Plus haut pour plus longtemps, ou plus bas et plus vite ?

05.01.2024 4 min
Retrouvez ma tribune publiée dans "Revue Banque" de Février 2024

Les marchés financiers ont compris, à la sortie de l’été 2023, que les taux d’intérêt seraient plus élevés et pour longtemps. Depuis novembre, ils anticipent un atterrissage en douceur, sans vraie récession, avec une baisse des taux directeurs assez rapide et prononcée dès mars.

Les récentes données semblent bien justifier le nouveau regard porté par les marchés sur l’évolution de la politique monétaire en 2024.
L’inflation totale a plus reculé qu’attendu ces derniers mois et, si l’économie européenne marque le pas, la croissance américaine a tenu bon ; le tout sans récession véritable. Les taux longs, ainsi que les marchés actions, ont ainsi intégré ces prévisions.
Cette situation, si elle perdurait, serait alors une incongruité historique, car toutes les hausses de taux d’un niveau d’intensité comparable ont toujours conduit à des récessions, qui ont fait durablement reculer l’inflation. Mais les faits jusqu’ici semblent confirmer cette possible exception.
Quelles peuvent être les raisons spécifiques d’une telle résistance de l’économie, alliée à une désinflation marquée ? En premier lieu, les délais usuels de réaction de l’économie réelle à un durcissement notable de la politique monétaire sont de 18 à 24 mois. Nous y sommes maintenant seulement. Notons en outre que la politique budgétaire en Europe, mais encore davantage aux États-Unis, pour protéger de l’inflation, mais aussi pour ré-industrialiser et verdir les économies nationales, ont travaillé à contre-cycle vis- à-vis de la politique monétaire. Le déficit public américain notamment est historiquement élevé. Ajoutons encore que le surcroît d’épargne accumulé pendant la période de Covid a été progressivement utilisé après les confinements. Il est aujourd’hui, des deux côtés de l’Atlantique, proche de l’épuisement. Et la dépense de ce surplus d’épargne a soutenu l’activité. Enfin, les entreprises ont profité – avant et pendantlapandémie –destauxexcep- tionnellement bas pour se financer à plus long terme que d’ordinaire, à taux fixe. Cela retarde ainsi les effets sur la demande des politiques monétaires plus restrictives, car la hausse des taux d’intérêt met plus de temps à « mordre ».

L’incertitude prédomine

Ces explications mettent aussi en lumière l’incertitude face à laquelle se trouvent les acteurs économiques, tout autant que les banques centrales. En effet, les délais empiriques d’efficacité maximale de la politique monétaire ne doivent pas être sous-estimés et laisser anticiper trop tôt et avec trop d’assurance un soft landing. En outre, en Europe tout du moins, les politiques budgétaires – dont les contraintes avaient été suspendues à cause de la pandémie – vont commencer à se durcir peu ou prou. Et, tant aux États- Unis que dans certains pays de la zone euro, les limites de l’endettement public vont probablement se faire sentir de plus en plus fortement sur les marchés financiers. Les banques centrales vont cesser progressivement d’acheter la dette de leur État et, même avec la baisse récente des taux longs, les émissions à venir se feront à des taux d’intérêt bien supérieurs à ceux des 10-15 dernières années. La solvabilité ne sera donc préservée qu’à la condition de trajectoires, annoncées et tenues, de retour à des déficits publics bien inférieurs à ceux du passé, voire à des excédents primaires, entraînant la dette publique peu à peu dans une évolution soutenable et acceptable. Enfin, les refinancements à venir des entreprises seront plus élevés dès 2024 puis les années suivantes, impliquant un effet davantage prononcé de la politique monétaire récente.

De chaque côté de l’Atlantique

Les signes d’un ralentissement généralisé, plus prononcé en Europe qu’aux États-Unis, sont manifestes. Pourtant, les marchés du travail, malgré une légère inflexion, restent tendus. Les banques centrales ont donc à gérer une situation, dans laquelle tous les nouveaux chiffres, mois après mois, sont et seront déterminants.
La lutte contre l’inflation a certes pris une bonne direction, mais les effets de base de ces tout derniers mois, par rapport à ceux de l’année précédente, pourraient laisser voir prochainement une légère remontée du taux d’inflation. De plus, les salaires augmentent à des taux de 4 % à 6 % des deux côtés de l’Atlantique, mais avec une croissance de la productivité de plus de 2 % aux États-Unis contre une stagnation, voire une régression, en zone euro, ce qui pourrait ralentir ou contrarier ici la décroissance de l’inflation sous-jacente. Cette dernière, même bien orientée, reste d’ailleurs assez loin des objectifs des politiques monétaires. Les banques centrales doivent donc se montrer très prudentes quant à un relâchement prématuré de leur action. De même, symétriquement, doivent-elles être attentives au retour des défauts de crédit qui vont prochainement augmenter plus fortement. Cette croissance du risque de crédit est due à la hausse des taux comme à une période antérieure trop longue de taux trop bas, ayant engendré une survie d’entreprises artificielle. Une remontée des défauts est donc nécessaire et attendue. L’effet ne doit cependant pas en être systémique. De même, pour la crise immobilière, la baisse des prix est et sera salutaire, mais elle ne doit pas se produire dans un enchaînement catastrophique.

Entre espoir et prise de conscience

Les banques centrales devront donc se mouvoir et agir dans un monde très incertain. Et, en tant que de besoin, montrer leur détermination sans faille à ramener l’inflation vers une zone acceptable, en restant tout autant attentives à éviter toute dynamique qui induirait une crise systémique. Elles devront donc être alertes et agiles, mais avec une orientation, une boussole, claire et affichée.
Les marchés actions navigueront, quant à eux, entre deux pôles :
– l’espoir actuel d’un atterrissage en douceur, avec une inflation revenant plus vite que prévu dans son lit, donc des baisses de taux rapides ;
– la prise de conscience que les taux de profit ne pourront peut-être pas se maintenir longtemps à des niveaux aussi élevés qu’aujourd’hui du fait de la décélération de la croissance en cours et que l’inflation, bien qu’en baisse significative, n’impliquera pas obligatoirement une baisse des taux directeurs au rythme et à l’intensité attendus. Enfin, les marchés devront intégrer que les taux d’intérêt longs devraient s’établir durablement à des niveaux bien supérieurs à ceux pré-pandémie.
Sans omettre les évolutions géopolitiques, qui n’ont que très peu influencé les marchés jusqu’alors, et les résultats des différentes élections à venir, 2024 pourrait être plus chahutée que prévu, symétriquement à 2023, qui a affiché une économie plus résiliente qu’attendu.

Olivier Klein
Directeur général Lazard Frères Banque et Professeur d’économie et de finance HEC