A quoi servent les banques ? (version complète)

Quelle régulation permet aux banques de remplir au mieux leur rôle économique ?

La responsabilité des banques a largement été mise en cause lors du déclenchement de la crise en 2007. La réalité est plus complexe, même si des banques, notamment anglo-saxonnes, y ont à tout le moins participé et ont pu l’amplifier. Cependant, notre propos n’est pas ici de revenir sur la genèse de la crise, mais plutôt de répondre aux questions qui se sont posées quant à la finalité des banques et leur utilité au service de l’économie.

De fait, le rôle fondamental d’une banque commerciale est de collecter l’épargne et de faire des crédits. C’est une évidence, mais elle est essentielle. Et cela se vérifie par contraste dans les économies en développement, y compris les économies émergentes, où la population est faiblement bancarisée. Dans ces pays, une partie de l’épargne nationale, la plus importante, échappe à tout circuit d’allocation rationnel et efficace. La majorité de la population investit dans des biens patrimoniaux, conduisant ainsi, le cas échéant, à des bulles, ou thésaurise en liquide (billets) ses avoirs. Un système inefficace au total, puisque l’épargne n’est pas investie au bénéfice de la croissance, c’est-à-dire au service des projets des individus et des entreprises.

En France, naturellement, la réalité est tout autre car le déploiement des agences depuis les années 60 s’est traduit par un taux de bancarisation de la population aujourd’hui proche de 100%. Dans les pays développés, les banques jouent donc un rôle essentiel dans la collecte et la bonne allocation de l’épargne. D’autant qu’à l’exception des grandes entreprises et épisodiquement de certaines moyennes entreprises, les possibilités d’emprunter des agents économiques sur les marchés financiers sont extrêmement réduites. Car émettre sur ces marchés nécessite de se faire connaître, d’émettre régulièrement, de recourir souvent à des agences de notation, donc de dépenser beaucoup d’argent pour assurer une information abondante sur soi-même. Il faut être suffisamment important pour pouvoir absorber ces coûts et pour intéresser les investisseurs à l’analyse de ses comptes et, ainsi, réduire ce qu’on appelle en économie l’asymétrie d’information entre le prêteur et l’emprunteur.

Or, tous les acteurs économiques ont des besoins de financement. Et c’est précisément le rôle des banques que d’y répondre grâce à leur connaissance approfondie et durable des emprunteurs, quels qu’ils soient, ménages, professionnels, PME, moyennes entreprises, voire grandes entreprises. Cette connaissance approfondie, sur la durée, permet aux banques de mieux appréhender le profil de l’emprunteur, le contexte de l’emprunt, donc de prendre raisonnablement en compte le risque de crédit. Elles sont aussi aidées en cela par la gestion des flux de paiement de ces clients.

Pour les épargnants (les placeurs), l’utilité de la banque est également manifeste. La plupart en effet n’ont pas une surface financière suffisante pour assumer un risque de crédit concentré sur quelques émetteurs de dette. Il revient donc à la banque d’emprunter auprès des épargnants et de prendre elle-même ce risque de crédit sur des clients à besoin de financement, ce qui impacte, en cas de risque avéré, son propre compte de résultat. Autrement dit, en investissant dans des produits bancaires, les épargnants prennent un risque sur la banque et non sur la multitude d’emprunteurs auxquels la banque fait crédit. De par son activité d’intermédiation, la banque joue donc un rôle économique et social crucial, tant en faisant se correspondre les besoins et les capacités de financement des uns et des autres qu’en prenant elle-même le risque de crédit en lieu et place des épargnants.

Le second rôle d’une banque est d’assumer le risque de taux d’intérêt et de liquidité engendré par son activité de collecte d’épargne et d’octroi de crédit. C’est son activité de « transformation » (des échéances des dépôts et des crédits).

En effet, les ménages, comme les entreprises, privilégient le plus souvent les placements à court terme, rapidement disponibles. Mais la plupart des emprunteurs souhaitent emprunter sur le long terme, c’est-à-dire sur une durée suffisante pour rentabiliser un investissement dans une entreprise ou dégager peu à peu une capacité d’épargne pour rembourser un emprunt immobilier, par exemple. Les marchés peuvent certes jouer un rôle à cet égard. Mais l’achat d’une obligation à 7 ans par exemple émise par une entreprise comporte pour le placeur non seulement un risque de crédit sur de nombreuses années, mais aussi un risque de taux d’intérêt entraînant un risque de perte sur le capital, en cas de revente avant le terme.

L’achat d’obligations, ou de tout titre de créance, comporte en effet un risque de plus-value/moins-value en fonction notamment des fluctuations des taux d’intérêt. Or ils peuvent varier fortement comme cela s’est produit à maintes reprises durant les trente dernières années. En revanche, si un épargnant choisit un placement bancaire, il ne supporte aucun risque de plus ou moins-value, il reporte de fait le risque de taux d’intérêt sur la banque qui dispose du professionnalisme nécessaire pour le gérer et qui respecte des réglementations prudentielles établies à cet effet. La banque inscrit les pertes liées à la matérialisation de ce risque sur ses propres comptes de résultat, sans mettre en jeu la valeur des placements de ses épargnants-clients, sauf à disparaître elle-même.

Prêter à moyen-long terme et emprunter à court terme comporte, outre le risque de taux d’intérêt, un risque de liquidité. En effet, les épargnants qui ont effectué des placements ou des dépôts à court terme peuvent souhaiter retirer leur argent alors qu’il est bloqué par la banque dans des prêts à moyen-long terme. Sur les marchés, le risque de liquidité est en principe résolu par le marché secondaire. Il est possible, en principe, d’y revendre une action ou une obligation, avec une plus-value ou une moins-value à la clé (cf. ci-dessus). Mais en réalité la liquidité est « autoréférentielle ».

Un marché n’est pas liquide par essence, intrinsèquement, mais parce que les investisseurs en sont convaincus. Si cette conviction vient à disparaître, si les investisseurs craignent pour la liquidité, ils cessent d’acheter et plus aucune vente ne peut avoir lieu ou à des prix très en deçà de la valeur « normale » des titres considérés. Ce risque de liquidité est porté par tous ceux qui interviennent directement sur le marché financier. Dans le cas des banques, ce risque de liquidité est géré par la banque, avec professionnalisme, et à nouveau en respectant des ratios prudentiels ad hoc. En dernier recours, les banques centrales peuvent intervenir et redonner des liquidités aux banques. Cela s’est produit internationalement en 2008, puis en 2011 avec la crise de liquidité spécifique à la zone euro.

En résumé, la banque est non seulement indispensable à une allocation rationnelle de l’épargne, mais, en outre, et contrairement aux marchés, elle prend à la fois les risques de crédit, de taux d’intérêt et de liquidité à la place de ses clients. Et ces prises de risques sont réalisées de façon réglementées et supervisée. C’est l’ensemble de ces fonctions qui fonde l’utilité économique et sociale spécifique et irréductible des banques.

Le propos n’est pas ici d’évoquer les banques d’investissement qui jouent un rôle de conseil et ont vocation notamment à intervenir sur les marchés, en tant qu’intermédiaire mettant en face à face direct les acheteurs et les vendeurs et en y originant des titres pour le compte des emprunteurs.


Une question se pose aujourd’hui : les réglementations bancaires nouvelles permettent-elles de gérer encore mieux le risque bancaire ?  Les réglementations macro-prudentielles sont indispensables, car les marchés peuvent être régulièrement déconnectés des fondamentaux économiques. Et plus les marchés sont globalisés, plus ils sont volatils, et plus le risque de bulles est important.

Il se produit donc régulièrement des erreurs de marchés manifestes. Les banques, comme les marchés, peuvent par exemple être entraînées, dans des phases euphoriques, à trop prêter en laissant se développer un surendettement chez les emprunteurs. A contribuer ainsi au développement de bulles de crédit et de bulles sur les actifs patrimoniaux (actions, immobilier…). Puis lors des retournements, à des rationnements trop brutaux de crédit et des plongées dépressives des prix des actifs. En outre, et c’est le fondement historique de la réglementation, une réglementation micro-financière est nécessaire pour protéger l’épargne des déposants dans chaque banque et assurer par là-même la stabilité du système bancaire et financier, indispensable à la bonne marche de l’économie. Mais, s’il existe manifestement des erreurs de marché à répétition, il peut exister aussi des erreurs de réglementation.

La réglementation, de par une exigence de ratios de solvabilité minimum à respecter, oblige ainsi les banques à disposer de capitaux propres suffisants en face des risques qu’elles prennent (risques de marchés et de crédit). La réglementation permet également de réduire le risque de liquidité depuis Bâle 3. Mais certaines réglementations ont parfois des effets indésirés.

Par exemple, dans Bâle 2, certaines modalités étaient procycliques. Elles accentuaient en effet les effets euphoriques comme les effets dépressifs. En permettant aux banques de diminuer leurs capitaux propres ou d’augmenter leurs engagements en cas d’évolution favorable de la conjoncture et des marchés financiers, elles favorisaient une prise de risques accrue, ce qui contribuait au développement de bulles spéculatives (de crédits, de marchés, etc.). A l’inverse, en cas d’évolution défavorable, les banques devaient renforcer leurs capitaux propres ou diminuer leurs engagements dans l’urgence, alors même qu’elles devaient passer des provisions sur les crédits et assumer des positions défavorables sur les marchés financiers, renforçant alors le caractère dépressif de l’économie. Bâle 3 est venu au moins partiellement corriger ces effets pro-cycliques en prévoyant des coussins de capitaux propres contracycliques. Le régulateur corrige parfois davantage les crises passées qu’il n’anticipe les crises futures.

Un problème se pose dans chaque nouvelle réglementation prudentielle : arbitrer entre le trop peu de régulation, ce qui serait dangereux pour la stabilité financière, et le trop de régulation, qui induit un danger non moins tangible sur la croissance et potentiellement sur la stabilité financière elle-même. Réduire trop fortement les risques de taux d’intérêt, de crédit ou de liquidités pris par les banques dans leur propre activité commerciale, reviendrait à réduire l’activité économique ou à transférer ces risques aux autres acteurs économiques, les entreprises, les particuliers ou les professionnels.

Par exemple, pour ne pas prendre de risque sur les taux d’intérêt, les banques espagnoles et les banques anglaises ont développé le crédit immobilier à taux variable. Quand les taux montent, ce sont ainsi les emprunteurs qui se retrouvent contraints, voire piégés. Contrairement aux banques, les acteurs économiques non bancaires n’ont que rarement les moyens de gérer ces risques qui sont inhérents à l’activité économique et au décalage entre les désirs des agents économiques à capacité de financement et de ceux qui connaissent des besoins de financement.

Ainsi, chaque fois que l’on demande aux banques de prendre trop peu de risques induits par leur pure activité commerciale de prêteur et de collecteur d’épargne[1], on fait porter ce risque par des acteurs qui ne sont ni régulés, ni supervisés, ni professionnalisés. Une trop forte réglementation qui réduirait exagérément la capacité des banques commerciales de prendre du risque inhérent à leur rôle économique conduirait en effet à réduire leur activité et à déplacer ces risques vers des acteurs non régulés, soit directement vers les agents économiques qui sont mal équipés pour les gérer, soit vers la finance de l’ombre (« le shadow banking ») qui accumulerait ainsi des risques sans contrôle. C’est à nouveau ce qui se produit depuis trois ans à une très forte échelle, comme s’en alerte très récemment le FMI, en en dénonçant le danger potentiel en termes de risque systémique.

En outre, si pour réduire la quantité de risques pris par les banques, on les incite à titriser davantage leur crédits, elles transfèrent ici encore ces risques de taux d’intérêt, de crédit, comme de liquidité, vers des investisseurs peu ou pas régulés. Ajoutons que par la titrisation, on augmente la volatilité des résultats bancaires. Normalement, la variation des résultats des banques commerciale est lente, car elles vivent des marges entre le taux d’intérêt de leurs stocks de crédits et celui de leurs emprunts et dépôts, et des commissions sur les services et produits qu’elles ont commercialisés. Mais si demain il était demandé aux banques de titriser bien davantage leurs crédits, leur résultat, au lieu d’être calculé sur des stocks, serait dépendant du volume de crédits produits dans l’année, donc des flux, induisant ainsi une instabilité de leurs résultats qui ne contribuerait guère à la stabilité financière globale.

Porteuse ainsi d’instabilité à plusieurs titres (moindre régularité des résultats des banques comme externalisation des risques de banques régulées vers d’autres acteurs qui ne le sont pas), la titrisation peut néanmoins être vertueuse, à condition d’être faite à la marge et si elle est produite dans de bonnes conditions. L’exemple des « subprimes » nous prouve que les banques sont capables du pire en la matière. Pour éviter ces dérives, les banques doivent rester responsables des crédits qu’elles accordent (de par un pourcentage minimal de risque conservé en cas de titrisation, disposition prévue dans Bâle 3, pour éviter l’effet d’« aléa moral »), et doivent conserver l’essentiel de leurs crédits dans leur bilan. La titrisation ne peut être qu’une solution – réglementée – d’appoint, si l’on veut protéger la stabilité financière.

A la suite de la grande crise financière, un nouvel objectif est apparu, bien compréhensible, mais dangereux s’il frise l’obsessionnel. Celui d’éviter tout nouveau sauvetage des banques par l’argent public, c’est-à-dire par les contribuables. D’où toutes les nouvelles réglementations et celles en préparation pour éviter les « bail-out », c’est-à-dire les renflouements par les Etats, et forcer aux « bail-in », c’est-à-dire au renflouement par les actionnaires et les créanciers des banques, suivant l’idée d’une banque « Phenix », renaissant de ses cendres.

Le but est louable. Mais il ne doit pas rater sa cible. Rappelons tout d’abord qu’en France, les banques ont remboursé l’intégralité des sommes prêtées par l’Etat pendant la grande crise. Mais surtout, le souhait de ne pas avoir à renflouer les banques avec l’argent des contribuables, s’il doit très légitimement conduire à des règles prudentielles plus efficaces, ne doit pas vouloir réduire trop fortement le risque pris naturellement par les banques de par leur activité commerciale.

Les banques ne sont que des centrales de risque, notamment de taux d’intérêt, de crédit et de liquidité, comme nous l’avons explicité. Elles prennent ces risques sur elles, répétons-le. Et cela permet aux autres acteurs économiques de ne pas les prendre ou d’en prendre significativement moins. Elles le font de façon professionnelle et réglementée, avec une supervision qui doit être sans faille. Aller trop loin dans la réduction des risques pris par les banques ne conduirait pas à éviter aux contribuables de dépenser moins.

Si les banques ne les concentraient plus suffisamment sur elles, on étoufferait l’économie ou, sans réduire le risque et même en l’accroissant pour les raisons analysées ci-dessus, on le transférerait en amont aux acteurs économiques , c’est-à-dire aux contribuables, en les fragilisant dans les moments de tension ou de crise, et on le disséminerait, en en perdant la traçabilité. Donc, à terme, on augmenterait l’instabilité financière globale.

Bien entendu, nous nous sommes intéressés ici aux risques inhérents à l’activité commerciale des banques et non à l’activité de marché pour compte propre. Il convient donc de bien dissocier les situations pour trouver la juste réglementation. De bien comprendre le rôle indispensable et irréductible des banques dans l’économie pour ne pas l’abîmer et parvenir éventuellement à un résultat inverse à celui recherché. Enfin, et comme souvent, à penser que les solutions efficaces et durables sont une question de discernement et de mesure.

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[1] Une réflexion est en cours actuellement à Bâle sur la mise en place d’une réglementation plus stricte du risque de taux d’intérêt pris par les banques commerciales, en modifiant les conventions d’écoulement des dépôts à vue, considérant – contrairement à l’expérience à tout le moins française – que les dépôts sont moins stables et à contraindre ainsi davantage les banques dans leur capacité à transformer de l’épargne courte en crédits longs. Cela conduirait alors les banques soit à davantage titriser, soit à transférer le risque de taux et de liquidité sur les acteurs économiques non bancaires.

Directeur Général de la BRED, Professeur d’Economie et Finance à HEC