Conditions de sortie de la politique monétaire de la BCE

16.04.2018 26 min
Compte rendu des débats organisés par le cabinet Carlara - Publié dans le Bulletin Quotidien et dans la Correspondance Économique

Lors d’une table ronde organisée par le cabinet CARLARA, Mme Mathilde LEMOINE, chef économiste d’Edmond de Rothschild Groupe, et M. Olivier KLEIN, directeur général de BRED Banque populaire, ont débattu des conditions de sortie de la politique monétaire de la BCE

Bulletin Quotidien – 16/04/2018

Le cabinet Carbonnier, Lamaze, Rasle & Associé (Carlara) a récemment organisé une conférence sur la sortie de la politique monétaire accommodante de la BCE, ses enjeux et ses défis autour de deux intervenants : M. Olivier KLEIN, directeur général de BRED Banque populaire, professeur d’économie et finance à HEC, et Mme Mathilde LEMOINE, chef économiste d’Edmond de Rothschild Groupe, ancien membre du Haut Conseil des finances publiques.

Introduisant les débats, Me Edouard de LAMAZE, avocat associé co-gérant du cabinet Carlara, a rappelé les circonstances dans lesquelles celle-ci a vu le jour après qu’en 2008 ait éclaté la plus violente crise financière de l’après-guerre. S’ensuit, a-t-il rappelé, une crise de liquidité majeure, des faillites en chaîne et un effondrement boursier, un arrêt de l’investissement, et une récession économique qui se propage à l’ensemble du monde. Le spectre de la crise de 1929 se profile mais la suite des évènements emprunte un chemin différent alors que, dès 2009, l’activité économique rebondit en particulier grâce à la politique économique et monétaire. Ainsi, aux Etats-Unis la Réserve fédérale abaisse massivement son taux d’intervention et inaugure des achats de titres publics, ce qui induit une création de monnaie au-delà de la demande spontanée. L’Europe rebondira également en 2009 et en 2010. Mais elle se heurtera rapidement à une deuxième crise financière, interne à la zone euro, avec notamment la crise grecque et les menaces sur l’Italie et l’Espagne. L’euro, au bord de l’éclatement, sera sauvé par M. Mario DRAGHI, président de la Banque centrale européenne depuis novembre 2011, lorsque dans un discours désormais célèbre prononcé le 26 juillet 2012 à Londres, il a affirmé que la BCE ferait tout ce qu’il faudrait (« Whatever it takes ») pour éviter l’effondrement de la zone euro (abaissement des taux à 0, voire négatif, achat de titres sans annoncer de limites), marquant de fait un coup d’arrêt de la phase la plus aiguë de la crise.

Aujourd’hui, où en sommes-nous ? Tout le monde s’accorde à dire que l’on ne peut demeurer dans cette situation où les taux d’intérêts et les quantités monétaires sont largement administrés. En outre, certains signaux laissent penser que l’on s’approche de la fin d’une phase d’expansion, notamment aux Etats-Unis. La question n’est d’ailleurs pas uniquement financière alors que l’on constate également une certaine tension économique. Dans ce contexte, comment gérer la sortie d’une politique monétaire aussi atypique ? A quel rythme ? La BCE parviendra-t-elle à contrôler cette sortie ou risque-t-elle de se laisser surprendre ? Comment agir si la croissance retombait ? Enfin, est-ce la fin des divergences entre les pays de la zone euro ou bien sont-elles masquées par l’afflux de liquidité ? Autant de problématiques qu’aborderont Mme Mathilde LEMOINE et M. Olivier KELIN qui, s’ils partagent la conviction de la nécessité pour la BCE de sortir d’une telle politique accommodante, n’en ont pas moins chacun leur vision propre sur plusieurs des enjeux, a relevé Me Edouard de LAMAZE.

M. Olivier KLEIN : les tenants et les aboutissants de la politique monétaire non conventionnelle de la Banque centrale européenne

Articulé en cinq points, l’exposé de M. Olivier KLEIN, après une présentation de la situation actuelle avec le retour de la croissance et les mécanismes qui ont permis ce succès, a mis en lumière les raisons qui ont rendu indispensables ces politiques monétaires, puis les facteurs qui rendent nécessaire désormais d’en sortir, sortie, pour autant qui ne s’opèrera que lentement.

Le retour de la croissance

Un constat, tout d’abord : c’est une politique monétaire qui réussit, a relevé d’emblée M. Olivier KLEIN.

En effet, en 2017, la zone euro a connu 2,40 % de croissance économique. Celle-ci augmente sans discontinuer depuis 19 trimestres et ne cesse de surcroît de se renforcer puisqu’au quatrième trimestre, en glissement annuel, la croissance a été de 2,70 %. Le purchasing managers index (PMI) ou Index des directeurs d’achat, très corrélé à la croissance, est au plus haut depuis 12 ans et supérieur à sa moyenne de long terme. On citera encore cet indicateur, élaboré par Eurostat, le « economic sentiment indicator » qui, pour sa part, est à son plus haut niveau depuis 17 ans. Autant d’éléments qui témoignent du retour de la croissance dans la zone euro.

Le taux de chômage, quant à lui, demeure certes encore très significatif mais néanmoins en nette baisse, à 8,70 %. Les pertes d’emplois subies pendant la crise ont été compensées par des créations nettes apparues en 2013. Cette année, on a rattrapé tous les emplois perdus en zone euro du fait de la crise. Et le taux de chômage atteint son plus bas niveau depuis 9 ans.

Par ailleurs, depuis l’annonce des mesures de la BCE en juin 2014, les taux de crédit des banques pour les entreprises ont baissé de 120 points de base alors que les taux pour les ménages ont baissé de 110 points de base, illustrant les effets puissants des politiques monétaires. Ceci a fortement contribué à générer des volumes de crédits vers les sociétés non financières dont la courbe s’est inversée fin 2014 pour repartir alors à la hausse.

Ainsi, la politique monétaire non conventionnelle, menée pleinement à partir de 2014 et entamée en 2012, a indéniablement influé positivement sur la conjoncture, a souligné M. KLEIN.
Petit bémol, le taux d’inflation, pendant plus de trois ans, est resté inférieur à 1 %, voire a tangenté des taux négatifs en zone euro. Il a cependant commencé à remonter légèrement fin 2016 pour s’établir à 1,3 % en janvier, un taux jugé encore trop bas par la BCE. Ainsi, comme aux Etats-Unis, et malgré la reprise, l’inflation demeure basse. Sujet d’inquiétude pour l’institution, le risque déflationniste semble pour autant écarté. Pour autant, l’objectif de la BCE, de remonter à un taux proche de 2 %, n’est pas encore atteint.

Les mécanismes qui ont permis ces succès

Ainsi, peut-on résumer les mesures non conventionnelles de politique monétaire prises par la BCE pour renverser la situation :

  • des mesures de politique de taux d’intérêt, pour partie non conventionnelles, sur deux taux directeur en particulier : le taux de refinancement et le taux de facilité des dépôts. En juin 2014, le taux de refinancement a été abaissé à 0,15 %, taux historiquement extrêmement faible. De son côté, le taux de facilité de dépôts a été fixé à un taux négatif. Un tel taux, au passage, ayant longtemps été jugé par les économistes comme impossible, a relevé M. KLEIN.
    En septembre 2014 puis en décembre 2015, ces taux ont baissé pour atteindre en mars 2016 un taux central de la politique monétaire à 0 % et un taux négatif s’agissant de la rémunération des dépôts des banques auprès de la banque centrale, à -0,40 %.
  • des mesures de politique du bilan : en juin 2014, la BCE décide de consentir aux banques des prêts longs – à 4 ans – à des conditions très avantageuses, alors que cette dernière est habituellement sur une politique de refinancement de court terme ; en septembre 2014, elle décide d’acheter des obligations sécurisées et des « asset backed securities » (titres adossés à des actifs), se mettant ainsi à acheter du papier privé, politique peu courante de sa part ; en janvier 2015, elle annonce l’achat de dettes souveraines et quasi souveraines de la zone euro ; en décembre 2015, elle recalibre sa politique de rachat avec une extension de la durée de ces achats et l’annonce qu’à l’échéance, la BCE rachètera à nouveau afin de ne pas laisser tomber ses encours ; en mars 2016, de nouvelles séries de prêts aux banques, à taux fixe, sont accordées moyennant une facilitation des conditions de crédit vers les entreprises ; parallèlement, elle procède à l’achat d’obligations d’entreprises privées bien notées – élargissant de fait l’éventail de papiers achetés dans le cadre de la politique de bilan pour assurer des conditions de liquidités favorables et faire baisser les taux ; un nouveau calibrage à l’égard de l’achat de papier souverain ou quasi souverain est décidé, la BCE passant de 60 milliards de rachats mensuels à 80 milliards en avril 2016 ; en avril 2017 elle revient à 60 milliards ; en octobre 2017, la BCE annonce une évolution de sa politique accommodante, avec une baisse du rythme mensuel de 60 milliards à 30 milliards d’achats nets d’actifs à compter de janvier 2018, ces achats d’actifs devant se poursuivre « jusqu’à fin septembre 2018 ou au-delà, si nécessaire, et, en tout cas jusqu’à ce que le Conseil des gouverneurs observe un ajustement durable de l’évolution de l’inflation conforme à son objectif », a-t-elle précisé alors. La banque centrale a annoncé en outre qu’elle procèdera au réinvestissement des remboursements des titres arrivant à échéance acquis dans le cadre du programme d’achats d’actifs pendant une période allant au-delà de la fin de ses achats nets d’actifs « et, en tout cas, aussi longtemps que nécessaire ». Le 8 mars dernier, la BCE, qui poursuit son processus de sortie du quantitative easing, a retiré, dans sa communication stratégique, la référence à la possibilité d’accroître le volume du programme de rachat de dette en cas de choc économique. Le rythme de rachat de dette est donc désormais plafonné à 30 milliards d’euros par mois, pour un arrêt toujours provisoirement prévu en septembre 2018 (cf. BQ du 9/03/2018).

Alors que la BCE semblait dans un premier temps confrontée à un problème de transmission de la politique monétaire vers le financement de l’économie réelle, le divorce, en fin de compte, n’a pas eu lieu, a relevé M. Pascal POUPELLE, chairman et CEO d’Isos Finance. Ainsi, en France, n’y a-t-il eu qu’une seule année de contraction de l’octroi de crédits par les banques françaises aux entreprises. Comment cela s’explique-t-il ? s’est interrogé ce dernier. Un élément de réponse a résidé dans la bonne santé globale des banques françaises, a souligné M. Olivier KLEIN, contrairement aux banques espagnoles, italiennes ou encore portugaises et dans une moindre mesure allemandes. Pour que les banques puissent accorder des crédits, encore fallait-il qu’elles n’aient pas trop de créances non provisionnées douteuses. Sans quoi, il fallait au préalable qu’elles nettoient leur bilan avant de pouvoir repartir de l’avant. C’est là une courroie de transmission de la politique monétaire. Mais cela suppose également que les acteurs économiques ne soient pas trop endettés, a rappelé ce dernier.

Quand la BCE a vu qu’elle ne parvenait pas à réduire les écarts de taux, a souligné pour sa part Mme Mathilde LEMOINE, elle a lancé son programme d’achat de titres souverains. Celui-ci est déterminé par une clé de répartition fonction de la part de chaque pays à son capital. Or, dans la réalité, elle peut aller beaucoup plus loin. C’est ce qu’elle fit au moment de la campagne présidentielle française. Elle agit de même au Portugal, prenant ainsi des libertés avec des règles jusque-là jugées intangibles. Ce qui lui a permis de réduire les écarts de taux et de lisser la prime de risque. Par ailleurs, élément fondamental pour l’avenir de la zone euro, M. Mario DRAGHI a laissé entendre que si une vraie crise survenait dans un pays, il irait au-delà de la clé de répartition habituellement admise, et ce, de façon pérenne. C’est à ce moment-là qu’on a vu l’écart de taux entre les emprunts portugais et les emprunts allemands se réduire de façon significative. Ainsi y a-t-il d’une part les transmissions classiques de la politique monétaire, et d’autre part les libertés qu’ont pris l’Eurosystème et M. DRAGHI, donnant ainsi le signal aux investisseurs que cela ne servait à rien de spéculer.

Pourquoi ces politiques monétaires ont-elles été indispensables

Le recours à de telles mesures non conventionnelles s’est révélé indispensable dans la mesure où les instruments de politique traditionnelle ont montré leur limite à la fois pour relancer la croissance et pour faire baisser les taux longs tant pour les Etats que pour les entreprises.

C’était alors à un double défi qu’il fallait s’atteler. En effet, outre la crise profonde dans laquelle la zone euro était plongée et le risque déflationniste qui pointait, un autre risque planait, à savoir celui de la désintégration de la zone euro, à partir de 2010, due pour partie à son organisation et à une crise de balance des paiements très prononcée dans les pays du sud de la zone euro. Pour prévenir son éclatement, il était indispensable que la BCE rompe, d’une part, le cercle vicieux qui s’était mis en place entre les banques et les Etats et, d’autre part, entre les taux d’intérêt et la dette publique. Le marché craignant l’insolvabilité de certains Etats, faisait monter les taux pour faire monter la prime de risque, déclenchant ainsi un emballement, les Etats s’endettant dès lors à un coût beaucoup plus élevé, détériorant de fait plus encore leur solvabilité. Seul un acteur en dehors du marché pouvait dans ce contexte agir et calmer le marché.

C’est bien la BCE et la fameuse déclaration de son président, M. Mario DRAGHI (« Whatever it takes ») qui, avec les différentes mesures décrites et le quantitative easing (assouplissement monétaire), ont empêché l’éclatement de la zone euro et ont permis de calmer le marché puis de retourner la situation alors que, a rappelé M. KLEIN, les banques américaines ne prêtaient plus aux banques européennes ni les banques européennes entre elles.

Mais il restait à s’atteler à la relance du crédit et à prévenir une crise de solvabilité des acteurs privés comme des Etats. Il fallait pour cela parvenir à faire baisser les taux longs. C’est ce à quoi la BCE aboutit avec le déploiement des mesures non conventionnelles évoquées plus haut : taux courts négatifs – ce qui, indéniablement a incité les banques à accorder plus de crédits, celles-ci préférant prêter à 1,50 % plutôt que de placer leurs propres excès de liquidités à la BCE à un taux négatif de -0,40 % -, impact favorable sur les taux longs grâce au quantitative easing et au « forward guidance » (« pilotage des anticipations ») sur les taux d’intérêt afin de maintenir dans la durée des taux bas, la banque centrale s’engageant à poursuivre, tout le temps nécessaire, une politique accommodante.

Ainsi, fin 2014, début 2015, l’inflation remonte un peu et surtout les crédits repartent à la hausse alors que les taux des obligations privées baissent. La confiance revient peu à peu et la baisse du coût de l’endettement entraîne, nourri par un effet de richesse, un retour de l’envie d’emprunter pour les investissements comme pour la consommation. L’économie redémarre alors progressivement.

Autre facteur important, la dépréciation de l’euro, a rappelé M. Olivier KLEIN. Dès lors que la BCE est rentrée dans cette politique de volume de bilan, cela a fait baisser les taux longs et l’euro s’est déprécié : de 16 % par rapport à 2015 avant de se stabiliser mi-2017. Pour les économies française et des pays du Sud, ce fut un mouvement plutôt favorable qui, en outre, à contribuer à ce que l’inflation baisse moins.

Les raisons qui rendent nécessaire de sortir de la politique accommodante

Cette politique accommodante a été indéniablement couronnée de succès. Il faut, pour autant, en sortir. Dans les faits, le mouvement a été enclenché fin 2017 et se poursuivra en 2018, voire début 2019.

Et ce, pour différentes raisons : si les taux d’intérêts sont plus bas que les taux de croissance nominaux, cela facilite certes le désendettement. Mais d’un autre côté, c’est tout aussi facile de s’endetter à nouveau. Avec le risque de voir se développer comme par le passé des bulles spéculatives propres aux périodes d’euphorie. Or, nous sommes clairement dans cette zone d’incertitude depuis 2017, a mis en garde M. KLEIN. En témoignent des primes de risque à leur niveau le plus bas depuis quinze ans avec donc une sous-évaluation du risque, une offre de crédits moins sélective, des crédits moins protégés et des demandes de crédit parfois inconsidérées, en forte augmentation. De la même façon, on constate de la part des investisseurs institutionnels une augmentation des prises de risque dans leur quête d’un meilleur rendement que celui apporté par du papier à taux négatif. Cette sous-estimation du risque n’est pas encore trop grave à ce stade mais ne peut durer sans quoi elle pourrait poser un problème en termes de solvabilité.

Outre des effets potentiels sur l’immobilier, la poursuite d’une telle politique peut avoir des effets sur une envolée du prix des actions. Moins dans la zone euro qu’aux Etats-Unis. Et c’est en effet ce qui s’est passé. Au demeurant, a estimé M. KLEIN, ce n’était pas plus mal que l’alerte intervienne plus tôt que plus tard car dans un ou deux ans, la bulle aurait été encore plus importante avec des effets, en éclatant, beaucoup plus graves. La correction intervenue en février a été très salutaire, a-t-il ajouté. Il est à souhaiter d’ailleurs que le marché ne reparte pas trop vite.

Pour ces différentes raisons, il devenait pressant d’annoncer et d’amorcer une sortie de cette politique, a insisté M. KLEIN. D’autant que la politique de taux négatif, hormis un effet bénéfique indéniable sur le niveau des crédits accordés, donc sur l’économie, entraîne pour autant un amenuisement significatif des marges des banques. Ainsi, en agrégat, les marges nettes d’intérêt (intérêts des crédits moins intérêts des dépôts) des banques françaises ont baissé, y compris le produit net bancaire global, depuis deux ans et demi, a indiqué ce dernier. Ce n’est pas problématique si cela demeure ponctuel. Cela le deviendrait si les banques devaient avoir des résultats tendanciellement en baisse, impactant alors leur ratio de solvabilité.

Consciente de ce risque, la BCE a annoncé en octobre dernier amorcer une sortie de sa politique accommodante (cf. supra).

A cet égard, M. Charles de BOISRIOU, associé chez Mazars, a interrogé les deux intervenants sur les conséquences que le retour à une politique normalisée peut avoir sur l’activité de leur entreprise respective, compte tenu de leur spécificité propre.

Pour la BRED, en tant que banque commerciale, a expliqué M. Olivier KLEIN, celle-ci a intérêt à ce que la situation se normalise et revienne, progressivement, à une politique avec des taux qui ne seraient plus négatifs, et sans quantitative easing (QE) qui écrase les taux d’intérêt longs vers le bas. Un allègement du QE pour revenir à des taux longs un peu plus normaux progressivement est bon pour une banque commerciale. Cela redonne notamment à l’établissement une rentabilité qui permet de poursuivre la croissance des crédits. Les banques doivent faire face à une contradiction entre la politique réglementaire des banques d’un côté, qui fixe les ratios de solvabilité à respecter, et de l’autre les injonctions pour demander à ces acteurs de prêter plus. Ce qui, en retour, exige de renforcer leurs capitaux propres. Il ne faut pas, pour autant, que les taux remontent trop vite et notamment les taux courts. A cet égard, l’intention de la BCE de mettre un terme dans un premier temps au quantitative easing puis, dans un deuxième temps de monter ses taux directeurs, c’est-à-dire les taux courts, est plutôt une bonne chose, a estimé le directeur général de la BRED.

Dans l’hypothèse, la plus probable à ce stade, où la remontée des taux sera le résultat d’une remontée des anticipations de croissance nominale, cela aura, logiquement, un impact positif car cela veut dire qu’enfin les perspectives macro-économiques de rentabilité rejoignent l’espoir financier, a de son côté souligné Mme Mathilde LEMOINE. Or, nous constatons un vrai décalage entre l’espoir financier qui est soutenu par les banques centrales et la réalité macro économique qui est souvent plus décevante que ce que laissent penser les marchés, a-t-elle relevé. La question est de savoir à quel moment les deux vont se rejoindre : sont-ce les marchés qui vont rejoindre la faiblesse de la croissance potentielle ou est-ce l’inverse qui va advenir ? Dans l’hypothèse où la croissance accélère plus rapidement que prévu, ce qu’il faudra gérer du point de vue des métiers de la banque, c’est la prise de risque. Si on a une tradition d’investissement dans les actifs réels, qui est celle du groupe Edmond de Rothschild, on regarde les fondamentaux, a-t-elle poursuivi. Or, ceux-ci sont moins attrayants que la forte hausse des marchés financiers ne le laisse penser. La vraie difficulté résulte donc dans ce décalage entre la politique monétaire qui donne du temps et la faiblesse de la croissance potentielle. In fine, les gouvernements tendent à attendre le plus longtemps possible le moment de mener des réformes en espérant que la croissance conjoncturelle va redémarrer et soutenir le prix des actifs. Mais l’expérience montre que cela ne se passe jamais ainsi. La variable d’ajustement est la productivité.

Pourquoi cela ne se fera que lentement

On assiste à un effet paradoxal, énonce M. Olivier KLEIN : l’anticipation à la hausse des taux étant plus forte, l’euro remonte, entraînant une pression désinflationniste, ce qui du coup peut freiner la BCE dans sa volonté de sortie alors que, rappelons-le, l’objectif de la BCE est de voir l’inflation remonter à un taux proche de 2 %. Ce phénomène est une des raisons pour lesquelles la banque centrale n’entend pas aller trop vite.

La deuxième raison est due, en zone euro, aux taux d’endettement élevés tant des Etats que des emprunteurs privés (des entreprises comme des ménages). S’agissant des entreprises, le rapport des emprunts sur le PIB aux Etats-Unis est de 73 %. Il est de 103 % en zone euro, rappelle le directeur général de la Bred. Le taux d’endettement privé entreprises ± ménages en France est, lui, de 192 % du PIB, en hausse. Dans ce contexte, remonter le taux trop rapidement pourrait insolvabiliser nombre de ces acteurs économiques.

Troisième raison : jugeant indispensable que les Etats de la zone euro mettent en place des réformes structurelles plus fortes afin de retrouver de la croissance potentielle et de limiter les déficits et la dette publics, la BCE entend cependant leur donner un peu de temps grâce notamment à la souplesse que confère ces taux bas.

Enfin, une remontée trop rapide des taux pourrait avoir des répercussions négatives sur les marchés. Si la BCE veut éviter la création de bulles, elle ne souhaite pas pour autant entraîner les marchés à la baisse. Cela induirait un effet de richesse négative, un mauvais signal pour l’environnement économique.

Fort de ces analyses, M. Olivier KLEIN anticipe une probable remontée des taux courts en 2019 qui aura été précédée de la fin du quantitative easing, à savoir une mise à zéro des rachats par la BCE. Elle laissera cependant se rembourser progressivement les actifs obligataires qu’elle a acquis.

Pourquoi 2019 ? Parce ce que « l’output gap » cumulé négatif, l’écart qui s’est créé pendant la crise entre le taux de croissance potentielle et le taux de croissance effective, sera comblé, ce qui semble faire consensus. Pour l’heure, la croissance 2017 en zone euro s’est établie à 2,40 % (voir supra), alors que la croissance potentielle est, elle, évaluée à environ 1,50 %. Or, on ne pourra rester durablement sensiblement au-dessus, a estimé M. KLEIN. Cela coïncidera également avec la fin, en novembre 2019, du mandat de M. Mario DRAGHI. Si, comme cela se dit, un successeur allemand ou proche des idées allemandes dans ce domaine, était désigné, la BCE pourrait être poussée à revenir plus vite à une politique monétaire plus traditionnelle. Ces différents éléments plaident pour une remontée des taux en 2019. Sans oublier les Etats-Unis dont les taux devraient remonter également, et plus rapidement. Avec un possible effet de contagion sur l’Europe, a conclu le directeur général de la BRED.

Intervenant dans le débat, M. Michel DIDIER, président de COE-Rexecode, estime qu’il y a certes un risque à aller trop vite, mais il y en aurait aussi un à aller trop lentement. Quatre questions se posent selon lui :

  • Aller trop lentement, ce serait faciliter les excès et risquer l’apparition de bulles ;
  • La Banque centrale ne desserrerait pas suffisamment la pression sur les Etats pour revenir à des situations budgétaires soutenables. Elle retarderait, en outre, la convergence de la zone euro alors qu’on assiste plutôt à une tendance à la divergence des compétitivités ;
  • La BCE ne se mettrait pas en position assez rapidement de réagir face à une rechute éventuelle de l’économie ;
  • Enfin, elle faciliterait la prolongation d’une croissance en Europe, au-dessus de son potentiel. Elle accentuerait ainsi des tensions qui apparaissent dans l’économie réelle : difficultés de recrutement, chômage très bas en Allemagne induisant une tension sur les salaires ; des délais de livraison qui s’allongent. Ces tensions ne se traduisent pas pour l’heure dans l’inflation parce que l’inflation est une variable assez inerte. Mais on n’a pas besoin de beaucoup d’inflation pour provoquer des déséquilibres sur les marchés obligataires, a relevé M. DIDIER.

Mme Mathilde LEMOINE : une analyse macro-économique critique de la politique monétaire de la Banque centrale européenne

Abordant cette problématique selon une approche plus macro-économique, Mme Mathilde LEMOINE a rappelé de façon liminaire que la politique monétaire menée par la Banque centrale européenne, tout à fait inédite, n’a pas de précédent historique. On ne dispose de surcroit d’aucune analyse monétaire théorique pour en appréhender les conséquences, a-t-elle ajouté. Le G20, en 2009, a donné pour mandat aux banquiers centraux de s’occuper aussi de la stabilité financière, cet aspect devenant ainsi un de leurs objectifs premier. Or, cela crée un conflit d’objectifs manifeste, selon Mme LEMOINE, entre cette recherche de stabilité financière et la conduite de la politique monétaire, ce qui implique que la banque centrale devrait désormais toujours être en retard par rapport à l’économie, d’où l’apparition de bulles.

Les Objectifs

Avant toutes choses, a souligné Mme LEMOINE, il importe de bien comprendre les objectifs que la BCE entend poursuivre afin de soutenir l’investissement, la croissance et in fine l’inflation qui demeure, bien entendu, le but premier de sa politique. Il s’agit de modifier le comportement des acteurs économiques, au premier chef en tant qu’épargnant afin de les pousser à épargner moins et à consommer plus. Mais la BCE entend également intervenir en matière de redistribution, a relevé Mme LEMOINE. En fixant des taux très bas voire négatifs, la banque centrale veut inciter ces acteurs à changer de comportement mais aussi à prendre plus de risques pour soutenir l’investissement. Mais qui dit prendre plus de risque dit prendre le risque d’une perte en capital. Une forme de redistribution s’opère de ceux qui ont du patrimoine vers les plus jeunes. Or, il peut y avoir là un danger politique de voir ainsi la banque centrale mener une politique de redistribution, au motif que les jeunes ont plus souffert de la crise, a-t-elle estimé. Ainsi, logiquement, la BCE va-t-elle continuer à mener une politique de taux très bas, son objectif, qu’il ne faut pas perdre de vue, demeurant que les épargnants n’aient pas de rémunération de leur épargne.

M. Olivier KLEIN s’est démarqué ici de Mme LEMOINE, estimant que les effets de redistribution induits par la politique monétaire ne sont pas dus au seul quantitative easing, mais à toute politique monétaire. Dès lors que l’on a des taux d’intérêt réel supérieurs au taux de croissance, on favorise les épargnants et on défavorise les emprunteurs. Dès lors que l’on fait une politique monétaire pour soutenir l’économie, on fait passer les taux en dessous du taux de croissance, on favorise à l’inverse les emprunteurs et on défavorise les épargnants. Ce n’est pas si grave si c’est temporaire. Il en irait autrement si c’était durablement ainsi, a-t-il jugé.

Le président de la BCE a demandé, en outre, aux banques de nettoyer leur bilan et d’en sortir les créances douteuses pour leur permettre de proposer un taux d’emprunt aux entreprises et aux ménages qui soit plus faible et plus cohérent avec le taux directeur fixé par la banque centrale, sans pour autant réduire excessivement leur marge, a poursuivi Mme LEMOINE. Alors que les banques, lors de la mise en place de taux négatifs, ont fait valoir combien une telle politique était pénalisante pour leurs marges, M. DRAGHI a estimé qu’elles pouvaient tout à fait la supporter, les prix des actifs ayant, pour leur part, augmenté. La BCE a ainsi permis un redémarrage des crédits, de la croissance et une légère hausse de l’inflation.

Deuxième objectif de la Banque centrale européenne : diminuer le taux réel alors que la BCE a craint de se retrouver face à une trappe à liquidité. En effet, si l’on a un taux égal à 0 et une inflation qui décélère, proche d’une situation de déflation, le taux réel, à savoir le taux diminué de l’inflation, augmente. Plus l’inflation est faible, plus le taux réel augmente. La BCE a donc voulu faire en sorte que par l’inflation, le taux réel diminue.

A cet égard, on notera que le taux de refinancement, qui détermine l’ensemble des taux d’emprunt des ménages et des entreprises, était, compte tenu de l’inflation, de -0,35 % en juin 2014. Contrairement à ce qui est véhiculé sur la hausse de ce taux, le taux de refinancement réel est aujourd’hui de -1,3 %, soit nettement plus négatif qu’alors et ce, parce que la BCE est parvenue à faire redémarrer l’inflation. De facto, le taux réel est sensiblement plus négatif. Cela lui permet par ailleurs de remplir son mandat en sortant de cette trappe à liquidité.

Elle a rempli un autre objectif, spécifique à la zone euro, qui est de réduire les écarts de taux entre les différents pays en son sein. En effet, la BCE doit ici résoudre une double problématique : permettre une baisse du taux pour l’ensemble de la zone euro d’une part, faire en sorte que les taux d’emprunt à 10 ans – taux de référence pour l’Allemagne – ne soient pas trop éloignés de ceux de l’Espagne ou de l’Italie, d’autre part. Or, elle y est parvenue puisque l’écart entre les taux d’emprunt de l’Italie et de l’Allemagne a été divisé entre 2014 et 2018 de 420 points de base à 130 points de base. De même, l’écart a-t-il été divisé par 6 pour l’Espagne. Le Portugal a connu une évolution comparable, son taux étant désormais inférieur même au taux italien.

Un redémarrage des crédits… mais concentrés à plus de 80 % sur la France et l’Allemagne

La BCE a certes rempli ses objectifs et cela s’est effectivement traduit par un redémarrage des crédits. Pour autant, a relevé Mme Mathilde LEMOINE, cette trajectoire, observée depuis fin 2016, s’est concentrée, pour les crédits aux entreprises, sur deux pays à plus de 80 % : la France (51,2 %) et l’Allemagne (32,4 %). La tendance est identique s’agissant des ménages : l’accélération des crédits immobiliers résulte également à 87 % de ces deux seuls pays. La Banque centrale ne peut, dans ces conditions, changer de politique, en dépit même des risques soulevés par M. Olivier KLEIN (voir supra).

La BCE est donc toujours confrontée au même problème, à savoir que certes, elle remplit son mandat en poussant le taux d’épargne à la baisse, en réduisant les taux d’emprunt, en sortant de la trappe à liquidité, et en réduisant les écarts de taux entre les pays du nord et les pays du sud de la zone euro. Mais le taux d’intérêt étant unique, elle ne peut le remonter, ces derniers étant encore en situation de rattrapage. Elle peut cependant faire jouer les nouvelles dispositions de la directive « CRD4 » et qui consistent à mettre en place des mesures macro prudentielles (NDLR : directive 2013/36/UE du 26 juin 2013 déclinant au niveau européen les accords internationaux dits « Bâle 3 » qui, instaure notamment un renforcement et une harmonisation des exigences en fonds propres et l’introduction de normes de liquidité pour le secteur bancaire, transposée en droit français par l’ordonnance du 20 février 2014).

Du point de vue macro-économique, la Banque centrale ne peut changer sa politique de taux, en tout cas à horizon de deux ans. En revanche, en cas de surchauffe, elle utilisera d’autres instruments telle la limitation des prêts aux entreprises pour certaines banques, a indiqué Mme LEMOINE. Ainsi, en France, le Haut conseil de stabilité financière (HSCF), dans son avis rendu en décembre 2017, a indiqué que les banques systémiques françaises devraient limiter leurs prêts aux grandes entreprises les plus endettées, envisageant « dans un premier temps » d’interdire aux grandes banques d’être exposées à un niveau supérieur à 5 % de leurs fonds propres aux entreprises concernées (cf. BQ du 18/12/2017). Mais on atteint là la limite de l’exercice, a-t-elle estimé. La BCE sort, là encore, de son rôle en faisant en sorte que ce n’est plus le taux d’intérêt qui va déterminer les anticipations d’évolution des crédits mais des dispositifs macro-prudentiels établis sur des bases opaques, qu’il va falloir désormais intégrer.

En effet, il n’y a pas de définition commune à l’ensemble des Etats membres de la zone euro de ratios qui permettraient de déclencher ces dispositifs. Il s’agit en fait d’interprétations laissées à la discrétion de chaque Etat membre. On assiste là à une dérive de la politique monétaire, a-t-elle regretté. Mais ainsi, la BCE peut remplir tous ses objectifs et donc maintenir des taux d’intérêt bas tout en croyant résoudre des problèmes de bulles financières évoquées plus tôt, a conclu Mme Mathilde LEMOINE sur ce point.

Les défis politiques

La Banque centrale européenne est confrontée à des défis tant politiques que techniques.

La BCE mène en effet une politique de redistribution. On voit bien ainsi les tensions entre les retraités et les jeunes, en particulier en Allemagne. Car un taux d’intérêt négatif, c’est en fait un impôt supplémentaire prélevé sur l’épargne. Or, a jugé Mme LEMOINE, c’est dangereux pour les banques centrales car cela diminue leur autonomie vis-à-vis du pouvoir politique en s’immisçant dans une politique de redistribution qui dépasse manifestement leur mandat même si, pour sa part, la BCE estime être dans son rôle car elle poursuit là un objectif de politique monétaire.

Le deuxième défi est posé par l’achat d’actifs, et en particulier d’obligations souveraines et d’obligations d’entreprises. On donne l’impression, totalement artificielle, que le prix des obligations d’Etat français ou portugais est élevée. Cela modifie par là-même le prix relatif de ces actifs. Les banquiers centraux incitent, en effet, à investir alors que cela ne correspond pas à la réalité de la rentabilité de l’investissement réalisé. On donne notamment l’illusion d’une forte demande sur les obligations portugaises indépendamment du potentiel de croissance du pays. De même pour les obligations italiennes, alors que l’on sait que le potentiel de croissance de ce pays est zéro d’un point de vue macro-économique.

De la même façon, en achetant des obligations d’entreprises, la BCE fausse la concurrence. Selon des études réalisées par Edmond de Rothschild Groupe, on constate que la banque centrale achète principalement des obligations d’entreprises françaises, et en particulier des obligations d’entreprises de services aux collectivités (« utilities »). La BCE diminue la prime de risque de ces entreprises qui peuvent ainsi se financer à bon compte.

La BCE estime, pour sa part, avoir un objectif de quantité afin d’augmenter son bilan et pousser à une hausse de l’inflation, afin que les taux réels continuent de diminuer pour ce type d’investissements. Pourtant, l’analyse macro-économique met en lumière l’apparition de distorsions de concurrence et le risque d’une mauvaise allocation des ressources. On permet ainsi aux entreprises de ces secteurs de se restructurer, mais lentement. En revanche, cela empêche l’affectation de financements aux entreprises qui pourraient soutenir la croissance potentielle, telles les entreprises technologiques. Les entreprises de services aux collectivités concentrent plus de 26 % des achats d’obligations d’entreprises par la BCE – pour des montants atteignant pas moins de 131 milliards d’euros à fin décembre 2017. A l’inverse, les achats d’obligations du secteur technologique ne représentent, elles, que 1,6 %.

On constate ainsi un décalage flagrant entre le discours sur l’importance de l’innovation et la réalité d’une politique macro économique monétaire qui conduit à financer à bon compte des entreprises qui peuvent être obsolètes, avec de faibles productivités. En un mot, on peut dire que la Banque centrale européenne fait de la politique industrielle, a pointé Mme Mathilde LEMOINE.

Sur ce point, M. Olivier KLEIN ressent peu ces effets sectoriels car ils sont sensibles principalement pour les grandes entreprises, a-t-il estimé. Quant aux entreprises innovantes, elles se financent avant tout par capitaux propres ou grâce à la bourse et très peu par dette car elles sont en perte pour longtemps.

Pour sa part, Mme Mathilde LEMOINE a conclu sur ce point en estimant que si la Banque centrale fait et de la politique de redistribution, et de la politique industrielle, on est face à un vrai risque de politisation de son action et, par là même, de perte de son indépendance. Dans le pire des cas, cela peut avoir des conséquences sur les anticipations d’inflation, à savoir que l’on considère que l’inflation va accélérer mais sans aucune maîtrise. Cela peut avoir des effets pervers sur la croissance de moyen terme, a-t-elle mis en garde.

Les défis techniques

On parle de « normalisation » dans le débat public, les investisseurs laissant penser que l’on peut retrouver une situation d’avant crise. Or, c’est techniquement impossible, a souligné Mme LEMOINE. Et, ce, pour plusieurs raisons. D’une part, du fait de la nouvelle réglementation qui accroît les besoins du système bancaire en actifs de qualité (accords de Bâle III). En conséquence, les banques centrales européennes vont devoir disposer d’actifs à leur bilan afin d’assurer la liquidité sur le marché interbancaire. Dans ces conditions, un retour du bilan des banques centrales à la situation d’avant crise n’est pas envisageable.

Une autre contrainte technique est, quant à elle, très spécifique à la BCE qui détient un portefeuille d’actifs, en particulier d’obligations de collectivités locales et souveraines d’un rendement très faible, à 0,7 %, à comparer à celui de la Fed, de 3 %. En conséquence, la Banque centrale n’a que peu, voire pas, de marge de manœuvre pour remonter les taux d’intérêt. Sans quoi, elle fera des pertes car elle va devoir rémunérer les réserves des banques, ce qui ira de pair avec un rendement de son bilan plus faible. Dans l’Eurosystème, de surcroît, les banques centrales nationales portent dans leur bilan une partie des titres. La situation diffère, donc, d’une banque centrale à une autre. In fine, c’est un véritable défi technique qui rend très difficile pour la BCE de remonter ses taux. Les effets sur les bilans des banques centrales nationales seront très différents d’un pays à l’autre, avec un risque de pertes pour lequel, d’ailleurs, la Bundesbank comme la Banque d’Irlande ont décidé de faire des provisions. Ce n’est donc pas un risque purement théorique.

Enfin, troisième contrainte technique, la progression de l’endettement. Depuis 2000, la dette des entreprises a crû, en zone euro, de 27 points de PIB en moyenne, à 133 % du PIB au premier semestre 2017 selon la BCE. Pour sa part, la dette des ménages a augmenté de 20 points de PIB, certes en légère diminution depuis quelques années du fait, notamment, de l’Espagne, pour atteindre tout de même 94,2 % du PIB. Là encore, comme pour les Etats, si la BCE remontait les taux, cela engendrerait une récession. Si l’on prend le déficit français, depuis 2012, 40 % de sa réduction provient de la politique monétaire et non d’une volonté politique.

En conclusion, a tenu à faire valoir Mme Mathilde LEMOINE, il ne faut pas se méprendre sur le terme « normalisation » ni sur une légère remontée des taux d’emprunt. La politique même de la BCE engendre des défis techniques qui la conduisent à une course en avant et donc à avoir toujours plus d’impact sur les grandes variables macro-économiques et, en particulier, sur le prix relatif des actifs. Or, cela peut avoir des conséquences négatives sur le potentiel de croissance car cela engendre une mauvaise allocation des ressources et des distorsions de concurrence.

Une convergence de vue sur la nécessité de la politique monétaire accommodante de la BCE mais une divergence d’appréciation quant aux effets de redistribution et sectoriels

Aux termes de ces débats, si M. Olivier KLEIN et Mme Mathilde LEMOINE divergent quelque peu sur leur analyse respective des effets potentiellement pervers de la politique monétaire de la BCE au regard des effets de redistribution et d’effets sectoriels (cf. supra), tous deux s’accordent en revanche pour reconnaître que cette politique accommodante était, malgré tout, nécessaire alors que pointait le risque de déflation et le risque de désintégration de la zone euro, a relevé M. KLEIN dans sa synthèse de la table ronde.

Elle était urgente, a-t-il ajouté, saluant au passage l’arrivée de M. Mario DRAGHI, au bon moment. Pour autant, si on n’en sort pas, on créerait les zones de risques évoquées plus haut dont une, tout particulièrement, liée à la nécessité de devoir recharger la politique économique. Or, pour l’heure, on n’a plus rien pratiquement à donner en termes de politique monétaire, ni en termes de politique budgétaire au vu du niveau des déficits et des dettes publics. Si, lors de la prochaine crise, on n’a pas rechargé les instruments de politique économique, on se retrouvera dans une situation critique, a-t-il mis en garde.

Mais désormais, la question n’est pas tant de convenir de la nécessité de sortir de la politique accommodante de la BCE. La problématique se pose en des termes différents, a souligné pour conclure Mme Mathilde LEMOINE car la politique monétaire, telle qu’elle a été menée, fait qu’en tout état de cause, on ne peut retrouver la situation d’avant crise. On doit, en effet, intégrer dans notre façon d’appréhender notre environnement économique cette nouvelle donne avec les défis qu’elle pose. Ainsi, attention à ce que l’on entend par « normalisation » et « en sortir ». Remonter les taux est une chose. Cela ne veut pas dire pour autant que la BCE n’interviendra plus sur la fixation du prix des actifs, a-t-elle relevé.

Enfin, a martelé Mme LEMOINE, il convient de rappeler une vérité macro-économique, à savoir que si les taux sont bas, c’est que les perspectives de croissance sont faibles. A un moment donné, la banque centrale a, effectivement, moins de munitions en cas de crise. Pour autant, les banques centrales considèrent que pour un même taux de croissance qu’avant la crise, le niveau d’équilibre des taux d’intérêt est désormais plus faible. Par exemple, la Réserve fédérale, pas plus tard qu’en septembre 2017, a révisé à la baisse son taux directeur d’équilibre de long terme de 3 % à 2,75 % pour un même taux de croissance potentielle. Et ce, parce ce qu’avec le vieillissement de la population, on considère qu’il y a trop d’épargne. Là encore, pour que la politique monétaire ait la même efficacité qu’avant la crise, il faut une hausse de taux moindre. L’ensemble des banques centrales dans le monde considèrent que le niveau d’équilibre des taux, le taux neutre, est plus faible qu’avant la crise. Mme LEMOINE voit là l’argument le plus théorique à l’appui de la conclusion commune de la nécessité d’une remontée progressive des taux.