Interrogation d’un banquier – économiste dans un contexte de guerre

Article publié dans « Challenges » n°737 du 07 avril 2022 dans le prolongement de mon interview dans l’émission « L’entretien HEC » diffusé sur BFM Business le 11 mars 2022

Economiste, directeur général de la Bred et professeur à HEC, Olivier Klein décrypte les enjeux financiers d’une crise ukrainienne qui désarçonne les marchés. Rencontre.

Le climat est fébrile sur le plateau de BFM Business. Nous sommes le 8 mars. Journalistes et analystes sont encore abasourdis par l’explosion de la guerre en Ukraine, l’évolution de l’armée russe sur le terrain et l’essaim de sanctions occidentales ouvrant une « guerre économique et financière totale », selon les mots du président américain Joe Biden. Sur les marchés, la panique est palpable : le rouble connaît une évolution abyssale et l’indice CAC 40 a perdu 10 % de sa valeur en deux semaines. Olivier Klein, économiste et directeur général de la Bred (banque appartenant au groupe BPCE), invité de L’Entretien HEC-Challenges sur BFM Business, partageait son diagnostic avec Hedwige Chevrillon, journaliste et présentatrice de l’émission, et Vincent Beaufils, directeur de la publication de Challenges. « La Bourse était auparavant surévaluée, affirme-t-il. Un événement tel qu’une guerre envoie immédiatement au marché le signal qu’il faut dégonfler la bulle. En janvier déjà, la volatilité était très forte, ce qui laissait comprendre que la Bourse était fragile. »

« Moyens indécelables »

Presque un mois plus tard, le CAC 40 a retrouvé ses niveaux d’avant-crise, entre violences sur le théâtre des opérations et perspectives de négociations entre le président ukrainien Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. Challenges a donc repris contact avec Olivier Klein pour évoquer les derniers atermoiements de la finance. « Je crains que l’euphorie boursière soit revenue par anticipation d’une résolution négociée de la guerre, nous écrit l’économiste entre deux réunions. Mais la volatilité restera forte et l’inquiétude des marchés reprendra en fonction de la crédibilité qu’ils accordent aux intentions d’apaisement. »

Sur le plan géopolitique, les tensions ne semblent guère se calmer : l’Union européenne mène des inspections surprises au siège allemand de Gazprom, suspecté d’avoir fait monter les prix du gaz en Europe ; Vladimir Poutine a annoncé exiger que les paiements occidentaux de l’énergie russe soient désormais effectués en roubles, en violation avec les contrats en vigueur. Bruxelles a – pour l’instant – refusé la requête de Moscou et se prépare à faire face à une pénurie de gaz, dont les effets se feront sentir à l’hiver prochain. Il n’en demeure pas moins qu’un phénomène étrange est en train d’avoir lieu. Le cours du rouble est progressivement remonté à son niveau d’avantcrise, alors même que toutes les sanctions occidentales, d’une importance sans précédent contre un pays du G 7, ont été ciblées pour étrangler la monnaie russe : exclusion de sept banques du réseau de messagerie interbancaire Swift, gel des dollars et euros de la banque centrale russe (l’équivalent de 463 milliards de dollars), blocage des avoirs des oligarques proches du Kremlin. « C’est difficilement explicable, concède Olivier Klein. Soit les marchés anticipent la fin du conflit de manière étonnante, soit la banque centrale russe parvient à infléchir, via des moyens indécelables, le cours de sa monnaie et ainsi limiter l’atrophie de l’économie russe. » La Bred – qui compte 1,3 million de clients en France et un produit net bancaire d’1,4 milliard en 2021 – possède pour 40 millions d’euros d’encours sur des matériaux ou des matières premières agricoles, en train d’être achetées ou livrées en Russie avant le conflit. Et ce sont 800 millions de risques qui pèsent sur le groupe BPCE. « Naturellement, on s’interroge sur ce que cela va devenir », observe le banquier. Dans l’Hexagone, loin des combats, les inquiétudes des Français portent sur le pouvoir d’achat à l’approche de la présidentielle. Après une décennie de croissance et d’inflation atone combinée à une politique de création de monnaie menée par la Banque centrale européenne (BCE), le coût de la vie augmente subitement depuis cet été ; l’augmentation des prix de l’énergie et des matières premières depuis février porte aujourd’hui l’inflation à 4,5 % par an, selon les derniers chiffres de l’Insee. Autre facteur d’inflation, « les industriels ne peuvent plus éviter de répercuter sur leurs prix le poids de l’inflation sur leurs propres dépenses », juge Olivier Klein.

« Ligne de crête »

Tous les regards se portent sur la présidente de la BCE, Christine Lagarde, et ses prochaines décisions relatives à l’augmentation de ses taux directeurs. En dépendra l’évolution de la croissance de la zone euro. « La BCE est sur une ligne de crête, analyse le banquier, qui exerce aussi comme professeur de sciences de la décision à HEC. Elle doit à la fois préserver la solvabilité des Etats et la stabilité des marchés financiers, tout en montrant qu’elle luttera contre l’inflation. Cela passera immanquablement par une augmentation des taux, mais il ne faudra pas le faire trop rapidement ou trop fort, au risque de casser la croissance européenne. » Pour tenter de limiter cette éventualité, le gouvernement du président-candidat Emmanuel Macron a présenté mi-mars un plan Résilience : près de 26 milliards d’euros ventilés sous forme de « remises carburants » et mesures pour les secteurs en difficulté.

« A l’inverse, si la BCE tarde trop à relever ses taux, elle ne pourra éviter une augmentation des salaires pour 2023, qui alimentera l’inflation en retour dans une spirale nocive sur le pouvoir d’achat », note Olivier Klein. En face, les Etats devront, eux, gérer la hausse certaine de leur dette publique. « En France, cela passera par des réformes structurelles des dépenses publiques, et notamment par la réforme des retraites », estime l’économiste. Esther Attias

Esther Attias

Making of Nous avons rencontré Olivier Klein le 8 mars dans les locaux de BFM Business. A mesure que la guerre en Ukraine évoluait, il était devenu nécessaire d’échanger à nouveau avec l’économiste avant la publication de l’entretien. Une conversation téléphonique et plusieurs messages écrits ont permis d’actualiser l’interview initiale.

Voir la vidéo replay de l’entretien HEC