La crise de la zone euro qui a éclaté en 2010 avait une dimension idiosyncratique, spécifique à la zone euro. Historiquement, l’unification monétaire intervient à partir du moment où il y a des pouvoirs qui se centralisent dans un pays, ou qui se fédèrent quand on est un ensemble d’Etats. Dans chaque cas sont nécessaires : une politique budgétaire – ou une politique budgétaire fédérale –, un sens de la solidarité avec une communauté d’intérêts des populations qui y résident et, ce qui est fondamental, une dette publique. Avec, en congruence, la construction d’une banque centrale prêteuse en dernier ressort. Dans ces conditions, les régions ou les États fédérés peuvent ne pas avoir la même structure économique, ni même la même conjoncture. Pourquoi ? Pour les États fédérés, il y a une coordination des politiques budgétaires à laquelle s’ajoute une politique fédérale. Des transferts sont organisés entre les régions par le budget national, ou entre les États fédérés par le budget fédéral. Toutes les règles sociales – telles que celles du travail – sont unifiées et facilitent la mobilité de la main d’œuvre. Enfin, il y a des règles qui sont partagées par tous pour fonder la confiance. Et la supervision permet de légitimer et de solidifier la solidarité ainsi que le sentiment de communauté d’intérêts.
Dans ces conditions, les avantages à avoir une monnaie unique sont très grands. Tout d’abord, il y a une référence unique et pas d’instabilité intra-zone due à la variation des cours de change. Si, par exemple, dans l’ancien Système Monétaire Européen (SME) le dollar fluctuait contre le deutsche mark, le franc français baissait mécaniquement contre le deutsche mark provoquant des chocs asymétriques qui étaient seulement dus aux mouvements du dollar et qui, en réalité, entraînaient des perturbations internes à la zone. Ce type de situation ne se produit évidemment plus avec la monnaie unique.
Ensuite, avec la monnaie unique, il n’y a qu’une seule contrainte extérieure aux bornes de la zone monétaire. Il n’est donc plus problématique qu’existent d’un côté des déficits de balance courante et de l’autre des excédents, car seule compte la contrainte extérieure sur l’ensemble de la zone consolidée. Certains pays peuvent ainsi aller plus vite en croissance que d’autres en fonction de leurs besoins, par exemple en fonction de leur démographie. Ainsi, si des pays ont une population qui se développe plus rapidement que d’autres, le besoin de croissance supplémentaire peut être très facilement justifié et financé par les pays qui vont moins vite et qui ont des excédents.
En revanche s’il n’y a pas de forte mobilité de la main d’œuvre – en tout cas facilitée par la réglementation fiscale, la réglementation du travail, la réglementation du chômage –, s’il n’y a pas de véritable coordination des politiques économiques et s’il n’y a pas de transferts organisés, alors les modes d’ajustement dans une zone monétaire incomplète, qui n’a pas de dévaluation ou de réévaluation possible d’un pays vis-à-vis des autres, ne procurent que la seule possibilité de dévaluation interne. C’est-à-dire, au fond, de faire du moins-disant social, du moins-disant salarial, du moins-disant réglementaire. Avec de surcroît une dette qui reste à la même valeur, qui ne se dévalue pas alors que les revenus décroissent, qui engendre donc des effets pervers. De plus, lorsque plusieurs pays doivent s’ajuster par le bas en même temps, un biais structurel de croissance très basse apparaît, entraînant évidemment des problèmes économiques, sociaux et politiques que l’on voit bien s’exacerber en Europe.
Alors, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas s’ajuster en faisant des réformes structurelles pour augmenter le potentiel de croissance. Il est nécessaire d’augmenter l’efficacité économique par les réformes structurelles, qui ne sont pas assimilables à des réformes d’austérité. Mais si la zone monétaire n’est pas complète, l’horizon proposé est structurellement bouché. Il en va par ailleurs de même pour les politiques de convergence conjoncturelle, avec des indicateurs de convergence à respecter préalablement. S’ils sont bien faits, ces indicateurs sont fondateurs de la possibilité de solidarité entre les différents éléments de la zone. Mais ils n’ont pas fonctionné en tant que seule possibilité d’intégration. Contrairement à ce que certains ont pu croire, ils ne peuvent remplacer l’incomplétude de la zone monétaire unique. La seule croyance dans le fait que les critères de convergence, s’ils avaient été respectés ou s’il était possible de ne faire entrer que des pays qui les avaient respectés à l’époque, suffisait pour produire une zone monétaire avec une croissance normale et un mode de fonctionnement normal, a échouée. L’une des raisons réside dans le simple fait qu’une politique monétaire unique, en fonction de l’inflation des pays membres, ne donne pas les mêmes taux d’intérêt réels aux différents Etats. Ce qui entraîne évidemment des divergences de conjoncture. Une monnaie unique peut également favoriser la polarisation industrielle. Jusqu’à la crise existaient des polarisations de balance courante entre les pays du Sud, qui accumulaient déficits et désindustrialisations, et les pays du Nord qui multipliaient les excédents. Il faut ajouter à ces polarisations les erreurs des marchés qui ont cru que tous les taux longs pouvaient converger, alors même qu’il ne fallait pas considérer la contrainte extérieure aux bornes de la zone euro mais aux bornes de chaque pays. Beaucoup d’ingrédients ont ainsi facilité l’explosion de la crise et n’ont pas permis la régulation interne, tout simplement car les critères de convergence ne sont pas suffisants pour compenser l’incomplétude de la zone.
La crise a malheureusement aggravé l’absence d’envie d’intégration européenne, et ce n’est pas seulement vrai dans les pays du Sud. Les pays du Nord se méfient désormais bien plus des pays du Sud. Pourtant, le fédéralisme est une condition utile pour faire une zone monétaire ayant du sens. Et mettre fin à l’euro n’est pas une solution souhaitable car il est un bien collectif précieux, à condition que les moyens de régulation permettant d’avoir les avantages cités précédemment soient réunis. Nous sommes donc face à un dilemme : alors que le fédéralisme est aujourd’hui pratiquement impossible à mettre en place, doit-on cependant mettre fin à la monnaie unique qui est un bien commun précieux sous réserve d’avoir le bon mode d’organisation ?
Des arrangements institutionnels existent sans doute pour construire une architecture favorable à la monnaie unique, sans affronter trop frontalement la question du fédéralisme. La crise a fait naître nombre d’éléments de solution : la BCE qui est aujourd’hui capable d’acheter de la dette, pas seulement publique, le Mécanisme européen de stabilité, le Traité sur la stabilité, la coordination et la surveillance, l’Union bancaire européenne. Mais la somme de ces instruments ne donne pas encore un système complet et l’architecture d’ensemble est elle-même encore insuffisante. Il est ainsi nécessaire de trouver d’autres possibilités d’avancer tout en évitant l’écueil de la crainte du fédéralisme et tout en protégeant l’euro.
Réponses au débat post intervention
Sur la mobilité de la main d’œuvre
Bien sûr, la langue représente un handicap naturel de l’Europe par rapport aux Etats-Unis. Il est tout de même possible de faciliter la mobilité de la main d’œuvre en dehors des grands moments de crise par une harmonisation sociale des règlementations du travail, ainsi que par l’indemnisation du chômage. Le fait, en tant que personne au chômage, de perdre ses droits à indemnisation en quittant un pays ne facilite évidemment pas la mobilité.
Sur les institutions
Lorsque l’on parle des « institutions » il ne s’agit pas seulement des institutions juridiques, mais plutôt des institutions économiques au sens de la théorie économique. C’est-à-dire de l’ensemble des règles, écrites ou non, qui font les modes de régulation globale, au-delà des seules règles juridiques.
Sur la communauté de destins
Faut-il penser l’Europe en tant qu’économie pure et non en tant que communauté de destins avec une vision culturelle partagée ? Il y a évidemment une communauté de destin européenne et beaucoup de visions culturelles partagées. Cependant, certains faits nationaux sont forts, irréductibles, et amènent naturellement à la question de la souveraineté. De bien meilleures politiques de communication et de renforcement de la fabrication d’une culture commune sont certes indispensables, mais pas suffisantes. Une communauté économique pure, avec seulement des réglementations communes, ne peut fonctionner correctement. Car la zone euro connaît une incomplétude due au manque de cette vision, de cette communauté d’intérêts réellement partagée. Il faut ainsi d’abord refonder la confiance, car il n’y a pas de de solidarité entre les personnes sans une confiance minimale entre elles. Cette confiance est essentielle, elle justifie la supervision. Il n’y a d’ailleurs pas de construction sans supervision, tout simplement car on ne peut pas être solidaire à l’infini sans capacité de vérifier que les personnes remplissent leurs devoirs. Chaque pays doit donc mener ses propres politiques structurelles, non pas pour abaisser son niveau de vie mais pour améliorer l’efficacité de son économie et créer la confiance de sa population. Avec la confiance, il sera possible de déclencher plusieurs éléments essentiels. D’abord la nécessaire coordination des politiques budgétaires. Ensuite des politiques industrielles au niveau européen, afin de développer des pôles de compétitivité et d’éviter l’émergence de déserts. À défaut, on assistera à des politiques de transfert permanentes vis-à-vis de ces déserts. Enfin, lorsque le marché ne finance plus les déficits courants des uns par les excédents courants des autres, il faut des modes d’organisation structurés qui permettent de le faire. Il s’agit là d’un sujet évidemment crucial puisque, au fond, la crise de la zone euro a été provoquée par un problème majeur de déficits de balances courantes et de dettes extérieures des différents pays.
Retrouvez la vidéo originale de mon intervention dans l’article : Zone euro : crise et incomplétude, les solutions structurelles envisageables