Retour des frontières ? L’enjeu de la mondialisation financière

Nocturnes de l’économie du 30 mars 2017. Le retour des frontières : la fin de la mondialisation ? Troisième partie : la mondialisation financière

Intervention d’Olivier Klein, Directeur général du Groupe BRED et professeur d’économie à HEC, à la tribune avec Laurence Scialom, Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, responsable du pôle finance de Terra Nova, membre du conseil scientifique de l’ACPR, au cours de la troisième édition des Nocturnes de l’économie, organisée à l’Université Paris X Nanterre par l’association Les Journées de l’Économie, le 30 mars 2017

Jean-Marc VITTORI, éditorialiste au journal les Échos

C’est le troisième temps de cet échange sur la mondialisation ou plutôt la démondialisation financière. Le monde a connu une crise financière avec une accélération des échanges financiers qui a été extrêmement vigoureuse avant 2008, et depuis des courbes qui changent de sens. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça va continuer ? Est-ce que c’est souhaitable ?

Je vais commencer avec Olivier Klein. Olivier est statisticien et économiste de formation. Il est passé par HEC où il enseigne l’économie et la finance. Il est aussi banquier depuis un certain temps, et depuis cinq ans, directeur général de la BRED qui est la banque commerciale la plus importante du groupe BPCE. Alors, la BRED, a peut-être l’image d’une banque locale et régionale, mais elle a aussi des filiales bancaires en Asie du Sud-Est, dans le Pacifique, en Afrique de l’Est, ou encore en Suisse, ainsi qu’une salle de marchés. Ce n’est donc pas seulement une banque française. Olivier, la globalisation financière, ou cela en est-il ?

Olivier KLEIN, Directeur général de la BRED, professeur d’économie et de finance à HEC

Avec la globalisation financière qui a démarré autour de la fin des années 70 et du début des années 80, on a connu un développement tout à fait important des flux de capitaux internationaux. De ce fait, les encours d’avoirs bruts extérieurs et d’engagements extérieurs sont passés, par exemple aux États-Unis, de 25 % du PIB, au début des années 80 – aussi bien pour les avoirs extérieurs que pour les engagements extérieurs, donc les actifs comme les dettes, des États-Unis vis-à-vis de l’extérieur – à 150 % du PIB pour les avoirs et à 175 % pour les engagements. Pour la France, avec l’effet de la zone euro qui a naturellement accru ces phénomènes, on est passé de 20 % au début des années 80, tant pour les engagements que pour les avoirs vis-à-vis du reste du monde, à 300 % du PIB aujourd’hui. Le phénomène de mondialisation financière est donc très clair. Des années 80 à aujourd’hui, on voit bien l’explosion du marché des capitaux internationaux.

Depuis 2008 et jusqu’à récemment, on a observé un fort ralentissement de la croissance du PIB et un très fort ralentissement de la croissance du commerce international. Il est intéressant de noter que ce ralentissement ne s’est pas produit sur les flux internationaux de capitaux, sauf sur les flux de capitaux interbancaires. L’interbancaire n’est pas remonté au niveau qu’il avait atteint avant la crise, et de loin. En revanche, pour les marchés de capitaux hors interbancaires, ces flux ont continué de se développer, même après 2008, et l’interdépendance financière s’est encore accrue.

Je donnerai simplement un exemple de cela, qui est dû, notamment après 2008, au fait que les taux dans les pays européens ou aux Etats-Unis, à cause de la crise financière, sont tombés à des niveaux proches de zéro, voire parfois en dessous de zéro. On a vécu alors un phénomène de carry trade bien connu dans la finance. Les rendements des placements étant considérés insuffisants aux États-Unis, par exemple, des capitaux ont été empruntés aux États-Unis et placés à court terme dans les pays émergents, en dollars – car il y a dans les pays émergents des pays qui acceptent le dollar américain au côté de leur propre devise –, ou ont été changés dans la devise locale, et placé dans les deux cas à des taux bien plus élevés que ceux proposés dans le pays avancé d’origine, les Etats-Unis en l’occurrence.

En faisant cela, naturellement, ils ont favorisé la croissance des pays émergents, et c’est très bien ainsi. Ils ont aussi évidemment créé une instabilité potentielle. Parce que dès lors que les capitaux partent chercher les meilleurs rendements à court terme, à la moindre petite inquiétude, ils peuvent fuir en se retirant très rapidement. Cela crée pour les pays émergents des instabilités potentielles, qui peuvent être fortes. C’est pour cela, d’ailleurs, qu’en 2013, quand il a été question de limiter le quantitative easing aux États-Unis – qui avait facilité le placement d’énormes masses de capitaux dans les pays émergents –, la seule annonce du tapering, c’est-à-dire de la limitation du quantitative easing, a provoqué un retrait brutal d’une partie des capitaux des pays émergents vers les États-Unis. Cela a asséché soudainement pour partie certains pays qui comptaient sur ces capitaux pour se développer.

De ce fait, aujourd’hui, la Fed, la banque centrale des États-Unis, gère sa capacité à remonter les taux, ou à limiter le quantitative easing, en intégrant ce phénomène, parce qu’elle est co-responsable de ce qui se passe dans les pays émergents. Or, les États-Unis ont aussi besoin des pays émergents. La Fed gère donc cela de façon très précautionneuse, à juste titre.

Pour terminer, on a vu la corrélation entre les marchés actions aux États-Unis et les marchés actions des pays émergents passer d’environ 58 % avant 2008 à 75 % environ en ce moment. Cette corrélation est une conséquence de cette intégration financière très forte. Mais elle démontre aussi un mimétisme, puisqu’à un moment donné, tout peut baisser ou tout peut monter ensemble, ce qui, évidemment, peut être potentiellement déstabilisant.

Ainsi, la globalisation financière recouvre des effets très positifs (des capacités à faire circuler les capitaux entre pays à capacité de financement et pays à besoins de financement, par exemple), en même temps qu’un potentiel d’accroissement de l’instabilité financière. Le degré d’instabilité financière du système dépend des modes de régulation en place.

Jean-Marc VITTORI

C’est justement la question que je voulais poser à Laurence Scialom, professeur d’économie à l’université Paris Nanterre, spécialiste d’économie financière, membre qualifiée de l’ONG Finance Watch, entre autres. Olivier nous a décrit avec un chiffre cette formidable accélération de la globalisation financière. Il nous explique que, sauf sur un segment que sont les prêts interbancaires, cette globalisation continue. Est-ce qu’elle a les effets positifs qui ont souvent été présentés comme devant venir de cet accroissement des échanges de capitaux ?

Laurence SCIALOM, Professeure d’économie à l’Université Paris Nanterre, responsable du pôle finance de Terra Nova, membre du conseil scientifique de l’ACPR

La globalisation financière nous a été vendue, avant la crise, comme devant apporter tout un tas de bienfaits. Elle devait permettre une meilleure allocation des capitaux, une meilleure dissémination des risques, la finance et l’hyper financiarisation dans laquelle on est, très liées à la globalisation financière, devaient soutenir la croissance. Or, très largement, ces promesses n’ont pas été tenues.
En termes d’allocation des ressources, très largement, les mouvements internationaux de capitaux, notamment à très court terme, financent des actifs déjà existants plutôt que des activités réelles. Ils financent notamment des bulles immobilières et des bulles sur les marchés boursiers. Cela s’est très bien vu au moment de la crise asiatique, par exemple. Ces afflux de capitaux ont souvent – notamment dans les pays émergents, mais également en Europe avant la création de l’Euro – eu pour effet une appréciation du change nominal et une dépréciation de la compétitivité de ces pays. À un moment, quand cela paraît insoutenable, il y a une crise de change, et des reflux des mouvements de capitaux. Donc, en termes d’allocation des ressources, il y a des problèmes.

Par ailleurs, les marchés dérivés, les marchés de transfert de risques nous ont été vendus comme permettant une meilleure dissémination des risques. En réalité, le risque ne disparaît jamais. Simplement, en réalité, ce qu’il s’est passé, c’est que le risque a été concentré dans des zones relativement opaques. On l’a bien vu, la crise de 2007-2008 est la première crise de l’ingénierie financière. Jamais on n’aurait eu une crise de cette ampleur – le fait qu’une crise née sur un petit segment de la finance américaine soit disséminée sur l’ensemble du monde –, si ces produits n’avaient pas été packagés dans des produits titrisés que tout le monde avait achetés, puisque les notations des meilleures tranches étaient bonnes et qu’il n’y avait pas de capital à mettre devant. Là, on est vraiment dans une crise qui est une crise de l’ingénierie financière et qui est très liée à la globalisation financière.

Enfin, des travaux très récents montrent que l’hyper financiarisation pèse sur la croissance au lieu de la soutenir. En fait, le développement de la finance accompagne la croissance jusqu’à un certain niveau de développement de la finance, mais tous les pays développés sont très au-delà de ce niveau. Or, dans tous ces pays-là, le développement de la finance pèse au contraire sur la croissance. Elle est plutôt prédatrice. Il y a également des liens qui ont été mis en exergue entre hyper financiarisation et montée des inégalités, notamment par les travaux de Reshef, Philippon et d’autres.

Tout cela n’a donc pas donné les fruits attendus. Pourtant, paradoxalement, aujourd’hui, avec la baisse des prêts interbancaires – car la déglobalisation est avant tout bancaire et européenne –, la déglobalisation est dramatique. En effet, la fragmentation de l’espace financier européen que ça traduit porte en germe une crise plus profonde, qui pourrait aller jusqu’à une crise de l’euro. On est donc face à un paradoxe. Je pense que c’est moins la question des frontières que la question de la régulation de la finance qui devrait être posée.

Jean-Marc VITTORI

C’est un peu attristant ce que tu nous proposes, parce que tu dis que la mondialisation a été catastrophique, et que la démondialisation est dramatique… On reviendra sur l’Europe, parce qu’on va naturellement y venir puisque ce qu’il s’est passé sur la baisse des flux interbancaires provient en grande partie de ce qu’il s’est passé en Europe. Mais avant d’y revenir, Olivier, concernant le jugement assez critique que porte Laurence sur les effets de la globalisation financière, est-ce que tu partages ce sentiment ou est-ce que tu penses que ça a tout de même apporté quelque chose qui n’était pas totalement inutile ?

Olivier KLEIN

J’enseigne à peu près la même chose, c’est-à-dire qu’il y a une corrélation assez forte entre les moments de globalisation financière dans l’histoire et l’instabilité financière. Donc, je pense qu’il y a effectivement un lien de cause à effet entre la globalisation, quand elle est peu ou mal régulée, et la récurrence des crises financières, qui sont revenues de façon répétée dès la fin des années 80, alors qu’elles n’existaient plus dans les pays développés pendant la période où les marchés étaient moins globalisés.

Cependant, la globalisation financière a aussi permis, d’une manière ou d’une autre, à la Chine, par exemple, de pouvoir se développer. Elle a en effet pu exporter davantage, en finançant tout ou partie du déficit de la balance courante des États-Unis qui importaient ses biens. C’est ainsi qu’elle a pu fonder son développement sur l’exportation des biens produits chez elle auprès des pays avancés. D’une certaine manière et dans un certain nombre de cas, à partir des années 2000, c’est parce qu’il y avait circulation sur le marché international des capitaux que des pays ont pu se développer, non pas en se finançant à partir des pays développés, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, mais en finançant les importations des pays développés qui provenaient des pays émergents. Dans d’autres cas plus classiques, on a connu des pays émergents qui ont pu accélérer leur développement grâce aux capitaux en provenance des pays avancés.

Je crois que la question n’est pas de dire que la globalisation, est bonne ou mauvaise en soi. De toute façon, c’est ainsi. La bonne question, me semble-t-il, est de se demander ce qu’on peut faire pour essayer de limiter l’instabilité financière dans un monde globalisé financièrement. Là, évidemment, il y a beaucoup de questions à se poser. Si l’on examine la théorie, il est évident que les promesses de la globalisation financière étaient pour certaines erronées.

Au fond, on s’est aperçu que les crises financières les plus graves étaient de retour. À mon humble avis, cela vient du fait que la finance est intrinsèquement instable, parce qu’il est très difficile de valoriser un actif patrimonial en lui donnant un prix fondamental. Quel est le prix d’équilibre d’un actif patrimonial, c’est-à-dire d’une action ou d’un actif immobilier ? Les marchés financiers sont des marchés d’anticipation. Chaque fois que l’on achète ou que l’on vend, c’est parce que l’on anticipe l’évolution future du prix de cet actif dans un sens ou un autre. Ces marchés sont sensibles aux mouvements d’opinion, donc au mimétisme, aux conventions, parce que le futur est de facto difficilement probabilisable, parce que l’asymétrie d’information sur les actifs financiers est importante et parce que, en raison de cela, les biais cognitifs des acteurs sont décisifs.

Cela ne veut pas dire pour autant que l’on n’ait pas besoin des marchés financiers à côté des banques. Non seulement on a besoin des banques, mais on a besoin des marchés financiers aussi. Les banques ne peuvent pas tout faire, d’une part, parce qu’elles ont des quantités de capitaux propres forcément limitées pour faire des crédits tout en respectant les ratios de solvabilité qui sont les leurs, et d’autre part parce qu’il y a beaucoup plus de besoins de financement que de capacités de financement des banques. Les banques sont indispensables, et elles sont des éléments le plus souvent stabilisants, parce qu’elles sont régulées et qu’elles gèrent des relations de long terme avec leurs clients, avec l’objectif de se faire rembourser les crédits octroyés et non de jouer la variation de la valorisation instantanée de leurs engagements en fonction de l’évolution à très court terme des marchés. Elles sont donc beaucoup moins sensibles à la soudaineté des changements d’opinion inhérente aux marchés financiers, qui n’ont pas le repère fixe de la valeur fondamentale révélée.

Mais en même temps, les marchés financiers apportent des compléments à l’action des banques, tant pour le financement de l’économie, comme je viens de le dire, que par leur capacité à faire circuler les risques financiers de change, de taux d’intérêt, de crédit, etc., grâce aux marchés dérivés.

Soulignons que le partage entre la part des financements portée par les marchés financiers et celle portée par les banques est aussi une question structurelle qui détermine pour partie le niveau global de stabilité financière.Enfin, réguler les seules banques, c’est bien, mais c’est absolument insuffisant. D’ailleurs, en ce moment, nous voyons que les fonds d’investissement, les fonds de placement, les assureurs, tout le shadow banking en général, commencent à prendre des risques sur lesquels ils ne sont pas régulés et sur lesquels leur expertise n’est pas toujours avérée. Cela pourrait poser problème, à mon avis, dans les prochaines années, et notamment au prochain retour d’une crise économique réelle, ou même d’un fort ralentissement. La régulation doit couvrir l’ensemble des acteurs, sinon elle est insuffisante, par définition, et favorise les contournements réglementaires.

Donc, oui, il y a une instabilité financière intrinsèque. Et oui, on a besoin de la finance. Il faut donc trouver les moyens théoriques et pragmatiques qui permettent de la réguler le mieux possible pour éviter les crises systémiques.

Jean-Marc VITTORI

Donc, on a besoin de la finance. Cette finance est par nature instable, donc il faut la réglementer, d’autant plus que la mondialisation se poursuit. Quels sont les principaux axes sur lesquels il faut agir ?

Laurence SCIALOM

Je pense qu’on est resté un petit peu au milieu du gué. On a avancé sur un certain nombre de sujets. Indiscutablement, les banques sont mieux capitalisées, mais en même temps, elles étaient tellement mal capitalisées que même si elles ont triplé leur capital, ce n’est pas toujours suffisant. Je pense aussi qu’on a un faux sentiment de sécurité, c’est-à-dire que pour ne pas que les banques se capitalisent plus, on leur impose d’émettre des types de dettes qui permettent du renflouement interne. C’est-à-dire que pour ne pas solliciter le contribuable, on s’est dit qu’on allait solliciter ceux qui détiennent des créances sur les banques. Ce sont les fameux instruments de bail-in. Le problème est que je suis intimement persuadée que ce n’est pas applicable en cas de crise systémique, parce que c’est un vecteur de contagion massif, on l’a vu. En Italie, c’était un cas encore un peu particulier, puisque c’était des épargnants qui détenaient les titres, donc là, évidemment, le contribuable était en première ligne. Mais dans le cas d’une crise systémique, je pense que ça serait un vecteur propagateur. Parce que qui les détient ? Ce sont d’autres acteurs financiers…

La grande avancée a été de mettre en place des réglementations sur la liquidité des banques. Aussi imparfaites soient-elles, c’est reconnaître que le risque de liquidité est le talon d’Achille des banques, et particulièrement des banques européennes, du fait de leur structure de financement qui est très dépendante des financements sur les marchés de gros de la liquidité.

À mon sens, là où on n’a pas suffisamment avancé, c’est sur la réglementation du shadow banking. Là, pour le coup, on est vraiment très en deçà de ce qu’on devrait faire. Un des gros problèmes, notamment, c’est que les liens sont excessivement forts entre les banques systémiques et le shadow banking. Les prêts interbancaires ont diminué, mais pas les prêts des banques au shadow banking. C’est ce qui apparaît très bien dans les travaux les plus récents empiriques sur ces questions.

Je pense également qu’on a mal traité la question des banques « Too big to fail ». Du fait de ce que j’ai dit sur le bail-in, je suis persuadée que les garanties implicites des États demeurent très massives sur l’ensemble des banques. C’est pour ça, qu’à titre personnel, j’étais pour – et je suis toujours pour – une séparation… alors, pas du type Glass-Steagall Act, mais une séparation du type Vickers et Liikanen, c’est-à-dire une filialisation, avec des ratios de capitaux différents, des conseils d’administration différents, etc.

Jean-Marc VITTORI

Avant de passer la parole aux étudiants pour leurs questions, je voudrais tout de même qu’on évoque la spécificité européenne. Il s‘est clairement passé quelque chose en Europe dans la globalisation financière qui a été une rupture absolument majeure. Olivier, comment est-ce que tu l’expliques ? Comment est-ce que ça va évoluer ?

Olivier KLEIN

L’Europe est en réalité l’endroit dans le monde où l’on assiste à une déglobalisation financière, et ce n’est pas du tout une bonne nouvelle. Mon interprétation est simple. La zone euro s’est construite de façon incomplète. J’étais moi-même favorable à la zone euro, simplement je disais qu’il fallait pour que cela fonctionne efficacement et durablement des éléments qui ne pouvaient se résumer aux critères de convergence. Comme aux États-Unis, dans la zone dollar US, il fallait des coordinations de politiques économiques et des possibilités de faire soit des transferts fiscaux, soit des mutualisations partielles de dettes, ce qui à terme implique également des transferts fiscaux. On ne l’a pas fait.

Et les marchés n’ont rien vu. Depuis la création de l’euro jusqu’en 2010, ils ne se sont pas posé les bonnes questions. Tout à coup, ils se sont aperçus, contrairement à ce qu’ils avaient imaginé – ils avaient pensé qu’ils pouvaient regarder les soldes de balances courantes aux bornes de la zone euro, et non pas aux bornes de chaque pays, qu’il y avait des pays qui avaient des balances courantes en déficit profond qui pouvaient avoir du mal à se financer sans mécanisme de solidarité interne à la Zone Euro. Les marchés ont pris peur et du coup, très naturellement, ils ont enclenché un engrenage brutal, contagieux et dangereux entre la dette publique des pays et les taux d’intérêt, les entraînant dans un cercle vicieux qui pouvait déboucher sur l’éclatement de la Zone Euro. Plus personne ne voulait financer à l’intérieur de la zone euro les pays qui étaient en déficit courant important. Heureusement, Mario Draghi est intervenu, en explicitant que la BCE allait protéger la Zone Euro en achetant de la dette publique, puis en mettant en œuvre un quantitative easing et surtout en affirmant le « whatever it takes » de 2012.

Sans cela, la Zone Euro éclatait. Aujourd’hui, la réalité est que l’on n’a toujours pas au sein de la zone euro de marché de capitaux privés qui finance, par les excédents des pays en excédent, les pays en déficit de balance courante. Cela passe par l’Eurosystème, par la banque centrale européenne. En étudiant la chose de près, on le constate très bien dans les balances Target 2. Les pays qui sont en excédent de balance courante prêtent de plus en plus à la banque centrale et les pays qui sont en déficit empruntent de plus en plus à la même banque centrale. Ceci représente les positions cumulées des balances courantes et des positions financières des pays. Pour l’instant, les pays de la zone en déficit courant se financent comme cela, de facto sans l’aide des marchés. Naturellement, ce peut ne pas être durable, parce qu’il peut y avoir des pays – et l’Allemagne en est – qui pourraient hésiter tôt ou tard à financer via l’Eurosystème de façon structurelle des pays qui ont des déficits sans cesse accrus, alors qu’eux-mêmes ont des excédents croissants. Même si ces excédents et ces déficits sont aussi le résultat du jeu structurel de la Zone Euro telle qu’elle existe aujourd’hui, il n’en reste pas moins que cela ne peut pas être durable.

On est donc dans une situation en Zone Euro où le marché des capitaux privés ne fonctionne plus. Tout repose sur le système banque centrale, c’est-à-dire l’Eurosystème. Pour que le système fonctionne bien et que de ce fait les marchés reprennent leur rôle, il nous manque le degré de confiance nécessaire entre les pays de la zone et le ciment culturel qui pourraient conduire à une solidarité entre eux, même partielle. Ce qui se traduirait par quelques éléments de fédéralisme et conduirait à une Zone monétaire complète, donc plus stable.

A cet égard, le fait que la France réalise ses nécessaires réformes structurelles est la condition sine qua non pour permettre à l’Allemagne d’envisager la mise en place d’éléments de solidarité dans le système.

Jean-Marc VITTORI

Laurence, je pense que tu partages l’essentiel.

Laurence SCIALOM

La fragmentation financière en Europe, aujourd’hui, traduit le fait que l’euro est une monnaie incomplète. On a fédéralisé les missions de la monnaie centrale, mais on a oublié que plus de 80 % de la monnaie créée, c’est de la monnaie bancaire. Qui plus est, en Europe, on a des systèmes bancaires excessivement concentrés avec de très grosses banques. Alors, bien sûr, quand vraiment c’est devenu un peu critique, on a fait l’union bancaire. L’union bancaire, qu’est-ce que c’est ? Cela consiste à dire que la supervision des plus grosses banques systémiques va se faire au niveau fédéral et que la résolution des problèmes va se faire également au niveau fédéral. Mais, il y a un troisième pilier qui reste en suspens, c’est l’assurance-dépôt fédérale.

Tant que ce troisième pilier ne sera pas construit, tant qu’on n’aura pas été au bout, un euro dans une banque grecque ne vaudra pas un euro dans une banque allemande, pour la simple raison que le déposant grec est moins bien protégé que le déposant allemand. On l’a vu très bien au moment où la situation se tendait un peu au niveau des banques italiennes. Vous avez des tas d’actifs bancaires italiens qui ont été se mettre dans des banques de pays qui semblaient plus solides. Tant qu’on n’aura pas un back-stop, c’est-à-dire une dose de fédéralisme, comme ça vient d’être dit, et tant que ce sera les États qui seront à la manœuvre pour renflouer leurs propres banques, on n’aura pas été au bout.