Article publié dans Le journal Les Echos en 2004
Le caractère concomitant de ces deux chantiers, a priori indépendants, est en réalité révélateur d’une volonté affichée d’organiser un « aggiornamento », largement concerté, du langage commun et du canevas prudentiel des entreprises comme plus spécifiquement des professionnels de l’intermédiation financière. En effet, tant l’acclimatation des normes comptables internationales (IAS ou IFRS) en Europe dès 2005 que le raffinement progressif des documents consultatifs du Comité de Bâle, deuxième du nom, au sujet d e la réforme du ratio de solvabilité bancaire participent de l’accompagnement de la mondialisation des transactions financières.
L’entrée des normes IFRS de plain-pied en Europe dès 2005 et leur acclimatation actuelle dans de nombreux pays émergents sont de bon augure pour le processus naissant de standardisation du langage pratiqué par les financeurs et les financés internationaux. En outre, leur approche se veut plus économique, comptabilisant les éléments du bilan plutôt à leur « fair value », soit à leur valeur de marché, qu’à leur valeur historique. Ces normes ont pour ambition de permettre une transparence nettement plus forte et de garantir à l’investisseur comme au prêteur une information globalement plus fiable, donc une analyse plus juste des entreprises émettrices.
La seconde innovation concomitante, tout aussi majeure dans son esprit comme dans sa lettre, réside dans l’immense chantier que constitue la réforme du ratio de solvabilité bancaire par le Comité de Bâle II. Entre le premier accord de capital de 1988 et le second attendu pour 2005-2007, la normalisation prudentielle, même si elle n’a guère changé d’esprit, s’est autorisé un niveau de sophistication jamais égalé jusqu’ici. Le nouveau ratio de solvabilité en gestation se veut explicitement plus exhaustif, notamment par l’introduction de la couverture en capitaux propres du risque opérationnel. De surcroît, le nouvel accord de Bâle consacre le passage d’une approche forfaitaire de la quantité de capital réglementaire nécessaire à une banque (un pourcentage préfixé par nature de ses engagements), à une approche plus réelle et différenciée, fondée sur un calcul de probabilité de survenance des risques de contrepartie. Du même coup, ce nouveau ratio de solvabilité devient ainsi un quasi-outil de gestion du risque davantage qu’une simple contrainte prudentielle, notamment via l’incitation explicite à développer des instruments de « rating » interne.
Ces innovations contiennent cependant un potentiel important d’accroissement de l’instabilité macrofinancière. Les auteurs des nouvelles normes comptables, en choisissant de privilégier la comptabilité en valeur de marché, présupposent que la valeur vraie, juste, ne peut être que celle donnée par l’équilibre instantané de l’offre et de la demande, seule référence objective qui s’imposerait en transparence. Or, si l’on ne succombe pas à une vision idéologique du monde, une telle référence, si elle se justifie dans un nombre certain de cas, paraît moins évidente, moins simple et moins universelle qu’il n’y paraît en première analyse.
Au-delà même du problème posé par l’existence de nombreux actifs pour lesquels il n’existe pas de marché liquide, on peut légitimement arguer que la valeur des actifs et des passifs qui contribue à la détermination des fonds propres de l’entreprise n’est comptabilisée valablement que dès lors qu’elle s’appuie sur un prix d’équilibre, donc stable. Sans quoi la volatilité des fonds propres s’avérerait très élevée et ne pourrait que déstabiliser l’analyse de la solidité de l’entreprise, donc le jugement de ses prêteurs et de ses investisseurs.
Cette volatilité ne pourrait, en outre, que raccourcir singulièrement l’horizon de la politique qui oriente la trajectoire de l’entreprise. L’histoire longue des marchés financiers, comme celle des vingt dernières années, a clairement montré que la volatilité des prix de marché des actifs financiers était très largement supérieure à celle des fondamentaux qui sont censés les déterminer. Aussi la valeur instantanée du marché peut-elle ne pas correspondre du tout à la valeur fondamentale de l’actif en question, de par une sur ou sous-évaluation récurrente, caractéristique des marchés d’actifs patrimoniaux.
Il serait donc tout à fait légitime de différencier les modes de valorisation des actifs en fonction de l’horizon de la nature de chaque entité comptable. Il est ainsi déraisonnable et dangereux d’appliquer les mêmes normes de comptabilisation par exemple à une banque de marché _ dont l’horizon est très court et dont la valeur instantanée de marché de ses actifs et éléments de passif représente bien sa santé financière _ qu’à une banque de détail ou à un fonds de pension _ engagés sur le très long terme. Faute de quoi la norme comptable influera sur le comportement de l’entité elle-même et impliquera un « court-termisme » absolu, qui renforcera encore davantage la volatilité des marchés financiers et le caractère autoréférentiel de la formation des prix.
Donc, in fine, la fréquence et l’amplitude des bulles spéculatives comme des moments de panique. Dans le même esprit, l’application de la norme IAS 39 _ qui précise le mode de comptabilisation des instru ments de couverture _, telle que définie pour le moment, accroîtrait la volatilité des comptes des banques et les inciterait dès lors clairement à reporter le risque de taux d’intérêt sur leurs clients et à davantage titriser. Cela modifierait insidieusement et en profondeur le mode de fonctionnement du système financier européen.
L’introduction du nouveau ratio de solvabilité bancaire induit, quant à lui, un risque important de procyclicité du crédit et, via l’accélérateur financier, d’augmentation de la cyclicité de l’économie réelle elle-même. Les banques seront en effet autorisées, dans le cadre du nouvel accord de capital, à utiliser des « ratings » internes. Les études empiriques sur le sujet ont montré que les « ratings » internes des banques sont à horizon plus court que le cycle réel. Ici encore l’instabilité macrofinancière risque d’en être accrue.
En Collaboration avec M. ANOUAR HASSOUNE professeur à HEC, analyste chez Standard & Poor’s.