Paradoxes français

Alors que la France bat des records de prélèvements et de dépenses, la dette explose, la croissance patine et la confiance dans les services publics s’effrite : jusqu’où ce modèle peut-il tenir ?
En effet, le modèle social français protège beaucoup, coûte toujours plus, mais convainc de moins en moins : sans réforme en profondeur, le paradoxe pourrait tourner à la crise économique et sociale.

Publié dans le journal L’Opinion le 2 décembre 2025

Le paradoxe du modèle social français transparaît dans l’accumulation de chiffres éloquents : la France détient, d’après les dernières données OCDE, le record européen des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques, affichant plus de 32% du PIB en transferts sociaux directs. Et un poids consolidé de la dépense publique qui dépasse très largement celui de ses voisins, parfois de près de dix points de PIB. Mais il semble particulièrement difficile pour les pouvoirs publics de baisser les dépenses et aisé de monter les prélèvements, tant la pression semble être forte pour ne pas toucher aux premières et tant la demande de justice fiscale apparaît paroxystique. On pourrait donc penser qu’il est inutile, voire dangereux, de changer un modèle efficace et que chacun semble vouloir conserver. Et pourtant …

Et pourtant ces tendances profondes exprimées par les politiques ne mettent pas en regard de notre modèle son coût croissant et insoutenable. La dynamique déficitaire est devenue quasi-permanente : la France affiche chaque année un déficit primaire important, alors même que la charge de la dette devient, avec la remontée des taux, l’un de ses principaux postes de dépenses, et que le taux de dette publique y est montée environ 3 fois plus vite que dans le reste de la zone euro depuis 2000, mettant ainsi en sérieuse difficulté la capacité même du pays à financer à court-moyen terme ce choix de société. Le gouverneur de la Banque de France ou le FMI pointent désormais un risque fort de non soutenabilité, tandis que les marges de manœuvre s’amenuisent à mesure que les recettes stagnent et que la population active baisse, de par la démographie, par rapport aux nombre de retraités.

Et pourtant, sur le front des performances purement économiques, le constat n’est pas davantage rassurant. L’évolution du PIB par habitant depuis vingt ans révèle un décrochage progressif de la France en regard de ses voisins performants. Tandis que l’Allemagne, les pays scandinaves, ou les Pays-Bas poursuivent leur progression, la France perd, au fil du temps, du terrain dans le classement des richesses créées par habitant. Cet affaiblissement productif se lit aussi dans le faible poids de l’industrie dans la valeur ajoutée nationale.

Et pourtant, 78% des Français jugent aujourd’hui le niveau des impôts et cotisations sociales trop élevé ( baromètre du Conseil des prélèvements obligatoires).

Le paradoxe français réside en outre, et de façon éclatante, dans l’efficacité perçue des services publics. En effet, si les dépenses de santé, d’éducation ou de retraite sont comparables ou supérieures en poids dans le PIB à celles de pays également dotés d’un modèle universaliste, l’empilement de strates administratives, l’inflation normative, et la sur-administration grèvent l’efficience du système. Le constat est criant dans la fonction hospitalière, où le travail administratif de tous atteint un niveau très supérieur à celui constaté en Allemagne ou dans d’autres pays nordiques, sans que cela ne se traduise évidemment par de meilleures performances pour les usagers. La même logique prévaut dans l’éducation, qui souffre d’une organisation lourde et d’une équité difficile à assurer, alors même que les classements internationaux tels que PISA ou encore les évaluations PIAAC positionnent désormais la France à des niveaux moyens ou médiocres par rapport aux pays performants dans la plupart des compétences clefs. Les multiples critères des organisations internationales permettant de juger du coût-efficacité des dépenses publiques placent la France dans une position seulement moyenne, voire faible, dans la quasi-totalité des domaines étudiés. Et le taux de citoyens déclarant avoir confiance et être satisfaits de leurs services publics s’élève en France à 52% contre 66% en moyenne dans les pays de l’OCDE. Le baromètre du Conseil des prélèvements obligatoires vient en outre d’afficher que le pourcentage de Français pensant que l’argent des impôts est bien utilisé par l’Etat a baissé de 11 points en 2 ans m, passant ainsi de 33 à 22 %. Ne faut-il vraiment toucher à rien et continuer d’augmenter impôts et cotisations?

La crise d’efficacité des politiques publiques françaises interroge ainsi la soutenabilité du compromis social : alors que le modèle entend protéger tous les Français au prix de taux de prélèvements très élevés et de l’un des plus forts taux de redistribution de l’OCDE, il n’offre plus ni ascenseur social suffisant – l’égalité des revenus après redistribution y est forte, mais l’égalité des chances très améliorable-, ni croissance dynamique, ni même donc des services publics efficients et satisfaisants.

Faute de réformes structurelles, l’augmentation continue des dépenses s’accompagne d’une désillusion collective croissante. Ce paradoxe du modèle français interroge son avenir, et met en tension la volonté de préserver un pacte social ambitieux avec la nécessité de retrouver les moyens d’assurer durablement son efficacité et sa soutenabilité.

Il est temps de sortir des débats irréels actuels pour traiter en profondeur les difficultés françaises. Elles sont délétères pour la santé économique et sociale du pays. Et elles mettront à mal sinon, et plus tôt que tard, le consentement à l’impôt, le pacte social et la cohésion nationale eux-mêmes. L’apparent paradoxe pourrait ainsi bien se transformer en peu de temps en une crise économique et sociétale.

Olivier Klein
Professeur d’économie à HEC