J’aimerais revenir sur le rôle fondamental des banques et définir ainsi ce qu’elles devraient être, en faisant attention à ce que les nouvelles réglementations en cours d’élaboration préservent bien cette possibilité. Les banques commerciales ont deux rôles fondamentaux dans l’économie : l’intermédiation et la transformation. L’intermédiation consiste à faire en sorte que, par l’emprunt auprès de ceux qui épargnent et par le crédit auprès de ceux qui empruntent, la banque, par son bilan, permette à l’épargne de trouver les besoins de financement de l’économie.
C’est-à-dire qu’elles orientent l’épargne vers l’économie et pas vers les bas de laine ; je vous rappelle que la France dispose d’un système totalement bancarisé depuis quelques décennies seulement. Ayant vécu dans des pays peu développés, j’ai observé des systèmes non bancarisés, avec des habitants qui placent leur épargne dans des animaux qui engendrent des petits, comme l’argent produit des intérêts. Cette épargne n’était naturellement pas mobilisée au service de l’industrie ou du commerce.
Ce rôle fondamental semble simple. Il contribue au fonctionnement de l’économie en mobilisant l’épargne là où il le faut, beaucoup plus que les marchés financiers – qui sont néanmoins nécessaires –, car ils ne peuvent être utilisés que par les personnes les plus compétentes. Sur ces marchés, seules peuvent emprunter les entités ayant une surface suffisante pour donner suffisamment d’informations de façon à pouvoir être choisies par les épargnants.
Si le commerçant de la rue, l’emprunteur qui achète un bien immobilier ou la PME n’ont pas la capacité de faire connaître suffisamment ce qu’ils sont et leur profil de risque (c’est le cas la plupart du temps), ceux-ci n’auront aucune chance de pouvoir émettre des titres sur le marché financier. La banque joue ce rôle à la fois simple, fondamental et historique dans le fonctionnement de l’économie en la nourrissant et en l’irriguant.
Pour aller plus loin et en utilisant la théorie économico-financière qui explique les crises – et non pas celle qui nie l’existence de crises et considère que le marché s’autorégule en permanence –, nous pouvons expliquer que, entre l’emprunteur et le prêteur, le degré d’information n’est pas le même. De ce fait, les rationalités théoriques s’en trouvent faussées. Or, la banque est un organisme qui gère l’asymétrie de l’information et qui permet de la réduire. Un client fait a priori confiance à sa banque, car il ne peut pas étudier chaque emprunteur lui-même ; par conséquent, il confie à sa banque le soin d’étudier la somme des emprunteurs et de procéder à des sélections pour placer son argent en prêtant à des personnes qui sont censées pouvoir rembourser.
Par définition, les banques commerciales se spécialisent dans l’analyse de leurs clients et réduisent l’asymétrie de l’information par leur professionnalisme, par la relation longue avec leurs clients et par la gestion des flux qui renseigne sur la situation exacte des personnes. Cette réduction de l’asymétrie de l’information est cruciale pour l’économie et elle forme un rôle original que seules les banques peuvent jouer. Les agences de notation sont censées assurer cette fonction, ce qu’elles font avec les difficultés que nous connaissons et au profit des personnes pouvant les payer, c’est-à-dire les grandes entreprises et les grands emprunteurs. De plus, ces acteurs n’abaissent leur note qu’à l’apparition du risque.
Par ailleurs, la banque gère sa relation avec le client en le monitorant, ce qui implique une relation de type pédagogique. La banque a le devoir de conseiller son client afin qu’il ne s’endette pas trop, ce qui serait contre-productif. De nombreux clients ne savent pas forcément bien gérer leur budget – quel que soit leur niveau de revenus – et il est essentiel que le banquier fixe à son interlocuteur des limites lui permettant de se maintenir dans les zones de solvabilité.
À ce titre-là, je voudrais aborder la titrisation. Si nous vivons une titrisation débridée telle que celle que nous avons connue aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons, l’intérêt pour les banques réside dans la possibilité, à capitaux propres constants, de prêter plus. En effet, si Bâle II impose une quantité de crédits maximale en fonction des capitaux propres des banques, la titrisation leur permet d’ôter les dettes de leur bilan et, donc, de contracter plus de crédits. Si ce système peut être utile à l’économie, il induit une perversité, car il augmente l’asymétrie de l’information dans la mesure où les acheteurs ne sont pas bien informés du contenu des véhicules de titrisation.
En outre, le comportement des banques qui titrisent n’est pas tout à fait acceptable – les Anglo-Saxons parlent de moral hazard –, car elles ne conservent pas le risque qu’elles sont censées prendre, en s’en déchargeant, et elles abaissent ensuite leur niveau de sélectivité de crédits éventuellement mal remboursés, comme les fameux subprime.
En résumé, les banques américaines ont accordé des crédits qu’elles ne gardaient pas dans leur bilan, car elles les revendaient à des investisseurs, ce qui leur permettait d’accorder des crédits à des personnes incapables de rembourser ; ce que certains ont plaisamment appelé les crédits « ninja » : no income, no job, no asset (ni revenu, ni emploi, ni patrimoine). De plus, le client n’avait parfois aucun document à fournir. Grâce à la titrisation, les banques qui accordaient de tels crédits n’en assumaient pas les risques. Bien sûr, ce système ôte de plus aux banques le rôle de monitoring puisque l’effort consistant à conseiller les clients devient inutile, étant donné que les banques ne subiront pas les conséquences d’une éventuelle défaillance.
Attention à ce que la réglementation ne permette pas un renouveau de la titrisation sans changement, ce que les banques américaines attendent avec impatience ; Bâle III pourrait y contribuer si nous n’y prenons garde. Dans cette hypothèse, il faudrait au moins standardiser, clarifier et rendre transparente la titrisation, tout en obligeant les banques à conserver dans leur bilan une partie du risque, ce qui les contraindrait à un comportement « moral ».
Les banques ont un autre rôle économique : la transformation. Attention, là aussi, à ce que la réglementation n’amoindrisse pas ce rôle, ce qui serait grave pour l’économie. Les épargnants préfèrent placer à court plutôt qu’à long terme ; c’est la raison pour laquelle ils exigent des taux d’intérêt à long terme plus élevés pour rémunérer le sacrifice auquel ils consentent en optant pour le long terme qui les prive de liquidité.
Les emprunteurs, quant à eux, préfèrent emprunter sur le long terme. Les banques contribuent à réunir ces publics aux aspirations différentes en transformant les échéances : elles empruntent court et prêtent long. Bien sûr, cela leur fait courir un risque de liquidité et un risque de taux d’intérêt. Si, par malheur, la réglementation impose aux banques de bien moins s’exposer à ces risques, il est inéluctable que ces derniers seront transférés aux emprunteurs et aux épargnants (ménages et entreprises) qui, pour la plupart, ne sauront pas les gérer.
Les banques prennent des risques de liquidité : si les épargnants voulaient retirer leur épargne rapidement alors que cet argent est prêté à long terme, les établissements seraient en grande difficulté. C’est la raison pour laquelle il peut exister des ratios réglementaires de liquidité qui sont nécessaires ; attention néanmoins à ce qu’ils permettent demain aux banques de continuer à poursuivre cette activité de transformation.
Le marché peut-il remplacer les banques à ce titre ? Bien sûr. Lorsque nous achetons un titre long, par exemple obligataire, il est possible de le revendre le lendemain au prix d’un risque de liquidité. Les théories financières traditionnelles ont toujours affirmé que le marché et la liquidité étaient parfaits, mais c’est absolument faux : comme nous l’avons vu au cours de ces deux dernières années, la liquidité est un phénomène purement autoréférentiel et, en réalité, le marché reste liquide aussi longtemps que les gens pensent qu’il est liquide. Si les investisseurs commencent à craindre la liquidité, tout le monde veut vendre au même moment, plus personne ne veut acheter et la liquidité disparaît, entraînant un effondrement du marché. Le marché n’est pas garant d’une quelconque liquidité. Les banques gèrent ce risque pour le compte de la collectivité.
Par ailleurs, les établissements gèrent un risque de taux d’intérêt. Si elles prêtent à taux fixe – ce qui est assez courant dans l’économie française – aux ménages et aux entreprises pour leur éviter ce risque, les effets sur le compte de résultat de la hausse des taux courts sont importants. Les banques gèrent ce risque et il est normal qu’elles puissent exercer ce métier qu’elles pratiquent au nom de la collectivité. Là aussi, les marchés peuvent assumer cette fonction : mais en cas de hausse des taux, la revente d’une obligation à long terme impose une moins-value. La banque assume ce risque à la place de l’épargnant.
La titrisation conduit à transférer les risques de taux et de liquidité sur les ménages et les entreprises. Cela n’améliorerait pas le bien-être des épargnants ni celui des emprunteurs, si la titrisation devait se répandre bien davantage.
Traditionnellement, les banques françaises et d’Europe continentale exercent ce métier de transformation et d’intermédiation convenablement. Les banques régionales que je représente ici ont toujours transformé l’épargne en crédit au sein des territoires français.
La crise n’est pas venue des banques françaises, mais de la survenance d’une situation de quasi-surendettement des ménages dans plusieurs pays. Face à une mondialisation accroissant l’offre mondiale et qui ne permettait pas d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés des pays développés, pour assurer un niveau de consommation suffisant et ne pas laisser une crise de surproduction éclater, les ménages se sont surendettés, notamment aux Etats-Unis, en Angleterre, en Espagne. Dans le même temps, les banques ont accompagné ce surendettement ; mais dans la mesure où elles titrisaient, elles n’étaient plus responsables des risques qu’elles prenaient.
Comme l’a dit Jean-Philippe Thierry, la réglementation doit tenir compte de la trop grande fragilité des banques. J’observe néanmoins que Bâle II n’était pas appliqué aux Etats-Unis ; je suis donc favorable à l’adoption d’un Bâle III, à condition que les banques américaines, qui ont été les plus fragiles et ont fait faillite par centaines, appliquent les ratios de Bâle II. Par ailleurs, s’il est exigé des banques un niveau de fonds propres plus élevé par rapport à l’encours des crédits ou des risques qu’elles portent, j’observe que les banques françaises n’ont pas été prises en défaut de ce point de vue. De plus, la mise en place d’une telle décision ne peut être réalisée en cette période de crise, car elle conduirait les banques à prêter moins ; c’est la raison pour laquelle l’application de Bâle III n’est pas prévue avant 2013.
J’estime pour ma part qu’il ne faut pas pénaliser les banques qui produisent du crédit. Comme cela a été proposé, il conviendrait d’augmenter le ratio de capitaux propres pour les banques qui prennent des risques de marché. C’est bien sûr les activités de marché pour compte propre pour lesquelles il faudra augmenter le ratio de l’exigibilité de capitaux propres, mais attention à ne pas pénaliser le crédit, sous peine d’entrer en contradiction profonde avec l’effet recherché.
Pour conclure, j’estime que Bâle II a des qualités et des défauts. Parmi ces derniers, citons la procyclicité des normes : les banques ont l’obligation de disposer, selon les quantités engagées, de capitaux propres en fonction des risques de marché et des risques de crédit auxquels elles s’exposent. Mais ces quantités sont pondérées par le niveau de risque pris ; or, la mesure du risque est en général effectuée par la mesure du risque des deux dernières années. En réalité, il s’agit de gestion dans le rétroviseur : plus l’économie s’améliore, plus les risques de marché et de crédit s’amenuisent, ce qui augmente mécaniquement la quantité de crédit ou de risque de marché possible pour des capitaux propres identiques. Cette économie développe l’endettement en incitant les ménages et les entreprises à emprunter davantage, encouragés par l’amélioration de la situation. Cette procyclicité avérée conduit à une situation explosive, car le crédit et les risques de marché se développent trop vite.
Inversement, en situation de crise, le niveau de risque mesuré augmente. Par conséquent, les capitaux propres exigés des banques sont plus élevés pour une quantité de crédit ou de risque de marché identique : étant donné qu’elles ne peuvent pas augmenter leurs capitaux dans une telle conjoncture, les banques distribuent moins de crédit ou soldent leurs positions de marché et aggravent la crise.
Il faut donc remédier à cette procyclicité, les propositions de Bâle III s’y attachent avec les coussins anti-cycliques.
En outre, il est demandé à juste titre de développer le provisionnement dynamique ; les normes IFRS interdisaient aux banques de le faire, alors que le provisionnement du risque leur aurait permis de pouvoir faire face à l’émergence du risque tout en évitant une pénurie de capitaux propres. Les décideurs devront mener cette démarche de modification des normes prudentielles et comptables à son terme.
Enfin, si par malheur il était demandé aux banques de disposer de la totalité des crédits engagés sur plus de cinq ans sous forme de dépôts bancaires de plus de cinq ans, ce que la Banque de France et l’ACP ne souhaitent pas, le métier bancaire perdrait une partie de son sens et la titrisation deviendrait reine : nous obtiendrions ainsi l’effet exactement inverse de notre objectif de départ.