Echanges avec Philippe Aghion sur le thème du « mouvement » – Convention Groupe BRED, décembre 2015

Intervention de Philippe Aghion

Je suis un théoricien de la croissance. J’ai développé le paradigme schumpetérien, c’est-à-dire une théorie de la croissance basée sur l’innovation. Pour moi, c’est ce que j’ai défini comme « l’innovation à la frontière » qui est le moteur à long terme de la croissance. Cela repose sur quelques idées importantes.

La croissance de long terme c’est l’innovation. La croissance ne tombe pas du ciel. Elle résulte d’investissements réalisés par des entrepreneurs en recherche de développement. C’est tout ce que vous faites pour améliorer votre productivité, trouver des nouveaux marchés, etc. Ces investissements sont motivés par la perspective d’obtenir une rente de l’innovation.

La politique économique est importante car elle influe sur les rentes de l’innovation. Si vous êtes dans un pays avec de l’hyperinflation, toute vos rentes de l’innovation seront absorbées. De la même façon, dans les pays qui ne respectent pas le droit de propriété, comme le Zimbabwe, il ne peut y avoir de rente de l’innovation. Les institutions politiques influent sur la croissance car leurs décisions influent sur « l’investment climate », c’est-à-dire sur tous les éléments qui vous encouragent à prendre des risques, à innover. Il y a donc un enjeu très important autour des « politiques de croissance ».

Enfin il faut aborder le thème de la destruction créatrice. Les nouvelles innovations rendent obsolètes les réalisations précédentes. Le nouveau remplace l’ancien. La croissance est un processus souvent conflictuel au cours duquel le nouveau et l’ancien se font concurrence. Cela introduit le sujet de l’économie politique de la croissance. Car si on veut obtenir un système qui favorise l’innovation, il est nécessaire de garantir le droit de propriété, les rentes de monopoles temporaires.

Mais les innovateurs d’hier mettent souvent des barrières à l’entrée pour les nouveaux. Et cela, ce n’est pas bon ! Il faut donc parvenir à garantir des rentes de l’innovation tout en limitant la possibilité de barrer la route aux nouveaux innovateurs.

C’est tout le processus de la destruction créatrice. Certaines institutions favorisent la destruction créatrice, d’autres pas.

La destruction créatrice, c’est également l’idée que grâce à l’innovation, il y a en permanence des destructions et des créations d’entreprises et d’emplois. Il faut adopter un système qui accommode ce mouvement. On parle beaucoup en France de la nécessaire sécurisation des parcours et de l’importance de la formation professionnelle. Dans un monde où l’on change souvent d’emploi, il est important de donner aux gens la possibilité de rebondir. Tout cela c’est l’économie politique de la croissance.

J’ajouterais une quatrième idée. Les politiques qui produisent de la croissance dans les pays en développement ou émergents ne sont pas les mêmes que celles des pays industrialisés.

Par exemple, en France, pendant les trente glorieuses, on a beaucoup innové mais il y avait beaucoup de rattrapage à réaliser. Et quand vous faites du rattrapage, le problème de la concurrence ne se pose pas. Il y en avait assez peu, d’ailleurs. La rigidité du marché du travail ne posait pas problème puisque tout le monde passait la totalité de sa carrière dans la même entreprise. Les faiblesses du système éducatif, notamment dans l’enseignement supérieur, ne posaient pas encore trop de problèmes.

De la même façon, ce n’était pas très grave d’avoir un système financier « frileux », qui ne mettait pas l’accent sur les investissements risqués.

Mais dans une économie de l’innovation, la concurrence est un stimulant. Elle devient très importante car elle est la clé de l’innovation à la frontière. On innove pour gagner des parts de marchés sur les autres. C’est l’environnement compétitif qui stimule la croissance. De même, il faut de la flexibilité sur le marché du travail.

Nous avions des institutions qui étaient bonnes pour la croissance des trente glorieuses. Mais maintenant nous devons devenir une vraie économie de l’innovation. Parce que le rattrapage est désormais le fait des pays émergents « imitateurs », qui le mènent à coûts plus faibles que les nôtres. Nous n’avons pas d’autre choix que d’être une économie d’innovation à la frontière. C’est l’objectif des différentes commissions, telle que celle d’Attali, de trouver des nouvelles voies car nous ne pouvons-nous contenter de reproduire ce qui a été fait dans le passé.

Le problème réside dans notre incapacité à changer nos structures. D’autres pays d’Europe comme la Suède, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne se sont réformés de façon efficace.

En France, on l’a encore vu lors des dernières élections, il y a les tenants d’un retour au modèle d’organisation de l’Etat des trente glorieuses, ceux qui veulent fermer les frontières et les réformistes.

Mais comment concilier croissance et environnement, croissance et réduction des inégalités, croissance et création d’emplois ?

Pour répondre à cette question centrale j’ai développé le concept de « croissance schumpétérienne ».

Cette théorie permet deux choses. D’abord de comprendre certaines énigmes de la croissance. Par exemple, pourquoi des pays comme les pays asiatiques rattrapent-ils les pays développés alors que d’autres comme l’Amérique latine ou l’Afrique n’y arrivent pas ?

L’Argentine par exemple a connu une période de croissance rapide jusqu’aux années 30. Et depuis plus rien. On appelle cela la « middle income trap », la trappe du revenu moyen (médian). On peut se demander pourquoi le Japon a connu un croissante très forte jusqu’au milieu des années 80, puis plus rien et pour quelles raisons l’Europe est en panne de croissance.

En fait ces pays ont d’abord crû par accumulation du capital et par imitation technologique mais n’ont pas su adapter leurs institutions pour devenir des économies de l’innovation. C’est aujourd’hui le problème des Chinois. Peuvent-ils devenir une économie de l’innovation sans changer leurs institutions politiques qui brident la concurrence et la liberté académique ?

La stagnation séculaire constitue une autre énigme. A chaque grosse crise financière, il y a les tenants de la croissance, conçue comme une parenthèse qui a commencé au 19ème siècle et qui se termine maintenant. Une parenthèse courte finalement au regard de l’histoire de l’humanité. Robert Gordon pense que les grandes innovations ont été réalisées (la machine à vapeur, l’électricité, les ordinateurs) et que le ralentissement de l’innovation est la principale cause de l’affaiblissement de la croissance potentielle. Les inventions les plus faciles à mettre en œuvre auraient déjà été mises à jour. Comme si, sur un arbre fruitier, on avait cueilli tous les fruits les plus mûrs et les plus faciles à attraper.

Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Je pense que la révolution des TIC (technologies de l’information) a changé la technologie de production des idées. Elle s’est incroyablement améliorée grâce aux outils de communication à distance (Skype, Dropbox, etc.).

Ensuite, il y a des demandes énormes pour de grandes innovations comme par exemple produire de l’énergie renouvelable à bas coût ou dans le domaine de la santé guérir des cancers en faisant des greffes d’organes… On ne connait pas encore les technologies qui seront mises en œuvre mais il est évident que d’immenses progrès seront faits.

En réalité Gordon s’interroge sur le fait que les innovations actuelles ne se voient pas dans la croissance des Etats-Unis. Encore qu’avec plus de 2 points de croissance, les Etats-Unis surperforment largement l’Europe. On se contenterait de tels chiffres !

Je pense qu’il y a un problème de mesure. Quand on est dans un processus de destruction créatrice, de remplacement d’ancien par du nouveau, les outils statistiques ne permettent pas de bien mesurer les apports de l’innovation à la croissance.

Je travaille sur ces questions.

Quand on s’interroge sur les différentiels de croissance entre les Etats-Unis et l’Europe, on se rend vite compte que la France n’a pas mené les réformes structurelles nécessaires. J’entends bien les partisans de la relance de l’économie. Mais l’euro, le pétrole et les taux d’intérêts sont bas. Et pour autant, la croissance est atone. Cela ne suffit donc pas. Il est nécessaire de réformer le marché du travail pour le rendre plus flexible et plus dynamique. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas des politiques contracycliques, c’est-à-dire baisser les taux d’intérêt en période de récession, faire du quantitative easing, à savoir du rachat de dette d’Etat par la BCE, pour redonner un peu de souplesse budgétaire aux Etats. Je crois aux stabilisateurs automatiques pour les entreprises afin qu’elles puissent maintenir leur budget R&D tout au long du cycle économique. Je travaille à montrer qu’il y a complémentarité entre les politiques macroéconomiques contracycliques d’un côté et des réformes structurelles de l’autre. C’est ce que Mario Draghi, le patron de la BCE, disait il y a quelques années à Bretton-Woods, « moi je fais du quantitative easing, vous, les pays, vous devez faire votre partie du travail en faisant les bonnes réformes.»

Le premier problème de l’Europe est la différence de point de vue entre la France et l’Allemagne sur les réformes structurelles à entreprendre. Mais il faut aussi des politiques macroéconomiques plus proactives. Car il y a complémentarité entre l’un et l’autre. Aux Etats-Unis, les deux se complètent très bien. Ils mènent une politique macroéconomique plus proactive et encouragent un marché du travail, des biens et des services, plus efficace. De même les pays d’Europe du Nord sont plus résilients car ils ont su mettre en œuvre les deux.

Politique structurelle et relance doivent donc aller de pair.

S’agissant de la politique industrielle nous manions pendant les trente glorieuses une politique très Colbertiste. L’Etat choisissait les secteurs dans lesquels il voulait ses champions mondiaux. Une politique qui, par principe, fausse la concurrence. A bon droit, Bruxelles refuse cette politique Colbertiste. Mais l’Europe est allée un peu trop loin en refusant les aides des Etats à des secteurs définis. Car il y a des secteurs porteurs que l’on peut vouloir financer, à condition, bien sûr de préserver la concurrence.

Vous l’aurez compris, je plaide pour une nouvelle politique industrielle favorable à la concurrence. Au lieu d’aider quelques grands champions ma conviction est qu’il faut soutenir les nouveaux entrants, les petites entreprises. C’est d’ailleurs pour cela que la BRED, en tant que banque des petites entreprises, a un rôle essentiel à jouer pour être l’un des vecteurs d’une politique industrielle « pro concurrente ».

L’arbitrage ne se fait donc pas entre l’Etat Providence des trente glorieuses et l’Etat réduit à son rôle régalien. L’Etat doit investir dans l’éducation, dans la santé, dans tous ce qui implique des externalités. Si l’Etat investit sur moi, c’est pour moi, pour les gens qui travaillent avec moi, pour mes enfants, etc.

C’est pareil pour la santé et l’innovation. Elle a des externalités.

Il faut trouver une nouvelle manière d’organiser l’Etat.

Permettez-moi de dire un mot sur les inégalités.

Comment expliquer l’augmentation des inégalités ? Les révolutions technologiques nécessitent dans un premier temps des gens qualifiés pour les mettre en œuvre. Ce qui augmente les écarts salariaux entre les diplômés et les autres. Mais faut aussi prendre en compte le phénomène de la capacité d’adaptation. L’innovation donne un premium à ceux qui s’adaptent le plus vite et le mieux. L’innovation semble donc un facteur d’inégalités dans un premier temps.

Prenons le top 1% des gens les plus riches. Les revenus de cette catégorie ont fortement augmenté. Dans ce top 1 %, se trouvent des vrais innovateurs comme Steve Jobs, le fondateur d’Apple, et d’autres comme Carlos Slim, un milliardaire mexicain qui a fait fortune en développant l’ancien opérateur public de télécoms, et s’est contenté d’exploiter d’anciens monopoles.

Si l’on s’écarte de cet indicateur pour en prendre de plus larges, on constate que l’innovation bouleverse les hiérarchies. Et surtout elle génère de la mobilité sociale à cause de la destruction créatrice. Les endroits où il y a le plus d’innovation sont également ceux où il y a le plus de mobilité sociale (Californie, Massachussetts, etc.)

La fiscalité doit donc être adaptée pour permettre de faciliter l’émergence d’innovateurs tout en réduisant les inégalités.

La Suède, par exemple, s’est dotée en 1990 d’une fiscalité offrant une prime au risque et à l’innovation, avec une taxation progressive sur le revenu du travail avec un taux maximum à 57 %, une taxation forfaitaire sur les revenus du capital à 30 %, un impôt sur les bénéfices des sociétés à 20 %. Surtout, ils ne l’ont plus modifié depuis 1990 ! Au final les revenus fiscaux ont augmenté et permettent de financer la santé et l’éducation. Et la croissance a été multipliée par quatre. Le pays est l’un des moins inégalitaires au monde. L’homme le plus riche est désormais celui qui a inventé Skype. Alors qu’il n’existait pas il y a quinze ans, il a détrôné les grandes fortunes familiales comme les Wallenberg.

Voilà un exemple d’un pays qui a réconcilié redistribution et maîtrise des inégalités.

Je voudrais revenir sur le sujet de la finance.

Pour développer l’innovation, il faut bien sûr du « venture capital » et du « private equity », du capital risque pour investir dans des sociétés non cotées.

Pour les financer, vous devez bénéficier d’une part de « l’Upside », le potentiel de hausse de la valeur d’un actif, et de son contrôle.

Mais j’ai fait des études (sur la base de chiffres américains) pour montrer le rôle clé des investisseurs institutionnels dans le financement de l’innovation. Les managers ont souvent peur de prendre des risques de peur d’être licenciés en cas de mauvaises performances. L’investisseur institutionnel apporte une certaine sécurité au manager, ce faisant il lui permet de prendre davantage de risques. On revient toujours à l’idée que l’innovation et le risque sont indissociables. A condition de créer des filets de sécurité.

D’où l’importance de sécuriser les parcours professionnels pour offrir une garantie de revenus à ceux qui perdent leur emploi. Cela va de pair avec une formation professionnelle qui accompagne l’ensemble de la vie professionnelle. Il faut que la mobilité et l’innovation deviennent source de motivation et non d’angoisse.

Les réformes nécessaires doivent nous permettre de passer d’un monde corporatiste dans lequel les gens ne changent pas d’entreprise à une société plus ouverte et souple qui favorise la culture du risque.

Nous traiterons le risque environnemental par l’innovation, les inégalités aussi grâce à la mobilité sociale et d’éducation. Nous serons alors dans des conditions permettant une « croissance inclusive », une croissance qui ne laisse personne sur le bord de la route, notamment les générations futures, en ne les assommant pas avec nos dettes.

Des pays montrent le chemin. Nous avons notre génie pour nous, alors je suis résolument optimiste.

Echange entre Philippe Aghion et Olivier Klein

Olivier Klein :

Il me semble que le débat politiques de l’offre versus politiques de la demande est éculé. Ceux qui affirment qu’il ne faut que des politiques de l’offre ou que des politiques de la demande ne se posent pas les bonnes questions. Car si nous ne disposons pas d’un système économique compétitif -ce qui ne veut pas dire moins cher, mais un système au sein duquel le coût est compatible avec la valeur ajoutée offerte-, on se retrouve avec du chômage et une baisse de croissance, donc une demande plus faible. Mais un système économique compétitif a besoin symétriquement d’une demande suffisante. Sans quoi les investissements peuvent baisser et peu à peu l’économie être moins compétitive.

Deuxième point. Notre déficit de la balance courante ne s’améliore pas. Pour autant, avec un pétrole et une monnaie peu chers, si on augmentait seulement la demande on s’enfoncerait encore un peu plus.

La première des choses à faire est donc de travailler sur la demande et sur l’offre simultanément via l’investissement, par exemple en infrastructures liées à l’informatique et les télécoms et à l’éducation, donc à l’amélioration de la compétitivité, et parallèlement de réaliser les réformes de structure indispensables.

Philippe Aghion :

Evidemment on a besoin des deux leviers car les entreprises produisent pour répondre à la demande, c’est ce que l’on appelle le « market size effect ». Mais il faut être compétitif. C’est tout l’enjeu du débat sur la dévaluation fiscale. En Allemagne, les réformes Schröder ont fait baisser les coûts de production. Les allemands ont longtemps connu un coût du travail équivalent au nôtre mais en produisant du plus haut-de-gamme. Si nous avions conservé le franc, nous aurions dévalué notre monnaie. Du fait de l’euro, on procède autrement. On fait une dévaluation fiscale qui consiste en une réduction des charges. Certains affirment que la dévaluation fiscale n’est pas une bonne solution car elle réduirait la demande, donc la croissance. Je pense que c’est faux. Cette opération permet en fait de donner une bouffée d’air aux entreprises qui peuvent ainsi investir davantage, en R&D notamment. On transforme la compétitivité coût en compétitivité hors coût. Bien sûr la dévaluation a des effets temporaires car la demande est internationale. Mais la compétitivité est la clé. Il faut donc soutenir la demande en devenant compétitifs.

Olivier Klein :

Je voudrais parler de l’égalité des chances. Les rentes produisent de l’inégalité. Au vu des classements internationaux, la France est mal placée et recule sur les critères de mobilité sociale. Comment pourrait-on améliorer l’égalité des chances dans notre pays ? 

Philippe Aghion :

Nous sommes le pays de l’OCDE dans lequel la réussite scolaire dépend le plus de l’origine sociale. C’est un problème important.

Il faut changer les choses dès la maternelle. Prenons exemple sur les Finlandais qui dépensent autant que nous avec de biens meilleurs résultats. Ils mettent l’accent sur la qualité des professeurs (bac+5 et 18 mois de formation sur le terrain) qui évoluent par ailleurs régulièrement. Ils ont aussi un système de tutorat très efficace dès le plus jeune âge.

Nous pourrions tout à fait nous en inspirer et rebâtir les fondamentaux de l’éducation plutôt que de s’intéresser aux rythmes scolaires ou à l’enseignement de la RSE.

Il nous faut par ailleurs des universités autonomes, bien financées et bien gouvernées, avec des « boards », comme dans les entreprises. La séparation Grandes écoles/universités n’est pas bonne. De même la logique des « grands corps » n’a pas de sens. Il faut multiplier les passerelles entre l’université et les écoles, entre formation professionnelle et études générales. Nous avons érigé un système sans seconde chance. Son rang de sortie détermine toute sa carrière.

Il faut diversifier le recrutement des élites, faciliter les passerelles, la mobilité et les promotions dans l’entreprise. La libéralisation du marché des biens et des services est un facteur de mobilité sociale. 

Olivier Klein 

Je conclurai en disant que l’égalité des chances est nécessaire autant par éthique que par efficacité.

Télécharger le PDF

Président de la section française de la LECE