Mon interview par Alexis Dauphin dans Le Monde d’Après
Il semble indéniable que le concept de fin de l’Histoire était une illusion. La diffusion perpétuelle et sans limite de la démocratie libérale et de l’économie de marché était sans doute un espoir irréaliste de Fukuyama. Néanmoins, cela n’exclut pas que la sortie de la guerre froide ait été mal conduite.
Où en sommes nous aujourd’hui ?
Une analyse pour tenter de mieux comprendre les changements structurels du monde qui font douter dans le monde occidental comme dans les pays émergents de la valeur de la démocratie.
Et qui font émerger une seconde hyper-puissance , la Chine, et une bipolarisation autour des deux hégémons d’aujourd’hui.
Ainsi que l’apparition d’un Sud Global, très disparate, mais désireux de peser dans le nouvel ordre mondial .
Quelle place pour les autres puissances régionales ( l’Europe, la Russie…) ?
Les deux hyper-puissances chercheront-elles un nouveau partage du monde ou conduiront-elles un conflit, alimenté par une méfiance réciproque, entre rivaux systémiques dont nous ne connaissons pas encore l’issue ?
Une profonde recomposition du monde se fait sous nos yeux.
Les propos ici tenus n’engagent leur auteur qu’à titre strictement personnel.
Dans sa tribune des Échos [1], Olivier Klein analyse la « fragmentation géopolitique économique » croiss
ante. Il revient dans cet article sur le concept de « Fin de l’Histoire » [2] présenté par Fukuyama. Comment expliquer son échec ? Était-ce simplement une illusion ou bien est ce que « la fin de l’histoire » a été mal gérée par les vainqueurs de la Guerre Froide ?
Il semble indéniable que le concept de fin de l’Histoire était une illusion. La diffusion perpétuelle et sans limite de la démocratie libérale et de l’économie de marché était sans doute un espoir irréaliste de Fukuyama. Néanmoins, cela n’exclut pas que cette hypothétique « fin de l’Histoire » a été mal gérée par les vainqueurs de la Guerre Froide.
L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev en 1985 a-t-il constitué un espoir « libéral » ?
Le pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev de 1990 à 1991 en URSS a été marqué par un rapprochement avec le camp « occidental » et par une libéralisation de la société russe. Gorbatchev a prôné un arrêt de l’opposition constante entre les deux camps, laissant entrevoir un espoir de « Fin de l’histoire ». Pourtant, les gouvernements qui ont suivi cette période, autant dans le camp « libéral » que dans le camp russe, n’ont su maintenir ce nouvel équilibre.
Quels ont été concrètement les processus qui ont mis en échec le concept de Fukuyama ?
Le cercle vicieux dans lequel est entré l’ordre mondial : le repli sur soi de la Russie dû à son sentiment de déclassement et à son complexe historique d’encerclement, l’élargissement des frontières de l’OTAN qui renforce son sentiment d’obsidionalité, son annexion de la Crimée en 2014, une méfiance historique des gouvernements américains vis-à-vis de la Russie, le pouvoir autoritaire de Vladimir Poutine, etc. Il ne s’agit pas de déterminer un coupable, mais de montrer que l’échec de la fin de l’Histoire est le résultat d’un jeu systémique où chaque acteur anticipe et réagit aux actions de l’autre. Dès lors, il se met en place une méfiance mutuelle et contagieuse, qui mène à une fragmentation et une nouvelle conflictualité.
N’y a-t-il pas un paradoxe entre l’interdépendance économique et la fragmentation géopolitique ?
Avec la mondialisation et la diffusion du modèle d’économie de marché, l’extrême pauvreté a fortement diminué. En 1980, 40% de la population mondiale vivait avec moins d’un dollar par jour, aujourd’hui c’est environ 9%. Ces 40 dernières années ont donc été marquées par un rééquilibrage économique et social à l’échelle mondiale. Au-delà d’un rééquilibrage, on observe même un renversement de l’ordre économique : les pays émergents représentent aujourd’hui 60% du PIB, contre 40% pour les pays avancés.
Quelles sont les conséquences directes de ce rattrapage économique ?
Ce renversement serait à l’origine des nouveaux rapports de forces globaux, au-delà du domaine économique. Le rééquilibrage économique qui a eu lieu ces trente dernières années a fondé les revendications de la part du Sud Global d’un rééquilibrage global des relations internationales. À cela s’ajoute une demande de participer activement à la régulation mondiale, tout en la rendant moins exclusivement fondée sur les règles occidentales. Ces dynamiques ont entraîné de nouvelles fragmentations. Pour Klein, le paradoxe n’en est ainsi pas un.
Quel exemple peut-on prendre pour illustrer ce processus ?
Prenons le cas de la Chine : dès les années 1980, elle a su capitaliser sur ses avantages comparatifs – comme le faible coût de main-d’œuvre – et a remplacé une grande partie de la production des pays riches – notamment en Europe et aux États-Unis. Puis, la Chine s’est concentrée sur la montée en gamme de son économie, jusqu’à rivaliser aujourd’hui avec les États Unis dans les domaines les plus stratégiques comme l’intelligence artificielle. L’affirmation d’une puissance économique chinoise alimente son désir de puissance politique et géopolitique.
Quelle est la stratégie chinoise pour satisfaire ce nouveau désir de puissance ?
La Chine a mis en place une nouvelle stratégie d’influence à travers les nouvelles routes de la soie : Belt and Road Initiative. Ces routes confèrent à la Chine non seulement une sécurisation de ses approvisionnements mais aussi des liens diplomatiques avec de nombreux pays. Elle pratique une stratégie de prêts financiers servant notamment à financer les infrastructures locales. Ces prêts assurent une influence chinoise dans les décisions politiques des pays membres de la BRI, qui ne peuvent pas toujours rembourser leurs prêts. L’élargissement de l’influence chinoise a logiquement débouché sur une volonté de participer à la régulation de l’ordre mondial. De ces revendications naissent de nouvelles crispations et fragmentations, autant économiques que géopolitiques, notamment avec les États-Unis qui se voient contester leur statut de première puissance mondiale.
Dans un autre article pour les Échos, Olivier Klein analyse ce qu’il nomme « la fatigue des démocraties ». Comment expliquer cette fatigue ? Quelle place pour la démocratie libérale dans le nouvel ordre mondial ?
La démocratie libérale semble aujourd’hui avoir, dans de nombreux pays, un effet repoussoir. Même si leur unité est largement contestée, les pays qui forment ce que l’on appelle « le Sud Global » sont liés par une aversion contre « l’Occident ». En effet, ce dernier aurait utilisé l’idéal de démocratie comme justification d’un droit d’ingérence. De plus, l’idée d’un « double standard » est de plus en plus utilisée dans les discours des pays du Sud Global pour dénoncer une forme d’hypocrisie des démocraties libérales dans le respect de leurs principes. Les interventions occidentales en Irak, en Libye ou encore au Kosovo en sont des exemples souvent cités. Ces deux éléments expliquent en partie le rejet du modèle démocratique dans de nombreux pays.
Au-delà des politiques étrangères, les dynamiques nationales des démocraties peuvent-elles également expliquer ce rejet ?
Certaines dérives au sein même des démocraties peuvent en effet renforcer cet effet repoussoir. Nous pouvons parler d’une « hyperdémocratie », quand le modèle démocratique est poussé à son extrême, ce qui crée non pas un surplus de démocratie mais l’effet inverse. Aux Etats-Unis par exemple, l’extrême liberté d’expression sur la scène politique mène à une polarisation croissante de la société qui entraîne parfois des violences verbales voire physiques. L’assassinat de Charlie Kirk début septembre 2025 en est un triste exemple.
Comment définir « l’hyperdémocratie » ?
L’hyperdémocratie est caractérisée par « une extension des droits sans mettre en regard les devoirs » induisant une augmentation de l’égoïsme, survalorisant l’individu et développant de façon exacerbée un communautarisme cloisonné, loin du vivre ensemble que doit permettre la démocratie. Cette logique amène un déficit moral et une course à l’endettement, les droits n’étant plus gagés sur les devoirs les permettant. Ces droits s’étendent sans limite, et les devoirs eux n’évoluent pas. Elle ne confère pas davantage une stabilité politique aux démocraties, avec des gouvernements qui ne durent rarement plus que quelques années. Cette instabilité politique effraie bon nombre de peuples qui peuvent alors privilégier l’ordre et la sécurité grâce à un pouvoir politique fort.
En Février 2025, Olivier Klein parlait de « l’urgence d’un sursaut européen ». Quel doit être ce sursaut ? Quels défis l’Europe doit-elle relever ?
Face à l’essor de nouvelles puissances, il semble essentiel que les pays européens développent une « Europe puissance », c’est-à-dire augmenter la mise en commun pour pouvoir exister et peser sur la scène internationale. Le développement d’une « Europe puissance » semble nécessaire pour que cette dernière existe par rapport à l’affirmation des deux hyper-puissances chinoise et américaine.
L’Europe a-t-elle toujours un rôle moral et normatif à jouer ?
De nombreux pays ne souhaitent pas entrer dans cette nouvelle logique de Guerre Froide en choisissant un camp, l’Europe doit pouvoir être cette autre voie. Pourtant, Olivier Klein applique à juste titre la phrase de Péguy sur le kantisme à l’Europe : L’Europe « a les mains pures, mais n’a pas de mains du tout ». Les principes moraux et les normes prônés par l’Europe la poussent parfois à agir en opposition totale avec ses intérêts. Par exemple, lorsque l’UE envoie de l’aide au développement, elle ne peut exiger du pays qui la reçoit que l’argent soit utilisé pour acheter des produits européens. Tant Chinois et qu’Américains ne font pas preuve de la même naïveté. Cette naïveté reste encore un des freins à l’émergence d’une réelle Europe-puissance.
Dès lors, comment concilier normes et compétitivité ?
Au-delà des principes moraux, l’UE est limitée par l’excès de normes et de réglementations qui freinent l’innovation et qui limitent la compétitivité. Dans le domaine des terres rares par exemple, les réglementations européennes ont interdit leur exploitation, et ce sont donc les Chinois qui contrôlent une grande partie de la production. Notre dépendance vis-à-vis de la Chine dans ce domaine limite grandement la capacité de puissance européenne. Les normes en elles-mêmes ne sont en aucun cas à rejeter, mais les normes qui empêchent l’innovation, le développement de nouvelles technologies vertes et la croissance doivent être limitées. Dès lors, l’Europe « ne se donne pas les moyens de porter sa morale », car son poids économique et géopolitique ne sont pas suffisants pour s’imposer. Ainsi, les normes européennes doivent encourager le développement des nouvelles industries, et non pas les brider, comme le soulignait déjà le rapport Draghi en septembre 2024.
Quel futur pour l’Europe ?
L’Europe doit donc rentrer dans le jeu des puissances, pour défendre ses valeurs et sa vision du monde. Il ne s’agit pas d’imposer cette vision et d’aspirer au statut de puissance hégémonique. Il s’agit d’être une puissance qui propose une autre voie que celle américaine ou chinoise. Une puissance n’est pas nécessairement une puissance « contre », mais peut-être une puissance qui protège et coopère.
[1] Klein, Olivier. « La fragmentation géopolitique et économique menace la paix et la sécurité internationales ». Les Echos, https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/la-fragmentation-geopolitique-et-economique-menace-la-paix-et-la-securite-internationales-2181766.
[2] Fukuyama, Francis, et Denis-Armand Canal. La fin de l’histoire et le dernier homme. Flammarion, 2008. Champs.