Des taux d’intérêt bas pour préserver une économie endettée ? Oui, mais attention à la fuite en avant permanente !

Retranscription de mon intervention aux Rencontres Économiques d’Aix en Seine, le 4 juillet 2020, invité en tant que Directeur général de la BRED et professeur de macro-économie financière et de politique monétaire à HEC, à la conférence réunissant Lorenzo Bini Smaghi, Président du Conseil d’Administration de la Société Générale et ancien membre du Directoire de la BCE, Jagjit Chadha, Directeur du National Institute of Economic and Social Research, Kako Nubukpo, Doyen de la Faculté d’Economie et Management de l’Université de Lomé, et Philippe Vidal, Directeur général adjoint du CIC.

Lorsqu’une crise économique et financière très grave se produit, que les taux d’intérêt courts sont déjà proches de zéro et que l’on connaît une situation préalable de surendettement, les banques centrales mettent en œuvre des politiques monétaires non conventionnelles. Avec, pour certaines, l’utilisation de taux d’intérêt négatifs et, pour toutes, la mise en place d’un Quantitative Easing (QE), afin de contrôler les taux long terme et les primes de risque (les « spreads ») des dettes publiques comme des dettes privées. Cela permet aux banques centrales, par leurs politiques conventionnelles comme non conventionnelles, d’amener les taux d’intérêt courts et longs à des niveaux très bas et d’empêcher les « spreads » de monter à des niveaux qui déclencheraient un enchaînement catastrophique de faillites par une montée brutale de l’insolvabilité. Les taux très bas jouent également favorablement directement sur la demande, comme sur la valeur des actifs patrimoniaux (immobilier et actions notamment), ce qui rétroagit positivement sur la demande et soutient le crédit.

Lors de ces crises, la politique monétaire, y compris non conventionnelle, a de facto notamment pour objet d’abaisser les taux d’intérêt nominaux en dessous du taux de croissance nominal. Ce qui aide clairement à relancer l’économie et facilite le désendettement en rendant la dette plus aisée à rembourser.

Alors, quel peut être le danger d’une telle politique monétaire qui protège l’économie contre une crise systémique et une profonde dépression ? Le risque vient d’une utilisation de la politique monétaire qui, de fait, est asymétrique. S’il est très utile et même indispensable que les banques centrales aient adopté ce type de politiques dans ce genre de situations, on assiste en réalité à une asymétrie problématique, car, lorsque la croissance est de retour avec une reprise notable du crédit, les banques centrales n’inversent que peu ou pas leur politique en n’augmentant pas ou trop peu leurs taux d’intérêt et en ne diminuant pas ou trop peu leur QE, c’est-à-dire la quantité de monnaie banque centrale.

La raison affichée dans la zone euro a souvent été une inflation encore trop basse, donc une cible d’inflation non encore atteinte, ce qui justifiait de maintenir une politique monétaire ultra accommodante. Mais l’inflation n’est-elle pas structurellement et non conjoncturellement très basse ? La politique monétaire peut-elle de ce fait la faire remonter ? Or, si la politique monétaire ne peut pas faire remonter une inflation fondamentalement très basse, il devient évidemment dangereux de continuer de mener une telle politique trop longtemps car elle maintient alors sans raison des taux d’intérêt inférieurs aux taux de croissance, donc des taux d’intérêt trop bas et ce trop longtemps. « Too low for too long ». Ce qui induit le retour d’un cycle financier, c’est-à-dire d’un endettement qui monte plus vite que la croissance économique, ce qui entraîne ainsi un nouveau surendettement, et le retour de bulles sur l’immobilier et/ou les actions. Avec un effet de boucle, car l’endettement sert aussi à acheter ces actifs patrimoniaux, ce qui nourrit les bulles et rend possible le fait de s’endetter davantage. On augmente ainsi la vulnérabilité financière de l’ensemble de l’économie, avec des risques incorporés dans les bilans qui s’aggravent de plus en plus dangereusement :

  • Premièrement, à l’actif des investisseurs financiers et/ou des épargnants : ces derniers cherchent à tout prix un peu de rendement, puisque les taux d’intérêt sont trop bas. Ils vont donc prendre de plus en plus de risque afin d’obtenir ce petit peu de rendement. Les primes de risque sont ainsi comprimées à leur tour de manière tout à fait anormale et évidemment dangereuse, car lorsque les bulles éclateront, les « spreads » n’auront tout simplement pas couvert le coût du risque avéré. L’actif des épargnants, comme l’actif des investisseurs financiers (qui travaillent eux-mêmes pour les épargnants, c’est à dire les fonds de pension, les assureurs, les fonds de placement, etc.), sont ainsi rendus vulnérables. Cela a conduit, avant la pandémie notamment, à une forte baisse des rendements des placements dans les infrastructures, à des « spreads » sur les dettes historiquement bas, à des niveaux de valorisation des entreprises en bourse ou en « private equity » très élevés, à des fonds de placement détenant de plus en plus d’actifs illiquides et/ou de maturité très longue, alors qu’ils assurent une liquidité quotidienne de ces mêmes fonds, etc.
  • Deuxièmement, au passif des emprunteurs : dans ces circonstances, ces derniers s’endettent trop, ce qui entraîne des leviers trop élevés. Avec entre autres, de nombreux rachats d’actions par les sociétés elles-mêmes, notamment aux Etats-Unis. Les passifs deviennent ainsi eux-mêmes vulnérables. Ils sont vulnérables à une baisse des cash flows liés à un ralentissement de la croissance, aussi bien qu’à une remontée des taux d’intérêt. Cela conduit ainsi à un risque accru d’insolvabilité.
  • La conjugaison des deux points ci-dessus provoque une croissance du nombre d’entreprises zombies, c’est-à-dire d’entreprises qui subsistent, mais qui ne sont pas rentables structurellement et qui feraient faillite avec des taux d’intérêt normaux. Ce phénomène contribue naturellement à une moindre efficacité de l’économie et à de moindres gains de productivité.

Le maintien de taux d’intérêt trop bas trop longtemps, alors que de tels taux ne sont plus nécessaires pour lutter contre une croissance insuffisante de l’économie et des crédits, installe donc une situation très risquée à long terme. Une asymétrie de la réaction de la politique monétaire peut ainsi conduire à une montée de l’instabilité financière et à une perte lente d’efficacité de l’économie avec une baisse des gains de productivité et, in fine, à une succession de crises financières. Telle était la situation pré-Covid.

La situation financière a de fait tourné à la catastrophe au tout début du Covid, car la pandémie a produit une chute vertigineuse de la production, des contractions violentes de revenus et des cash-flows pour les entreprises, alors qu’elle est survenue sur un fond préalable de forte vulnérabilité financière.

Fin mars, la crise financière entraînée par le Covid était ainsi plus forte que celle de 2008-2009, avec une volatilité des actions deux fois plus grande, des spreads qui ont bondi, une liquidité, notamment des fonds de placement, qui était très problématique. Heureusement, les banques centrales ont répondu extrêmement rapidement : elles ont abaissé leurs taux lorsque c’était encore possible, aux États-Unis notamment, mais pas en Europe parce qu’ils n’avaient pas remonté malgré la croissance revenue les années précédentes. Elles se sont mises également à juste titre à acheter des dettes publiques et privées,  y compris du « High yield », et parfois même des actions, en accroissant leur QE de façon considérable. Elles ont aussi adopté des mesures utiles de réglage macro-prudentiel.

Les banques centrales ont dès lors efficacement permis de soulager en quelques semaines une situation financière catastrophique et ont soutenu les efforts des Etats en faveur de l’économie, grâce à une utilisation massive de la politique monétaire non conventionnelle. 

Mais la question qui se posera très vite est la suivante : comment peut s’envisager la sortie d’une telle politique monétaire, lorsque la croissance sera revenue à un niveau satisfaisant, alors que l’endettement des Etats et des entreprises aura crû encore bien davantage ? Certes aujourd’hui la question centrale est de savoir comment sortir d’une crise économique inédite. Mais il faut malgré tout réfléchir dès à présent à la sortie à terme d’une situation exceptionnelle où les banques centrales auront à raison suspendu transitoirement la logique du marché, en assurant de façon délibérée et massive la liquidité des marchés financiers et la solvabilité des Etats et, conjointement à l’action des Etats, en assurant également la solvabilité des entreprises, par le contrôle des taux d’intérêt et des « spreads ». 

Première indication : il faudra en sortir très doucement. La situation sera en effet problématique, car à l’issue de la crise on connaîtra un surendettement de nombre d’entreprises, notamment parce qu’elles auront dû, et heureusement pu, financer leurs pertes. On assistera également à un surendettement de nombreux Etats. En outre, il faudra faire face à des bulles sur les actifs patrimoniaux ; elles sont d’ailleurs déjà en train de gonfler fortement, aussi bien sur l’immobilier résidentiel que sur les actions. Si l’on remonte alors trop rapidement les taux notamment par un retrait mal calibré des QE, si l’on met fin hâtivement aux taux d’intérêts négatifs, cela peut avoir un effet désastreux sur l’insolvabilité privée et publique, et naturellement cela peut entraîner un risque de krach sur les marchés des actifs patrimoniaux, ce qui renforcerait l’insolvabilité générale. La sortie doit donc être très progressive.

Ajoutons que, si l’inflation revenait dans deux ou trois ans, cela poserait des questions très compliquées aux banques centrales. Devraient-elles maintenir la solvabilité des agents économiques au prix d’une inflation éventuellement incontrôlée ? Ou l’inverse ?

Mais, même si l’inflation ne réapparaissait pas, les banques centrales devraient-elles poursuivre leur QE à l’infini, si les Etats et les entreprises volens nolens ne se désendettaient pas ? Ce serait au prix alors d’une instabilité financière structurellement accrue, tant en termes de surendettement que de bulles de plus en plus fortes, avec les dangers inhérents à une telle situation. Et au prix d’un aléa moral de plus en plus élevé, les emprunteurs, privés et publics, ne craignant plus les situations de surendettement. Au prix encore d’investisseurs comprenant qu’ils détiennent à tout jamais une option gratuite de la part des banques centrales les protégeant contre les krachs et qui seraient ainsi incités à sous pondérer durablement le prix du risque dans leurs calculs financiers. Au prix enfin d’une économie qui connaîtrait de plus en plus d’entreprises zombies, empêchant la destruction créatrice nécessaire à la croissance et entraînant une baisse durable des gains de productivité, donc, entre autres, freinant structurellement les augmentations de pouvoir d’achat non inflationnistes…

In fine, le risque d’une monétisation sans limite des dettes conduirait à une situation catastrophique de fuite devant la monnaie.

Première conclusion: les banques centrales doivent préserver leur crédibilité, donc leur efficacité, pour pouvoir plus aisément atteindre leurs objectifs, tant d’inflation, de croissance que de stabilité financière. Elles doivent donc se prémunir d’une part contre le risque bien connu de fiscal dominance, mais aussi contre celui de financial market dominance ; c’est-à-dire qu’elles ne doivent ni être dominées par les Etats qui pourraient souhaiter une intervention ininterrompue des banques centrales pour « garantir » leur solvabilité, ni être dominées par les marchés financiers. Les banques centrales doivent en effet être dans une relation stratégique avec les marchés financiers. Et elles ne doivent pas avoir peur de canaliser autant que possible les représentations collectives et les opinions moyennes des marchés vers des plages de fluctuation soutenables, voire de les contrer si ces dernières s’avèrent être constitutives de bulles. Alors même que les marchés demandent aujourd’hui toujours plus d’injections pour poursuivre leur dynamique haussière. Jérôme Powell, le Président de la Fed, disait d’ailleurs très justement récemment : « Le danger, c’est de rester coincé dans une zone où nous ne voulons pas être, sur le long terme. Ce que je redoute, c’est que certains veuillent que nous utilisions ces pouvoirs plus fréquemment, davantage que dans les seules situations de crise impérieuse ».

Seconde conclusion : à côté des politiques de banques centrales – qui doivent déjà réfléchir à la sortie ultérieure de leurs politiques ultra accompagnantes -, il est nécessaire de conduire des politiques budgétaires soutenables à moyen terme. Non à bref délai, en revanche, car il ne faut surtout pas provoquer d’austérité durant les prochaines années. Il faut également mener des réformes structurelles qui sont nécessaires pour augmenter le potentiel de croissance de chaque économie. Il s’agit là in fine de la meilleure façon de sortir du surendettement.

Cela inclut également des politiques favorisant le capital des entreprises. Nous aurons besoin, pour réduire l’excès d’endettement – sans réduire la croissance -, de beaucoup plus d’investissements en fonds propres et en quasi fonds propres (prêts participatifs, obligations convertibles…). Il faudra donc des mesures incitatives pour orienter l’épargne des ménages vers du capital plus à risque aussi bien que, notamment, des mesures visant le coût en capitaux propres prudentiels des banques et des assureurs pour ne pas rendre rédhibitoires leurs investissements en fonds propres des entreprises. Transitoirement, un système de garantie partielle étatique du capital investi pourra s’avérer nécessaire.

Les banques centrales ne peuvent en effet pas tout faire toutes seules et leur en demander trop peut s’avérer très dangereux, y compris pour leur efficacité, lorsque cela s’avèrera à nouveau nécessaire.

Directeur général de la BRED et professeur d’économie à HEC