« Peut-on faire confiance aux cryptomonnaies ? » 18ème Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence.

19.07.2018 6 min
Retranscription de mon intervention à la table ronde "Peut-on faire confiance aux cryptomonnaies du type Bitcoin?" lors des 18ème Rencontres Économiques d'Aix-en-Provence, les 6, 7 et 8 juillet 2018. Je n'aborde pas dans cette brève analyse les cryptomonnaies telles que celles que les banques centrales pourraient créer pour remplacer pour tout ou partie les billets, ni les ICO (Initital Coin Offering) qui peuvent permettre de financer des projets d'entreprise, pas plus que la technique sur laquelle s'appuient les cryptomonnaies, la Blockchain. Ma réflexion porte exclusivement sur les cryptomonnaies privées, du type des Bitcoin.

Les bitcoin et les autres cryptomonnaies du même type procèdent, au fond, de l’utopie d’un monde dans lequel la monnaie ne serait plus nationale mais universelle, valable pour tous les pays et pour tout le monde, transférable en toute sécurité et sans coûts. Cette monnaie se passerait d’intermédiaires, sa valeur ne pourrait être manipulable par des gouvernements ou des banques centrales. Elle serait liée à des gestions décentralisées privées. Elle garantirait l’anonymat des transactions et son gardien serait non pas une banque centrale mais un algorithme, un programme informatique supposé infaillible. Et, à la limite, il serait possible pour chacun de lancer son projet en créant sa monnaie privée, hors contrôle, hors réglementation.

C’est une utopie libertarienne qui abroge le rôle de l’Etat, des institutions, des banques… Quel rêve !

Je vais essayer de montrer que précisément c’est une utopie et que cela ne peut fonctionner ainsi.

Cette analyse s’appuie sur la théorie monétaire.

On doit en premier lieu se demander si ces cryptomonnaies sont bien nommées et sont véritablement des monnaies. Si l’on remonte dans l’histoire on retrouve les thèses de Friedrich Hayek et de l’Ecole autrichienne, en 1976, selon lesquelles il faudrait dénationaliser la monnaie, « retirer le monopole de la création monétaire des mains des gouvernements et laisser cette tâche à l’industrie privée ». D’une certaine manière le développement des cryptomonnaies pourrait être en train d’exaucer ce souhait.

Cependant, le bitcoin n’est pas une monnaie au sens classique du terme. Ce n’est pas une unité de compte, ni un medium accepté partout (en fait par très peu de commerçants) pour échanger de la valeur et sa volatilité est extrêmement forte. Et pourtant c’est une forme de monnaie privée, sans banque centrale, puisqu’elle est échangée entre les membres des « clubs » qui la détiennent. Elle est créée par un émetteur privé qui en tire profit. Car, rappelons-le, lorsque l’on crée sa propre monnaie privée sous forme de cryptomonnaie, on reçoit un faible pourcentage des montants émis en tant qu’émetteur.

On doit aussi s’interroger sur la nature de la contrepartie de la monnaie créée. Un retour historique permet de bien comprendre pourquoi les cryptomonnaies sont intrinsèquement instables et pourquoi il ne s’agit pas d’une monnaie. Au 19ème, puis à nouveau à la fin du 20ème siècle, deux écoles de pensées s’opposent, celle de la Currency school et celle de la Banking school. La Currency school considère que les quantités de monnaie doivent être fondées sur des détentions de métaux précieux, or et argent. Ce sont des monnaies privées, émises par les banques. Elles circulent et sont librement régulées par le jeu de l’offre et de la demande, sans intervention étatique ou centralisée. Leur convertibilité en or ou en argent pénalise en effet les banques si elles en émettent trop et, réciproquement,  leurs résultats sont obérés si elles n’en émettent pas assez.

La Banking school considère pour sa part que la meilleure contrepartie pour la monnaie n’est pas l’or ou l’argent mais le développement de l’économie. On crée de la monnaie à partir du crédit. Aujourd’hui les crédits font les dépôts. Autrement dit, ce sont toujours les banques qui créent de la monnaie, mais elles le font en fonction de la demande de crédit, donc des besoins de l’économie pour l’essentiel. Et ce système doit être régulé par une autorité institutionnelle puisqu’il n’y a plus d’auto-régulation par la convertibilité de chaque monnaie en or ou en argent. La régulation est donc le fait d’un organisme externe, la banque centrale, qui dispose d’un certain nombre d’instruments pour influer tant que faire se peut sur la quantité de crédits distribués par les banques.

Dans les deux cas, il existe bien un référentiel, qu’il s’agisse des besoins de l’économie et de la politique de la banque centrale, ou du métal précieux. De plus, la Banking school implique une unification de la valeur de chaque monnaie bancaire privée par conversion obligatoire à des cours figés dans la monnaie émise par la banque centrale. On homogénéise ainsi l’espace monétaire et l’on régule la quantité de monnaie émise, par la politique de la banque centrale.

La controverse entre les deux écoles de pensée est en pratique dépassée, car la naissance des banques centrales n’a pas été une émanation de l’esprit bizarre d’un bureaucrate qui aurait créé des administrations  pour contrôler les monnaies et les individus, mais tout simplement une réponse à la série de très graves crises financières survenues à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, en raison de faillites répétées des banques, alors même qu’elles émettaient des monnaies convertibles contre de l’or et de l’argent. En l’absence d’une homogénéisation de l’espace monétaire par une banque centrale, ces monnaies pouvaient en effet afficher des valeurs différentes selon la variation de la confiance accordée à chaque banque émettrice. Jusqu’à la possible disparition totale de la confiance et la disparition de la banque elle-même, par des jeux de dynamiques cumulatives. La banque centrale, en homogénéisant l’espace monétaire et en jouant, le cas échéant, un rôle de prêteur en dernier ressort, a donc créé la possibilité d’une stabilité, prévenant ainsi la récurrence des crises financières ou  amortissant considérablement les effets de telles crises sur l’économie réelle.
Pour en revenir à notre propos, cela explique pourquoi les cryptomonnaies ne sont pas en réalité des monnaies. Elles ne sont fondées sur rien. Elles n’ont en effet par même pour contrepartie l’or ou  l’argent, pas davantage les besoins de l’économie, puisqu’elles sont émises par des individus privés en fonction de règles fixées arbitrairement par eux-mêmes et sans aucune référence objective externe au système de la cryptomonnaie lui-même.

On fait, de plus, face à un foisonnement de création de « monnaies » (plus de 1600 monnaies crypto !), dont on voit bien qu’il est irréaliste, puisqu’il n’est en rien lié au développement de l’économie réelle. Pour être une monnaie, il faut que le signe monétaire émis reçoive la confiance des acteurs de l’économie qui l’acceptent comme moyen de paiement libératoire, donc comme moyen de libérer définitivement le débiteur de sa dette envers un créancier ou un fournisseur. On comprend bien que si tout un chacun peut créer ex nihilo sa « monnaie », sans contrepartie et sans régulation externe, aucune de ces  « monnaies » ne peut gagner la confiance nécessaire de tous pour acquérir le véritable statut de monnaie. En outre, si chacun pouvait émettre sa propre monnaie, aucune contrainte monétaire ne serait alors possible, et le système économique ne pourrait fonctionner.

Je ne dirais donc pas qu’il s’agit d’une monnaie, mais au mieux d’un actif financier. Et, pour toutes les raisons évoquées précédemment, la valeur de la cryptomonnaie est extrêmement instable. Il suffit en effet que la confiance diminue pour voir baisser drastiquement la valeur de ce type de monnaie ou que, voyant sa valeur monter, de plus en plus de personnes l’achètent, faisant monter son prix sans limite apparente et « dans le vide ». On fait alors face à une spéculation folle, à des bulles spéculatives qui peuvent monter et éclater à tout moment.

En conclusion, il s’agit donc au mieux d’un actif financier, mais un actif qui serait fondé sur rien. On joue donc sur la valeur de cette monnaie, par le seul jeu de la demande et de l’offre, qui n’ont d’autre référentiel que la confiance que l’on a dans ce que seront la demande et l’offre futures, sans aucune objectivation liée à la valeur d’une entreprise ou à l’évolution de l’économie. Nous sommes dans ce cas de figure dans l’autoréférentialité pure. Il s’agit donc au fond d’un actif hyper spéculatif, comme le monde financier en crée de temps en temps, lorsqu’il s’échappe complètement de l’économie réelle.

Or, si les institutions existent, c’est précisément parce qu’elles ont répondu à un besoin de régulation pour éviter ce genre de désordres et de crises. Ce n’est sans doute pas le moment d’essayer de les détruire.

Citons en conclusion la phrase d’un éditorialiste du Financial Times, pour qui la façon dont les économistes n’ont pas prêté attention aux cryptomonnaies n’a d’égal que la façon dont les adeptes des cryptomonnaies ne se soucient pas de l’économie. Citons enfin Jean Tirole qui souligne également que, si la blockchain est utile, les cryptomonnaies ne contribuent pas au bien commun.

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