout au contraire, les différences sont les conditions de cette prévention. C’est précisément là le nœud du paradoxe : l’égalisation forcée des conditions des humains, loin d’abolir les conflits, les attise.

Comment la « crise mimétique » qui se répand entre tous les membres de la communauté peut-elle, le cas échéant, ne pas conduire à l’auto-destruction du groupe ? Ce dénouement catastrophique peut être évité si la crise se résout par la désignation d’une victime expiatoire. Cette dernière, canalise alors la violence de tous contre tous en une violence unifiée de tous contre un. Le bouc émissaire fait l’objet d’un processus, lui-même mimétique, de désignation quasi-aléatoire et résulte d’un consensus soudain quant à sa culpabilité, alors même qu’elle n’a aucun fondement réel. La victime expiatoire emporte avec elle, par son sacrifice, la violence contagieuse qui s’était déchaînée entre tous et qui s’est polarisée sur elle. Dans les sociétés primitives, une fois la communauté ressoudée, la victime est sacralisée en tant que figure qui a permis de sauver le groupe. Le mythe naît de ce processus, dissimulant le mécanisme réel, tout en en permettant la lecture si l’on se donne les moyens de le déchiffrer. 

Le groupe humain, la société, met en place des stratagèmes afin d’éviter autant que possible la répétition de la logique destructrice de la crise mimétique. Dans La Violence et le sacré, Girard montre que les sociétés archaïques ont su contenir cette violence en instituant des différences, des rites, des interdits, qui contraignent le désir mimétique et limitent les possibilités de son développement catastrophique. À l’opposé de l’invention contemporaine du désir « libéré », supposé désaliéner les individus en les autorisant à échapper aux contraintes de la société. À l’opposé de la volonté de déconstruction des interdits. Ce « désir libre », autonome et sans entrave, est une illusion : il nie la structure mimétique de nos désirs. Donc le potentiel destructeur de ces désirs sans contrainte. C’est au contraire la civilisation, par ses médiations, ses règles et ses normes, qui peut entraver cette violence endémique.

Les différences – sexuelles, hiérarchiques, rituelles, symboliques – ne sont donc pas des vestiges archaïques. Elles sont, selon Girard, des instruments culturels de paix. Dans les sociétés modernes, ce rôle est repris par la loi, l’État -qui s’est arrogé le monopole de la violence-, et les normes sociales. Les différences demeurent, notamment économiques ou statutaires. Mais, plutôt que causes d’oppression, ces différences, dans le monde contemporain qui est le nôtre, sont heureusement mobiles, évolutives, non figées, et deviennent ainsi moteurs du dynamisme économique, moteurs de croissance. Tout en jouant, dans une logique subtile, leur rôle de rétention de la violence mimétique. En outre, les rites et les interdits moraux dans la société moderne, bien qu’affaiblis, jouent encore un rôle utile et complémentaire dans la rétention de la violence.

C’est ici que se situe en toute clarté dès lors le paradoxe du wokisme. En visant l’effacement de toutes les différences quelles qu’elles soient, perçues comme discriminatoires, le wokisme cherche à déconstruire l’ordre existant pour refonder la société sur un égalitarisme absolu. Mais ce constructionnisme, fondé sur la recherche de l’indifférenciation, ne pacifie pas : elle intensifie le mimétisme. Elle attise l’envie, la jalousie et in fine la haine. Et chacun cherche à défendre, voire à incarner, la victime la plus pure, et à la sacraliser. C’est la logique contemporaine de la concurrence victimaire, analysée par René Girard dans son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair : « La victime est devenue le fondement absolu du jugement moral ». 

Mais si tous sont victimes, dans ce monde de l’indifférenciation artificielle, construite, les barrières qui permettaient d’endiguer la violence sont détruites. Il faut alors trouver des boucs émissaires pour canaliser sur eux la violence ainsi induite. L’oppresseur – figure floue mais nécessaire à la construction désirée – devient alors le nouveau bouc émissaire. L’homme, le blanc, l’Occidental, voire l’ancienne et séculaire victime expiatoire qui devient, par un renversement de l’histoire, une figure de proue de l’oppresseur, sont ainsi montrés du doigt. Le dominant symbolique est désigné à la vindicte. La logique du sacrifice revient ainsi en force, mais inversée. 

Le wokisme, dans cette perspective, devient un compassionnalisme mimétique ignorant de ses propres ressorts. Il désigne en nombre les victimes, les sacralise et les fige dans leur statut en les assignant à résidence. Il construit des hiérarchies inversées où la culpabilité écrase la responsabilité. Où l’identité remplace l’acte. Où le déterminisme absolu refuse la capacité d’évoluer et de changer de statut. Ayant mis à bas les barrières civilisationnelles à la violence mimétique, la nécessité de la victime expiatoire revient donc. Mais on ne sacrifie plus la victime pour sauver la communauté : on veut sacrifier le prétendu dominant, désigné par les nouveaux inquisiteurs, pour racheter une faute collective supposée. Les barrières s’affaissent et la logique sacrificielle perdure. Dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, Girard écrit que « le monde moderne est de plus en plus mimétique ». Le wokisme en est une illustration. Sous couvert d’une posture de pureté morale, il reproduit ce qu’il dénonce : jugement, exclusion, violence, sacrifice. La victime n’est pas abolie, elle est remplacée. Et plus cela se fait au nom du Bien, plus le mécanisme est dangereux. Le Mal – le principe de la victime expiatoire – prend ainsi l’apparence de la vertu.

Faut-il pour autant revenir aux anciennes hiérarchies ? Pas plus que Girard, nous ne le pensons. Nous devons reconnaître la dynamique du désir mimétique, contribuer à désarmer le scandale, à sortir du cycle de la vengeance. Cela exige de réhabiliter les médiations symboliques, les différences structurantes et légitimes, les institutions qui empêchent la généralisation de la rivalité. Sans jamais pour autant légitimer les injustices. C’est ce qui distingue notamment l’égalité des chances de l’égalitarisme. 

Sans différences, il n’y a que des rivaux. Et une société de rivaux, sans médiation et sans barrières culturelles, est une société prête à s’enflammer et à risquer l’explosion[1]. L’égalitarisme intégral, amenant l’indifférenciation généralisée, devient un ferment de défiance, d’envie mimétique décuplée et in fine de violence destructrice.

[1] Notons, toujours dans une lecture girardienne, le combat rivalitaire qui pousse à un impressionnant mimétisme des comportements aux États Unis entre les tenants du wokisme et ceux de l’ultra-conservatisme religieux. Les deux se jettent des anathèmes et expliquent qu’ils sont la victime de l’autre camp. La violence mimétique les fait interdire les livres de la partie adverse et définir les programmes d’enseignement en en supprimant ce qui contrarie leur vison du monde, avec une approche a-scientifique. Et les deux camps s’opposent ainsi avec une polarisation mimétique qui refuse tout échange, tout dialogue.

Catégories
Economie Générale Politique Economique

L’Etat providence: changer pour éviter le déclin

L’offre d’État et la demande d’État forment un système où le développement de l’une entraîne le développement de l’autre, et réciproquement. Il existe un enchaînement, insoutenable et très défavorable tant à la société qu’à l’économie, de causalités enchevêtrées qui conduisent sans cesse à la sur-administration et à la mise en dépendance de populations qui demandent de ce fait toujours plus de protection, cette demande légitimant en retour l’accroissement de la sur-protection.

Cette dynamique systémique qui s’auto-entretient amène à la situation d’aujourd’hui : un taux de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires sur le podium mondial. Avec simultanément un déficit public sur PIB le plus élevé d’Europe et un tres fort taux d’endettement public dont la trajectoire est non maîtrisée.

Mais aussi paradoxalement -seulement en apparence- avec une qualité de l’enseignement qui s’est dégradée fortement, des salaires d’enseignants en moyenne, comme d’infirmières par exemple, qui sont inférieurs à ceux des pays comparables. Ajoutons cet exemple frappant d’inefficacité et d’injustice : un taux comparativement très élevé de jeunes sans formation et sans emploi. Plus généralement, nous avons des services publics mesurés comme étant de qualité seulement moyenne dans les comparaisons internationales, alors que notre taux de dépenses publiques est le plus élevé.

Cette sur-protection et sur-administration ne produisent ainsi ni bonheur, ni même satisfaction. Ni santé financière. Elles engendrent au contraire une dépendance toujours croissante, entraînant perte d’autonomie et inquiétude croissantes. Le tout s’accompagnant de la montée d’un dangereux individualisme et d’une incivilité destructrice, le sens de la responsabilité vis-à-vis des autres et de la société ayant été perdu, en s’en déchargeant sur l’État, dont on attend tout.

En ligne de fuite, le social, les relations interpersonnelles, y compris de solidarité, et les actions et les entreprises individuelles comme collectives, deviennent alors vides, l’État occupant tout l’espace. La société (civile) perdant ainsi de sa vitalité et de sa capacité de résilience.

Il ne s’agit en aucun cas de défendre une sous-protection, ni un État faible. Tout au contraire. Il est indispensable de re-proportionner le tout, afin de retrouver une efficacité globale et une viabilité de notre système. De veiller à ce que chacun soit responsabilisé quant à l’utilisation de la protection sociale, qui est un bien commun précieux, afin qu’il soit puissant et soutenable. Que la quantité de travail et la vitalité de l’économie qui en sont les conditions d’existence soient suffisantes à cet effet.

Il s’agit donc d’éviter l’entropie de notre système qui ne sait plus répondre de façon efficace et qui engendre, de par le poids croissant incontrôlé qu’il représente, une difficulté pour les ménages et les entreprises à trouver le travail suffisamment attractif pour les uns et à être suffisamment compétitives pour les autres.

Pour éviter les dérives fatales de notre État providence et lui permette de se perpétuer, il nous faut impérativement retrouver un équilibre responsable donc viable. Ce ne sera pas aisé. Mais c’est vital et dans l’intérêt de tous.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC

Catégories
Banque Economie Générale

Et maintenant, quelle politique de la BCE ?

À mi-2025, l’inflation sous-jacente en zone euro semble se stabiliser autour de 2,5 %, tandis que les salaires augmentent à un rythme voisin de 3 %. Le taux d’inflation globale, quant à lui, est revenu à environ 2 %. Ce résultat ne s’explique pas par un seul facteur, mais par la convergence de plusieurs dynamiques: une politique monétaire résolue ayant permis d’ancrer solidement les anticipations d’inflation, un redressement progressif de l’offre à la suite des désorganisations dues au Covid et une nette détente des prix de l’énergie. Cependant, cette amélioration ne doit pas masquer les facteurs de long terme comme la démographie, la transition énergétique ou encore la fragmentation croissante de l’économie mondiale, qui peuvent alimenter durablement une inflation plus élevée.

Les perspectives de croissance de la zone euro demeurent modestes : entre 1% et 1,4 % selon les estimations, avec quelques pays affichant une performance légèrement supérieure aux attentes. Ainsi, les taux d’intérêt actuels de la BCE, après de nombreuses baisses, ne paraissent au total pas restrictifs. Ils s’inscrivent actuellement dans une zone neutre, voire légèrement accommodante.

Les incertitudes qui pèsent sur l’économie européenne restent nombreuses. Entre autres, l’évolution des prix des matières premières, comme des terres rares, restent très sensibles aux évolutions géopolitiques peu anticipables. L’effet sur les prix de la relance allemande est peu prévisible. Il dépend de l’intensité de son déploiement et de son impact sur l’offre. Le futur niveau des droits de douane est pour le moins incertain et ils peuvent ralentir la croissance en perturbant les chaînes de valeur mondiales, mais aussi contribuer à la hausse des prix via un renchérissement des importations. Les modèles économiques peinent à produire des résultats convergents. Dans un tel environnement, la BCE a raison de suivre une approche dite « data driven », strictement fondée sur les données au fur et à mesure de leur disponibilité, sans orientation directionnelle.

En outre, un retour à des taux très bas, en l’absence de forte nécessité conjoncturelle, serait une erreur. Des taux durablement proches de zéro hors raisons exceptionnelles engendrent des déséquilibres tels que la formation de bulles spéculatives sur les actifs financiers ou immobiliers, l’incitation à des choix d’investissement peu compatibles avec une allocation efficiente du capital, l’accroissement l’endettement privé et public au-delà de niveaux soutenables. Les effets délétères additionnels d’un environnement prolongé de taux trop bas trop longtemps sont connus : trappe à liquidité, survie artificielle d’entreprises inefficaces, dites zombies, ralentissement des gains de productivité et hausse de l’épargne de précaution…

Aujourd’hui, l’enjeu est le potentiel de croissance trop faible en Europe, or les remèdes ne relèvent pas de la compétence de la banque centrale. Cette insuffisance découle du manque de réformes structurelles, d’une sur-réglementation, d’une politique de la concurrence dont il convient de modifier la définition du marché pertinent à l’heure des géants mondiaux, comme de barrières non tarifaires continuant d’entraver l’expansion des entreprises à l’intérieur même du marché unique. Si l’inflation est maîtrisée, la politique monétaire peut accompagner l’activité et la relancer lorsque la croissance effective est inférieure à la croissance potentielle, mais elle ne peut agir en lieu et place des politiques structurelles nécessaires.

La politique monétaire ne peut non plus être utilisée comme une facilité offerte aux États concernés pour différer davantage la consolidation de leurs finances publiques. Il serait en outre illusoire de croire qu’une croissance robuste et soutenable puisse être permise dans un contexte de taux d’endettement public excessif et non stabilisé. Sur ce point, la responsabilité des gouvernements est pleine et entière.

La BCE pourrait conserver une marge de manœuvre indispensable au cas où il deviendrait nécessaire d’agir plus fortement encore. L’actuelle montée de l’euro, désinflationniste et susceptible de ralentir par elle-même la croissance, pourrait toutefois la faire bouger plus rapidement.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC et Directeur général de Lazard Frères Banque

Catégories
Crise économique et financière Economie Générale

Europe : comment financer son avenir pour s’imposer comme puissance dans ce nouveau monde ?

Comment financer son avenir pour continuer d’exister ? Cette question hante désormais les décideurs et économistes européens. Les besoins d’investissement sont colossaux si l’Europe veut rivaliser avec les États-Unis et la Chine. Lors de l’émission Les décideurs engagés dans la banque et l’assurance (IFPASS / L’Hémicycle), Olivier Klein, professeur à HEC et DG de Lazard Frères Banque, a livré sa vision.

L’Union européenne, longtemps focalisée sur la régulation et la norme, se réveille avec un tissu industriel affaibli et une dépendance stratégique croissante. Selon le rapport Draghi, il manquerait environ 800 milliards d’euros d’investissements. « Ce chiffre est largement sous-estimé », alerte Olivier Klein, rappelant que l’Allemagne à elle seule a déjà débloqué une somme équivalente.

Trois grands défis s’imposent. D’abord, le climat. La transition énergétique exige des investissements massifs pour bâtir des filières locales, décarbonées, compétitives, incluant un retour en grâce du nucléaire. Ensuite, la technologie : en intelligence artificielle, semi-conducteurs ou cloud, l’Europe est à la traîne. « Mieux vaut se positionner en amont, sur l’informatique quantique par exemple », propose Klein. Enfin, la défense : la montée des tensions géopolitiques relance le besoin de réarmement et de souveraineté industrielle.

L’erreur stratégique ? Avoir cru qu’un leadership normatif suffisait à peser dans le monde. L’exemple de l’automobile est frappant : en interdisant trop vite les moteurs thermiques, l’Europe a favorisé les véhicules électriques… dont la Chine domine la production de batteries.

« L’Europe est un continent vieillissant, où la culture de la précaution a supplanté celle du risque », constate Olivier Klein. Résultat : des gains de productivité deux fois moindres que ceux des États-Unis depuis vingt ans. À cela s’ajoute une fragmentation réglementaire : malgré le marché unique, des barrières non tarifaires subsistent, équivalant à 45 % de droits de douane internes, selon le rapport Drahi.

Peut-on tout résoudre avec un marché financier unifié ? Pas uniquement. Avant même la crise de la zone euro, les capitaux circulaient efficacement entre pays. Aujourd’hui, l’épargne excédentaire de l’UE (plus de 400 milliards d’euros en 2024) fuit vers les États-Unis, plus dynamiques et rentables.

Comment la retenir ? En réformant la réglementation, en simplifiant l’administration, en valorisant la réussite économique. Il faut aussi transformer une épargne longue et prudente en capital productif. Cela passe par une réforme des retraites – en liant l’âge au progrès de l’espérance de vie – et la création de fonds de pension. Des ajustements techniques comme la réforme de la fiscalité de l’assurance-vie, l’élargissement du PEA ou des incitations à l’épargne longue sont également nécessaires.

Dans un monde où la régulation s’effondre au profit des rapports de force, l’Europe ne peut plus rester passive. Si elle ne renforce pas rapidement sa puissance économique, technologique et militaire, elle restera coincée entre les États-Unis et la Chine. Et continuera à s’effacer sur la scène mondiale. « Lorsque j’étais à la tête de la BRED et que je visitais nos filiales dans les pays émergents, on me demandait souvent : où est l’Europe ? », conclut Olivier Klein. Il est temps de répondre.

Sybil Rizk