Pourquoi a-t-on autant de mal en France à faire les réformes structurelles ?

portrait Olivier Klein
Transcription de mon intervention aux Journées de l’économie 2013 qui avaient pour thème : « L’économie française malade de ses institutions ? »

Tout d’abord, comme nous réfléchissons sur les difficultés institutionnelles à mener des réformes structurelles, il est important de prendre le mot « institutionnel » au sens large, c’est-à-dire au sens de culture, d’histoire, de place de l’État, de mode de régulation hors marché.

Il est nécessaire d’enclencher les réformes structurelles et de les réaliser progressivement. Fondamentalement, faire des réformes structurelles c’est augmenter le potentiel de croissance. En France, on a aujourd’hui un potentiel de croissance terriblement faible, d’environ 0,5 ou 0,7 %. Augmenter le potentiel de croissance permet de préserver ou d’augmenter la richesse par personne, d’abaisser sans souffrance les déficits publics, de mettre sous contrôle l’endettement public, de trouver la solvabilité budgétaire, d’assurer l’équilibre des systèmes sociaux. Si la croissance n’est pas suffisante, nos équilibres des systèmes sociaux ne sont pas tenus et sont donc financés soit par l’endettement, soit in fine par une baisse drastique de la protection sociale.

Des pays comme les pays nordiques et le Canada ont mené des réformes structurelles de manière très réussie durant la première moitié des années 90, l’Allemagne durant la première moitié des années 2000. Les pays du Sud tels que l’Espagne ou le Portugal les réalisent actuellement mais sont en grandes difficultés car ils le font totalement à chaud dans cette période de grande crise. La France a beaucoup de mal à mettre en place ces réformes puisque tout le monde, de droite comme de gauche, les repousse. La question est de connaître la raison pour laquelle on ne peut y arriver simplement, alors que sur le fond il y a une convergence d’idées extraordinaire dans tous les rapports qui sont parus (le rapport Camdessus ; le rapport Pébereau; le rapport Gallois ; le rapport Attali 1 et 2).

L’important est de constater que le potentiel de croissance d’une économie se développe avec les gains de productivité du travail. C’est-à-dire avec le progrès technique, avec l’intensité capitalistique et avec l’augmentation de la population active. Également avec l’augmentation de la compétitivité structurelle, par la recherche de l’efficience de l’État pour avoir, pour une qualité donnée, la meilleure efficacité des dépenses publiques. En France, il y a un sujet fondamental : nous avons les dépenses publiques sur PIB et la fiscalité sur PIB les plus élevées de toute l’Europe, pour un service public rendu dans la moyenne de l’Europe, c’est-à-dire bien en dessous du niveau des dépenses. Il est donc nécessaire soit d’améliorer considérablement l’efficacité, soit, pour une qualité donnée, de rechercher à faire des économies.

Pour la compétitivité, il faut évidemment avoir un regard sur le coût du travail. Mais attention, il y a le coût du travail pour une productivité donnée et le coût du travail pour une qualité donnée. Le coût du travail de l’Allemagne est très légèrement plus faible que celui de la France, alors que sa balance courante est excédentaire, son taux de croissance est beaucoup plus élevé et son taux de chômage beaucoup plus faible. Nous avons tout de même un problème fondamental en France, celui de la qualité de la production par rapport au coût du travail. Sur ce sujet il est important de ne pas raisonner en « moyenne » mais plutôt de faire attention à ce que le coût du travail soit fonction de la qualification des personnes, et de faire en sorte que les non-qualifiés travaillent, quitte à ce que des prestations sociales les protège en complément de salaires peu élevés. Et puis, il est indispensable de monter en qualité la moyenne de notre industrie et de nos services afin de justifier les coûts du travail élevés. Tout le monde s’accorde ainsi sur la nécessité de travailler sur les gammes de produits et sur l’importance de la recherche et développement. Et depuis plusieurs années la France réalise de beaux efforts sur ce sujet. Tout le monde est aussi conscient de la nécessité d’investir. Pour investir, les entreprises doivent avoir un taux de profit suffisant. Or, depuis dix ans, la France est le seul pays à avoir fait baisser la profitabilité de ses entreprises, c’est-à-dire le taux de profit sur la valeur ajoutée. Ce qui ne facilite pas l’investissement, la modernisation, l’innovation, etc.

Dans ce contexte notre population au travail doit être accrue car elle est un déterminant de la croissance de long terme. L’immigration doit évidemment être bien choisie et correspondre notamment aux gammes de produits souhaitées. La mise en place d’une politique familiale est aussi nécessaire pour favoriser la possibilité et l’envie de travailler. La réforme des retraites doit aussi permettre d’accroître la population en âge de travailler. La France est l’un des pays où l’on travaille le moins longtemps dans l’année, mais également le moins longtemps dans la vie. Ce qui entraîne évidemment des difficultés à atteindre un potentiel de croissance suffisant. Plusieurs questions sont ainsi à régler, comme celle de la préretraite pour inciter au travail, celle de la garde d’enfants, ou évidemment celle du revenu minimum par rapport aux revenus du travail. L’incitation à rechercher un travail passe aussi par l’aide à la formation, par le retour à l’emploi, par la flexisécurité. La France détient la plus longue et la plus haute protection du chômage pour un taux de chômage extrêmement élevé. Or nous savons que la corrélation entre la longueur de la protection, la hauteur de la protection et le taux de chômage est réelle. Il est urgent d’accélérer et d’accentuer l’incitation à retrouver un emploi. Et ce en protégeant mieux, en formant mieux et en accompagnant mieux ce retour à l’emploi.

Alors, puisque les idées convergent dans le même sens, pourquoi a-t-on tant de difficultés à mener ces réformes en France ? Très certainement, vaut-il mieux les faire lorsqu’il y a de la croissance. Mais la croissance, quand elle est présente, n’incite pas non plus à les conduire. Une autre façon de penser consiste à se dire que « nous ne sommes pas assez dans la crise » pour les entreprendre. Tous ces raisonnements concernent des questions conjoncturelles, et non institutionnelles. Essayons, avec modestie et sans prétention à l’exhaustivité, de trouver quelques raisons institutionnelles dans les modes de régulation de la société française pour comprendre les difficultés à mener ces réformes sur lesquelles tout le monde s’accorde. En voici deux.

La première raison concerne notre culture historique, conflictuelle et de rapports de force. Depuis Louis XI, en passant par Colbert, Louis XIV, Napoléon et en continuant avec l’après-guerre, la France s’est constituée en un État hyper-puissant, centralisateur. Nous nous sommes construits avec une élite française, progressivement devenue une élite d’Etat, occupant tout l’espace politique, mais aussi celui des entreprises. Alors, qu’est-ce qui empêche cet État tout puissant de faire des réformes ? Son intermédiation. De par son omniprésence, l’Etat intermédie la relation entre chacun et la société, entre chacun et les autres. Ainsi, au lieu de se sentir responsable face à la collectivité, de sentir que l’on a des droits mais aussi des devoirs, il y a une demande permanente de l’Etat qui fait office de « maman ». Ce qui explique le caractère particulièrement anxiogène de la population française. Dès que quelque chose ne va pas, que l’on soit chef d’entreprise ou particulier, on se retourne vers l’État en lui demandant des solutions. Et on refuse la réforme.

La seconde raison, sans doute liée, tient dans le fait qu’il y a en France – comme partout d’ailleurs – des groupes d’intérêt corporatistes cherchant à défendre chacun leurs propres intérêts. Mais cette situation mène à un vide de construction du social où ne sont présents que l’État et les groupes corporatistes. Et finalement, au lieu d’avoir une social-démocratie qui fonctionne, on a une sorte de social-corporatisme doublé de social-technocratie. C’est pourquoi les réformes sont difficiles à accepter, car on attend tout de l’État en refusant de penser que les droits et les devoirs de chacun devraient pouvoir justifier et protéger la protection sociale, la croissance et le bien-être.

Réponses au débat post intervention

Sur la capacité de la France à mener ces réformes

En France, on vit sur des principes qui sont très forts et très bons en soi, mais on oublie souvent que pour que ces principes fonctionnent il faut en comprendre les causes qui leur permettent justement de fonctionner. Bossuet disait : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ». À partir du moment où l’on veut lutter contre l’inégalité, contre le chômage, il est nécessaire d’accepter d’en analyser clairement les causes, et de mener les actions en conséquence pour conserver nos protections sociales et défendre ce principe d’égalité.

Prenons l’exemple de l’université. À partir du moment où il n’y a pas de sélection suffisante, il est évident que les étudiants qui en sortent ont moins de chance d’être embauchés que ceux qui proviennent d’une grande école. Tout simplement car il existe une asymétrie d’information du côté de l’employeur qui va employer au plus sûr, pour moins se tromper, alors que d’excellents profils sortent aussi de l’université. Il faut donc des universités d’excellence, faire converger ces profils par l’excellence. Aujourd’hui, le taux d’échec en première année à l’université française est l’un des plus élevés d’Europe. Et beaucoup de ceux qui sortent de l’université en première année ne font rien. Pourquoi donc ne pas mieux sélectionner en amont ? Mais pour mieux sélectionner, il ne faut évidemment pas d’un baccalauréat très général où il est, à la sortie, directement demandé aux étudiants de se spécialiser en médecine, en droit ou en économie, alors qu’ils ne savent pas de quoi il s’agit. Le système doit comprendre un tronc commun de démarrage plus long et plus complet, dans lequel les étudiants pourront choisir leurs matières.

Au fond, il faut arriver à dépasser le « compassionnalisme ». Et il n’y a pas de politique aujourd’hui qui ose aller contre le compassionnel. Ce n’est pas parce qu’une chose émeut la population que l’État doit tout faire, tout de suite. Il est fondamental de trouver les vraies causes, d’avoir le courage de les analyser et de mener les réformes appropriées pour protéger le système. Heureusement, chez beaucoup de français le principe d’égalité est toujours chéri et mis en avant. Et tout le monde comprend que l’État ne peut pas tout, n’a pas toutes les ressources, car il y a trop de demandes de dépenses publiques et qu’il ne peut taxer suffisamment en échange, sauf à étouffer l’économie. La société doit être poussée à s’entendre, à évoluer ; les syndicats doivent être moins nombreux mais plus représentatifs afin de favoriser le consensuel, la négociation, la concertation, et non le conflit qui fige et qui empêche d’évoluer.

Sur le désamour envers les politiques et la lutte contre les inégalités

Il est mauvais de survendre la capacité de la femme ou de l’homme politique à tout résoudre. Redéfinir le rôle de l’État ainsi que la possibilité du politique serait préférable. Il faut s’orienter vers un État stratège plutôt que vers un État omniprésent. Cet effort de réflexion et d’honnêteté des politiques vis-à-vis de la société est nécessaire.

Une réflexion sur les inégalités. Dans la société, il y a des inégalités naturelles entre ceux qui ont du talent et ceux qui en ont moins. Ce ne sont pas les inégalités en soi qui sont insupportables, ce sont les injustices. D’ailleurs la France est l’un des rares pays qui, depuis 20 ans, n’a pratiquement pas aggravé les inégalités économiques de revenus. Le niveau d’inégalité des revenus est stable. Le vrai sujet est celui des injustices, de l’inégalité des chances, de se dire que l’on est capable de faire mais de ne pas y arriver car on est bloqué. Le blocage dans une société trop hiérarchique, mandarinale, qui survalorise les diplômes, est considérable. Il faut travailler sur cette notion d’injustice que l’on retrouve dans toute la société, dans nos entreprises, dans l’éducation, etc., qui est plus fondamentale encore que celle de l’inégalité des revenus.

Sur la simplification du système bureaucratique français et le retour de l’efficacité

Pendant très longtemps, le fonctionnement des entreprises était très hiérarchique, ce qui pouvait limiter la capacité d’expression des talents, la capacité d’initiative et l’esprit d’entreprise de chacun. Même si certaines sont toujours très hiérarchiques, la plupart des entreprises fonctionnent aujourd’hui en réseau, moins verticalement. Passer par le haut de sa direction qui passe elle-même par le haut d’une autre direction n’est plus obligatoire pour obtenir une autorisation. Le fonctionnement par réseaux améliore l’efficacité en impliquant davantage chacun, ce qui génère également plus de confiance. La société hiérarchique, qui fonctionnait il y a trente ou quarante ans, crée moins de confiance dans la mesure où le sur-pouvoir de la toute petite élite est remis en question, parce que les temps sont plus difficiles, parce que les mutations sont plus fortes. Il devient donc difficile de tout attendre du seul haut.

Ces mutations profondes que nous vivons nécessitent une organisation plus souple, moins strictement hiérarchique. Et ce afin de recréer un cadre de travail qui empêche l’injustice et qui permet de s’exprimer, de retrouver cette confiance et cette envie de faire. L’envie de faire est fondamentale. Elle pousse la compétitivité de l’entreprise dans le sens où elle favorise le développement d’un esprit d’équipe et d’une capacité à aller de l’avant, à se battre. L’État devrait peut-être aussi réfléchir de cette manière. La décentralisation est bonne à condition de faire attention à ne pas simplement juxtaposer les niveaux. Sinon, dans l’ensemble des collectivités publiques, l’Etat crée certains endroits où l’impôt est collecté et d’autres où l’impôt est dépensé. La situation est alors catastrophique puisqu’il y a moins de responsabilités collectives. 

Sur « l’économie française malade de ses institutions »

Il y a certes beaucoup de pays dans lesquels les institutions fonctionnent moins bien qu’en France. La question n’est pas là. Le sujet n’est pas de regarder les institutions au sens de justice, de routes ou de ministères. Il faut s’interroger sur la manière de nous positionner face à la tendance actuelle. Face à la faible croissance potentielle, face aux déficits de balance courante, face à la dette publique, face au taux de chômage…ne se dirige-t-on pas vers un appauvrissement progressif de notre pays ? Nos modes de régulation, qui ne sont pas strictement marchands, vont-ils bien s’adapter au monde qui arrive ? Sûrement pas suffisamment. La pédagogie est essentielle pour faire comprendre que, précisément, si l’enfer est souvent pavé de mauvaises intentions, il l’est également de bonnes. Par exemple, il ne suffit pas de vouloir moins de chômeurs pour qu’il y en ait moins. En France, on s’accorde sur la nécessité de baisser le chômage, mais en pratique on s’accommode toujours du nombre de chômeurs qui est très élevé. Il faut donc réussir à en déterminer les vraies causes. Heureusement la conscience collective progresse sur l’importance de mener des réformes, qui peuvent certes entraîner des efforts, mais des efforts indispensables pour protéger l’essentiel. Et le fait de changer pour protéger l’essentiel est de mieux en mieux partagé grâce à ces notions de responsabilités individuelles et de responsabilités collectives vis-à-vis de la société.

Retrouvez la vidéo originale de mon intervention dans l’article : L’économie française malade de ses institutions ?

Directeur Général de la BRED et professeur de macroéconomie financière et de politique monétaire à HEC